Un dernier salut à la mer d’Arabie. Retour en France lundi, via Bombay. “Mumbai, papa, Mumbai”.
La principale singularité de Guruvayoor est d’abriter un immense temple dédié à Krishna. La ville semble même construite autour de ce temple, dont l’accès n’est autorisé qu’aux hindouistes (les hommes doivent être vêtus d’un simple dhoti, sorte de jupe traditionnelle nouée autour de la taille), où affluent chaque jour des centaines de pèlerins venus faire leurs dévotions de toutes les Indes. La longue attente pour pénétrer dans le sanctuaire est égayée par des groupes de danseuses traditionnelles qui se relaient l’après-midi sur une grande scène installée au abords.
Krishna, le dieu vacher, séducteur de bergères, jouit encore d’une belle réputation auprès des hindouistes. C’est un dieu souriant et amoureux, souvent représenté avec sa compagne Radha, qui permet aux Indiens de se livrer à la débauche de fantaisie et de couleurs qu’ils affectionnent tant. Les galeries couvertes qui mènent au temple, les saaris des femmes qui se pressent pour y entrer sont un véritable festival pour les yeux. Une curiosité à l’entrée de l’une des galeries ; le baptême des voitures. Un rituel qui m’a renvoyé à mon enfance lorsque l’évêque de Sées baptisait des files de voitures un dimanche de printemps à Saint-Christophe-le-Jajolet. Saint-Christophe, rappelons-le pour les étourdis, étant le patron des automobilistes.
Tous les automobilistes ont ici un dieu protecteur confortablement installé sur la planche de bord (il est vrai que les dieux ont un peu de travail sur les routes). Le chauffeur qui m’a conduit cette semaine aux bureaux de l’immigration de Cochin m’a précisé qu’il renouvelait chaque jour l’offrande (un rameau) à son dieu, qui le suivait de voiture en voiture depuis neuf ans. On pourra noter que la voiture qui illustre ce passage est une voiture française qui n’existe pas en France. C’est une Renault Duster, commercialisée dans l’Hexagone sous la marque Dacia. Elle est fabriquée à Chennai dans une usine que se partagent Renault et Nissan, et qui n’emploie pas moins de 7 000 personnes. Quelques recherches m’ont permis d’apprendre que l’importance de l’effectif était notamment due aux carences en électricité dans le district de Chennai et que cette usine se voulait exemplaire en matière de consommation d’eau, en assurant 80% de sa consommation par la récupération des pluies de mousson.
L’eau et l’électricité sont des denrées précieuses en Inde. Chose que nous aurions presque oublié dans un pays ou l’électricité n’est pas régulièrement coupée comme c’est le cas ici. Un excellent bouquin pour se remémorer quelques fondamentaux tout en dégustant un bon gros roman : L’équilibre du monde de Rohinton Mistry, les itinéraires croisés de deux intouchables hindous devenus tailleurs, d’une jeune veuve parsi qui décide de prendre son sort en main et d’un étudiant un peu paumé propulsé à Bombay. Ce n’est pas à proprement parler une grande oeuvre littéraire, contrairement à ce qu’indique la quatrième de couverture, mais c’est un roman passionnant, fort bien documenté, qui donne quelques précieuses clefs pour comprendre l’Inde contemporaine.
Bonne semaine
Les cartes postales n’existent pas à Guruvayoor. Enfin pas tout à fait. La poste propose des rectangles de carton vierges, préimprimés sur une face avec juste l’emplacement pour écrire l’adresse et la place du timbre. J’ai créé l’émoi hier au bureau principal en demandant cinq de ces cartes et cinq timbres pour la France, Le guichetier a appelé la directrice qui a tenu à me recevoir dans son bureau pour mener à bien la transaction. Etonnant.
Il faut dire que les Occidentaux sont très peu nombreux dans cette petite ville du Kerala, sur la mer d’Arabie comme on dit ici, qui n’offre guère d’attrait hors son temple dédié à Krishna, mais il faut être hindouiste pour y pénétrer. Peu importe en fait et c’est aussi bien ainsi. L’Inde n’est pas un décor, c’est un bain, un jus. Et l’immersion dans la rue est une expérience totale, à chaque fois renouvelée.
Il y a la chaleur tout d’abord qui enveloppe, écrase, trempe les vêtements si l’on prétend marcher un peu,. Il y a le bruit ensuite, dominé par la subtile musique des klaxons en ville et les croassements des corbeaux dès que la végétation prend le dessus. La plupart des temps les deux sont mêlés. Les klaxons ne sont pas un ornement du paysage sonore, mais une sculpture permanente de l’espace. Je klaxonne donc je suis, ou plutôt je suis là, j’arrive. Je vais entrer dans ta bulle. Merci d’en tenir compte.
Sachant que l’on roule à gauche en Inde, qu’il faut toujours prendre garde à ses pieds pour éviter les surprises, les plaques de béton cassées qui recouvrent les égouts, les flaques, on est rarement en peine de sensations dans la rue indienne. Cela sans évoquer les odeurs, toujours puissantes, musclées, qui témoignent de différents stade de macération ou de décomposition des matières organiques, ou de parfums plus urbains comme le caoutchouc brûlé ou le gas-oil, et créent un relief olfactif oublié sous nos latitudes.
Terminé Belle du Seigneur d’Albert Cohen, un grand livre sur la vacuité et En attendant Bojangles, un petit livre sur l’amour. La fantaisie du second m’a consolé de la gravité et de la tristesse du premier. Même s’il n’est évidemment pas question de comparer deux oeuvres incomparables. Nul doute que l’état d’esprit dans lequel on se trouve influe sur la réception d’un ouvrage. La relecture a, toujours pour cela, de grandes vertus. Je le constate à la réouverture de Marcel, le pléiade finalement choisi. Grand plaisir à le retrouver à mi-chemin de ce voyage immobile, beaucoup plus percutant qu’on l’imagine souvent : “Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres… nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons de lui. ”
Bonne semaine
Les dieux de l’électricité et de la bande passante étant de bonne humeur, la chaleur pas trop écrasante, profitons-en pour glisser quelques impressions indiennes.
Un image pour commencer : cette scène fixée depuis un bateau de paille sur lequel on peut parcourir les backwaters du Kerala, une enfilade de lagunes et de lacs d’eau saumâtre parallèles à la côte sud-ouest de l’Inde (côte de Malabar), à quelques kilomètres de Guruvayoor, le havre où le polygraphe est installé pour un mois. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une itinérance, mais d’un voyage immobile en quelque sorte.
Une citation ensuite, extraite du Monde des livres de la semaine dernière, trouvé dans l’avion. De ces journaux que l’on conserve précieusement, certain que l’on est de ne pas froisser de papier français au petit déjeuner avant un moment. Elle est signée Marie-France Hirigoyen, psychanalyste : “Notre monde ne distingue plus souffrance et injustice. Cela amène la multiplication des discours de plainte.” Voilà qui résonne singulièrement en Inde.
La plainte n’est pas, en effet, le registre préféré des Indiens, et pourtant il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que la souffrance n’épargne personne. Mais avant d’en chercher les causes du côté de l’injustice on préfère les débusquer au fond de soi. Question de point de vue. Les rois de la plainte que nous sommes, serions presque embarrassés avec notre fric ici.
Avec 100 rupees (1€ = 70 rupees) j’achète une pochette de 10 stylos (superbes stylos bille à pointe fine), un cahier, une paire de ciseaux et un rouleau de scotch. Ou bien je vais à la plage (5 km en rickshaw) ou bien j’achète un couteau, une boite de kleenex, un savon. Bref, hors le gite et le couvert, 300 rupees suffisent aisément pour passer une bonne journée. Pour peu que j’accepte de partager des conditions de vie un brin spartiates. C’est bien le moins.
Plongé dans “Belle du Seigneur” d’Albert Cohen. Ambiance Société des Nations, rapports misérables entre fonctionnaires internationaux, relevés sans pitié mais toujours avec humour : “Nul ne parlait à Finkelstein, zéro social qui ne pouvait être utile à personne et, plus grave encore, qui ne pouvait nuire à personne”. Fresque magnifique et réflexion profonde sur le temps qui passe et la jeunesse qui s’évanouit. Quelques longueurs toutefois. Passé la moitié.
Une note miraculeuse enfin, sans doute rédigée l’an dernier à l’entame du petit carnet emporté, lors du passage dans un ancien manoir transformé en maison de retraite près d’Alençon : le premier occupant fut Jehan de Frotté, sieur de La Rimblière, confident du roi François 1er et chancelier de Marguerite de Navarre. ” Voilà un personnage qui arrive à point pour animer le travail sur les débuts de l’imprimerie ici évoqué à plusieurs reprises.
Bonne semaine
Finalement c’est le premier volume de La Recherche qui a sauté dans le sac aux côtés de Belle du Seigneur. L’ordinateur est en vie et devrait supporter chaleur et humidité. Un petit filet de bande passante coule quelques heures dans la journée. L’atelier peut donc rester ouvert. Portez-vous bien.
PS : pour les amis, le volet ayurvedique ne sera pas évoqué ici, faire signe par mail si vous souhaitez des nouvelles. Merci.
C’est un exercice à contrainte de plus en plus difficile : comment composer son petit sac quand on part pour un périple lointain sans garantie de trouver son bagage sur le tapis roulant de la destination finale ? On doit en théorie y caser un nécessaire de survie complet avec des exceptions de plus en plus nombreuses : pas d’objet en métal, pas de denrée périssable, pas de flacon de plus de plus 20 ml, pas de document compromettant au regard des autorités locales…
Proscrits donc les outils basiques du castor junior, le couteau suisse ou le leatherman. Interdits la petite bouteille d’eau (que l’on devra acheter à prix d’or dans la salle d’embarquement) ou le vaporisateur anti-moustiques. Pourtant il faut bien se doter de quelques ustensiles nécessaires à quelques jours d’autonomie dans bagage. Pas simple : le PQ arrive en tête, suivi par la trousse de toilette réduite à sa substantifique moelle. Nous ajouterons pour le gros du chargement un change complet (le plus léger possible) comprenant éventuellement un Kway pour les pays sensibles à la mousson (le mini-parapluie pourrait ne pas passer la rampe). Un paréo peut être utile pour faire office de serviette de bain, de toilette ou même de torchon le cas échéant. Un pourra ajouter une casquette ou un chapeau roulé (un panama pour les plus riches) ainsi que des lunettes de soleil. L’idée générale restant, lorsqu’on se dirige vers les zones tropicales, de porter un maximum de choses sur soi – chaussures fermées, veste, pantalon – pour gagner un maximum de place.
Outre un guide, l’idée peut être d’emporter un ouvrage instructif mais divertissant pour les attentes nocturnes dans les aéroports. Les oeuvres sérieuses demandant un peu plus de concentration peuvent rester dans la bagage en soute. Reste maintenant le dilemme le plus délicat : faut-il emporter des objets connectés ? Téléphone, tablette ou ordinateur portable ? Pour ma part le choix est fait. Le téléphone restera dans un tiroir. La question de la tablette ne se pose pas. J’emporterai, pour la première fois, mon ordinateur portable. Il est assez vieux pour accepter de mourir dans un pays exotique (toujours considérer qu’un objet emporté peut ne pas revenir) et il pourrait me prendre des envies d’écrire, avec ou sans connexion, peu importe.
Le risque : arborer, même si la machine est a priori invisible, des signes extérieurs de richesse. Très mauvais. Mais le plus à craindre ne proviendra vraisemblablement pas de l’environnement mais du sentiment intime d’avoir quelque chose à cacher. Nous sommes assez doués pour nous compliquer l’existence tous seuls, non ?
Deux livres ouverts simultanément c’est l’habitude du tenancier. Un roman et un essai, histoire de varier les plaisirs, manière aussi d’épouser les moments, les humeurs de la journée. La fiction est dévolue aux lectures du soir, parfois à celles des petits matins paisibles quand la maison dort encore. L’essai est une lecture de journée, qui se séquence plus volontiers. De ce côté je suis toujours plongé dans la lecture De Quel Amour Blessée d’Alain Borer, qui se déguste à petites doses, page à page.
Cette lenteur est sans doute due au fait qu’il arrive des périodes où l’on se laisse déborder en ayant trois, quatre, cinq… dix livres sur le feu. C’est le cas en ce moment et cela traduit sans doute une certaine confusion de l’esprit. Mais comment renoncer à Léonard, à Marguerite de Navarre ou Jane Austen, qui sont inscrits dans des temporalités plus longues et qui trainent sur une table de nuit, un bureau ou une commode. Un problème se pose toutefois : à force de trimbaler les livres dans une grande maison, il arrive qu’ils égarent. C’est le cas du roman en cours de lecture : Dalva de Jim Harrison. Un excellent bouquin, avec lequel j’avais rendez-vous depuis des années, mais que je n’avais pas encore pris le temps de visiter. Cet imbécile a disparu en pleine action, alors qu’un chercheur alcoolique débute un travail sur les notes inédites d’un ancêtre ayant vécu parmi les Sioux. C’est délié, fantasque, érudit, intelligent… Un vrai grand roman. Mais cet âne est introuvable. J’ai retourné deux ou trois fois la maison, sans succès. Peut-être se repose-t-il sous les coussins d’un fauteuil dans le coffre d’une voiture ou au fond d’un sac à dos. Mystère. C’est assez frustrant parce qu’il s’agit justement du genre de bouquin qui appelle une lecture d’une traite. Un film en quelque sorte dont on a envie de connaître la suite.
Par bonheur je n’aurai pas ce souci dans les semaines qui viennent. Il va falloir choisir le livre unique qui m’accompagnera au cours d’un séjour lointain. Les habitués de l’atelier connaissent mes manies : un seul livre pour voyager léger. Un ouvrage de la pléiade fait toujours l’affaire. Faute de moyens ce sera une relecture. Pour l’heure Borgès et le classique Chinois Pérégrination vers l’Ouest sont sur les rangs. Cioran ou Levi Strauss pourraient également s’inviter, avec l’avantage de n’avoir été lus que partiellement, mais le premier est un peu noir pour la route et le second un peu technique. A voir. Tout est ouvert. L’essentiel est que Dalva ressorte du bois dans l’intervalle, histoire de mettre un terme à cette impression d’inachevé qui prévaut quand un trop grand nombre de livres sont ouverts en même temps.
Il est des tentations auxquelles on est heureux de ne pas avoir succombé quand elles se sont présentées. Celle par exemple de sortir d’une librairie lesté du somptueux ouvrage consacré à l’oeuvre de Leonard de Vinci par l’éditeur allemand Taschen. Probablement le plus complet à ce jour et surtout le plus magnifiquement illustré. L’une des singularités de cette édition est de placer sa focale au plus près de l’oeuvre, proposant des reproductions en pleine page de moult détails. Une idée géniale – mais on n’en demande pas moins pour un ouvrage sur Léonard – pour qui n’a pas l’occasion de musarder tous les matins dans les musées du monde, couplée à un artifice technique très malin : l’emboitage se plie et pour se transformer, au besoin, en lutrin.
Il est des tentations auxquelles on est heureux de ne pas avoir succombé lorsqu’un ouvrage comme celui-ci s’invite comme par magie à votre table, qui plus est emballé dans un grande feuille cartonnée retraçant l’histoire de l’imprimerie. Exonéré de toute culpabilité, l’objet sort du champ de l’échange marchand pour devenir une pure promesse de plaisir à venir. Il n’est pas question ici de faire l’article sur Léonard, qui n’a besoin de personne pour exister, pas même sur cette édition, qu’il va maintenant falloir explorer, mais simplement de dire qu’en ces temps de frénésie, le simple fait de savoir que l’on peut à tout moment traverser le temps pour commercer avec un pareil personnage est une perspective délicieuse.
Une cocotte en fonte et l’oeuvre de Léonard à portée de main, finalement il est des privilèges discrets que l’âge apporte sans faire de bruit mais avec un heureux discernement.
Un grand monsieur vient de disparaitre. L’un des hommes politiques le plus fantasques et les plus créatifs que l’Europe ait connu depuis la seconde guerre mondiale. Marco Pannella, dirigeant historique du Partito Radicale, ce parti transnational “libéral et libertaire”, défenseur de tous les droits humain, était un aristocrate de la politique, inclassable, généreux, imprévisible, profondément attaché à la lutte non-violente.
Admirateur de Gandhi, Il a surtout marqué les esprits par ses jeûnes à répétition, qu’il n’hésitait pas à poursuive jusqu’à la limite extrême de ses forces, pour obtenir un engagement de l’Europe contre la faim et la malnutrition ou, plus récemment, pour alerter l’opinion sur la condition des détenus en Italie. Homme de culture, proche de Leonard Sciascia comme de Pier-Paolo Pasolini, Marco, docteur en droit, parlait un français parfait.
Politiquement, il était allergique à tout dogmatisme. Je me souviens des cris d’orfraie poussés par les militants de gauche lorsqu’il s’était rendu à un congrès du MSI, le parti d’extrême-droite Italien. Marco parlait à tout le monde, considérait que chaque être humain, quel qu’il soit, avait droit à la considération, ce qui ne l’empêchait pas de dire ce qu’il pensait, de mener des luttes épiques pour le droit au divorce, à l’avortement ou la légalisation des drogues douces. Il croyait en la liberté et en la responsabilité de chacun.
Marco déployait des trésors d’imagination pour faire valoir son point de vue, allant jusqu’à faire élire une actrice de films porno à la Camera dei Deputati en 1987, une provocation dont il s’amusait beaucoup. Cette sulfureuse biographie politique n’a pas empêché le pape François de se préoccuper de sa santé ces derniers jours. Marco était un homme aimé des Italiens pour sa générosité et son franc-parler.
J’ai eu la chance de travailler avec lui au début des années quatre-vingt. A Bruxelles, à Strasbourg et surtout à Rome. A Strasbourg il s’agissait de rendre public un débat sur la faim et la malnutrition, que l’Assemblée européenne avait décidé de conduire à huis clos. Il voulait que ce débat soit rendu public. Nous avons donc monté une opération clandestine, installant un émetteur HF dans son bureau, où les débats étaient retransmis, discrètement loué une grosse sono, que nous avions prévu d’installer devant le parlement, dans le périmètre bénéficiant du statut d’extra-territorialité, négocié la retransmission des débats avec une radio strasbourgeoise et préparé une manifestation pacifique sur le parvis. L’affaire a malheureusement fuité et un cordon de CRS entourait le parlement le jour J lorsque nous avons voulu installer la sono. J’étais désespéré, mais lui riait. Son pari était gagné, nous avions attiré l’attention sur ce débat.
C’était Marco.
Les cahiers de l’Herne ont eu l’excellente idée de réimprimer le numéro consacré à Jorge Luis Borges, épuisé depuis un demi-siècle (1964). Une somme de témoignages, de regards croisés, qui nous permet de faire connaissance avec le Borges intime, notamment sous la plume de ses meilleurs amis. Impossible évidemment de résumer en une courte note la richesse de cet ouvrage de 464 pages. Pour les lecteurs qui n’auraient pas encore eu la chance de fréquenter cet auteur vertigineux, voici quelques extraits d’un jeu auquel lui a demandé de se livrer l’une de ses connaissances, Carlos Peralta en commentant, au débotté quelques mots choisis. L’entretien, titré « l’électricité des mots » se déroule à l’hôtel Cervantes de Buenos Aires. Borges s’y prête volontiers, amusé.
INDIVIDU : Je me souviens du traité de Spencer, le philosophe anglais. Spencer pensait l’individualisme à un tel extrême qu’il s’opposait à la monnaie officielle et considérait que chaque personne devait frapper sa propre monnaie. Il rejetait également les armées des Etats, et pensait, sans doute, que les armées appartenant à de petites compagnies privées étaient ce qu’il y avait de mieux. Qu’aurait-il pensé en voyant l’Angleterre nationaliser les chemins de fer ! Peut-être que les compagnies nationalisées deviennent lentes et coûteuses, comme cela s’est produit aussi en Argentine. Je me souviens que mon père se définissait politiquement comme un anarchiste individualiste. Et je crois que moi aussi je me définis comme un anarchiste individualiste.
DIEU : Je dirais que l’idée de Dieu, d’un être sage, tout-puissant, et qui, de plus, nous aime, est une des créations les plus hardies de la littérature fantastique. Je préférerais, malgré tout, que l’idée de Dieu appartint à la littérature réaliste.
FEMMES : Avec une certaine tristesse, je découvre que toute ma vie je l’ai passée à penser à une femme ou à une autre. J’ai cru voir des pays, des villes, mais il y a toujours quelque femme pour faire écran entre les objets et moi. Il est possible que j’eusse aimé qu’il n’en fut pas ainsi : j’aurais préféré me consacrer entièrement à la jouissance de la métaphysique, ou de la linguistique ou à tout autre matière.
MORT : La pensée de la mort, je la recherche pour me consoler des difficultés et des choses fâcheuses. Devant n’importe quel malheur, je pense que j’ai encore à vivre une expérience complètement neuve. Je crois qu’on devrait se sentir excité devant une telle chose, le passage à quelque chose de fondamentalement distinct, à quelque chose qui – à moi du moins – ne m’est jamais arrivé. Non pas pour les châtiments ou les récompenses – ce serait puéril – : parce que s’ouvre une vie nouvelle, ou qu’il n’y a rien, et cela aussi, ce serait nouveau.
CELEBRITE : Pour le peu que j’en connais, c’est une incommodité. L’homme célèbre ne se reconnait pas tout à fait en celui que voient les autres. Cela n’améliore personne. Bien sûr, l’obscurité aussi doit être incommode, et aussi la célébrité ne peut être enviable que pour qui ne l’a pas encore eue.
TEMPS : J’ai pensé ou écrit tellement sur le temps… Mais je vais vous raconter une anecdote : un philosophe argentin et moi, nous conversions au sujet du temps, et le philosophe dit : « Dans ce domaine, on a fait de gros progrès ces dernières années. » et moi j’ai pensé que si je lui avais posé une question sur l’espace, sûr qu’il me répondait : « Dans ce domaine, on fait de gros progrès ces derniers cent mètres. »
Vous vous rendez compte : alors on attend jusqu’à la fin du mois, voilà qu’on sait tout sur le temps…
NB : ce billet a été publié une première fois en mai 2014.