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Les Essences souveraines

Chers lecteurs,

Certains d’entre vous l’attendaient, d’autres en avaient eu vent au lendemain de la parution du Malais de Magellan, j’ai le plaisir de vous annoncer la sortie des Essences Souveraines, fantaisie romanesque à paraître dans quelques semaines.

En voici l’argument :

Printemps 1534, le médecin de Marguerite de Navarre, duchesse d’Alençon, entreprend la traduction des théories controversées d’un alchimiste allemand ayant découvert les essences souveraines des plantes. Il est encouragé par la chambrière de Marguerite, nonne défroquée, et Jeanne d’Avoise, une amie de la duchesse, qui accepte de transformer son manoir en imprimerie clandestine. Un jeune typographe, exilé à Nantes depuis la fermeture tumultueuse de la première imprimerie alençonnaise, est mis à contribution avec la bénédiction de Clément Marot, le fantasque secrétaire de Marguerite. Mais les tensions restent vives entre l’Église, qui fait volontiers rôtir les imprimeurs, et les adeptes des idées nouvelles. Elles se cristallisent à l’occasion du mariage de René de Rohan et d’Isabeau d’Albret au château d’Alençon le 16 août 1534.

J’ai choisi d’éditer moi-même ce petit roman, à l’enseigne de L’atelier du polygraphe, dans les mêmes conditions que celles qui avaient présidé à l’édition du Malais. Il aura la même forme : format de poche, 164 pages, imprimé sur papier bouffant 80 grammes et composé en Garamond. Mon ami Claude Lefebvre a réalisé le croquis pour le frontispice. Le tirage sera de 500 exemplaires, dont 50 exemplaires numérotés, réservés aux souscripteurs, qui n’auront d’autre récompense que le plaisir d’avoir encouragé sa publication, puisque le prix de vente sera le même pour tous : 14 €.

Pour souscrire, rien de plus simple : un mot message à philippe.dossal@gmail.com et vous serez inscrits sur la liste, dans l’ordre d’arrivée. Je vous indiquerai la marche à suivre pour procéder à votre virement et récupérer le livre.  

Les heureux souscripteurs et les clients du Passage à Alençon auront la primeur de sa sortie puisque je ne serai pas en Métropole avant fin mai pour assurer sa promotion. Si vous préférez le recevoir par la poste, il faudra compter 4 € supplémentaires pour les frais d’envoi.

Voilà, voilà. Soyez très décontractés, il n’y a pas d’enjeu commercial dans cette affaire, juste du plaisir. 

Amicalement

Le 27 janvier 2024 à Sada

Peinture de Bronzino

Le Malais de Magellan 4

4 – L’affaire Saint-Aignan

Révélations sur les frasques de l’évêque de Séez. Marguerite présente à Louise d’étranges animaux venus des Indes occidentales. Lecourt déféré devant le tribunal ecclésiastique de Rouen. Clément persuade Léonard de partir pour la capitale normande, le port des découvreurs de terres nouvelles.

« Notre évêque s’est un peu précipité me semble-t-il, sans doute sous la pression de son inquisiteur et des prélats les plus radicaux de la cour épiscopale. Mais il est allé trop vite en besogne, il nous donne une belle occasion de le remettre à sa place. » Jehan de Frotté, le chancelier de la duchesse, ne semble pas particulièrement ému en ce début de matinée dans la salle du conseil, où Marguerite a réuni ses fidèles pour évoquer la situation. Ce petit homme trapu, presque chauve, manifeste même une certaine excitation à l’idée d’entrer en scène dans le duché dont il aura la charge au lendemain du départ de la duchesse pour son royaume de Navarre. La provocation maladroite de l’évêque Jacques de Silly, un bellâtre suffisant et dépravé, va l’autoriser à mettre les choses au point. N’en déplaise à l’Eglise, le pouvoir temporel restera à Alençon après le départ de Marguerite et ne glissera pas vers la cour de Séez, en dépit des fastes que déploie Silly pour imposer son autorité face au château. La mission confiée par François 1er  à Frotté en le plaçant auprès de sa sœur est claire : protéger ce petit duché, destiné à devenir un apanage de la famille royale, des appétits de tous les prédateurs, y compris les clercs de l’Eglise. 

« Le lieutenant général du Mesnil va nous aider » poursuit Frotté de sa voix caverneuse, qui semble aller chercher les graves au plus profond de la poitrine, le visage fendu par un  large sourire. En bon politique, le nouveau chancelier a diligenté une enquête sur l’évêque et débusqué une affaire inespérée, qui se trouve en ce moment entre les mains du lieutenant général d’Alençon. Ou plutôt entre les barreaux des geôles du château. « Le lieutenant est embarrassé parce qu’un certain Saint-Aignan, soupçonné d’être impliqué dans la disparition d’un membre de la garnison, a prononcé le nom de l’évêque à plusieurs reprises au cours de son interrogatoire, donnant des dates, des lieux précis… toutes choses en cours de vérification. Il s’agirait en fait d’une histoire de cocuage, la femme de Saint-Aignan, plus belle que vertueuse, aurait entretenu une double liaison avec ce jeune officier aujourd’hui disparu – pour lequel nous sommes fort inquiets – et Silly. Le jeune homme aurait découvert son infortune en se rendant un peu trop tôt à un rendez-vous fixé par la belle dans une maison de campagne que possède l’évêque près de Séez. Depuis ce jour on ne l’a plus revu. Saint-Aignan, qui était parfaitement au courant des turpitudes de son épouse, desquelles il tirait quelques bénéfices, jure ses grands dieux qu’il ne sait rien de plus, et surtout pas où est passée sa femme, dont on dit en ville qu’elle s’est embarquée en toute hâte pour l’Angleterre. Peut-être pourrions-nous poser quelques questions à Silly ? » conclut Frotté pas mécontent de l’effet produit par cette révélation sur un petit conseil médusé.

« Tu vois Louise, ces énormes poules noires au grand jabot rouge qui s’enfuient en gloussant, ce sont les poules d’Inde dont Clément t’a parlé. Elles nous viennent des Indes occidentales d’où les navigateurs espagnols les ont rapportées. Je les ai fait venir ici avec mon jardinier navarrais. Leur chair est abondante et délicieuse et j’ai le projet d’en faire l’élevage pour qu’elles croissent et multiplient dans mes domaines. » Marguerite a décidé de présenter elle-même ses poules d’Inde à sa nouvelle chambrière au grand déplaisir de Clément qui voit s’échapper l’occasion de faire un brin de cour à la jeune fille en cette après-midi ensoleillée. Le château est de meilleure humeur depuis l’intervention de Frotté le matin au conseil, et la duchesse s’offre le loisir d’une visite du parc, le plus bel atour de cette forteresse normande. Cette vaste clairière piquetée de bouquets de chênes, c’est un peu la forêt qui entre dans la ville, forêt qui moutonne à perte de vue et vient lécher les remparts du château du côté du soleil couchant. Léonard longe le parc lorsqu’il chevauche vers Saint-Germain puis Héloup avant de gagner la belle charpente. Ce soir il rentre à la maison avec de bonnes nouvelles. Il est possible que Mangon soit moins arrogant dans les jours qui viennent. Même si cela ne règle pas, pour l’heure, le problème de Gaspard, qui revient des champs au moment où la silhouette du typographe se découpe dans la grande porte de La Belle Charpente.

Dans le logis de l’évêque, qui s’adosse à la cathédrale de Séez, l’atmosphère est, en revanche, pesante. Jacques de Silly, tourne et retourne autour de la grande table de la salle à manger encombrée par les reliefs d’un repas à demi consommé. Etienne Mangon se tient debout à l’entrée de la pièce. « Vous y êtes allé un peu fort Mangon, il n’était pas convenu que vous passiez les fers à Lecourt. Vous allez nous mettre en difficulté » Puis après un nouveau tour de table silencieux : « Nous ne pouvons plus reculer maintenant, débrouillez-vous pour le transférer sans délai au tribunal de l’archevêché de Rouen, en sorte que les sbires de Marguerite, qui ne vont sans doute pas tarder à débarquer, ne le trouvent pas ici. » « Bien monseigneur, ce me semble aussi la meilleure solution. Cet hérétique ne pourra plus dès lors bénéficier de la protection dont il abuse éhontément dans le duché d’Alençon. » Silly n’est pas rassuré. Ce coup d’éclat ne sera évidemment pas du goût de la cour d’Alençon et pourrait augurer quelques complications dans les relations entre l’évêché et le château. Il pense juste. Mangon n’a pas encore franchi la porte de Gacé, que le lieutenant général du Mesnil quitte Alençon pour venir lui demander quelques explications sur ses relations avec certaine dame Saint-Aignan.

« Quel bon vent vous amène ? » n’hésite pas à persifler Silly, en accueillant Mesnil dans la cour de l’évêché. « Voyons-nous en privé si vous le voulez bien, répond le lieutenant général, en attrapant le coude de l’évêque avant de se diriger vers le perron du logis, cela vaudra mieux pour tout le monde. » De la conversation entre les deux hommes, enfermés dans le bureau de Silly, seuls quelques éclats de voix indistincts filtrent au-delà des vantaux de la double porte. D’évidence, l’échange est viril. Quelques gouttes de sueur perlent d’ailleurs sur le front de l’évêque, au sortir de l’entrevue. Mais une sorte de soulagement émerge discrètement derrière l’affaissement des chairs qui semblent avoir marqué un moment de décomposition du visage. Du Mesnil sort, de son côté, les traits aussi tendus que les haubans d’un navire. « Ils se sont empressés de convoyer Lecourt au tribunal de Rouen » confie simplement le lieutenant général au sergent qui l’accompagne en reprenant sa monture. « A l’heure qu’il est ils passent les frontières du duché, il est trop tard pour leur courir après. Mais ce coup précipité va coûter très cher à Silly. Sans doute la main qu’il comptait mettre sur le duché au départ de la reine. Désormais nous le tenons par les couilles, et il le sait. »

Décidément, Clément ne lâche plus Louise, s’agace Léonard par devers lui, en apercevant les deux jeunes gens, suivis à quelques pas de dame Cécile, qui s’approchent en devisant alors qu’il prend l’air devant l’atelier. Le poète parait ravi d’allumer le sourire de la jeune chambrière, qui l’écoute en chantonnant, le regard en coin. « J’accompagne ces dames chez Pierre Laisné le tailleur, commente le poète en arrivant devant l’atelier. La duchesse souhaite que sa nouvelle chambrière ait un peu d’allure, et elle a raison. N’est-ce pas Louise ? Mais c’est toi que je viens voir, ajoute-t-il. Je vais devoir laisser filer ces dames, à mon grand désespoir, nous venions à peine d’entamer la conversation. » Louise, elle, ne semble pas pressée de poursuivre sa route. « Dame Cécile m’a dit que Pierre Laisné venait de recevoir un grand coupon de velours vert. J’adorerais une longue robe de velours avec des manches bouffantes sur une jupe noire et une chemise blanche à col carré » n’hésite-t-elle pas à commenter pour Léonard, qu’elle sent un peu dépité, prisonnier de son atelier. Le typographe, les mains maculées d’encre, n’ose pas imaginer l’espiègle jeune fille dont les cheveux, qui émergent d’un petit béret, trahissent quelques reflets roux, dans une longue robe de velours vert. Il se surprend toutefois à se représenter furtivement l’architecture d’une robe serrée à la taille, comme la mode semble le vouloir ces temps-ci, faisant chanter le buste sous la chemise à l’abri du trop sage col carré.

 

« Les nouvelles ne sont pas bonnes du tout pour Lecourt » résume Clément une fois à l’abri dans l’atelier « Silly l’a envoyé à Rouen et il ne pourra sûrement pas échapper à un procès. Et Dieu sait que Rouen s’enflamme aisément, surtout avec la triste engeance qui siège au tribunal de l’archevêché. Cela dit Mangon, qui semble avoir fait du zèle dans cette histoire, est calmé pour un moment et Gaspard ne devrait pas être inquiété. Frotté tient Silly par la culotte avec l’affaire Saint-Aignan. Nul doute qu’il va faire durer le plaisir de ce côté ». Léonard ne dit rien, il réfléchit, et ne masque pas une grosse inquiétude. Non pour Lecourt, qui a bien cherché ce qui lui arrive. N’avait-il pas été prévenu ? A plusieurs reprises ? Non, mais pour Gaspard. Comment l’apprenti va-t-il réagir ?  attaché comme il l’est à son bienfaiteur. Il est capable de se jeter sur les chemins pour tenter de venir à son secours. Gaspard, l’orphelin, doit tout à Lecourt : non seulement sa paillasse et son pain depuis de longues années, mais aussi son apprentissage de la lecture et, d’une certaine façon, son élévation d’esprit. Encore que de ce point de vue, l’héritage puisse être contestable et en tout cas hautement inflammable. Au terme d’un long silence, Léonard finit par confier son inquiétude à Clément.

« Et pourquoi n’irais-tu pas toi-même aux nouvelles à Rouen. Tu es moins tête brûlée que Gaspard, qui est désormais capable de te remplacer quelques semaines à l’atelier. En tout cas je peux en faire mon affaire auprès de maître du Bois. Et j’aurais, ajoute-t-il après un temps de réflexion, une mission complémentaire à te confier. Je suis à la recherche des bois qui ont servi à illustrer la dernière édition connue des poèmes  de François Villon, faite en 1489 à Rouen. Je suis en train de rassembler l’ensemble des œuvres de ce génial saltimbanque, quasi oublié aujourd’hui, pour un ouvrage que je prépare avec Simon de Colines. Ces trois gravures doivent toujours se trouver à Rouen. Cela te ferait un beau prétexte, non ?» Certes, pense Léonard, et puis ça te permettrait de conter tranquillement fleurette à la jeune Louise pendant mon absence, crapule. Pour autant un voyage à Rouen, le port où les navigateurs embarquent pour les terres nouvelles, est une aventure extrêmement tentante. Léonard est de plus en plus fasciné par la découverte des nouveaux mondes dont l’écho devient chaque saison un peu plus perceptible à Alençon, à travers les poules d’Inde de la duchesse, les récits des colporteurs ou les révélations de Clément. L’occasion d’approcher quelques témoins de ces découvertes risque de ne pas se reproduire de sitôt. Pas avec le consentement de Simon du Bois, en tout cas. « Ce peut être une idée, sourit Léonard, j’en parle à Gaspard dès ce soir. Mais tu dois te débrouiller, de ton côté, pour m’obtenir un blanc-seing du château, et quelques livres tournois d’avance pour tes bois. Et puis j’aurais une dernière faveur à te demander avant ton départ. Peux-tu t’enquérir du manuscrit sur le découvrement de l’Inde supérieure dont tu m’as parlé. Cette aventure me trotte dans la tête, cela me ferait un infini plaisir de pouvoir en prendre connaissance. »

Le Malais de Magellan 5

5 – La route de Rouen

Louise laissée aux bons soins de Clément. Léonard et Guillaume partent pour Rouen. Une demi-douzaine de sauvages en provenance des Terres-neuves exposés sur le port. A la recherche des gravures de Villon.

« En parler à Gaspard oui, mais à Guillaume surtout, qui ferait un parfait compagnon d’escapade. L’idée va forcément le tenter. C’est une occasion en or pour visiter des ateliers, se frotter à des typographes et des graveurs, observer les usages, les techniques… apprendre des tas de choses en quelques semaines ». Léonard se le cache à peine, il redoute de partir seul sur les grands chemins. La route est longue jusqu’à Rouen, trente-cinq lieues et trois jours de route au bas mot. « Sans compter qu’on serait bien plus forts à deux pour affronter la grande ville » pense-t-il tout haut en approchant de La Belle Charpente.

Gaspard réagit à peine à l’annonce du transport d’Etienne Lecourt à Rouen. Le garçon semble débordé par les évènements et n’a pas le ressort pour influer sur le cours des choses. Il préfère glisser dans une douce torpeur, se laisser materner par la maîtresse de maison, l’imperturbable Anne, aux rondeurs rassurantes et moelleuses, qui l’entoure et le tranquillise. Le fait d’être jugé apte à remplacer Léonard durant quelques semaines l’emplit de reconnaissance en ces moments étranges où l’avenir se dérobe sous les pieds. Gaspard à l’abri, Léonard doit maintenant convaincre Guillaume et attendre la réponse de Simon du Bois. Ce n’est pas gagné mais Clément est habile diplomate et le poète a de l’entregent.

« Ainsi, vous nous quittez » commente Louise, les yeux plantés dans ceux de Léonard, alors qu’ils se dirigent tous deux vers l’enclos des poules d’Inde. Louise a décidé de prendre soin de la volaille de la duchesse et assure désormais la  distribution de blé en fin d’après-midi. Elle adore ça, et les grosses d’Inde le lui rendent bien, qui gloussent d’impatience à son approche. Le garçon ne sait pas comment prendre la remarque de la jeune fille ; il ne parvient pas à décrypter le ton enjoué, un peu moqueur, le sourire amusé de Louise. Léonard refuse de comprendre que cette attitude est une défense naturelle, une digue posée pour protéger leur relation. La vie a voulu qu’ils ne soient pas issus du même monde, toute ambiguïté entre eux est donc bannie aux yeux de la nouvelle chambrière de la duchesse, il devrait le savoir. Elle en a, en revanche,  parfaitement conscience. Même si elle se sent redevable envers ce jeune imprimeur, un peu gauche et bien tourmenté en ce moment, qui reste l’incarnation de l’un de ses deux sauveurs. Pour atténuer la pointe de tristesse qu’elle décèle dans ses yeux,  la jeune fille avance la main et lui presse doucement l’avant-bras : « Vous nous rapporterez des nouvelles de ces navigateurs qui découvrent chaque année de nouvelles terres, de nouvelles plantes, de nouvelle bêtes. Vous aurez des tas d’histoires à nous raconter. Nous en aurons bien besoin lorsque la cour aura déserté Alençon pour Nérac. »

Guillaume est partant pour Rouen, évidemment, et les deux garçons partagent dans l’effervescence les quelques jours que nécessite la préparation de l’entreprise. Léonard fait tout pour alléger la tâche de Guillaume qui doit terminer les bois du Coëvrot avant de quitter Alençon ; il a de son côté achevé l’impression des cahiers et obtenu, sans difficulté, l’autorisation de délaisser l’atelier durant trois ou quatre semaines. La récupération des bois gravés de la première édition de Villon intéresse aussi Maître du Bois, à qui il ne déplairait pas de publier quelques œuvres du poète, sans faire d’ombre naturellement à son ami parisien Simon de Colines. Juste pour le plaisir. Clément s’est enquis d’un bon cheval pour Guillaume dans les écuries du château et a rédigé un mot de recommandation pour maître Olivier Pierre, imprimeur-libraire à Rouen, qui pourra aider les garçons dans leur recherche et trouvera une solution pour les loger. Reste à composer un bagage léger, qui ne doit pas excéder une trentaine de livres pour ne pas surcharger les montures. Guillaume, dont Léonard admire le rapport toujours sensuel à la matière, prend un soin particulier à préparer ses fontes et ses sacoches, à les graisser, les lustrer. « La graisse, il n’y a rien de mieux pour le cuir.  Il faut penser à bien le nourrir pour qu’il reste souple sous la main. »

La graisse protège aussi de la pluie. C’est ce que constatent les garçons avec plaisir au cours de leur première journée de voyage, scandée par une série de giboulées. Longtemps les clochers de la cathédrale de Sées les suivent dans la plaine normande qui file à l’ouest vers Argentan, avant de les perdre dans le fouillis des haies du pays d’Auge. Le duché d’Alençon et ses fermes de pierre bâties s’estompe peu à peu pour faire place à une Normandie plus franche, dominée par les constructions à colombage, de terre et de bois. Il leur faut trois bonnes journées, passées pour l’essentiel dans les chemins creux du bocage normand, pour gagner Rouen et se présenter à La Barbacane, le châtelet qui monte la garde à l’entrée de la ville, sur la rive gauche de la Seine. Hérissée de clochers, la ville est une vraie pelote d’épingles plantée dans une boucle du fleuve. Léonard et Guillaume ont les joues colonisées par le poil mais sont heureux d’avoir passé sans encombre l’épreuve de ce premier voyage. Ils se sont même payé le luxe d’une nuit à la belle étoile, près d’une ferme où ils ont senti pouvoir s’installer en confiance, entourés d’une nuée d’enfants rieurs et questionneurs. Les deux garçons ont pu rôder leur discours tout au long du voyage. Ils viennent à Rouen pour se procurer des bois gravés pour maitre Simon du Bois, ce qu’indique le passeport signé par la sœur du roi, duchesse d’Alençon et reine de Navarre, qu’ils présentent à l’officier de garde. 

 

Les deux cavaliers ont à peine franchi la Seine qu’un attroupement sur les quais de la rive droite attire leur attention, la foule semble saluer le départ d’un navire ventru qui s’apprête à remonter le fleuve. « C’est le capitaine Thomas Aubert qui repart pour Dieppe avec ses sauvages, leur explique le charretier bloqué près d’eux dans les encombrements. Vous n’avez pas de chance, ils sont restés trois jours sur le pont du morutier d’Aubert à la vue de tous. » Léonard ne veut pas croire qu’il vient de rater pareil spectacle. Il se rassure en pensant que ces sauvages ne vont pas s’évaporer du jour au lendemain, il trouvera bien une occasion de les apercevoir pendant son séjour, dût-il courir à Dieppe. Le bateau, disparu à la courbe du fleuve, les cavaliers optent pour une pause à la première taverne venue sur le quai, Le Chien Jaune, histoire de capter  les échos de cet évènement inattendu autant que fabuleux.

« Il y en avait sept, leur confie la patronne, qui essuie les bols au comptoir de l’auberge, plutôt bien faits de leur personne ajoute-t-elle avec une pointe de gourmandise.  Ils ont le corps lisse et poli comme du bronze, pas un poil de barbe. On dirait qu’ils se les arrachent parce qu’ils ont des cicatrices sur les mâchoires, mais on ne sait pas trop. On ne comprend rien à ce qu’ils disent et Aubert ne voulait pas trop qu’on s’approche. Ils sont restés cantonnés sur le pont du bateau. Mais on pouvait aussi apercevoir quelques armes et trois barques. Les gars disent que les cordes de leurs arcs sont faites avec des nerfs d’animaux et que les pointes de leurs flêches sont taillées dans des arêtes de poissons. Leurs barques semblent très légères, elles sont faites d’écorces et ils peuvent, paraît-il, les porter sur l’épaule. Il faut dire qu’ils sont costauds. Aubert les a capturés au bord d’une terre que les morutiers de Dieppe ont tout bêtement appelé « Terre-Neuve ». Ils ne se sont pas trop fatigués lance-t-elle en s’esclaffant, avant d’ajouter en se retournant vers le vaisselier : c’est quand même incroyable. A n’en pas revenir ! A n’en pas revenir ! »

Léonard non plus n’en revient pas et reste un long moment noyé dans ses pensées à la table où les garçons se sont installés en attendant un salutaire pichet de cidre. Tout cela est un peu vertigineux pour le typographe alençonnais. Aussi essaie-t-il de se raccrocher à l’intendance pour ne pas chavirer, pour ne pas laisser son esprit s’évader au-delà de la mer océane et imaginer ce que signifie la découverte de peuples inconnus – oubliés de Dieu ? –  sur ces terres neuves. « Il ne faut pas qu’on tarde trop à  trouver l’atelier d’Olivier Pierre » lance-t-il à Guillaume, qui reste, pour sa part, assez placide en dégustant son bol de cidre. Guillaume est d’une égalité d’humeur, d’une constance de comportement qui épate souvent Léonard. Il en faut beaucoup pour le déstabiliser. Ce doit être dû au fait qu’il n’habite pas tout à fait dans le même monde que ses voisins. Les soubresauts, les cris, les comportements de ses contemporains lui importent peu, c’est la texture des choses, des êtres, qui l’intéressent, la matière, le bois dont ils sont faits. Et la façon dont il pourra les représenter. Des sauvages, nul doute qu’il observera en premier lieu, s’il en a l’occasion, la nature de la peau, la façon de se mouvoir dans l’espace, le langage corporel. Le reste, il le laisse volontiers aux concierges de l’existence.

 

Rouen est un dédale de rues étroites, capricieuses, dédaigneuses des alignements, jalonnée de hautes façades à colombages. Mais les deux Alençonnais n’ont pas de difficulté à se repérer dans ce labyrinthe, se dirigeant du regard grâce à la tour de la lanterne, une flèche infinie, qui domine la cathédrale, le quartier et la ville toute entière. L’atelier d’Olivier Pierre se situe rue Saint-Roman, à l’arrière de la dite cathédrale, près de la bien nommée cour des libraires. Ils ont beau avoir été prévenus, l’arrivée sur le parvis de l’édifice les tétanise un instant. La façade de Notre-Dame est un monumental livre de pierre ciselé à la gouge avec la précision d’une gravure. Guillaume ne sait plus où donner des yeux. Il n’a d’ailleurs pas le temps de s’attarder puisqu’il faut rapidement contourner le bâtiment pour trouver l’atelier de Maître Pierre et débusquer une auberge dotée d’une écurie. Tout juste a-t-il le loisir d’apercevoir quelques compagnons qui s’affairent au sommet de la tour de beurre, une étrange tour carrée qui ponctue la façade à main droite.

« Je ne sais pas où Clément Marot a rêvé que les bois gravés de la première édition de Villon pouvaient se trouver à Rouen » les refroidit rapidement Olivier Pierre qui accueille toutefois les deux Alençonnais avec bienveillance et aménité. « Nous sommes plutôt de la vieille école ici, attachés à l’enluminure, pas vraiment à la gravure. Mais je vais me renseigner et s’ils sont à Rouen vous les trouverez. » Les soupçons de Léonard reprennent soudain du corps. Clément aurait-il imaginé ce prétexte pour se débarrasser de lui, pour pouvoir tranquillement conduire sa cour auprès de la jolie Louise ? Il n’ose y croire. Mieux, en l’envoyant enquêter sur la situation de Lecourt, le poète aurait-il fait d’une pierre deux coups, apaisant au passage des esprits qui auraient pu s’échauffer à Alençon ? « Tu y vas un peu fort Léonard. Ne tombe pas à ton tour dans le procès d’intention. Lui répond Guillaume dans le lit qu’ils partagent ce premier soir dans les combles de l’atelier de maître Pierre. « Marot n’a nul besoin de t’écarter pour courtiser la jolie Louise. Il a le costume requis s’il n’a la position, et il est aux premières loges dans les allées du château. Tu n’as rien de tout ça. Ne lui fais pas porter la charge de ta condition. Donne un peu de temps au temps s’il te plait. Et je me permets de te signaler une bonne nouvelle : l’atelier de Maître Pierre est à deux pas de l’archevêché. Que je sois damné si nous n’obtenons pas assez vite des nouvelles de Lecourt. »

 

Le Malais de Magellan 6

6 – Jeanne d’Albret

La cour de Marguerite cour en visite au château de Longrai. Clément aux petits soins pour la nouvelle chambrière. La jeune fille séduite par la virtuosité du poète. Une nuit dans la garde-robe.

« Dites-moi Clément, pourquoi la petite Jeanne ne suit-elle pas sa mère en Navarre ? demande soudain Louise à Clément. J’entends que la duchesse ait placé sa fille en nourrice à Longrai pour être au calme dans son logis d’Alençon, mais je ne comprends pas cette longue séparation, qui va nécessairement durer des mois, peut-être des années. » « C’est parce que vous n’entendez rien à la politique »,  lui répond le premier valet de la reine de Navarre alors qu’ils chevauchent de conserve à l’arrière de la petite troupe qui se rend au château de Longrai « les princes et les princesses ne disposent pas de leur personne, encore moins de leur famille. Ce n’est pas une simple coquetterie d’avoir évoqué « la mignonne de deux rois » dans le poème que j’ai écrit à sa naissance. La fillette que nous allons visiter est à ce jour l’unique héritière du royaume de Navarre, et le roi de France qui, je vous le rappelle, a été plusieurs années otage des Espagnols, n’entend pas prendre le risque de la voir enlever à son tour. D’autant que Jeanne a eu la mauvaise idée de naître sur le domaine de la couronne de France, à Saint-Germain-en-Laye. Fille de Marguerite, son unique soeur, elle est une carte maîtresse dans son jeu et il intrigue déjà pour trouver un époux à cette petite fille qui ne parle pas encore. »

Question intrigue, Clément n’est pas en reste. Le poète a habilement manœuvré pour que Louise fasse partie de la suite de la duchesse à l’occasion de cette dernière visite à sa fille, longue de deux jours, et donc d’une nuit, hors la vue de l’omniprésente dame Cécile. Marguerite, absorbée par ses affaires, ne surveille pas ses suivantes pourvu qu’elles assurent leur tâche avec diligence et simplicité. Louise est ravie, elle portera pour la première fois ce soir sa belle robe de velours à l’occasion du dîner qu’offre Aimée de La Fayette, la gouvernante de la petite Jeanne, en son château de Longrai, château qui tient plus du manoir campagnard que du palais, mais peu importe. La petite cour est enchantée de se retrouver, le soir venu, dans la grande salle du logis pour ce diner d’apparat durant lesquels les jeux de l’esprit seront les bienvenus et les compositions des poètes attendues. Maitre Lefebvre d’Etaples est de la partie, aux côtés de Jean d’Avoise, superbe et méconnaissable dans une robe cramoisie en taffetas d’Italie.

Clément se retrouve bien sûr au centre du jeu, à la fois maître de cérémonie et bateleur d’estrade. La présence de Jacques Lefebvre d’Etaples et la gravité des récents évènements le conduisent dans un premier temps à orienter la conversation sur les choses sérieuses, notamment la prochaine création du collège des lecteurs royaux à Paris un cercle d’érudits réunis par François Ier, qui sera en mesure de clouer le bec aux Sorbonnards. Puis glissant doucement vers les frasques de l’évêque de Séez, Clément lance des sujets plus légers. Ce qui ne déplait pas à Marguerite, laquelle, en dépit de son parfait maintien, ne dédaigne pas les récits un brin sulfureux, les histoires un peu lestes. Elle n’hésite d’ailleurs pas à évoquer sa visite à l’abbaye d’Almenêches, à la demande pressante de Jeanne d’Avoise, qui la félicite pour son heureuse médiation et s’empresse de souhaiter la bienvenue à Louise dans la petite cour d’Alençon.

Louise de Chauvigny en rougit d’aise dans sa belle robe verte. Ce qui sied fort bien à la chevelure auburn qui lui tombe élégamment sur les épaules. Sa culture et son érudition ont épaté les convives tout au long du repas. D’évidence Louise a bénéficié d’une éducation soignée, en dépit des revers de fortune de la famille de Chauvigny, dont la trace se perd à la bataille de Pavie. Elle lit le latin et le grec, connait les écrits des humanistes et se trouve parfaitement à l’aise dans ce petit cénacle.  La jeune fille a pris quelques couleurs, après avoir bu deux ou trois verres du délicieux vin généreusement servi à table. Elle en goûte avec un plaisir décuplé les vers de Clément, qui a composé pour égayer la soirée quelques facéties dont il est coutumier :

« J’avais un jour un valet de Gascogne,

Gourmand, ivrogne et assuré menteur,

Pipeur, laron, jureur, blasphémateur,

Sentant la hart de cent pas à la ronde,

Au demeurant, le meilleur fils du monde… »

 

L’esprit quelque peu embrumé par les vapeurs du vin, Louise se laisse bercer par la musique de la langue et le grain de cette voix enjôleuse. La jeune chambrière est gagnée, conquise par la chaleur et le brio de Clément, lequel lui fait comprendre par des regards furtifs et appuyés que c’est pour elle, pour elle avant tout, qu’il joue les amuseurs ce soir. C’est vrai que l’on peut devenir beau par la seule magie du verbe.

« … Bref, le vilain ne s’en voulut aller

Pour si petit, mais encore il me happe,

Saie et bonnet, chausses, pourpoint et cape ;

De mes habits, en effet, il pilla

Tous les plus beaux ; et puis s’en habilla

Si justement qu’à le voir ainsi être

Vous l’eussiez pris, en plein jour, pour son maître. »

 

Les applaudissements de la petite assemblée fusent, tandis que Louise finit de fondre au bout de la table. Clément profite de la reprise des conversations pour venir lui glisser à l’oreille :

« Pourtant je veulx, mamye et mon désir,

Que vous ayez votre part d’un plaisir

Qu’en dormant l’autre nuit me survint. »

 

La jeune femme, tétanisée, ne peut s’empêcher de jeter un œil inquiet en direction de Marguerite, qui observe la scène en souriant. D’un discret mouvement de tête, la duchesse lui donne un discret blanc seing, puis se retourne vers Maître Lefevre d’Etaples et reprend la conversation.

 

C’est au mitan de la nuit, dans la garde-robe d’Aimée de La Fayette, au milieu des cottes en satin et des camelots de soie, que Clément porte l’estocade. Louise laisse le poète dégrafer doucement sa belle robe de velours et écarter sa fine chemise de lin. Le velouté de la peau de la jeune fille est à la hauteur de la promesse que laissait entrevoir la douce chaleur de son cou. Et la jeune fille découvre une géographie inédite de sa propre sensualité sous les mains savamment prudentes mais joliment expertes de Clément. Le premier valet de la duchesse s’éclipse à regret, au petit matin, du nid improvisé de la jeune chambrière, qui git endormie, la tête posée sur un amas de tissus froissés, quelques mèches éparses sur le visage apaisé.  

 

Les deux amants, pour ne pas donner prise au soupçon, s’ignorent superbement pendant les préparatifs du départ pour Alençon. C’est évidemment peine perdue. Tout le monde a remarqué le manège des deux tourtereaux pendant la soirée et noté leur mine réjouie et fatiguée au matin. Marguerite, complice passive, ne tient pas grief à Louise de ce premier écart. Elle prend même de discrètes dispositions pour que l’épisode ne transpire pas, en sorte que dame Cécile n’en soit pas alertée. La reine de Navarre honore ainsi le contrat tacite passé avec Clément, à qui elle a toujours refusé de céder, et qui trouve parfois auprès de son entourage quelques jolies compensations à l’amour platonique qu’il lui voue. Elle espère juste que ce moment d’égarement n’aura pas de conséquences fâcheuses pour la jeune fille. De toute façon Clément est appelé à la suivre en Navarre et cette passade sera bien vite oubliée. Enfin s’en persuade-t-elle inconsciemment, préférant malgré tout ne pas avoir de rivale dans le cœur de ce satané poète.

 

 

Le Malais de Magellan 8

8 – Les malheurs de Louise

Louis atteinte d’un mal inconnu. Le mal de Naples ? Projets de mariage de dame Cécile. Clément, en partance pour Nérac, écrit à Léonard. Bonnes nouvelles du manuscrit de Pigafetta mais mauvaises de Lecourt, qui s’entête devant les inquisiteurs.

Clément est loin de se douter de l’attention que lui porte Léonard en ce moment précis. Confiné dans le donjon du château – dame Cécile lui a interdit l’accès des appartements privés de Marguerite –  il a de toutes autres préoccupations. Louise est alitée depuis deux jours, frappée par une fièvre subite et, semble-t-il, une éruption de taches sur l’ensemble du corps. Enfin c’est ce qu’il a cru comprendre des informations qu’a bien voulu lui délivrer maître Coëvrot, le médecin de la duchesse. L’homme de l’art ne sait que trop penser de l’apparition de ces efflorescences qui font songer par certains aspects à une attaque du « mal napolitain », une affection vénérienne dont Clément a été victime quelques mois plus tôt. Maître Coëvrot s’en remet pour l’heure au seul traitement connu pour apaiser les démangeaisons et faire régresser l’éruption : une friction quotidienne de l’ensemble du corps avec un onguent à base de mercure. Le médecin fait son possible pour soigner, sinon guérir, la jeune fille à quelques jours du départ de la cour pour la Navarre, mais il va devoir la laisser aux bons soins de dame Cécile. Clément, pour sa part, doit se résoudre à partir sans avoir revu son éphémère conquête. La duchesse, à laquelle le médecin a confié ses doutes, lui a fait comprendre qu’il était désormais indésirable au palais. Il doit quitter le duché au plus tôt pour ouvrir la route de Poitiers, vers laquelle la petite troupe de Navarrais est appelée à se diriger.

 

« Vous veillerez sur elle jusqu’à son complet rétablissement. Ensuite la meilleure solution sera de l’envoyer quelques semaines en convalescence chez Jeanne d’Avoise. Je vais faire prévenir Jeanne, qui sera ravie d’avoir un peu de compagnie. » Marguerite a pris dame Cécile à part dans l’embrasure d’une croisée donnant sur la cour du château, inondée par le soleil de midi et encombrée à cette heure par les préparatifs du départ. Les attelages sont sortis, les charrons à l’œuvre et le souffle de la forge dispute l’espace sonore aux coups de marteau du maréchal ferrant qui rebondissent sur les façades. Un léger parfum de crottin et de foin frais monte jusqu’aux fenêtres. L’équipage doit être prêt à l’aube pour une première étape vers Beaumont, sur le chemin du Mans. Dans le palais on s’active à dépendre les tapisseries et à remplir les coffres. Marguerite n’a pas caché à sa gouvernante la possible cause du mal de Louise, dont elle se sent confusément responsable. « Il va nous falloir la marier rapidement si je comprends bien » commente dame Cécile en devançant la pensée de Marguerite « avant qu’elle ne fasse une nouvelle bêtise. Je vais me mettre en quête d’un mari qui pourrait convenir à sa condition. Un gentilhomme campagnard serait parfait, mais les hobereaux à marier ne courent pas les chemins dans le duché. Peut-être devra-t-elle se satisfaire d’un homme de robe ou d’un clerc. Je ne manquerai pas de vous tenir au fait. » 

 « Il faudra que j’ajoute une notice sur le mal de Naples à ce sommaire » songe Jean Coëvrot en feuilletant, à l’autre bout du palais, l’un des exemplaires du Sommaire de toute médecine et chirurgie que vient de lui livrer Gaspard. « Je désespérais de voir ce livre achevé avant mon départ », confie-t-il à l’apprenti, en caressant avec délicatesse la reliure de parchemin souple qui couvre ce premier tirage. « Tu ne pas peux imaginer comme je suis heureux. C’est un grand moment de voir un si long travail prendre forme. De tenir enfin entre ses mains, un objet que l’on va pouvoir transmettre, qui va circuler de main en main auprès de médecins du royaume et, sait-on jamais, au-delà. Tu n’oublieras pas de féliciter Guillaume pour la qualité de ses gravures.  Demande d’ailleurs à Simon du Bois de lui réserver sur mon compte un exemplaire du prochain lot, celui qui doit partir pour Amboise. » Gaspard ne cache pas non plus la joie qu’il éprouve à remplir cette étrange et belle mission qui consiste à livrer un ouvrage à son auteur. D’autant que la maison du Bois s’est mise en quatre pour réussir ce premier livre illustré, qui dégage des perspectives inédites à l’atelier d’Alençon, dont l’enseigne va désormais rayonner jusqu’à la cour de France. L’apprenti en oublierait presque son bienfaiteur, Etienne Lecourt, dont il attend toujours des nouvelles en provenance de Rouen.

 

A Léonard Cabaret, typographe, aux bons soins de maître Olivier Pierre, libraire rue Saint-Roman à Rouen.

Mon cher Léonard,

J’aurai quitté Alençon lorsque tu recevras ce pli. La reine Marguerite me demande de lui ouvrir dès demain la route de Poitiers où elle part retrouver son mari sur le chemin de la Navarre. Rien n’a filtré ici sur le sort de Lecourt. Silly s’est cloîtré dans son palais épiscopal et son inquisiteur n’a plus donné signe de vie.

Tu me diras si vous avez pu mettre la main sur les bois gravés du Villon, mais ne t’inquiète pas outre-mesure si ce n’est pas le cas. Je viens de voir le rendu des gravures de Guillaume sur l’ouvrage de maître Coëvrot et suis fort impressionné par la qualité de son travail. Ton ami est tout à fait en mesure de réaliser les illustrations lui-même. Nous verrons cela le moment venu, sans doute au printemps prochain. Je compte en effet passer l’hiver à Nérac.

En attendant, une plaisante mission t’attend. Il va te falloir prendre soin de Louise, qui est tombée malade après ton départ. Rien de dramatique semble-t-il, même s’il m’est difficile d’en juger puisque je n’ai pas été autorisé à la voir. A ton retour elle sera vraisemblablement en convalescence chez Jeanne d’Avoise. La duchesse n’a pas voulu alerter l’abbaye et souhaite la garder sous sa protection. Je la soupçonne de vouloir lui trouver un mari pour la mettre définitivement à l’abri du couvent. Mais rien n’est fait et tu as encore un peu de temps pour jouer les joli-cœurs à l’orée des bois si cela te tente.

Comme tu me l’as demandé, je vais m’enquérir de l’ouvrage du chevalier Pigafetta sur le découvrement des Indes supérieures. J’en parlerai à la reine-mère lors de notre prochaine rencontre, vraisemblablement à Fontainebleau, elle ne refusera pas de me confier le manuscrit s’il s’agit d’en faire une copie pour la bibliothèque de sa fille. Mais il te faudra sans doute bouger pour venir le consulter. Nous reparlerons de tout cela.

Ecris-moi à ton retour et donne-moi de bonnes nouvelles de Lecourt et de Louise. Vous allez me manquer, je commence à m’attacher un peu trop à cette bonne ville d’Alençon.

au château des ducs, le 2 septembre 1529, ton ami Clément Marot

 

Léonard est à la fois satisfait et inquiet en refermant le pli de Clément, qu’il vient de découvrir en arrivant à Rouen. Satisfait d’avoir des nouvelles fraiches d’Alençon et d’en prendre connaissance sur le ton alerte et gai de Marot. Inquiet pour Louise et pour Lecourt. D’évidence, l’affection de Louise n’est pas bénigne, auquel cas Clément l’aurait passée sous silence. Mais de quel mal peut-il s’agir ? Il sera difficile d’en savoir plus avant le retour en Alençon. S’il est démuni pour porter un quelconque secours à la jeune fille, Léonard peut, en revanche, lui témoigner discrètement son attachement en lui envoyant quelques nouvelles au manoir d’Avoise. Un billet imprimé par exemple, histoire de se dérouiller les doigts sur la presse d’Olivier Pierre, cela aurait une certaine allure. Elles ne doivent pas être nombreuses les demoiselles à recevoir des lettres imprimées, juste pour elles. Quant à Lecourt, il semble que cette fois les choses aient avancé. Olivier Pierre a demandé à voir les garçons au calme, il a des informations précises sur charges retenues contre le curé de Condé. Une excellente nouvelle enfin : une possibilité se dessine de consulter le manuscrit de Pigafetta. Cette perspective l’excite et l’enchante. Il en est de plus en plus convaincu : ce voyage va bien au-delà de la simple découverte des Indes supérieures par la route de l’occident. S’il est complet, s’il conte effectivement la première circumnavigation autour de la terre, c’est un livre extraordinaire qu’il n’ose imaginer, un jour, coucher sur une presse.

« Je ne vais pas vous le cacher messieurs, les nouvelles de Lecourt ne sont pas bonnes. » Maître Pierre n’y va pas par quatre chemins pour informer les garçons sur le sort d’Etienne Lecourt. Son informateur à l’archevêché, le frère Thomas, lui a brossé un tableau apocalyptique de la situation du curé de Condé. « Je ne le savais pas mais c’est la seconde fois qu’il est poursuivi pour hérésie et, vous n’apprendrez rien, il ne bénéficie pas à Rouen du soutien de la duchesse Marguerite. Qui plus est, cet âne bâté s’entête à soutenir des positions blasphématoires. Selon frère Thomas il continue à prétendre que « les saints n’ont point de puissance, que c’est folie d’aller en pèlerinage et voyages et qu’il n’y a pas lieu de révérer les reliques ». Plus grave, il claironne que « les indulgences ne sont qu’abus de pardons et que c’est autant de perdu que d’y consacrer de l’argent ». Ajoutons pour la bonne bouche, et cela devrait vous plaire même si cela aggrave son cas, il prétend « que la sainte écriture a longtemps été cachée sous la latin et qu’il est grand temps de la mettre en français. » Bref, du pain bénit pour l’inquisiteur, lequel se fait un plaisir de noter avec précision toutes ses déclarations pour enrichir son acte d’accusation. C’est à se demander si Lecourt ne souhaite pas endosser les habits du martyre. Il ne peut pas en douter : de telles déclarations le mènent tout droit au bûcher. » Guillaume et Léonard se regardent, silencieux et désarmés. Que faire ? « Il faut maintenant attendre que l’instruction soit menée à son terme, et ça peut durer des semaines, voire des mois » ajoute maître Pierre « mais vous savez maintenant l’essentiel. Lecourt a choisi de ne rien céder. Sa seule chance réside désormais dans une intervention royale. C’est sans doute ce qu’il cherche, afin de faire bouger les choses et progresser ses idées. C’est extrêmement risqué mais c’est ainsi. »

 

Le retour du Malais de Magellan

Marguerite de Navarre

Les familiers de cet atelier ont peut-être en mémoire les premiers essais de la suite que j’entendais donner au Malais de Magellan, paru en 2018. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la littérature ? Je ne sais, mais j’ai décidé de reprendre ce second volet, désormais bien avancé, qui pourrait paraître au printemps 2024. Si ces Essences souveraines, titre provisoire, sont appelées à se tenir toutes seules, elles mettront en scène les mêmes personnages et les lecteurs du Malais bénéficieront de précieux éléments de contexte. Problème, le livre, qui a recueilli un succès d’estime à la hauteur de ses modestes ambitions (300 exemplaires) est épuisé. Il n’est pas exclu qu’il soit réédité un jour, en compagnie du deuxième, voire du troisième volet, mais la question ne se pose pas pour le moment. J’ai donc eu l’idée de le publier en feuilleton dans cet atelier pour permettre à tous de le feuilleter, de se rafraîchir la mémoire, ou tout simplement de le découvrir. Si tout va bien – si je maîtrise convenablement la presse numérique – ce qui n’est pas gagné -, à raison d’un chapitre semaine, l’ensemble sera mis en ligne fin 2023 et pourra être consulté à loisir chapitre par chapitre.

Pour ce numéro zéro, je vous propose de consulter la maquette de la couverture (ci-dessus), qui donne l’argument, et de jeter un oeil sur l’avertissement, avec une singularité. Cet avertissement, retrouvé dans les archives de l’édition papier, n’est pas celui qui a été imprimé. Il en diffère dans la forme, mais l’esprit est le même. Il est, par ailleurs précisé que ce petit livre est imprimé en Garamond, ce qui est la cas sur papier, une police de caractère créée à l’époque par Claude Garamont (avec un t). Ce ne sera pas le cas dans cet atelier puisque wordpress ne propose pas ce caractère. Bonne entrée en matière et à la semaine prochaine pour le début des hostilités.

Avertissement

Prends garde, ami lecteur, au titre de ce petit livre. Le Malais de Magellan ne t’emmène pas naviguer sur les océans. Il n’est guère question, dans les pages qui suivent, du capitaine génial et sanguinaire qui franchit pour la première fois l’obstacle têtu qui barrait la route des Indes orientales. Si c’est cette perspective qui t’a conduit à prendre en mains ce livret, passe ton chemin, tu éviteras un malentendu. Si, en revanche, tu es curieux de connaître les femmes et les hommes qui ont mis en lumière le récit de cette première navigation autour du monde, tu peux tenter la plongée.

Mais sache que tu arpenteras plus souvent les ateliers des imprimeurs normands que tu ne fréquenteras les îles aux épices. Tu passeras l’essentiel de ton temps en compagnie d’un jeune typographe, d’une nonne défroquée et d’un poète de cour. Tu t’étonneras peut-être du rôle des femmes dans la configuration du monde qui se dessine, tu n’en sentiras pas moins l’odeur du bûcher.

Arrivé au terme de ce voyage en Garamond, c’est le caractère d’imprimerie que tu déchiffres en ce moment même – tu croiseras Claude Garamont – tu seras tenté de mettre en doute la véracité de cette aventure. C’est ta liberté. Enrique de Malacca, le Malais de Magellan n’a pas bonne presse dans l’histoire officielle. Peu importe. J’espère simplement que ce récit te permettra de passer un bon moment et, je le souhaite, de considérer d’un œil neuf  le rôle des imprimeurs dans la représentation du monde qui est la nôtre.

Porte-toi bien.

Mayotte a soif

Les fourmis s’attaquent désormais aux éponges à Mayotte, non pour manger, mais pour boire. L’ensemble de l’île a soif : plantes, animaux, humains, sans distinction. A compter du lundi 4 septembre l’eau, qui n’est plus potable depuis des jours, sera coupée deux jours sur trois au robinet -deux jours sur trois -. Et le “préfet de l’eau” nommé en urgence cet été, n’exclut pas une coupure définitive si les retenues collinaires sont à sec, ce qui ne saurait tarder. Les écoles ont commencé à renvoyer les enfants chez eux faute d’eau dans les toilettes.

Il y a bien sûr une explication à cette pénurie, l’insuffisance de précipitations lors de la dernière saison des pluies (de novembre à mars), or Mayotte tire 92% de son eau de la pluviométrie, stockée sur deux retenues collinaires. L’une d’elles ne propose plus aujourd’hui que de la boue. Ajoutons à cela un réseau de distribution assez folklorique qui laisse échapper environ 30% de la ressource. Et une gestion du syndicat mixte d’eau et d’assainissement, pour le moins fantaisiste dont une partie des responsables font l’objet d’une enquête pour favoritisme, corruption active et passive et abus de biens sociaux. Bref, l’enfer. 

L’enfer parce qu’on ne mesure pas ce que signifie ne pas disposer d’eau quand elle coule, comme un miracle permanent, au robinet. Pas de douche le matin, pas le soir, pas de possibilité de laver la vaisselle, le linge, pas d’eau dans la chasse pour évacuer petites et grosses commissions. Le tout en milieu tropical, où l’on transpire beaucoup, où les parasites se jettent sur le moindre déchet comme la petite vérole sur le bas-clergé. Certes l’Etat, dans sa grande bienveillance, a bloqué le prix du pack d’eau, et l’on trouve de l’eau en bouteille pour boire. Mais pour le reste, il faut se débrouiller, trouver des combines, stocker dans des bassines, des seaux, des gamelles et des bidons. 

On ne sait pas trop comment les choses vont tourner si l’eau est définitivement coupée fin septembre. La vie va probablement changer, l’activité se réduire, les entreprises, les écoles fermer, les problèmes d’hygiène se multiplier, tout comme les queues interminables au cul du camion pour remplir quelques bidons (des camions citerne sont annoncés). Mais on peut souligner une chose, la remarquable résilience des Mahorais, leur patience infinie, face à une pénurie qui aurait, sans aucun doute mis la France à feu et à sang pour dix fois moins. L’hiver dernier dans la perspective d’une possible coupure d’électricité de quelques heures en métropole, la France entière avait crié au scandale. Peut-on avancer que l’électricité n’est pas vitale ? L’eau si. 

Wuambushu 3

Le nuage de fumée qui enveloppait l’opération wuambushu s’est un peu dissipé ces derniers jours. Les liaisons maritimes permettant de reconduire les résidents sans papiers aux Comores ont repris à petite vapeur et les bulldozers appelés à raser quelques bidonvilles ont commencé à oeuvrer. Mais que s’est-il donc passé pour cette opération, qui semblait paralysée en raison du refus des Comores de récupérer leurs ressortissants et de l’opposition de la justice française à la destruction des bangas, puisse démarrer comme par magie  ? 

photo : info migrants

Il faut pour cela revenir à un opportun papier du Monde, daté du 22 mai : “Le ministre comorien des affaires étrangères soupçonné de 251 000 euros de fraude aux prestations sociales à La Réunion”. Comme indiqué dans le précédent billet, une bonne moitié des ministres Comoriens jouit en effet de la double nationalité franco-comorienne, et ne se prive pas d’en tirer quelques avantages pratiques. La République française s’est donc chargée de rappeler par voie de presse aux responsables du pays voisin, qu’ils étaient autorisés à reconsidérer leur position au risque d’entendre résonner quelques rutilantes casseroles. 

Côté justice française, c’est la cour d’appel de la Réunion qui a sauvé la mise du préfet en validant ses arrêtés de destruction. Il faut préciser, en l’espèce, qu’un procès public en partialité, avait été intenté à la juge oeuvrant à Mayotte, qui avait retoqué en référé les susdits arrêtés. Argument invoqué par les élus Mahorais : la juge en question était une ancienne responsable du syndicat de la magistrature, lequel s’est publiquement prononcé contre l’opération de décasage. Elle était donc accusée d’être juge et parti. La cour d’appel de la Réunion a manifestement préféré calmer le jeu. 

Côté forces de l’ordre, on se prévaut d’avoir démantelé quelques bandes de coupeurs de routes, ce qui est difficile à vérifier, même si les affrontements semblent se calmer ces derniers temps. Bref, wuambushu va pouvoir se poursuivre, avec des objectifs malgré tout revus à la baisse. Mais les positions des uns et des autres vont rester inchangées : la gauche et les Comoriens vont continuer à dénoncer ce qu’ils considèrent comme une opération inhumaine et injustifiée, la droite et les Mahorais à encourager ce qu’ils estiment comme une opération de salubrité et de sécurité publiques. 

Le drame est que tout le monde a raison et tout le monde a tort. Il est facile d’un côté d’afficher des positions de principe quand on ne vit pas quotidiennement dans la peur d’une violence redoutable et incontrôlée. Même les écoles sont attaquées à la  machette ces derniers temps. Et il est vain de l’autre, de croire qu’un nettoyage de surface va régler le problème. Il est un questionnement qui n’apparaît toutefois pas dans le débat public : si l’on met volontiers en cause la responsabilité de la France dans cette affaire, et il est vrai que la méthode Darmanin est sérieusement contestable, quid de la responsabilité du gouvernement Comorien, qui laisse son peuple vivre dans une misère noire, le soumet à une discipline islamique de fer, et le conduit à fuir en masse son pays, tout en se servant dans la caisse ? 

Wambushu 2

L’une des vertus inattendues de l’opération Wuambushu est la libération de la parole des uns et des autres, Mahorais comme Comoriens. Et la mise en lumière du festival de mauvaise foi qui a conduit à la situation actuelle. Un délice pour l’observateur.

Sada, à l’ouest de l’île

Commençons par les Mahorais, les élus en premier lieu. Il n’est un secret pour personne, et surtout pas pour la chambre régionale des comptes, qu’un clientélisme effréné régit les relations sociales sur l’île. Mayotte compte sans doute le record de France de secrétaires illettrées et d’employés fantômes dans les collectivités locales et les services publics.  Les institutions sont régulièrement épinglées par les contrôleurs des comptes, sans grand effet; les préfets successifs ayant pour mission première d’éviter les vagues avec des élus locaux. Le pompon a été décroché récemment par un maire qui se payait de lestes virées à Madagascar au frais de sa collectivité. Il a quand même été déposé et condamné.

Mais le plus embarrassant est le double jeu de ces élus en matière d’immigration clandestine. Certains d’entre eux autorisent ainsi volontiers des immigrants à construire leurs bangas sur des terrains publics – on ne connaît pas la nature de l’échange mais on peut le subodorer – les rendant ainsi inexpulsables, comme on le constate en ce moment. Les propriétaires privés ne se privent pas non plus de céder un morceau de terrain contre rémunération, pour se faire construire à des tarifs défiant toute concurrence (le salaire mensuel d’un Comorien sans papiers se situe autour de 150 ou 200 €) de belles maisons dans le voisinage.  Les riches Mahorais y trouvent leur compte, achètent de splendides voitures à crédit et manifestent le lendemain contre cette satanée immigration clandestine. Situation que pointait la semaine dernière le sociologue Faissoil Solihi en un doux euphémisme : “Il y a un laxisme réel à Mayotte, nous sommes trop attentistes.” 

Côté Comorien, on n’est pas en reste. Après avoir ravagé l’île d’Anjouan en pratiquant une déforestation sauvage, provoquant un désastre environnemental et économique, on se tourne allègrement vers l’El Dorado voisin, Mayotte, que l’on revendique comme une possession. Les responsables Comoriens s’appuient pour cela sur la courte période (de 1946 à 1974) où les Comores ont formé un ensemble politique. Et l’on débarque en masse, notamment les femmes pour accoucher à Mayotte et, n’ayons pas peur des incohérences, obtenir la nationalité française pour les enfants. Le pompon de la mauvaise foi revient ici aux élus Comoriens, qui refusent en même temps de reconnaître l’appartenance de Mayotte à la République française mais, pas fous, demandent la double nationalité pour eux-mêmes (la moitié des ministres aurait cette double nationalité) et, summum de cette délicieuse mauvaise foi, refusent désormais d’autoriser l’accès de leur territoire à leurs propres ressortissants. Du grand art. 

C’est dans ce contexte ubuesque que se déroule l’opération Wuambushu, bloquée de toutes part. La destruction des bangas est refusée par la justice française, l’expulsion des immigrés sans papiers est impossible en raison du refus des Comores de récupérer leurs ressortissants et les centres de rétention sont quasi pleins. Les  1 800 gendarmes se contentent donc de notifier aux étrangers qu’ils doivent quitter Mayotte et les laissent vaquer à leurs occupations. Ils continuent toutefois à jouer au chat et à la souris avec les jeunes les plus énervés et d’en coffrer une demi-douzaine par semaine pour nourrir les communiqués du ministère de l’intérieur. Tout va bien. 

Wuambushu 1

Comme prévu la presse hexagonale s’est enflammée aux premiers jours de l’opération Wambushu, et quelques amis ont manifesté leur inquiétude à la lecture des premiers reportages diffusés en métropole.

Qu’ils se rassurent. A l’exception des quartiers chauds autour de Mamoudzou et de quelques barrages sporadiques sur les routes, la situation est calme. Plus calme qu’à l’ordinaire au demeurant, en raison de l’impressionnante présence policière aux  carrefours. Les résidents sans papiers se cachent en attendant que l’orage passe et la circulation sur l’île a rarement été aussi fluide. 

La réaction de quelques bandes organisées, qui jouent au chat et à la souris avec les gendarmes n’est pas surprenante et fait, en quelque sorte, partie du folklore. Plus étonnant en revanche est l’amateurisme apparent dont a fait preuve l’Etat. Le Maria Galanta, chargé des premiers expulsés a été refoulé dès le premier jour du port des Comores où il était censé débarquer ses passagers, et la justice a suspendu la destruction des premiers bangas prévue mardi, retoquant l’arrêté du préfet. Donc pas d’expulsion réussie pour l’heure, pas plus que la destruction de logements insalubres (1). Le préfet n’en reste pas moins droit dans ses bottes et tente de lever rapidement les obstacles qui se dressent devant lui. Il a fait appel de la décision de justice et la reprise des liaisons maritimes avec les Comores, (plus précisément Anjouan) est annoncée pour vendredi. 

Concrètement les résidents s’organisent, les réseaux sociaux tournent à plein. Les messageries dédiées également, où l’on s’informe mutuellement des éventuels barrages en temps réel. Ce jeudi matin, par exemple, j’ai su dès 6 heures du matin, qu’une route du nord-ouest avait été coupée dans la nuit, mais le barrage levé par les gendarmes à l’aube. La tonalité des échanges entre muzungus (blancs) résidents de longue date est plutôt ironique à l’égard de la presse hexagonale, qui manie, il est vrai, le cliché à la pelleteuse. J’ai essayé d’esquisser la complexité de la situation dans les billets précédents, on peut s’y reporter. Une donnée technique complémentaire : le niveau de vie des Comoriens est, en moyenne, six fois inférieur à celui des Mahorais, où pourtant 71% de la population vit au dessous du seuil de pauvreté. Ceci pour aider les bonnes âmes françaises à se poser les bonnes questions. 

Si j’en ai le courage, j’essaierai une prochaine fois d’évoquer le partage des responsabilités entre le régime islamique autoritaire des Comores, d’où les habitants fuient en masse, et celles de la France dans cette affaire complexe. Pour l’heure je me contente d’observer les faits et de communiquer les plus saillants à une agence de presse amie. On ne se refait pas. Mais l’Ouest de l’île est plutôt calme depuis le début de l’opération. Même si Ouambouchou, comme l’orthographient certains esprits malicieux, ne fait que débuter. 

(1) Les choses vont vite, le préfet annonce de jeudi matin à 7 heures la destruction d’une dizaine de bangas vides à Longoni eu nord de l’île.