petit journal des Indes

Les dieux de l’électricité et de la bande passante étant de bonne humeur, la chaleur pas trop écrasante, profitons-en pour glisser quelques impressions indiennes.

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Un image pour commencer : cette scène fixée depuis un bateau de paille sur lequel on peut parcourir les backwaters du Kerala, une enfilade de lagunes et de lacs d’eau saumâtre parallèles à la côte sud-ouest de l’Inde (côte de Malabar), à quelques kilomètres de Guruvayoor, le havre où le polygraphe est installé pour un mois. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une itinérance, mais d’un voyage immobile en quelque sorte.

Une citation ensuite, extraite du Monde des livres de la semaine dernière, trouvé dans l’avion. De ces journaux que l’on conserve précieusement, certain que l’on est de ne pas froisser de papier français au petit déjeuner avant un moment. Elle est signée Marie-France Hirigoyen, psychanalyste : “Notre monde ne distingue plus souffrance et injustice. Cela amène la multiplication des discours de plainte.” Voilà qui résonne singulièrement en Inde.

La plainte n’est pas, en effet, le registre préféré des Indiens, et pourtant il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que la souffrance n’épargne personne. Mais avant d’en chercher les causes du côté de l’injustice on préfère les débusquer au fond de soi. Question de point de vue. Les rois de la plainte que nous sommes, serions presque embarrassés avec notre fric ici.

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Avec 100 rupees (1€ = 70 rupees) j’achète une pochette de 10 stylos (superbes stylos bille à pointe fine), un cahier, une paire de ciseaux et un rouleau de scotch.  Ou bien je vais à la plage (5 km en rickshaw) ou bien j’achète un couteau, une boite de kleenex, un savon. Bref, hors le gite et le couvert, 300 rupees suffisent aisément pour passer une bonne journée. Pour peu que j’accepte de partager des conditions de vie un brin spartiates. C’est bien le moins.

Plongé dans “Belle du Seigneur” d’Albert Cohen. Ambiance Société des Nations, rapports misérables entre fonctionnaires internationaux, relevés sans pitié mais toujours avec humour  : “Nul ne parlait à Finkelstein, zéro social qui ne pouvait être utile à personne et, plus grave encore, qui ne pouvait nuire à personne”. Fresque magnifique et réflexion profonde sur le temps qui passe et la jeunesse qui s’évanouit. Quelques longueurs toutefois. Passé la moitié.

Une note miraculeuse enfin, sans doute rédigée l’an dernier à l’entame du petit carnet emporté, lors du passage dans un ancien manoir transformé en maison de retraite près d’Alençon : le premier occupant fut Jehan de Frotté, sieur de La Rimblière, confident du roi François 1er et chancelier de Marguerite de Navarre. ” Voilà un personnage qui arrive à point pour animer le travail sur les débuts de l’imprimerie ici évoqué à plusieurs reprises.

Bonne semaine

 

6 réflexions sur « petit journal des Indes »

  1. Philippe

    Exact M. Court, Louis de Frotté, le chef de la chouannerie normande est le descendant de ce Jean qui s’installe à Alençon au début du XVIe comme chancelier de Marguerite de Navarre (sur la recommandation de François 1er semble-t-il). A l’époque effectivement l’évangélisme de Marguerite ou de Clément Marot n’est pas aussi radical que le sera le protestantisme, certains esprits – beaucoup de femmes – contestent certaines pratiques de l’Eglise comme les indulgences mais ne la remettent remet pas en cause.

    Pour la rupee, c’est tout simplement ce qui est écrit sur les billets, à l’anglaise, mais la graphie française est aussi conforme à la phonétique, c’est vrai. Longtemps que je n’ai pas lu Etiemble. Je me souviens notamment de sa préface des philosophes Taoïtes dans la Pléiade, assez gratinée. L’homme ne mâchait pas ses mots.

  2. Court

    Bonjour
    Pour Jean de Frotté de la Rimblière, j’avais une hypothèse liée au nom qui s’est avérée exacte, c’est qu’il est à la souche de la famille qui aboutit au Général Louis de Frotté, autre personnage de roman et grande figure de la chouannerie normande, fusillé à Verneuil par les bleus.

    Pour le texte lui_meme , la frontière est ténue entre protestantisme et évangélisme. Emile Amiel notait sans doute avec raison sur la foi d’une lettre que Juste-Lipse avait été tenté par le protestantisme. Ici, ce qui est donné ne me parait pas dépasser Marguerite de Navarre elle-meme.
    Vous n’avez jamais lu Etiemble pour écrire rupees, là ou roupies offre un équivalent des plus satisfaisants?
    Bien à vous, et mille excuses pour des infidélités liées à un article à finir!
    MC

  3. p.

    Si l’on en croit le dernier vers, peut-être que le Sieur de Frotté ne fut pas séduit seulement par les idées de Marguerite! J’entends “servi votre corps en la terre” comme “sur la terre” autant dire, du vivant de la belle! Même si les éloges funèbres comme genre obligatoire faisaient pleurer des larmes convenues et obligeaient à l’emphase pour ne point paraître goujat. Ou plutôt pour paraître touché au-delà de la politesse et marquer ainsi la proximité avec le/la défunt/e, ce qui est toujours bon à prendre dans le monde courtisan.
    On veut bien encore, quand vous repasserez, Philippe, quelques impressions extirpées des paysages, urbain et paysan…
    Portez-vous bien.

  4. Philippe Auteur de l’article

    C’est bien le paradoxe, Pascale. Sans tomber dans les généralités ont pourrait avancer qu’en Inde on ne fait pas suffisamment le lien entre souffrance et injustice. Belle matière à réflexion en tout cas.

    Je n’en sais guère plus sur Jehan de Frotté, sinon qu’il était poète à ses heures et se convertit au protestantisme, séduit par les idées neuves de Marguerite de Navarre. Un parfait personnage de roman.

    Las je ne puis tant sont faibles mes sensiblement
    Vous colloder, esprit de Marguerite
    Ny exprimer de vous ce que je sensiblement
    Car votre los si grand’gloire lérite
    Que par ma voix et ma veine petite
    Narrer ne puis ce qu’en ont veu mes yeux.
    Mais quand plaira au souverain des dieux
    M’oster le deuil que pour vous tant me serre
    A vous louer feray encore mieux
    Que n’ay servi votre corps en la terre.

  5. p.

    Merci, Philippe, pour ces mots et ces images de là-bas.

    Confondre souffrance et injustice… oui, cette formule est pertinente pour analyser, en partie, l’ambiance occidentale d’insatisfaction chronique qui nous recouvre. Laquelle insatisfaction est, par nature et stricto sensu, infinie. Je reprends, en ce moment, la littérature atomistique qui a précédé et ‘généré’ Epicure : Il ne s’agit, ni de satisfaire tous ses désirs, comme on le croit de manière obscène, ni même de les réduire, mais bien de les supprimer. C’est l’affaire d’une vie. Sans désirs, il ne reste que les besoins fondamentaux, vitaux. Mais là, je crains que la question de l’injustice ne revienne dans le débat. Car les souffrances en Inde, ne viennent pas de ce qu’ont les Indiens [ paradoxe de nos sociétés sur-saturées de biens dont on exige toujours plus, insatisfaisants, donc] que de ce qu’ils n’ont pas, en raison non d’une volonté propre, mais d’une injustice très mal-propre….
    Heureuse de savoir qu’Albert Cohen vous accompagne. Les quelques ‘longueurs’ que vous dites, sont si bien écrites qu’on les sent à peine passer. Pour ma part, je ne les ai jamais subies.
    Bien à vous, Philippe.
    [Le Normand Jehan de Frotté, sieur de la Rimblière n’est guère connu! c’est rien de le dire… Son apport à l’imprimerie naissante?]

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