Archives de catégorie : Récits de voyage

Mayotte sans filtre

“Pauvreté endémique” les premières lignes d’un récent papier du Monde reçu de mon amie Catherine ne dérogent pas au cliché qui colle à la peau de Mayotte, cette poussière d’Empire, où j’achève un séjour de trois mois – dans le centre et sur la côte ouest de l’île. Ce n’est évidemment pas faux, mais c’est un peu plus “un peu plus compliqué que ça” comme dirait François Morel. Quelques lignes donc pour proposer un regard un peu moins caricatural qu’il ne semble l’être dans les rédactions parisiennes et plus généralement en France métropolitaine (sachant que je n’ai pas accès au papier complet du Monde).

Sur la toute de Mamoudzou

Tout d’abord Mayotte est un site naturel exceptionnel, une des îles les mieux loties de l’Océan Indien, qui joue dans la catégorie des Seychelles et de Zanzibar. L’hyppocampe que forme l’île est ceinturé par une double barrière de corail où prospère une faune remarquable : des tortues géantes qui viennent lécher les plages et une variété de poissons peuplant les coraux que l’on peut observer à loisir à fleur de surface. Le littoral est peu accessible, les plages ne sont pas aménagées, il y a un peu de pollution superficielle (essentiellement des déchets) mais pas de problème systémique en raison de l’absence d’industrie. C’est un vrai vrai bonheur pour qui accepte de dévaler quelques pentes pour gagner les plages. L’absence de tourisme participe sans doute de la préservation de ce cadeau de la nature, de ces plages bordées de cocotiers où l’eau est translucide. Sur terre, ou plutôt dans les airs, les makis, ces lémuriens fantasques assurent l’ambiance en familles.

Mayotte est aussi l’île des épices et des parfums, de la vanille de l’Ylang-Ylang. Guerlain y a longtemps possédé d’importantes plantations avant de partir pour les Comores. C’est plus généralement le sanctuaire d’une agriculture ancestrale, intelligente, qui conjugue sur une même parcelle des cultures étagées, tenant compte de la lumière et de l’humidité, patate douce, plants d’ananas, pieds de bananiers, le tout entouré de cocotiers, de manguiers ou de jacquiers. Ce type d’agriculture est malheureusement en déclin mais l’île produit elle-même atour de 70% de ses besoins alimentaires. Rares sont les régions qui peuvent en dire autant. 

Maki du soir

L’île est officiellement peuplée de 250 000 habitants, mais dans les faits on s’accorde à penser qu’il y en a le double. Des résidents sans papiers, pour la plupart Comoriens, attirés par les lumières de Mayotte et le niveau de vie extravagant à leurs yeux des Mahorais (les natifs de Mayotte) intégrés, et des Métropolitains, pour la plupart enseignants, policiers, infirmières ou médecins, bénéficiant de salaires supérieurs de 40% à ceux pratiqués en métropole. La France et l’Europe tentent ainsi de s’acheter la paix sociale dans ce territoire isolé, au large de Madagascar. 

Le résultat de cette politique (la départementalisation a dix ans) est assez étrange. D’un côté l’île est sillonnée de gros 4X4, tous plus rutilants les uns que les autres, les maisons luxueuses poussent à grande vitesse, les équipements se multiplient. Et de l’autre les bidonvilles se déploient, les cases en tôle colonisent les abords des villes, où des dizaines de milliers de résidents sans papiers tentent de survivre en échappant aux contrôles. Le paradoxe est que ce sont eux qui font tourner l’île, notamment l’agriculture et le bâtiment. Payés à coup de lance-pierre (une femme de ménage touche de l’ordre de 150€ au noir), ils sont en quelque sorte le petit personnel de la communauté. 

Un chantier permanent

L’une des clefs de compréhension de cette  situation est, comme bien souvent, liée à l’histoire du lieu. Mayotte semble avoir été, avant d’avoir choisi son rattachement à la France, la moins considérée des quatre îles qui composent l’archipel des Comores (lequel ne reconnait toujours pas le démantèlement politique de l’ensemble). Cela pour des raisons qui, honnêtement, m’échappent, liées aux différences de culture entre les îles. Ce retournement de fortune explique en partie les tensions qui opposent les communautés, et le côté hyper nationaliste des Mahorais, qui votent volontiers Rassemblement National et considèrent que le gouvernement français est beaucoup trop laxiste en terme d’immigration clandestine. 

La natalité galopante (la maternité de Mamoudzou est la plus importante de France, plus de 10 000 naissances par an), l’application du droit du sol aux enfants nés sur l’île de parents étrangers, participent d’une situation sociale explosive, en raison notamment de la présence de centaines d’enfants et d’adolescents livrés à eux-mêmes, qui n’ont d’autre ressource pour vivre que de ramasser les miettes du festin, voire de se servir (les maisons sont dotées de portes métalliques et de grilles). Pendant le confinement, le lycée agricole de Coconi était pillé pratiquement toutes les nuits par des voleurs de poules ou de canards, qui cherchaient tout simplement à manger, faute d’activité. 

Le lieu du crime

L’île n’en est pas moins un paradis tropical, où se superposent, sans souvent se recouvrir, les cultures africaines, malgaches, indiennes et européennes. L’une de ses particularités est la culture matriarcale : ce sont les femmes qui possèdent le patrimoine, et elles se le transmettent entre femmes. Cela n’empêche pas, dans cette île musulmane à 98% – un islam africain, assez doux –  la pratique de la polygamie. Avoir plusieurs femmes est encore un signe extérieur de réussite, comme posséder une grosse voiture.

Il faudrait, naturellement beaucoup plus de temps prétendre comprendre les enjeux, pénétrer les mystères de cette mosaïque singulière qui s’est construite depuis deux siècles dans un rapport ambigu à l’Occident et à la France en particulier. Mais la réduire à un caillou souffrant d’une pauvreté endémique, secoué par une violence perpétuelle, est une représentation plus qu’abusive. C’est une île plaisante à découvrir, peuplée de gens charmants quand ils sont de bonne humeur, pour qui apprécie la nonchalance africaine et n’est pas trop effrayé par l’humidité tropicale, les petites bêtes, et l’imprésivibilité des évènements.  

Le tour du monde par erreur

Lorsque la flotte de Magellan quitte le port de Séville, il y a précisément 500 ans, en août 1519, les 237 marins embarqués sur cinq nefs n’ont pas le moins du monde l’intention de faire le tour du globe. Ils ont pour mission d’ouvrir une nouvelle route pour rejoindre les îles Moluques, par delà les Indes, réputées pour leurs épices. C’est pour cette raison qu’ils mettent le cap à l’Ouest, le 20 septembre, imaginant que l’Amérique n’est qu’une bande de terre séparant l’Atlantique (la mer océane à l’époque) de l’océan Indien.

Magellan ne fera d’ailleurs pas ce tour du monde qui lui est aujourd’hui universellement attribué. Il mourra à mi-chemin, sur l’île de Mactan aux Philippines. C’est l’un de ses capitaines, El Cano, qui ramènera le dernier bateau de la flotte, la Victoria, à la tête des dix-huit survivants de cette aventure extraordinaire. Et c’est Antonio Pigafetta, le scribe de l’expédition qui en écrira la relation quelques semaines après leur retour.

Cette épopée est étudiée, cartographiée, radiographiée… dans un magnifique ouvrage, édité il y a quelques années par les éditions Chandeigne. Une enquête passionnante qui débute par le récit du partage du globe entre Espagnols et Portugais au traité de Tordesillas signé en 1494 sous l’égide du pape Alexandre VI Borgia.

Mais cet ouvrage n’évoque qu’à la marge un personnage capital de cette aventure, Henrique de Malacca, cité sous le nom de Malais de Magellan. C’est une jeune nonne normande, Louise de Chauvigny, qui a percé la première, en 1529, à la lecture du manuscrit de Pigafetta, le mystère de ce Malais aujourd’hui oublié. Cette découverte est relatée dans “Le Malais de Magellan” un petit ouvrage sorti l’an dernier des presses d’une imprimerie d’Alençon, dans un tirage limité à 300 exemplaires.

Il doit rester une vingtaine d’unités de ce petit livre dans les cartons de l’atelier du polygraphe. Ils peuvent y dormir tranquillement puisque ce livre ne sera pas réédité. Il pourra en revanche avantageusement ressortir du bois l’an prochain, pour la suite des aventures de Louise, qui n’a pas dit son dernier mot en matière d’édition depuis son château d’Alençon, à l’heure où l’imprimerie est en passe d’élargir le monde.

Mais si d’aventure, une lectrice u un lecteur intrigué souhaite se le procurer, le polygraphe se fera un plaisir de lui expédier, comme une trouvaille dénichée dans un repli du web, cette invention qui, à son tour, 500 ans plus tard, est en passe de changer bien des choses.

Le Malais de Magellan, L’atelier du polygraphe, 164 pages, 12€. latelierdupolygraphe@gmail.com

Malraux et l’Inde

On dit beaucoup de mal de Malraux. Pour de bonnes raisons parfois, pour de mauvaises souvent. L’une des bonnes raisons me semble-t-il est la lourdeur, ou plutôt l’épaisseur de sa prose, de son style. On a bien souvent, à le lire, l’impressions d’avancer  au coeur d’une jungle hostile. Il faut régulièrement reculer d’un pas pour retrouver son chemin dans ce maquis impénétrable. Ses essais ne rachètent pas ses romans de ce point de vue. Le summum est atteint dans sa somme sur l’art La métamorphose des dieux, carrément illisible en dépit d’une intuition remarquable : les représentations des dieux se sont métamorphosées avec le temps en oeuvres d’art.

Malraux travaillant sur La métamorphose des dieux

Pour autant, l’effort fourni pour avancer dans cette jungle étouffante est trés souvent récompensé par de subtiles considérations sur la condition humaine et par une pré-science des évènements que l’on a pas fini d’observer. Malraux a senti, dès ses premiers ouvrages, notamment La tentation de l’Occident, les failles de la civilisation occidentale. Ses faiblesses endémiques devant les cultures orientales. Ses aventures en extrême-orient dès les années 1920 n’y sont évidemment pas pour rien.

Parmi ces civilsations, celle qui l’a le plus fasciné(e) est sans doute la civilisation hindoue. Vraisemblablement, ainsi qu’il l’explique dans ses Anti-mémoires, parce qu’il s’agit de la seule civilisation qui ait survécu depuis cinq mille ans aux invasions successives et qui ait préservé, non seulement dans les textes mais dans une tradition vivante un héritage dont les sources remontent à la préhistoire :

Face à l’Inde Je venais de retrouver l’une des plus profondes et des plus complexes rencontres de ma jeunesse. Plus que celle de l’Amérique préhispanique, parce que l’Angleterre n’a détruit ni les prêtres ni les guerriers de l’Inde, et que l’on y construit encore des temples aux anciens dieux. Plus que celle de l’Islam et du Japon, parce que l’Inde est moins occidentalisée, parce qu’elle déploie plus largement les ailes nocturnes de l’homme ; plus que celle de l’Afrique par son élaboration, par sa continuité. Loin de nous dans le rêve et dans le temps, l’Inde appartient à l’Ancien Orient de notre âme.

marché au poisson de Chavakkak, photo maison

Je relis avec un extrême plaisir ces anti-mémoires –  première partie du Miroir des Limbes, le pléiade de ce voyage –  qui font la part belle à l’Inde et aux longues conversations que Malraux a tenues à plusieurs époques avec Nehru. Ces échanges ont une saveur toute partciulière sous la lumière et la chaleur écrasante du Kerala, dans une Inde qui n’a pas encore cédé aux coups de boutoirs de l’Occident, sans pour autant  y échapper complètement. Il est une chose qu’on ne peut pas enlever à Malraux : le fait d’être un acteur et un témoin exceptionnel de son siècle, écrivain, aventurier et ministre, qui pouvait accompagner la Joconde à New-York pour les beaux yeux de Jackie Kennedy et tailler une bavette avec Mao comme avec Nehru. La littérature a ceci d’extraordinaire qu’elle permet de se glisser, tanquillement, entre les interlocuteurs et de participer à ces conversations qui disent quelque chose du monde où nous vivons.




Royal Enfield

 

Ce pourrait être un bel objet de collection, une pieuse relique mécanique, une vénérable grand-mère à deux roues. Que nenni, son esthétique furieusement rétro – sortie tout droit d’un documentaire sur Steve Mac Queen – son moteur de chalutier bienveillant, est une moto on ne peut plus contemporaine en Inde.

sur la route de Guruvayoor, Kerala, photo maison

Mieux encore, cette vieille moto anglaise, achetée et interprétée par la jeune industrie indienne, qui cherchait une moto légère, performante et facile d’entretien au lendemain de l’indépendance, est revenue par la fenêtre en Europe il y a quelques années, où elle fait depuis lors un tabac. En 2014 il s’est vendu dans le monde plus de Royal Enfield que de Harley Davidson.

En Inde c’est la référence absolue, un peu comme l’Hindoustan Ambassador pour l’automobile. De ces motos qui absorbent sans broncher tous les caprices de la chaussée, emportant deux, trois quatre et même parfois cinq passagers. Avec cette désinvolture propre aux usagers de la route indienne, pour qui la seule règle qui vaille est de ne pas se trouver à deux au même endroit et au même moment.




petite bibliothèque portative

Il est toujours délicat de composer une bibliothèque portative lorsque l’on est appelé à séjourner plusieurs semaines loin de ses repères, de ses livres et de toute librairie praticable. Même si, avec le temps, on s’est affranchi des contraintes que l’on s’imposait par le passé pour voyager le plus léger possible, à savoir un livre unique choisi dans la bibliothèque de la pléiade.

Le jeu est assez plaisant de faire entrer tel ou tel livre dans le sac, de le laisser quelques jours pour finalement le remplacer par un autre, et puis non, en relire quelques pages, le replacer, réfléchir à son voisinage, et parvenir à équilibre satisfaisant : une promesse le longues heures de lecture, qui sont comme chacun le sait des parenthèses de bonheur possible.

Première considération : emporter un essai et un roman. Le roman est choisi depuis un moment. Il s’agit de L’homme sans qualités de Musil. Le premier volume qui pèse ses 900 pages devrait être suffisant, même s’il est déjà bien entamé. C’est une lecture charmante, aérienne, un peu hors sol, mais assez addictive. Trés intellectualisante, peut être un peu trop, qui nous parle de l’empire Austro-Hongrois comme on nous parlerait de l’Europe aujourd’hui. Pour l’essai, ce sera Le miroir des Limbes de Malraux, en pléiade pour le coup, parce que ce recueil de textes n’existe sous cette forme qu’en pléiade. C’est une relecture. Et un autenthentique bonheur.

Je dois à Malraux la visite des temples d’Ellora en Inde, un série de temples sculptés dans la montagne, “un des sites anciens les plus sous-estimés de la terre” qui m’a profondément marquée. Relire ses conversations avec Nehru, replonger de façon aléatoire, comme il le propose dans ces mémoires, dans les souvenirs de ce témoin du XXème siècle, qui a eu dès les années 20 l’intuition de l’Asie, est un plaisir que j’entends bien m’offrir en Inde. Pour accompagner ce récit, un document, déjà lu lui aussi à plusieurs reprises, mais difficilement épuisable Approche de l’hindouisme d’Alain Danélou, aux éditions Kailash de Pondichéry. Un bouquin acheté au french book shop de Pondichéry lors d’un précédent séjour. Il s’agit d’un précieux bréviaire pour approcher cet univers mystérieux qu’est l’hindouisme. Pour tenter de comprendre ce “rapport à la fois retenu et souriant, familier et courtois, que les Hindous entretiennent avec les dieux, les fleurs, les parfums, les animaux, la musique, la beauté des rites, des statues et des cérémonies.”

Enfin, pour le travail, parce que le travail que le polygraphe s’assigne durant ce mois d’avril exotique est la reprise de l’ouvrage sur la naissance de l’imprimerie, le dictionnaire de la France de la Renaissance, dont le poids reste raisonnable. La multiplicité des entrées devrait convenir au besoin que l’on peut avoir de trouver un point d’appui à l’esprit à avant de laisser l’imagination vagabonder à son gré. Nous verrons bien. Quoi qu’il en soit, les livres sont dans le sac.




Nao Victoria

magellan-2Il faut se pincer pour y croire. C’est sur une coque de noix de la dimension d’un gros chalutier qu’une vingtaine d’équipiers de Magellan a bouclé en 1522 le premier tour du globe terrestre, réalisé la première circumnavigation de l’histoire. La réplique du Nao Victoria, rescapé de la flottille ayant quitté Séville en août 1519 pour prendre possession des Moluques au nom de la couronne d’Espagne, s’est amarrée durant quelques jours au ponton Belem dans le port de Nantes. Votre serviteur n’aurait manqué pour rien au monde la visite de ce navire mythique dont il a suivi les péripéties jour après jour à travers le récit des survivants – dont le chroniqueur Antonio Pigafetta – réunis dans le magnifique ouvrage réalisé par les éditions Chandeigne, évoqué ici dans une chronique intitulée Quand l’Eglise distribuait le monde.

On comprend en posant le pied sur le pont de cette “caraque” que l’on est à peine sorti du Moyen-Âge lorsqu’on se lance à la découverte de la planète. Il n’y a pas même une barre à roue pour diriger le navire, à la conception et aux équipements extrêmement sommaires, qui devaient rendre les manœuvres particulièrement difficiles et périlleuses. La nef disposait d’une seule cabine, réservée au capitaine, et d’un seul réduit fermé pour se mettre à l’abri pendant les tempêtes. On a peine à imaginer les conditions de vie des dizaines de marins qui cohabitaient sur ces petits navires, pourris d’humidité – l’un des bateaux a dû rebrousser chemin aux Moluques tans ses bordés étaient vermoulus – qui se réchauffaient aux feux de cuisine allumés sur le pont.

magellan-1Les visiteurs de l’atelier me pardonneront, je l’espère, la médiocrité des images prises à la volée lors de ce passage, qui s’explique sans doute par l’émotion et la fascination provoquées par cette visite.  Je n’avais pas l’intention de me voler le présent à moi-même comme le font trop souvent les visiteurs de lieux remarquables, privilégiant la photographie à la jouissance de l’instant présent.

Il faudrait évidemment revenir plus avant sur cette incroyable équipée, qui se déroule à la charnière de deux époques, au moment de la construction effective d’un monde nouveau.  Mais il faudrait pour cela proposer un livre entier. Ce que Chandeigne a fort bien fait dans un ouvrage que je ne cesse de recommander. Allez encore une petite louche :  Le voyage de Magellan, la relation d’Antonio Pigafetta et autres témoignages.

Bonnes semaine




petit journal des Indes 2

Les cartes postales n’existent pas à Guruvayoor. Enfin pas tout à fait. La poste propose des rectangles de carton vierges, préimprimés sur une face avec juste l’emplacement pour écrire l’adresse et la place du timbre. J’ai créé l’émoi hier au bureau principal en demandant cinq de ces cartes et cinq timbres pour la France, Le guichetier a appelé la directrice qui a tenu à me recevoir dans son bureau pour mener à bien la transaction. Etonnant.

scène de rue

Il faut dire que les Occidentaux sont très peu nombreux dans cette petite ville du Kerala, sur la mer d’Arabie comme on dit ici,  qui n’offre guère d’attrait hors son temple dédié à Krishna, mais il faut être hindouiste pour y pénétrer. Peu importe en fait et c’est aussi bien ainsi. L’Inde n’est pas un décor, c’est un bain, un jus. Et l’immersion dans la rue est une expérience totale, à chaque fois renouvelée.

Il y a la chaleur tout d’abord qui enveloppe, écrase, trempe les vêtements si l’on prétend marcher un peu,. Il y a le bruit ensuite, dominé par la subtile musique des klaxons en ville et les croassements des corbeaux dès que la végétation prend le dessus. La plupart des temps les deux sont mêlés. Les klaxons ne sont pas un ornement du paysage sonore, mais une sculpture permanente de l’espace. Je klaxonne donc je suis, ou plutôt je suis là, j’arrive. Je vais entrer dans ta bulle. Merci d’en tenir compte.

gas

Sachant que l’on roule à gauche en Inde, qu’il faut toujours prendre garde à ses pieds pour éviter les surprises, les plaques de béton cassées qui recouvrent les égouts, les flaques, on est rarement en peine de sensations dans la rue indienne. Cela sans évoquer les odeurs, toujours puissantes,  musclées, qui témoignent de différents stade de macération ou de décomposition des matières organiques, ou de parfums plus urbains comme le caoutchouc brûlé ou le gas-oil, et créent un relief olfactif oublié sous nos latitudes.

bojanglesTerminé Belle du Seigneur d’Albert Cohen, un grand livre sur la vacuité et En attendant Bojangles, un petit livre sur l’amour. La fantaisie du second m’a consolé de la gravité et de la tristesse du premier. Même s’il n’est évidemment pas question de comparer deux oeuvres incomparables. Nul doute que l’état d’esprit dans lequel on se trouve influe sur la réception d’un ouvrage. La relecture a, toujours pour cela, de grandes vertus. Je le constate à la réouverture de Marcel, le pléiade finalement choisi. Grand plaisir à le retrouver à mi-chemin de ce voyage immobile, beaucoup plus percutant qu’on l’imagine souvent : “Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres… nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons de lui. ”

Bonne semaine




Deux cents ans pour une fleur

dethorey-bourgeon-ok-66Autant le dire d’entrée, « Le passage de Vénus » ne marquera pas l’histoire de la bande dessinée. Cette relation illustrée du voyage de Bougainville s’appuie sur un scénario trop convenu, des dialogues trop pauvres pour figurer dans une quelconque anthologie. La singularité du dessin et surtout la mise en couleur pondèrent toutefois l’agacement que l’on peut ressentir à la lecture de cette saga inachevée* en deux tomes.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’aventure que met en lumière cette bande dessinée maladroite est proprement invraisemblable. Et je dois confesser ne pas y avoir cru dans un premier temps – n’ayant jamais relevé de traces de cette affaire dans la relation de Bougainville, pas plus que dans le supplément de Diderot. Une femme, Jeanne Barret, assistante et compagne du botaniste de l’expédition, Philibert Commerson, a effectué clandestinement le voyage autour du monde, devenant ainsi la première femme à boucler une circumnavigation, à la fin du XVIIIe.

Mieux, c’est elle, cette orpheline, qui rapportera au roi de France les 30 caisses de plantes exotiques rassemblées au cours de cette circumnavigation, après la mort de Philibert Commerson sur l’île de France, l’actuelle île Maurice. Les quelques notices biographiques qui traînent ici ou là, précisent qu’elle était devenue, au fil du temps, une botaniste émérite et qu’elle fut saluée comme une « femme extraordinaire » par Louis XVI.

Disparue dans un angle mort de l’Histoire, Jeanne Barret, dont la véritable nature fut découverte par Bougainville deux ans après le départ de l’expédition, à Tahiti, n’a fait sa réapparition sur la scène historique que récemment, par le biais de cette bande dessinée et de quelques ouvrages confidentiels, dont « La clandestine du voyage de Bougainville » de Michèle Kahn, qui vient de paraître. Et c’est seulement en 2012 qu’une fleur a été baptisée en son hommage, elle qui avait découvert plusieurs centaines d’espèces.candestine

On imagine à peine ce qu’a pu vivre cette femme durant les deux premières années du voyage, au milieu d’un équipage de matelots, dans une espace contraint, pour échapper à la vigilance et à la sagacité de l’équipage. Mais plus encore, on reste sans voix devant la persévérance et la de cette femme qui, livrée à elle-même sur l’île de France, montera une taverne pour subvenir à ses besoins tout en conservant ses précieuses plantes qu’elle rapportera, quelques années plus tard, en France.

A l’heure où l’on cherche désespérément des femmes pour garnir un Panthéon quasi exclusivement masculin, on serait bien inspiré de se souvenir de figures de cet éclat, victimes d’une négligence coupable d’historiographes borgnes ou hémiplégiques.

*Le décès du dessinateur a interrompu la série, dont le deuxième volume a été achevé par François Bourgeon, en noir et blanc.

Illustrations : Extrait du passage de Venus , Dethorey et Autheman et Bourgeon, Air Libre ; « La clandestine du voyage de Bougainville » Michèle Kahn, Le Passage.  




Bibliothèque de Babel

Avec le temps, la géographie de la diffusion d’un livre prend des formes inattendues. On sait, grâce à quelques lecteurs, à une commande chez l’éditeur, que tel titre est parti au Canada ou tel autre en Argentine, mais cela reste, disons, anecdotique. On n’imagine pas, même si on peut le souhaiter secrètement, qu’un livre édité à Nantes ou à Rennes soit appelé à voyager au-delà des frontières.

 Je viens de découvrir, à la faveur d’une recherche sur mon premier attentat contre la littérature – un livre désormais épuisé – qu’un exemplaire se trouvait, dans sa version anglaise, à la bibliothèque d’Alexandrie, en Egypte. Oui, à la Bibliotheca Alexandrina « The library of Alexandria. ». Incredible.

library

Mais ce n’est pas tout. Le site en question, relève que plusieurs de mes forfaits, pourtant non traduits, se trouvent dans des bibliothèques en Suisse, en Allemagne et surtout aux Etats-Unis. Et pas des bibliothèques de quartier puis que « L’homme blanc » est disponible à Yale University library, « Derrière la montagne » à la New-York public library et « Balade autour d’Annonay » à Harvard (Harvard college library). Oups.

Restons calme, l’explication de ce mystère réside peut-être dans le fait que ces bibliothèques se procurent systématiquement tous les titres qui paraissent dans le monde (comme le fait la Bnf pour la France par le biais du dépôt légal), même si cela paraît insensé. Mais dans ce cas tous les titres devraient être représentés, et non répartis ici ou là, de façon apparemment aléatoire.

Autre hypothèse, la nature des livres : des récits de voyage ou des monographies traitant d’un lieu. Chaque titre est en effet accompagné de mots clés, à l’image de “L’homme blanc” : Eastern Africa, social life and customs, travel narrative. Ce ne serait pas totalement illogique dans des bibliothèques universitaires, sachant que les anglo-saxons sont, on le sait, plus portés que nous ne le sommes sur les récits de voyage. Mais je n’en sais rien. Il est plus compréhensible, pour des raisons sans doute liées à la seconde guerre mondiale,  que « Saint-Nazaire, porte ouverte sur le monde » soit présent dans plusieurs bibliothèques en Allemagne. En revanche que « Tour around Annonay » se retrouve à la bibliothèque d’Alexandrie est un mystère quasi-borgesien.

Ce clin d’œil du ciel ravit l’auteur, vous l’imaginez, et va lui donner du cœur à l’ouvrage pour poursuivre la composition, pour l’heure interrompue, du récit de voyage entamée cet été, et qui se déroule, justement, aux Etats-Unis, où un lecteur francophile débusquera peut-être, dans de longues années, un petit bouquin poussiéreux lui proposant un regard singulier sur son pays au début des années quatre-vingt. Il n’est pas interdit de rêver.

Illustration : improbables librairies