La tentation de Louise 1

Marguerite de Navarre, duchesse d’Alençon

Avertissement

Un mot, ami lecteur, avant de t’aventurer dans les pages de ce petit livre. Tu vas être transporté en l’an de grâce 1534, sous le règne du roi François, premier du nom. Dieu est embarrassé en ce printemps brumeux, il ne sait arbitrer entre des catholiques un peu trop zélés, qui ont forcé sur la pompe et le décor, et des chrétiens tourmentés qui souhaitent renouer avec la sobriété des premiers âges ; l’intention n’est pas condamnable, mais risque de mettre en péril le patient édifice qu’il construit sur terre depuis un bon millénaire. Ces derniers temps, les hommes l’ont un peu débordé à vrai dire, mettant au point un procédé étonnant, l’imprimerie, qui permet de diffuser à grande échelle les textes sacrés en langue vulgaire. Et qui donne à chaque lecteur la possibilité d’interpréter à sa façon la parole divine. Ces garnements se sont, dans le même élan, mis à courir les océans pour découvrir de nouvelles terres où vivent des sauvages dont il va bien falloir se demander un jour ou l’autre s’ils sont une âme.

Le pape est certes à la manœuvre mais, entre les rabais accordés sur la durée du purgatoire pour payer la facture de Saint-Pierre de Rome et le partage du monde à découvrir entre Espagnols et Portugais, il est trop occupé pour entendre les récriminations de ces nouveaux chrétiens, de ces évangélistes auto-proclamés. Le premier ministre de Dieu, qui n’aime pas le désordre, préfère régler le compte de ces impudents en faisant rôtir les plus vindicatifs sur les bûchers de l’inquisition. François est plus mesuré. Le roi de France ne s’est pas encore fait de religion définitive, écartelé entre un clergé fidèle à Rome et un cercle d’érudits protégé par sa sœur bien-aimée, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon et reine de Navarre. Princesse éduquée et savante, femme de lettres, Marguerite, n’hésite pas à mettre en lumière la débauche de certains prélats romains, à l’image de Jacques de Silly, évêque de Séez en son duché d’Alençon, un jeune coq de vingt-cinq ans qui court tous les jupons de son diocèse. Pour autant, en ce mois de mars 1534 une trêve semble se faire jour entre les papistes et les évangélistes, sous l’autorité du roi qui s’attache à calmer les esprits. C’est à ce moment que débute notre histoire. 

Lors de son dernier séjour dans son duché normand, Marguerite a sauvé du couvent une jeune fille de petite noblesse, Louise de Chauvigny, dont elle a fait sa chambrière et à qui elle a confié la librairie du château. Louise jouit d’une grande liberté dans le palais déserté depuis le départ de la duchesse pour la Navarre, mais elle sait que cette liberté ne saurait durer. Marguerite a confié à sa gouvernante, dame Cécile, le soin de trouver un époux à la jeune femme. Mais Louise, qui a pris goût aux plaisirs de l’esprit en passant ses journées dans la librairie du château, qui a même tâté de la presse en participant à l’impression clandestine d’un ouvrage interdit, redoute d’être exilée dans le manoir moisi de quelque hobereau normand. Entre le couvent et le mariage arrangé qui lui est promis, la tentation est grande de chercher une échappatoire. Mais que peut une jeune femme sans famille, sans fortune, lestée par une naissance qui lui interdit une mésalliance ? Elle ne le sait pas encore, pas plus que son créateur, débordé lui-aussi par la liberté des personnages à qui il a eu l’imprudence de donner le jour dans l’ombre des chroniques du temps. 

Ceci est l’avertissement au lecteur qui ouvrira La Tentation de Louise, la suite du Malais de Magellan, sur laquelle je me suis remis à plancher ces dernières semaines. Le premier chapitre, publié ici il y a quelque temps, a été allégé et le texte avance bien. J’espère pouvoir le publier au printemps prochain. Je ne sais pas encore si je vais le proposer ici en feuilleton, parce que je ne cesse de le retravailler. Cette prépublication est à la fois une contrainte bénéfique pour le texte, dont les imperfections sont plus nettes ainsi exposées, et une entrave pour sa fraîcheur. Nous verrons bien. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une copie provisoire, qui sera sans doute amendée et qui n’a pas vocation à circuler. D’éventuels commentaires sont les bienvenus par mail (en bas de la col de droite) La date de publication sur ce blog ISSN 2497-7144 assure le copyright.

Le tour du monde par erreur

Lorsque la flotte de Magellan quitte le port de Séville, il y a précisément 500 ans, en août 1519, les 237 marins embarqués sur cinq nefs n’ont pas le moins du monde l’intention de faire le tour du globe. Ils ont pour mission d’ouvrir une nouvelle route pour rejoindre les îles Moluques, par delà les Indes, réputées pour leurs épices. C’est pour cette raison qu’ils mettent le cap à l’Ouest, le 20 septembre, imaginant que l’Amérique n’est qu’une bande de terre séparant l’Atlantique (la mer océane à l’époque) de l’océan Indien.

Magellan ne fera d’ailleurs pas ce tour du monde qui lui est aujourd’hui universellement attribué. Il mourra à mi-chemin, sur l’île de Mactan aux Philippines. C’est l’un de ses capitaines, El Cano, qui ramènera le dernier bateau de la flotte, la Victoria, à la tête des dix-huit survivants de cette aventure extraordinaire. Et c’est Antonio Pigafetta, le scribe de l’expédition qui en écrira la relation quelques semaines après leur retour.

Cette épopée est étudiée, cartographiée, radiographiée… dans un magnifique ouvrage, édité il y a quelques années par les éditions Chandeigne. Une enquête passionnante qui débute par le récit du partage du globe entre Espagnols et Portugais au traité de Tordesillas signé en 1494 sous l’égide du pape Alexandre VI Borgia.

Mais cet ouvrage n’évoque qu’à la marge un personnage capital de cette aventure, Henrique de Malacca, cité sous le nom de Malais de Magellan. C’est une jeune nonne normande, Louise de Chauvigny, qui a percé la première, en 1529, à la lecture du manuscrit de Pigafetta, le mystère de ce Malais aujourd’hui oublié. Cette découverte est relatée dans “Le Malais de Magellan” un petit ouvrage sorti l’an dernier des presses d’une imprimerie d’Alençon, dans un tirage limité à 300 exemplaires.

Il doit rester une vingtaine d’unités de ce petit livre dans les cartons de l’atelier du polygraphe. Ils peuvent y dormir tranquillement puisque ce livre ne sera pas réédité. Il pourra en revanche avantageusement ressortir du bois l’an prochain, pour la suite des aventures de Louise, qui n’a pas dit son dernier mot en matière d’édition depuis son château d’Alençon, à l’heure où l’imprimerie est en passe d’élargir le monde.

Mais si d’aventure, une lectrice u un lecteur intrigué souhaite se le procurer, le polygraphe se fera un plaisir de lui expédier, comme une trouvaille dénichée dans un repli du web, cette invention qui, à son tour, 500 ans plus tard, est en passe de changer bien des choses.

Le Malais de Magellan, L’atelier du polygraphe, 164 pages, 12€. latelierdupolygraphe@gmail.com

Le coup de chalumeau dans les vignes du Midi n’est pas une calamité agricole

par Catherine Bernard

Je suis vigneronne.  Je n’écris pas en qualité de vigneronne.  Je n’écris pas non plus en qualité de vigneronne victime d’une calamité agricole, d’une catastrophe naturelle ou d’un accident climatique. Ce qui s’est produit dans les vignes du Gard et de l’Hérault vendredi 29 juin, est d’une tout autre nature, d’un tout ordre, ou plus exactement d’un tout autre désordre. 

photo : Buveur de vin

J’écris en qualité de témoin du changement climatique à l’œuvre, qui est en fait un bouleversement, qui ne concerne pas ici des vignerons, là des arboriculteurs, hier des pêcheurs, demain des Parisiens asphyxiés, mais bien tous, citadins ou ruraux, habitants du Sud comme du Nord, de l’Ouest, ou de l’Est. 

J’écris en qualité d’hôte de la terre. Nous sommes chacun, individuellement, interdépendants les uns des autres. 

J’étais vendredi matin dans les vignes pour faire un tour d’inspection des troupes et ramasser des abricots dans la haie de fruitiers que j’ai plantée en 2010 entre les terret et les cinsault. Il faisait déjà très chaud. Je ne sais pas combien, je ne veux pas ouvrir le livre des records. Je suis rentrée au frais, et je me suis plongée dans la lecture d’un livre passionnant, La vigne et ses plantes compagnesde Léa et Yves Darricau. J’ai repoussé la plantation de 30 ares de vignes à l’origine programmée pour cette année, à plus tard, à quand je saurai comment et quoi planter. Je cherche. A 18 heures, Laurent, mon voisin de vignes avec qui je fais de l’entraide, m’appelle : 

  • Là-haut à Pioch Long, les syrah sont brûlées.
  • Comment ça brûlées ?
  • Oui, brûlées, les feuilles, les raisins, comme si on les avait passé au chalumeau. 

J’ai pris ma voiture, et je suis allée dans les vignes. Quand j’ai vu à La Carbonelle, les grenaches, feuilles et grappes brûlées, grillées, par zones, sur la pente du coteau exposée sud-ouest, je n’ai pas pensé à la perte de la récolte. J’ai vu que certaines étaient mortes, que d’autres ne survivraient pas. Il faisait encore très très chaud et j’ai été parcourue de frissons. La pensée m’a traversée que c’était là l’annonce de la fin de l’ère climatique que nous connaissons, la manifestation de la limite de l’hospitalité de la terre. Puis je suis passée sur le plateau de Saint-Christol, là où depuis le XIIème siècle l’homme a planté des vignes pour qu’elles bénéficient pleinement des bienfaits du soleil et du vent. Et là, à droite, à gauche, j’ai vu des parcelles de vignes brûlées, grillées dans leur quasi totalité.

Il y aura des voix, celles des porte-parole des vignerons, chambre d’agriculture, représentants des AOC, et c’est leur rôle, pour évaluer les pertes de récolte, la mortalité des ceps, et demander des indemnisations.   

Il y aura les voix invalidantes de la culpabilité, celle des gestes que l’on a faits dans la vigne les jours précédents et que l’on n’aurait peut-être pas dû faire, ou ceux que l’on n’a pas faits et que l’on aurait dû faire. Et si j’aurais su…. A ceux-là, je réponds, les si n’aiment pas les rais.  

Il y aura des voix pour dire qu’à cela ne tienne, on va généraliser l’irrigation, et si cela ne suffit pas, eh bien on plantera des vignes, plus haut dans le Nord, ailleurs. Peut-être même y en aura-t-il pour s’en réjouir. A ceux-là, je réponds qu’ils sont, au mieux des autruches, au pire des cyniques absolus et immoraux, dans les deux cas des abrutis aveugles. 

Ce qui s’est produit ce vendredi 29 juin dans les vignes du Midi, est un avertissement, un carton rouge. Ce n’est pas seulement les conséquences d’un phénomène caniculaire isolé doublé d’un vent brûlant, mais la résultante de trois années successives de stress hydrique causé par des chaleurs intenses et de longues périodes de sécheresse qui, année après année, comme nous prenons chaque année des rides, ont affaibli les vignes, touchant ce vendredi 29 juin, celles qui étaient plantées dans ce qui était jusqu’alors considéré comme les meilleurs terroirs. C’est aussi la résultante d’un demi-siècle de pratiques anagronomiques

La Carbonelle est plantée de vignes depuis 1578. C’est un mamelon en forme de parallélogramme bien exposé au vent et soleil. Ce qui s’est passé le 29 juin, dit que l’ordre des choses s’est littéralement inversé. Le vent et soleil ne sont plus des alliés de l’homme. La solution de l’irrigation est la prolongation d’un défi prométhéen. On se souviendra qu’il lui arrive quelques bricoles à Prométhée. Cela dit aussi que le changement va plus vite que la science agronomique et ses recherches appliquées, cela nous précipite dans un inconnu. Il nous faut radicalement changer notre rapport à la terre, ne plus nous en considérer comme des maîtres, mais des hôtes, que l’on soit paysan ou citadin. 

Ceux qui voudraient circonscrire à la viticulture du Midi ce qui s’est produit le 29 juin s’illusionnent. Le phylloxéra a été identifié en 1868 à Pujaud dans le Gard. Les vignerons des autres régions ont cru ou feint de croire qu’ils seraient épargnés. En 1880, le puceron avait éradiqué la totalité du vignoble français, et gagné toute l’Europe. Le phylloxéra était lui-même la « récompense » de notre quête du mieux, du plus. Il a été à l’origine de la seule grande émigration française et d’une reconstruction du vignoble qui a profondément changé l’équilibre même de la vigne. Nous en sommes les héritiers directs. 

Ceux qui voudraient circonscrire le phénomène à la viticulture se dupent aussi. La vigne  nous accompagne, sur notre territoire, depuis plus de deux millénaires,  et l’homme depuis plus de 6 000 ans. Sa culture est tout à la fois un pilier et un symbole de notre civilisation. Si la vigne n’a plus sa place dans le Midi, l’homme ne l’aura pas davantage car le soleil et le vent seront brûlure sur sa peau.  

Nous, vignerons, devons en tout premier lieu renouer avec la dimension métaphysique de notre lien à la terre et alors, nous pourrons changer radicalement nos pratiques.  Mais il faudra autant de temps pour retricoter  ce que nous avons détricoté. L’œuvre elle-même est vaine si par ailleurs, nous, vous, moi continuons à prendre l’avion comme nous allons promener le chien, goûtons aux fruits exotiques comme si on les cueillait sur l’arbre, mettons la capsule dans la machine à café comme un timbre sur une lettre, ainsi de suite. Ce que les vignes disent, c’est que notre civilisation elle-même est menacée. 

Les abeilles l’ont aussi dit, avant la vigne. Mais nous ne les avons pas entendues. 

Catherine Bernard

La femme du dedans

“Elle était belle comme la femme d’un autre”. Cette pensée fugace de Paul Morand parle bien souvent aux hommes. Mais qu’en est-il des femmes ? Quels éclairs, quels tourments traversent l’esprit et le coeur d’une femme de trente ans, dont le corps s’évade à la recherche de sensations inédites ? Déployer de Douna Loup déplie en sept livrets les états d’âme et de corps de l’une d’entre elles, Elly, mère de deux filles, qui vit en couple à la campagne. Une exploration singulière, une descente vertigineuse à l’intérieur d’une femme.

Pour mettre en lumière ce tourment intérieur, Douna Loup a choisi une forme extrêmement libre, une sorte de vagabondage de l’esprit, qui lui permet d’emmener son lecteur dans des profondeurs qu’elle ne connait pas elle-même. “Ce qu’il faut savoir pour lire la suite de l’histoire c’est que je ne connais rien à la suite de l’histoire. et c’est cela le plus important. Etre certain de ne rien savoir par avance, ni de soi, ni des autres….” Cette liberté de forme autorise une confession déliée de toute convenance, dont l’objectif est clairement affiché : mettre des mots sur des sensations qui échappent à la jeune femme, la débordent, l’enchaînent à ses propres contradictions.

Le désir, l’ambiguité des relations entre les hommes et les femmes, la maternité, la jalousie qui tord le ventre, tout y passe dans un livret ou dans un autre de ce livre protéiforme. L’ordre de lecture des sept livrets n’a pas d’importance. On y retrouve la même histoire, les mêmes personnages, à un moment différent de l’aventure ou sous une perspective nouvelle. C’est assez déstabilisant au départ, mais cela fonctionne parfaitement. On dispose au bout du compte d’un éclairage panoramique des états d’âme d’Elly, de pans entiers de son histoire aussi, de clefs qu’elle va chercher dans les tréfonds de son enfance.

“… la consolation attendue de l’extérieur ne viendra pas… elle doit pousser à l’intérieur de soi… Il vient un jour où je m’aperçois que je ne sais pas vivre…” ces extraits tronqués notés à la volée peinent à donner le ton de cette confession étonnante, profonde sans être crue, et pour tout dire pénétrante, sans mauvais jeu de mots. Une rare occasion pour un homme de visiter l’intérieur d’une femme. Une occasion aussi de mesurer qu’au bout du compte femmes et hommes ne sont pas si différents, et que la monogamie reste, pour les unes comme pour les autres, une construction culturelle, toujours difficile à domestiquer.

Déployer, Douna Loup, Editions Zoé Genève. 7 livrets, 5040 possibilités de lecture

Les sept vies d’un grand port maritime

C’est compliqué un titre. Ce ne doit être ni trop long ni trop court, résumer en quelques mots le contenu du papier, éviter si possible les lieux communs et inviter à la lecture. Inviter au voyage pourrait-on presque dire pour un article de 12 000 signes qui prétend embrasser une aventure millénaire (rassurez-vous celui-ci n’en fait pas 3 000). J’ai longtemps tourné autour du titre de la contribution que m’a demandée l’automne dernier la revue 303 sur l’histoire du port de Nantes. La revue vient de paraître et je ne me souvenais plus si j’avais choisi Les sept vies d’un grand port maritime ou les sept vies d’un grand port maritime et fluvial. Cette seconde option eût été plus juste, mais le titre un peu long.

Cet atelier me donne la possibilité de revenir sur cette dimension capitale dans l’histoire du port de Nantes et de la plupart des grands ports européens. Sans fleuve pas de véritable port. Il faut se souvenir que jusqu’à l’avènement du chemin de fer, le transport de marchandises s’effectuait principalement par voie fluviale. Les grands ports, et Nantes en premier lieu, étaient en réalité des places de marché, des charnières entre la terre et la mer. Nantes a d’ailleurs longtemps compté deux ports, de part et d’autre du château, séparés par une ligne de ponts. Une ligne que les navires hauturiers ne pouvaient franchir avec leurs grands mâts. Sur les quais s’échangeaient le sel de la baie de Bourgneuf, le vin de Loire, les toiles de chanvre ou la laine d’Espagne.

C’est lors de me plus belles aventures journalistiques, un tour des côtes France que m’avait confié en 1992 le quotidien Libération pour un hors série consacré à la renaissance des bateaux traditionnels, que j’ai découvert l’importance oubliée de la navigation fluviale. Les difficultés de naviguer à contre-courant sur les grands fleuves, même si la batellerie de Loire avait la chance de bénéficier de vents dominants. Ce qui n’empêchait pas, parfois, les vins de tourner sur des gabares encalminées, expliquant la raison pour laquelle Orléans est devenue la capitale du vinaigre. De découvrir aussi la longue tradition de bateaux à usage unique qui descendaient le fleuve depuis sa source chargés jusqu’au plat bord pour finir en bois de chauffage dans l’estuaire.

L’Hermione, photo Rochefort-Océan

La réplique de l’Hermione, la frégate qui conduisit La Fayette en Amérique à la fin du XVIIIe, n’était pas encore en construction lors de ce tour des côtes de France. Mais je la visiterai avec grand plaisir lors de son passage à Saint-Nazaire et Nantes, fin mai. Je conserve un souvenir extasié de la venue de la Victoria, la réplique du dernier navire de l’expédition Magellan, pas plus grosse qu’un chalutier, ne disposant pas même d’une barre à roue, lors de son passage à Nantes il y a deux ou trois ans. Pour revenir à 303, ce numéro spécial est un véritable bijou d’édition. Je ne sais pas si le thème a été choisi dans la perspective de la grande exposition sur la mer, prévue fin juin à Nantes, mais c’est fort possible. Ce me semble en tout cas une bonne idée, à l’heure où l’on commence – enfin – à se préoccuper de l’état des océans, que nous continuons, en puérils apprentis sorciers que nous sommes, à saloper allègrement.

Le manuel du castor senior 1

Quand la femme, cet être supérieur apte à résoudre 99% des problèmes de vie quotidienne, vient à manquer, l’homme est bien souvent appelé à mettre en oeuvre des stratégies de contournement (merci Marmiton), qui aboutissent parfois à des trouvailles de génie, qu’il peut être tentant de partager. C’est l’idée qui m’est venue en observant le résultat spectaculaire du nettoyage de mon évier avec un produit hyper basique qui traînait sur les étagères. Frère célibataire ou solitaire, j’ai donc décidé de faire un pas de côté épisodique sur ce blog, pour une série irrégulomadaire que nous intitulerons le manuel du castor senior. Quelques trucs, trouvailles, dont la seule contrainte sera d’être écolos faute d’être orthodoxes.

du percarbonate de soude

Petit frère méconnu du bicarbonate de soude, cette poudre magique qui résout une grande partie des problèmes ménagers, le percarbonate de soude est proprement divin pour nettoyer certaines surfaces très sales ou tachées. C’était le cas de mon évier (genre inox mat un peu granuleux). En fait je cherchais à faciliter l’écoulement et à éviter les mauvaises odeurs, quand après avoir rincé l’animal, le fond est apparu rutilant, comme jamais il ne s’était présenté depuis des années. et j’ai immédiatement nettoyé l’autre bac avec le même résultat. Hosanna ! Je vous laisse grenouiller sur internet pour confirmer les vertus de cette poudre magique, qui ne coûte rien (5€ le kilo) et se révèle parfaitement écolo (se dissout en soude et oxygène)

de la tondeuse mécanique

Pour rester dans le registre écolo, évoquons une autre (re)découverte de la semaine : la tondeuse à main. Le truc apparemment plus con de la terre auquel personne – ou presque – ne pense (en tout cas pas mes voisins). Rappelons qu’une tondeuse thermique pollue autant, voire plus, qu’une automobile. Or pour une surface de l’ordre de 500 mètres carrés, la tondeuse à main est totalement jouable. Triple avantage : aucune émission de CO2, pas de bruit et un précieux exercice physique. La ruse est de ne pas laisser la pelouse monter trop haut. Une première coupe motorisée peut être nécessaire. Mais ensuite c’est Byzance. La tonte peut se faire régulièrement par morceau. Et cela permet de sculpter le paysage avec une grande finesse.

du double face

Un petit truc de mec pour terminer. Le double face pour les ourlets ou les cols qui rebiquent quand les vêtements ne sont pas repassés. Bon là c’est one shot, mais c’est hyper facile à mettre en oeuvre. Ei ça peut vraiment dépanner quand on doit être présentable et que les fringues refusent de se mettre en place. C’est peut-être un peu sévère pour le tissu, mais bon, ça peut rendre bien des services. Voilà, voilà pour cette première livraison du manuel des castors seniors. Bonne semaine.

Le paradoxe de Tocqueville

C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d’une existence aisée et tranquille

Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c’est là une vue erronée que l’expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu’elle permet à leurs désirs de s’étendre.

Non seulement ils sont impuissants par eux-mêmes, mais ils trouvent à chaque pas d’immenses obstacles qu’ils n’avaient point aperçus d’abord. Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu’aucun d’entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l’environne et le presse.

Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l’égalité et les moyens qu’elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes. On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise. Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas rendre les conditions parfaitement égales dans son sein et s’il avait le malheur d’arriver à ce nivellement absolu et complet, il resterait encore l’inégalité des intelligences, qui, venant directement de Dieu, échappera toujours aux lois.

Quelque démocratique que soit l’état social et la constitution politique d’un peuple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul côté. Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande.

Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité; ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu’ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d’assez près pour connaître ses charmes, ils ne l’approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d’avoir savouré pleinement ses douceurs.

C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d’une existence aisée et tranquille. On se plaint en France que le nombre des suicides s’accroît; en Amérique le suicide est rare, mais on assure que la démence est plus commune que partout ailleurs. Ce sont là des symptômes différents du même mal.

Les Américains ne se tuent point quelque agités qu’ils soient, parce que la religion leur défend de le faire, et que chez eux le matérialisme n’existe pour ainsi dire pas, quoique la passion du bien-être matériel soit générale.

Leur volonté résiste, mais souvent leur raison fléchit.

Dans les temps démocratiques les jouissances sont plus vives que dans les siècles d’aristocratie, et surtout le nombre de ceux qui les goûtent est infiniment plus grand; mais, d’une autre part, il faut reconnaître que les espérances et les désirs y sont plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants.

Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Livre II (1840)

CHAPITRE XIII. Pourquoi les américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-être




Comme des guêpes dans une bouteille

Toutes les lectures imaginables du conflit qui agite le pays ont été évoquées ces dernières semaines, exceptée, me semble-t-il, la principale : celle du vertige provoqué par l’impasse du modèle consumériste.

Les objets du bonheur

Baudrillard propose, au début de La société de consommation, une excellente image. Il note que certaines populations mélanésiennes, après avoir observé les blancs sur les îles voisines, alignaient la nuit des lumières sur leur île pour attirer les avions, ces gros papillons de métal. De la même façon les consommateurs contemporains  posent autour d’eux les objets du bonheur et attendent que le bonheur se pose. Hélas, pas plus qu’en Mélanésie cela ne fonctionne. Le consommateur occidental, encouragé par une industrie à créer du désir d’une redoutable efficacité – la publicité – a donc été condamné à acquérir de plus en plus d’objets. Cette course effrénée a plus ou moins bien fonctionné pendant quelques décennies.

 

L’erreur de l’industrie du désir

L’erreur de l’industrie du désir a sans doute été d’aliéner la dernière liberté du consommateur, celle de décider s’il sortait ou non son portefeuille pour s’accorder telle ou telle fantaisie. La généralisation de la ponction directe sur le compte en banque par les fournisseurs d’objets, de services et de loisirs, a réduit progressivement, la marge de manoeuvre du consommateur, qui, ajoutée à la stagnation de son revenu depuis une dizaine d’années, lui a donné l’impression qu’il ne maitrisait plus rien, si tant est qu’il ait jamais maîtrisé quelque chose. D’où la colère sourde qui l’agite. On notera d’ailleurs avec intérêt que ce ne sont pas les petites voitures qui affichent le plus volontiers des gilets jaunes derrière le pare-brise, mais des véhicules qui entendent afficher un certain standing social.

Comme une guêpe dans une bouteille

Le consommateur s’est donc révolté en enfilant un gilet jaune. Et s’en est pris au pouvoir politique, accusé de favoriser les méchants riches (on notera au passage que le désir ultime de ces gentils est de devenir méchants). Le pouvoir, surpris, a lâché ce qu’il pouvait sur le coût du fluide d’existence, le pétrole, qui permet au consommateur contemporain d’aller et venir sans contrainte apparente. Et depuis lors ce dernier tourne en rond comme une guêpe dans une bouteille. Il se cogne contre les parois, s’énerve, insulte, invective, mais refuse de se poser deux minutes pour observer son environnement et débusquer la sortie. Ce goulot est étroit effectivement,  mais il existe. il demande un petit effort d’imagination pour s’extraire du bain collant dans lequel il s’est peu à peu englué. Le premier pas est sans doute d’éteindre la télévision. Mais on peut aussi continuer à patauger allègrement dans la glue.




L’épaisseur du temps

“Je dois avoir besoin d’éprouver la durée” expliquait ces jours-ci l’historien Patrick Boucheron en contant la genèse de son dernier ouvrage, La trace et l’Aura, sur lequel il a travaillé plus de quinze ans. J’ai arrêté la voiture pour noter la formule et tenter de fixer les réflexions qui m’ont saisi à l’écoute de cette remarque. J’y ai spontanément perçu une résonance avec le travail ici engagé autour du XVIe siècle.

Deux conseils de lecture, Chambord-des-songes de Charles Dantzig et La guerre des pauvres d’Eric Vuillard ont ainsi provisoirement stoppé la poursuite de La tentation de Louise. Cette pause n’est nullement une contrainte, plutôt un luxe que le promeneur s’accorde sur le chemin. Le plaisir de la durée, celui de donner aux enrichissements le temps d’infuser, pour, sait-on jamais, suggérer ici une remarque sur l’inscription dans la pierre de la tournure d’esprit d’un roi, là donner quelques clefs sur la folie apparente de certaines révoltes populaires.

La construction de cette somptueuse coquille vide qu’est Chambord, un peu à l’image du Taj Mahal à l’autre bout du monde, l’idée d’un écrin de pierre, imaginé pour le seul plaisir des yeux, a en effet quelque chose de vertigineux et nous dit quelque chose de la nature humaine. Je n’ai pas encore achevé Chambord-des-songes, qui confessions-le, me déçoit un peu. L’ouvrage tourne à la démonstration de virtuosité d’un auteur un peu trop content de lui à mon goût. Il y a certes de précieuses indications sur le contexte dans lequel a été conçu Chambord, sur la psychologie de François 1er, mais beaucoup de digressions qui finissent par fatiguer son lecteur et polluer le propos.

Côté guerre des pauvres, je vais attendre la venue de l’auteur, ce mercredi 13 février à Nantes (libraire La vie devant soi, 18h30) pour me faire une idée. Il s’agit apparemment d’un texte court et dense. Quoi qu’il en soit, les révoltes dans le premier tiers du XVIe – notamment celle des anabaptistes évoquée par Marguerite Yourcenar dans L’oeuvre au noir – alors que la parole de Dieu se frotte à la langue vulgaire grâce à l’imprimerie (oserais-je avancer comme les gilets jaunes et internet), sont passionnantes à observer.

Bref, tout cela pour témoigner du fait qu’un des privilèges de l’âge est peut-être de prendre la mesure de l’épaisseur du temps. De comprendre qu’il est doux de s’extraire de cette contrainte que l’on s’impose trop souvent à soi-même, la contrainte d’être “dans les temps”. Non, la durée a quelque chose à nous dire. Et puis, comme dit le poète : “Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui”.

Bon dimanche, bonne semaine, bonnes lectures.

 

 




La bibliothèque vagabonde

Les dernières commandes honorées (dont un sujet sur l’histoire du port de Nantes à paraître au printemps dans la revue 303) l’heure est venue de redonner vie à Léonard Cabaret et Louise de Chauvigny, dont les aventures ont obtenu le succès d’estime qu’elles escomptaient mais mis en lumière une certaine sécheresse de l’auteur. Auteur qui reconnaît volontiers avoir un peu négligé ses personnages au profit d’une contextualisation parfois abusive (qui n’est pas pour autant exempte d’erreurs, nous y reviendrons) et d’une attention maniaque aux ressorts dramatiques. Il est donc temps de remettre l’ouvrage sur le métier pour donner un peu de chair à ces personnages dont les aventures devraient, si tout va bien, se déployer en trois tomes regroupés à terme en un volume.

Marguerite de Navarre par Jean Clouet (vers 1530)

Aprés m’être replongé dans les mentalités de l’époque en relisant (avec grand plaisir) l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, je me suis lancé en décembre dans une nouvelle recherche pour imaginer la bibliothèque (à l’époque on disait la librairie) de cette femme de lettres dans son château d’Alençon. C’est en effet dans cette bibliothèque que je souhaite démarrer ce second tome, dans laquelle Louise va découvrir l’édition de Simon de Colines du voyage de Magellan. Ceci pour être parfaitement raccord avec le Malais. Je n’en dirai pas plus pour le moment, parce qu’en fait je n’en sais guère plus. Sinon que Louise, en cette année 1534, soit cinq ans aprés la premier opus, est devenue la libraire attitrée de Marguerite et que Léonard a ouvert un atelier d’imprimerie à Nantes. L’idée générale restant d’être le plus pointu possible sur le contexte historique, l’évolution des techniques, les détails de la vie quotidienne, l’histoire des mentalités, mais très libre sur les ressorts dramatiques, sur l’évolution des personnages fictifs, que sont Louise, Léonard et Guillaume le graveur.

Reconstitution de la bibliothèque de Montaigne Programme ANR CORPUS 2012 (ANR-12-CORP-0003-01)

C’est la raison pour laquelle je prends un soin particulier à configurer cette bibliothèque, cherchant un maximum de sources, notamment iconographiques comme cette reconstitution en trois dimensions de la bibliothèque de Montaigne. Il s’agit aussi de la situer dans le château d’Alençon. Dans le Malais, cette bibliothèque, confiée à Léonard, se situe dans le palais d’été, mais la découverte de travaux d’un historien alençonnais – qui a fait un travail remarquable sur le château en dépit de la faiblesse des sources –  va vraisemblablement me conduire à la bouger, parce que la localisation de ce palais d’été et même son existence, ne sont pas ausssi assurées que je l’imaginais. C’est un peu la magie de ce “work in progress” qui permet d’affiner les choses au fur et à mesure du travail.

Le châtelet d’entrée, fig 14, in Le château d’Alençon en 1440, Thierry Churin.

La bibliothèque risque donc de s’installer dans le pavillon ci-dessus représenté. Pavillon qui s’appuie sur les deux tours du châtelet d’entrée. D’ici à ce que la bibliotèque se retrouve dans une des tours il n’y a qu’un pas. Ce serait un clin d’oeil à la bibliothèque de Montaigne qui me conviendrait assez bien. Nous verrons au moment d’attaquer le texte. En 2019, c’est à dire demain. Cinq cents ans aprés le départ de l’expédition Magellan, ça ne s’invente pas.

Bon vent à tous pour cette année qui commence.