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Le Malais de Magellan 7

7 – Le Hâvre de grâce

Les garçons localisent Lecourt mais perdent la trace des gravures de Villon. Départ pour le Hâvre de Grâce. Un charpentier de marine évoque l’expédition de Magellano. Léonard décide de retrouver le manuscrit de Pigafetta.

 

Guillaume avait raison, les jeunes gens ne tardent pas à recueillir des nouvelles de Lecourt. Enfin, à le localiser, faute d’informations sur sa condition et son état. C’est en effet au rez-de-chaussée du palais épiscopal que se situent les prisons de l’archevêché, palais qui jouxte la cathédrale. Et c’est là que le curé de Condé est vraisemblablement enfermé, en attendant une première instruction. Un bâtiment somptueux, élevé voilà quelques années par le cardinal d’Amboise, le précédent archevêque de Rouen. « Dis-donc, il avait les moyens ton cardinal » commente Guillaume en observant la façade de ce palais aux belles et grandes fenêtres à meneaux s’étageant sur trois niveaux, lui donnant des allures de château urbain. « Il avait surtout des relations puisqu’il était le principal conseiller du bon roi Louis XII. De mémoire c’est lui qui avait obtenu du pape l’annulation du premier mariage de Louis, l’autorisant à épouser Anne, la duchesse de Bretagne. Un mariage d’amour figure-toi, Louis adorait Anne, ce n’est pas si courant chez les têtes couronnées. Le roi a été éternellement reconnaissant à l’archevêque de Rouen, qui ne s’est pas fait prier pour embellir son archevêché à sa guise. »

 

Ebahi par l’ornementation des vitraux, Léonard n’en est pas moins songeur « et après l’Eglise s’étonne que certains fidèles se scandalisent de l’étalement de telles richesses. S’il y a une indignation que je partage avec Lecourt, c’est bien le commerce des indulgences. D’une certaine façon on peut dire que les vitraux de ce palais sont payés par les années de purgatoire que les bourgeois croient s’éviter en versant leur écot au clergé. Je ne suis pas certain que le Christ aurait marché dans ce coup là. Enfin le Christ des Evangiles traduites par maitre Lefebvre. Ce n’est peut-être pas le même après tout. »

 

« Ah, les garçons, vous voilà. J’ai quelques informations pour vous ». Maitre Pierre les interpelle à leur retour à l’atelier. « J’ai fait un tour rapide de mes amis libraires et, comme je m’en doutais, il est quasi certain que  les bois du Villon n’ont pas été gravés à Rouen et qu’ils ne s’y trouvent vraisemblablement pas. Je vais vous expliquer pourquoi. Il me semble que ça va t’intéresser Guillaume. » Asseyez -vous deux minutes leur lance-t-il leur montrant le banc qui fait face à sa table de travail, encombrée d’épreuves. Nous avons à Rouen l’une des plus belles écoles d’enluminures du royaume, encouragée et financée par le cardinal d’Amboise, qui adorait les riches ouvrages illustrés. Il en a d’ailleurs offert plusieurs à la famille royale et la bibliothèque du palais archiépiscopal en regorge. Lorsque la gravure s’est développée, dans la foulée de l’imprimerie, les enlumineurs rouennais n’ont pas voulu céder la place. Ils ont donc gardé la main sur le tracé des illustrations et la mise en couleur, la rehausse de certains exemplaires, reléguant les graveurs à l’unique besogne de la taille du bois, de la taille en épargne comme on dit. De simples exécutants en quelque sorte. Cette technique a produit des gravures excessivement fleuries, au décor plein, emplissant chaque pouce d’un cadre bordé d’arabesques. A la manière des anciens manuscrits. »

 

« Les authentiques graveurs sur bois, plutôt issus du monde de la sculpture, ont pour leur part créé un univers plus sobre. Leur mission n’était, il est vrai, pas tout à fait la même. Il s’agissait dans la plupart des cas d’illustrer des textes en  langue vulgaire. Des manuels pratiques, d’organisation ménagère ou de médecine, comme vous avez dû en imprimer chez Simon du Bois. » Guillaume, fort intéressé, acquiesce. Le graveur se retrouve dans ce portrait, lui qui pensait être un cas isolé, un profil singulier  dans son petit monde alençonnais. Maître Pierre poursuit «  Ils ont ainsi imaginé des images expressives et immédiatement lisibles. Il s’agit bien souvent de la seule figuration d’un personnage, campé de face ou légèrement de profil, ou de scènes de la vie quotidienne comme c’est le cas pour la première édition du Villon. C’est ce qui me fait dire que ces bois ont été gravés à Paris et non à Rouen. Si ça se trouve l’ensemble du livre a même été imprimé à Paris. Vous savez comme moi que les cartouches indiquant la provenance des ouvrages ne veulent pas dire grand-chose, tant les autorités sont versatiles et les inquisiteurs prompts à sévir, contraignant les imprimeurs à la plus grande prudence. »

 

La piste des gravures semble bel et bien s’arrêter ici. Les deux garçons n’en sont pas trop désappointés. Guillaume, ragaillardi et légitimé dans son art et sa pratique se dit qu’il pourra peut-être proposer ses services à Clément pour cette nouvelle édition – après tout, les bois originaux du Villon ne sont pas d’une facture irréprochable, sont même un peu gauches s’il en croit les estampes de l’exemplaire que leur a confié le poète – et Léonard voit se profiler une respiration salutaire dans l’attente de nouvelles concrètes de Lecourt. « Et si on en profitait pour filer à Dieppe voir ces sauvages que nous avons ratés à notre arrivée » propose-t-il à Guillaume. « Aubert doit remonter la Seine. Il ne peut naviguer qu’en profitant du courant à flot, quand la mer se retire de l’estuaire » l’interrompt Olivier Pierre. « Il ne sera pas facile à localiser avant quelques jours. Si vous vous intéressez aux sauvages, il vaut mieux essayer de l’intercepter au Havre de Grâce, cela vous permettrait de découvrir le port nouveau que vient de fonder le roi François, pour justement armer les navires qui partent vers le nouveau monde. »

 

Il n’en faut pas plus pour convaincre les deux garçons, qui enfourchent leur monture dès le petit matin et filent vers les rives de la mer océane, enveloppés par les vapeurs cotonneuses du fleuve. La nuit est déjà tombée lorsqu’ils s’attablent à l’auberge du Roi François au pied des remparts du Havre de Grâce. Il règne une belle confusion dans cet estaminet qui occupe le rez-de chaussée, où les serveuses ont le verbe haut et le téton généreux, à l’image de la jolie brunette qui leur découvre un paysage vertigineux en se penchant pour déposer leurs doubles chopines. « Les choses ne commencent pas trop mal » sourit Guillaume qui observe, la paupière mi-close, les tenues et les gestes de la population bigarrée et braillarde qui peuple le lieu. On est  loin, de fait, de la retenue et de l’élégance bourgeoise qui prévaut dans les rues de Rouen. Mais cette atmosphère de marins débraillés et de commerçants vantards n’est pas pour déplaire aux jeunes gens. Ils ne devraient pas éprouver trop de difficultés à obtenir les informations qu’ils recherchent au prix d’une ou deux chopines. Avec la complicité de leur jolie brunette, Marie-Anne, ils convient ainsi à leur table un grand gaillard corpulent et crasseux,  manifestement familier des lieux, qui commande illico un verre de rhum.

 

« Aubert, Aubert. Il me semble qu’il est passé aujourd’hui et reparti avec la marée » leur  répond ce Jean Mabire, charpentier de marine de son état, dont les mains calleuses mais musclées et agiles, trahissent le travail quotidien du bois. Mabire, qui a l’alcool bavard, leur confie louer ses services à la journée pour assurer les réparations urgentes sur les navires de retour de campagne avant leur descente de l’estuaire. Natif de Rouen il est venu tenter la fortune au Hâvre de Grâce il y a une dizaine d’années sans grand succès. Il confesse une fâcheuse tendance à dépenser ses maigres gains, le soir venu dans les tavernes du port. « Des sauvages venus de la Terre-Neuve, c’est vrai qu’on n’en voit pas souvent » ajoute-t-il en découvrant une bouche édentée, « même si les morutiers de Dieppe ont maintenant pris le pli d’aller pêcher de l’autre côté de la mer océane. Mais ce ne sont pas ceux-là, moi, que j’aimerais rencontrer, mais bien plutôt ceux des îles Malucques. Ceux qui cultivent les épices et sont couverts d’or, ainsi que les a vus, de ses yeux vus, Richard Le Normand, le charpentier d’Evreux, le seul Français revenu, dit-on, de l’incroyable expédition d’un capitaine Portugais, un certain Magellano, il y a une demi-douzaine d’années.»

 

Léonard marque un temps d’arrêt. S’agirait-il de l’aventure dont lui a parlé Clément l’autre jour, de la navigation autour du monde dont la reine mère possède le récit ? Reprenant ses esprits, l’imprimeur bombarde le charpentier de questions, prenant le soin de commander une autre rasade de rhum à Marie-Anne, que Guillaume couve d’un œil de plus en plus chaleureux. « Vous connaissez ce Normand ?  Vous l’avez rencontré ? C’est lui-même qui vous a parlé de ces sauvages ? De ce capitaine Magellano ? »  « Oh, je l’ai vu une fois, sur le chantier, avant son dernier embarquement pour les Indes orientales, il y a trois ou quatre ans. Il venait chercher quelques pièces de chêne maigre pour bricoler sur le pont. C’est là qu’il m’a parlé de cette aventure. Il voulait à tout prix retourner aux Malucques, mais pas par la route prise quelques années plus tôt, qui avait fait souffrir le martyre aux équipages. La route de l’Orient est beaucoup plus simple et beaucoup plus courte que celle des Indes occidentales disait-il, en évoquant ce pays de cocagne, ce chapelet d’îles qui regorge d’épices, où les gens vont nus, portant une simple pièce de toile autour de la nature. Richard avait amassé un beau ballot d’épices, qu’il conservait précieusement enroulé dans son hamac, mais capturé par les Portugais aux îles du Cap-Vert sur le chemin du retour, il avait tout perdu avant de remettre le pied dans le port de Séville. Il entendait bien se refaire cette fois et s’acheter, à son retour, l’atelier dont il rêvait. Malheureusement, si l’on en croit la rumeur, la caraque sur laquelle il s’est embarqué a sombré corps et biens au large du cap de Bonne-Espérance. On l’a appris un an plus tard. Il avait eu de la chance une fois, il n’en a pas eu deux.»

 

Ce récit plonge Léonard dans une mer de perplexité. « C’est incroyable, songe-t-il. Cette aventure, si elle est avérée, se promène en fragments, en lambeaux, disséminée ici dans le cabinet d’une princesse, là dans la taverne d’un port. Elle doit forcément courir les quais, sauter d’île en île, de comptoir en entrepôt. Se déformer aussi, ou être déformée à l’envi par des princes qui conservent jalousement les découvertes de navigateurs qui restent leurs obligés. Il faudrait rassembler tout ça, à tout le moins imprimer le récit de ce Pigafetta, le rendre public, donner à tous, et non plus aux seuls puissants, la possibilité de comprendre comment est fait ce monde. Il y a peut-être une possibilité. Si je me souviens bien, Clément m’a dit qu’il avait eu accès au manuscrit du découvrement de l’Inde supérieure offert à la reine-mère. Il faut absolument que je trouve un moyen de le consulter moi aussi, et de le copier. »

Le Malais de Magellan 6

6 – Jeanne d’Albret

La cour de Marguerite cour en visite au château de Longrai. Clément aux petits soins pour la nouvelle chambrière. La jeune fille séduite par la virtuosité du poète. Une nuit dans la garde-robe.

« Dites-moi Clément, pourquoi la petite Jeanne ne suit-elle pas sa mère en Navarre ? demande soudain Louise à Clément. J’entends que la duchesse ait placé sa fille en nourrice à Longrai pour être au calme dans son logis d’Alençon, mais je ne comprends pas cette longue séparation, qui va nécessairement durer des mois, peut-être des années. » « C’est parce que vous n’entendez rien à la politique »,  lui répond le premier valet de la reine de Navarre alors qu’ils chevauchent de conserve à l’arrière de la petite troupe qui se rend au château de Longrai « les princes et les princesses ne disposent pas de leur personne, encore moins de leur famille. Ce n’est pas une simple coquetterie d’avoir évoqué « la mignonne de deux rois » dans le poème que j’ai écrit à sa naissance. La fillette que nous allons visiter est à ce jour l’unique héritière du royaume de Navarre, et le roi de France qui, je vous le rappelle, a été plusieurs années otage des Espagnols, n’entend pas prendre le risque de la voir enlever à son tour. D’autant que Jeanne a eu la mauvaise idée de naître sur le domaine de la couronne de France, à Saint-Germain-en-Laye. Fille de Marguerite, son unique soeur, elle est une carte maîtresse dans son jeu et il intrigue déjà pour trouver un époux à cette petite fille qui ne parle pas encore. »

Question intrigue, Clément n’est pas en reste. Le poète a habilement manœuvré pour que Louise fasse partie de la suite de la duchesse à l’occasion de cette dernière visite à sa fille, longue de deux jours, et donc d’une nuit, hors la vue de l’omniprésente dame Cécile. Marguerite, absorbée par ses affaires, ne surveille pas ses suivantes pourvu qu’elles assurent leur tâche avec diligence et simplicité. Louise est ravie, elle portera pour la première fois ce soir sa belle robe de velours à l’occasion du dîner qu’offre Aimée de La Fayette, la gouvernante de la petite Jeanne, en son château de Longrai, château qui tient plus du manoir campagnard que du palais, mais peu importe. La petite cour est enchantée de se retrouver, le soir venu, dans la grande salle du logis pour ce diner d’apparat durant lesquels les jeux de l’esprit seront les bienvenus et les compositions des poètes attendues. Maitre Lefebvre d’Etaples est de la partie, aux côtés de Jean d’Avoise, superbe et méconnaissable dans une robe cramoisie en taffetas d’Italie.

Clément se retrouve bien sûr au centre du jeu, à la fois maître de cérémonie et bateleur d’estrade. La présence de Jacques Lefebvre d’Etaples et la gravité des récents évènements le conduisent dans un premier temps à orienter la conversation sur les choses sérieuses, notamment la prochaine création du collège des lecteurs royaux à Paris un cercle d’érudits réunis par François Ier, qui sera en mesure de clouer le bec aux Sorbonnards. Puis glissant doucement vers les frasques de l’évêque de Séez, Clément lance des sujets plus légers. Ce qui ne déplait pas à Marguerite, laquelle, en dépit de son parfait maintien, ne dédaigne pas les récits un brin sulfureux, les histoires un peu lestes. Elle n’hésite d’ailleurs pas à évoquer sa visite à l’abbaye d’Almenêches, à la demande pressante de Jeanne d’Avoise, qui la félicite pour son heureuse médiation et s’empresse de souhaiter la bienvenue à Louise dans la petite cour d’Alençon.

Louise de Chauvigny en rougit d’aise dans sa belle robe verte. Ce qui sied fort bien à la chevelure auburn qui lui tombe élégamment sur les épaules. Sa culture et son érudition ont épaté les convives tout au long du repas. D’évidence Louise a bénéficié d’une éducation soignée, en dépit des revers de fortune de la famille de Chauvigny, dont la trace se perd à la bataille de Pavie. Elle lit le latin et le grec, connait les écrits des humanistes et se trouve parfaitement à l’aise dans ce petit cénacle.  La jeune fille a pris quelques couleurs, après avoir bu deux ou trois verres du délicieux vin généreusement servi à table. Elle en goûte avec un plaisir décuplé les vers de Clément, qui a composé pour égayer la soirée quelques facéties dont il est coutumier :

« J’avais un jour un valet de Gascogne,

Gourmand, ivrogne et assuré menteur,

Pipeur, laron, jureur, blasphémateur,

Sentant la hart de cent pas à la ronde,

Au demeurant, le meilleur fils du monde… »

 

L’esprit quelque peu embrumé par les vapeurs du vin, Louise se laisse bercer par la musique de la langue et le grain de cette voix enjôleuse. La jeune chambrière est gagnée, conquise par la chaleur et le brio de Clément, lequel lui fait comprendre par des regards furtifs et appuyés que c’est pour elle, pour elle avant tout, qu’il joue les amuseurs ce soir. C’est vrai que l’on peut devenir beau par la seule magie du verbe.

« … Bref, le vilain ne s’en voulut aller

Pour si petit, mais encore il me happe,

Saie et bonnet, chausses, pourpoint et cape ;

De mes habits, en effet, il pilla

Tous les plus beaux ; et puis s’en habilla

Si justement qu’à le voir ainsi être

Vous l’eussiez pris, en plein jour, pour son maître. »

 

Les applaudissements de la petite assemblée fusent, tandis que Louise finit de fondre au bout de la table. Clément profite de la reprise des conversations pour venir lui glisser à l’oreille :

« Pourtant je veulx, mamye et mon désir,

Que vous ayez votre part d’un plaisir

Qu’en dormant l’autre nuit me survint. »

 

La jeune femme, tétanisée, ne peut s’empêcher de jeter un œil inquiet en direction de Marguerite, qui observe la scène en souriant. D’un discret mouvement de tête, la duchesse lui donne un discret blanc seing, puis se retourne vers Maître Lefevre d’Etaples et reprend la conversation.

 

C’est au mitan de la nuit, dans la garde-robe d’Aimée de La Fayette, au milieu des cottes en satin et des camelots de soie, que Clément porte l’estocade. Louise laisse le poète dégrafer doucement sa belle robe de velours et écarter sa fine chemise de lin. Le velouté de la peau de la jeune fille est à la hauteur de la promesse que laissait entrevoir la douce chaleur de son cou. Et la jeune fille découvre une géographie inédite de sa propre sensualité sous les mains savamment prudentes mais joliment expertes de Clément. Le premier valet de la duchesse s’éclipse à regret, au petit matin, du nid improvisé de la jeune chambrière, qui git endormie, la tête posée sur un amas de tissus froissés, quelques mèches éparses sur le visage apaisé.  

 

Les deux amants, pour ne pas donner prise au soupçon, s’ignorent superbement pendant les préparatifs du départ pour Alençon. C’est évidemment peine perdue. Tout le monde a remarqué le manège des deux tourtereaux pendant la soirée et noté leur mine réjouie et fatiguée au matin. Marguerite, complice passive, ne tient pas grief à Louise de ce premier écart. Elle prend même de discrètes dispositions pour que l’épisode ne transpire pas, en sorte que dame Cécile n’en soit pas alertée. La reine de Navarre honore ainsi le contrat tacite passé avec Clément, à qui elle a toujours refusé de céder, et qui trouve parfois auprès de son entourage quelques jolies compensations à l’amour platonique qu’il lui voue. Elle espère juste que ce moment d’égarement n’aura pas de conséquences fâcheuses pour la jeune fille. De toute façon Clément est appelé à la suivre en Navarre et cette passade sera bien vite oubliée. Enfin s’en persuade-t-elle inconsciemment, préférant malgré tout ne pas avoir de rivale dans le cœur de ce satané poète.

 

 

Le Malais de Magellan 3

3 – Le curé de Condé

L’arrestation d’Etienne Lecourt, curé de Condé. Louise découvre le château des ducs en compagnie de Clément Marot. L’inquisiteur à la recherche de Gaspard. L’apprenti mis au vert à La Belle Charpente. La résistance de l’Eglise aux idées nouvelles.

Quelque chose ne tourne pas rond, Léonard le pressent en poussant la porte de l’atelier, d’ordinaire grande ouverte sur la place. Dans la pénombre, Gaspard est assis, prostré, en pleurs. Simon du Bois tourne autour de la presse, absorbé, le menton appuyé sur la main. « Ah, te voilà ! » lance-t-il, avec son air des mauvais jours, en découvrant la silhouette de Léonard qui se découpe dans le chambranle de la porte. « Il nous arrive une sale affaire, une bien sale affaire. L’inquisiteur de l’évêché s’est saisi ce matin d’Etienne Lecourt et l’a fait conduire à Séez où il doit être jugé pour hérésie. Je soupçonne l’évêque d’avoir profité de l’absence de la duchesse pour se livrer à cette misérable manoeuvre. Cet olibrius a décidément des espions partout. C’est très embêtant parce que l’inquisiteur a trouvé des ouvrages interdits par la Sorbonne chez Etienne ».

Léonard prend tout de suite la mesure du danger. Etienne Lecourt, le curé de Condé-sur-Sarthe, une paroisse voisine d’Alençon jouxtant Saint-Germain, est connu depuis plusieurs années pour ses positions iconoclastes et ses prêches enflammés. Il a échappé une première fois, faute de preuves, aux foudres du tribunal ecclésiastique, mais le fait que l’évêque revienne à la charge en plein séjour de la duchesse n’augure rien de bon. Cette arrestation respire la provocation politique et pourrait finir par sentir le fagot. Pour Gaspard, protégé d’Etienne Lecourt placé l’an dernier chez maître du Bois, la situation est extrêmement préoccupante. Que va-t-il faire ? Il ne peut, d’évidence, retourner à la cure de Condé, qui doit être surveillée par les sbires de l’inquisiteur. « Ecoute Gaspard, essaie de ne pas trop te tourmenter. Tu vas loger quelque temps à La Belle Charpente en attendant de voir comment tournent les évènements. Il n’est pas impossible que la duchesse puisse faire quelque chose pour ton curé. Je monte en parler à Clément. »

Marot est en grande conversation avec l’espiègle Louise devant les marches du palais d’été, dans la cour du château. Le poète détaille la géographie des lieux pour la jeune fille en accompagnant ses explications de grands gestes.  « Les suivantes sont logées dans l’aile droite, au-dessus des appartements de la duchesse » commente-t-il en indiquant une rangée de fenêtres à meneaux située au deuxième étage de cet élégant logis élevé il y a une vingtaine d’années par le père du duc Charles, le dos appuyé sur le parc, au fond de ce qui était autrefois la basse-cour. « Vous avez de la chance, parce que je suis, pour ma part, cantonné dans le donjon, où il fait un froid de canard même aux plus beaux jours de l’été ». En dépit de l’heure tardive, dont témoigne la lumière rasante qui éclaire la cour et découpe des ombres franches,  Clément ne semble pas pressé de confier Louise de Chauvigny à la gouvernante du palais. Mais dame Cécile, informée la veille par la duchesse de l’arrivée d’une nouvelle suivante, apparaît sur le perron et coupe court d’autorité à cet imprudent badinage. « Demain, si vous le souhaitez, je vous montrerai les grosses poules d’Inde que la duchesse élève dans le parc » n’en ajoute pas moins Clément alors que la jeune fille s’éloigne pour rejoindre la gouvernante.

« Mauvais coup, effectivement. J’ai peur que Marguerite soit démunie, surtout si l’inquisiteur a saisi des écrits embarrassants » murmure Clément après que Léonard lui a résumé la situation. « Elle est désormais contrainte de mesurer ses protections, la pression de l’Eglise sur le roi est de plus en plus forte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle s’apprête à conduire maître Lefevre à la cour de Navarre. » Léonard, à dire vrai, redoutait cette fin de non-recevoir. Etienne Lecourt a poussé le bouchon en peu loin en s’offusquant de la dissolution des mœurs de certains clercs, visant de façon à peine voilée la cour épiscopale de Séez. Se donnant, qui plus est, des bâtons pour se faire battre en contestant l’existence du purgatoire et l’efficacité des indulgences. Plus grave encore, il n’hésite pas à citer en chaire les écrits d’un moine illuminé qui court les provinces germaniques, un certain Martin Luther, dont les prêches sont jugés hérétiques par la papauté. 

Louise pendant ce temps, découvre l’intérieur du logis en tentant d’emboîter le pas rapide de dame Cécile, une délicieuse petite bonne femme, bavarde et énergique, qui lui fait l’honneur d’une visite du palais. La distribution des lieux n’est pas très compliquée. L’aile située à gauche de la tour d’escalier est dévolue aux activités quotidiennes, celle de droite à la vie publique. La salle à manger est un peu la pièce commune de la grande maisonnée dans la journée, elle ouvre sur une grande cuisine tapissée de récipients en étain, où s’affairent deux cuisinières devant une marmite fumante. C’est bientôt l’heure du repas, la duchesse ne devrait d’ailleurs pas tarder à revenir de Longrai. Elle prend souvent ses repas dans la salle commune avec une douzaine de membres de sa petite cour, comme le veut la tradition des hobereaux de Normandie. « Les choses vont sans doute changer maintenant qu’elle est reine de Navarre » commente dame Cécile en se tournant vers Louise « mais son époux étant à la chasse pour quelques jours, il est vraisemblable qu’elle soupera ici ce soir, comme à son habitude ». L’atmosphère est beaucoup plus solennelle dans la salle de réception, aux murs recouverts de tapisseries des Flandres et flanquée de lourds coffres en bois, mais plutôt sobre à l’étage des appartements de la duchesse, où Louise est appelée à passer une partie de ses journées. Elle comprend ainsi à demi-mots qu’elle est destinée à emplir le rôle de la chambrière attachée au château, en remplacement de l’une des actuelles suivantes, qui accompagnera Marguerite en Navarre. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour la jeune fille, qui s’était prise à rêver déjà de suivre la reine dans ses voyages. Mais rien ce soir ne pourra altérer sa joie d’avoir quitté sa défroque de moniale pour reprendre l’habit de Louise de Chauvigny.

Léonard, de son côté, a filé par la grand porte ouverte sur la ville, que Marguerite a fait percer dans les remparts pour aérer la forteresse, la faire communiquer avec la cité. Symboliquement gardée par deux soldats en armes, la porte du jeudi reste ouverte jusqu’à la tombée de la nuit et permet aux fournisseurs de la cour de circuler librement dans la journée. Marguerite aime que le château soit vivant quand elle y réside, et il ne lui déplait pas non plus de voir son entourage fréquenter les rues encombrées de sa petite capitale. Indifférent à l’agitation de la ville, Léonard tourne et retourne la situation dans sa tête. Il est préoccupé par le sort de Gaspard, qui pourrait faire les frais de la malignité de l’inquisiteur, le dominicain Etienne Mangon, dont on ne sait précisément ce qu’il a saisi à la cure de Condé. La bonne solution est celle qui lui est venue à l’esprit tout à l’heure : quelques jours au vert à la Belle charpente, en attendant que la situation s’éclaircisse. Maitre du Bois partage cet avis, et pour faire bonne mesure, accepte que Gaspard suive Léonard à la taverne des Sept colonnes, où il doit rejoindre Guillaume avant de prendre le chemin d’Héloup.

Les deux garçons ne demandent pas leur reste et filent à la taverne où Guillaume est déjà attablé devant un pichet de cidre. Le graveur semble inquiet et ne cesse de jeter des regards soupçonneux autour de lui. « Mangon est en ville, il te cherche Gaspard. Il n’osera sûrement pas pointer son nez à l’imprimerie, mais s’il te trouve, nul doute qu’il t’envoie à Séez avec Lecourt. Il vous faut filer, et vite. » Léonard prend le temps d’avaler un bol de cidre pour ne pas trop éveiller l’attention et sort nonchalamment avant de courir chercher son cheval. Gaspard l’attendra à la porte du fond, puis sautera en croupe à son signal. La porte de la Barre est à deux pas. Une fois franchie, ils pourront s’évanouir à la faveur de l’obscurité.

« C’est bon maintenant, on peut respirer ». Léonard ralentit le pas à l’entrée de Saint-Germain. « Tu seras à l’abri à La Belle Charpente, mais tu vas devoir y rester quelques jours en attendant que les choses se décantent ». Gaspard n’en mène pas large en pénétrant dans le logis. Les épreuves de la journée l’ont anéanti et il est blanc comme un linge en saluant la maitresse de maison. La mère de Léonard est heureusement dotée d’un tempérament placide et douée de beaucoup de sens pratique. Elle assoit les garçons devant un bon fricot et suggère tout de suite une solution. « Nous allons t’envoyer garder les vaches à grêle-poix pendant quelques jours, tu partiras à l’aube et ne reviendras qu’à la nuit tombée. Bien malin qui pourrait te trouver là-bas, dans cette clairière au milieu du bois. Molosse t’accompagnera, il connait parfaitement les lieux. Qu’en penses-tu Mathurin ? » Son mari acquiesce d’un signe de tête. Mathurin Cabaret est un taiseux, mais son approbation muette est sans équivoque. Il ne sera pas dit que La Belle Charpente n’est pas un lieu sûr. Et l’inquisiteur peut bien pointer son nez jusqu’à la lisière d’Héloup, ce qui est peu vraisemblable, il en sera pour ses frais.

Etourdi par cette longue journée, Léonard essaie vainement de trouver le sommeil dans la chambre haute de la tour carrée. Il songe aux craquements qui sont en train de se produire dans le duché, aux lendemains incertains qui s’annoncent. Pourtant, il en est persuadé, les vieilles soutanes auront beau faire, elles ne pourront pas empêcher les fidèles de consulter les textes, en latin ou en langue vulgaire, en gothique ou en romain. Leur combat est perdu d’avance. On n’oublie pas la roue après l’avoir inventée. On n’oubliera pas la presse à imprimer. Elle ira son chemin, avec ou sans l’aval de l’Eglise. Même si, manifestement, la partie ne va pas se jouer sans résistances. Les curés vont avoir du mal à accepter de ne plus avoir le monopole de la parole d’Evangile et Dieu seul sait comment les choses vont tourner. Pour chasser son inquiétude, le garçon essaie de dompter ses pensées et de les diriger vers le château, où Louise passe sa première nuit. Elle a dû découvrir son nouveau logis à cette heure-ci et doit aussi éprouver quelques difficultés à s’endormir sous les toits du palais. Peut-être devise-t-elle avec quelque autre suivante, partage-t-elle quelques confidences de filles sur la vie à l’abbaye ? Ou peut-être s’est-elle tout simplement effondrée, rompue par la charge émotive de cette incroyable journée, qui lui ouvre les portes d’une autre vie.

 

Le Malais de Magellan 2

2 – Almenêches

Léonard accompagne Clément Marot au couvent d’Almenêches. Une étape au manoir d’Avoise, où il est question de propagation des idées nouvelles. Clément évoque le récit d’un marin Vénitien, auteur du découvrement des Indes supérieures. Les garçons au couvent. La prieure aux yeux jaune d’or. Retour en ville en compagnie d’une jeune nonne.

« S’il t’en a fait la demande, il me paraît difficile de refuser. On ne mécontente pas un client de cet aloi, d’autant qu’il vient de me passer commande d’un nouveau recueil de poèmes. Tu en profiteras pour livrer madame d’Avoise à Radon, c’est sur le chemin. » Léonard cache difficilement sa joie : Maitre du Bois l’autorise à déserter l’atelier trois jours durant pour accompagner Clément Marot à Almenêches, où la duchesse envoie son confident annoncer sa venue. Marguerite souhaite se faire une idée précise de l’état de l’abbaye Notre-Dame d’Almenêches, sur laquelle les rumeurs les plus folles courent la ville depuis des semaines. Au fil des visites à l’imprimerie, qu’il fréquente assidûment lors de ses passages à Alençon, Clément Marot s’est pris d’affection pour Léonard, dont il goûte le caractère enjoué et la curiosité. Sans compter le fait qu’être accompagné d’un jeune artisan lui simplifie la tâche. Le premier valet de la duchesse, c’est son titre officiel, doit voyager sans attirer l’attention, de sorte que l’évêque de Séez ne soit pas informé trop tôt de cette visite surprise. Ce grand débauché aurait tôt fait de rétablir un semblant d’ordre pour complaire à la reine de Navarre.

Marguerite a décidé la veille au soir de se rendre à Almenêches, situé à huit lieues au nord d’Alençon, par-delà la forêt d’Ecouves. Elle est coutumière de ce genre de d’expédition impromptue et ne craint pas les longues chevauchées. N’est-elle pas descendue jusqu’à Madrid quelques années plus tôt pour plaider la cause de son frère François, prisonnier de Charles Quint ? Clément est chargé de lui ouvrir la route, de prévoir une étape pour la mi-journée et d’informer la prieure de son arrivée le lendemain, en petit équipage. Outre le plaisir d’assouvir sa curiosité, d’approcher enfin ces moniales qui défraient la chronique – certaines ont, paraît-il, des enfants en nourrice dans le bourg -, Léonard est ravi de faire halte au manoir d’Avoise, où réside l’énigmatique Jeanne, la bienfaitrice de l’imprimerie, qui vient de se porter caution pour Maitre du Bois, menacé par plusieurs créanciers. Il n’a pas trop de la journée pour se préparer et passer le relais à Gaspard, l’apprenti, qui commence à bien se débrouiller. Les deux messagers doivent partir aux premières lueurs du jour. Léonard dormira chez Guillaume pour être prêt à l’aube. Clément Marot se montre aussi enchanté de rendre visite, au passage, à Jeanne d’Avoise, la belle veuve de Radon, qu’il a croisée une fois ou deux dans les appartements de Marguerite.

« Tu sais, Léonard, je suis sûr que nous allons parvenir à imposer les caractères romains. Il faut maintenant passer à l’acte. La duchesse nous soutient, tout comme la reine mère, qui veut donner au parler vulgaire une graphie à l’antique. » Clément se veut rassurant par cette fraîche matinée de mai sur le chemin qui borde la forêt d’Ecouves. Il est persuadé que les vieux barbons de la Sorbonne finiront par lâcher prise. Léonard ne demande qu’à partager son enthousiasme en goûtant chaque pas de cette équipée inespérée offerte par le confident de la duchesse. Clément Marot ne propose pas, au premier coup d’oeil, un visage très avenant : un front large, des yeux trop gros et trop ronds, un nez petit et une bouche indistincte, noyée sous une barbe mal taillée, mais ces défauts s’effacent rapidement et après deux ou trois jours de fréquentation il réussit à paraître extraordinairement bon, gentil et même beau. La vivacité de son esprit, capable d’aimanter l’attention de n’importe quelle assemblée, enchante le jeune imprimeur.

Les deux cavaliers ne tardent pas à rejoindre le manoir d’Avoise, annoncé par une longue allée plantée de chênes. Un enfant joue au pied de la tour d’escalier qui se détache de la façade de cette bâtisse élancée couverte d’ardoises. Ce doit être le fils de Jeanne, qui se rue dans la maison pour annoncer les visiteurs. Jeanne d’Avoise paraît sur le pas de la porte, laissant à peine le temps aux  cavaliers de descendre de leur monture. Un grand sourire éclaire le visage de la maîtresse de maison, qui reconnait immédiatement les deux visiteurs. « Que me vaut cet honneur, de si bon matin ? ». « Nous sommes venus vous apporter le lot d’Evangiles commandé à maître du Bois » bredouille Léonard, en attachant maladroitement son cheval à l’un des anneaux scellés dans la façade. Clément, lui goûte sans rien dire, au plaisir du moment : l’accueil simple et chaleureux de cette femme sans façons, couverte d’un grand tablier, sous le soleil matinal qui dissipe les derniers lambeaux de brume.

Jeanne les reçoit dans la grande cuisine qui s’ouvre à droite de la tour d’escalier, où elle prépare un gâteau en l’absence de sa cuisinière, et les invite à s’asseoir alors qu’elle reprend, sans retard, le travail de la pâte. Les manches retroussées, les cheveux noués à la va-vite n’altèrent pas la charme naturel de cette maitresse femme, à la voix grave et à l’œil clair, qui pilote seule le domaine d’Avoise depuis la mort de son mari.  Jeanne conserve dans cette posture inattendue de pâtissière un savoureux maintien aristocratique qui ravit les garçons. « Ne me dites pas, Clément, que vous avez fait le chemin exclusivement pour me livrer ces Evangiles » lance-t-elle amusée à Marot. « Non, effectivement » répond le valet de Marguerite en souriant « Même si c’eut été un authentique plaisir. Nous filons sur Almenêches, où la duchesse se rend demain pour mettre un peu d’ordre à l’abbaye Notre-Dame. »

« Il est possible qu’il y ait un peu de travail » répond instantanément Jeanne, dont le sens du dialogue enchante Marot, avant d’ajouter, plus grave « mais comment en vouloir à ces moniales, livrées à elles-mêmes depuis la mort de leur abbesse, qui n’ont pour toute autorité qu’un évêque dont la chronique des débauches court tous les chemins du duché ». Jeanne fait partie, avec Marguerite, de ces femmes ulcérées par la désinvolture coupable du clergé, et qui appellent de leurs vœux une sérieuse remise en question de ses mœurs. Conquise par les réflexions du cénacle de Meaux, elle œuvre discrètement à la propagation des idées nouvelles, auxquelles le roi lui-même, croit-on savoir, n’est pas indifférent. Même si François d’Angoulême n’a pas les coudées aussi franches que le souhaiterait sa sœur Marguerite, et doit louvoyer entre son alliance avec le pape en Italie et la perméabilité des princes allemands aux idées neuves.

Mais trêve de bavardages, il est temps de se remettre en selle. Le chemin est encore long jusqu’à Almenêches. Après ce plaisant détour, il faut reprendre par le travers pour rejoindre la Croix-Médavy et dévaler le versant septentrional de la forêt menant à La Ferrière où les parents de Guillaume occupent une grande ferme qui pourra accueillir l’équipage de Marguerite le lendemain. L’accueil est là-aussi chaleureux même si la mère de Guillaume, surprise en train de chantonner alors qu’elle plume une poule sur le pas de la porte, se montre terrorisée à l’annonce du passage de la duchesse le lendemain. Une journée pour tout mettre en ordre, nettoyer la cour, préparer une collation « c’est bien trop peu, c’est bien trop peu. Oh mon dieu, mon dieu ! » se lamente-t-elle. « Ne vous inquiétez pas » sourit Clément « la duchesse sera, au contraire, ravie, de passer un moment dans une ferme de son apanage, qu’elle regrette de ne pas arpenter plus souvent». Il est vrai que sur cette terre grasse des marches de Normandie, les fermes sont plutôt prospères et ont belle allure avec leurs cours carrées et leurs toits de tuiles rousses. 

« Il faut que je te confie quelque chose, Léonard, une découverte qui pourrait singulièrement changer la donne face aux sorbonnards » reprend Clément alors qu’ils quittent le couvert de la forêt. « Accroche-toi à ta selle parce que la nouvelle est proprement renversante. La duchesse m’a prêté le mois dernier un petit ouvrage, écrit en italien, offert à sa mère, la reine Louise, par le duc de Mantoue. Il s’agit du récit du découvrement de l’Inde supérieure et des îles Malucques fait par un marin vénitien, Antonio Pigafetta. Je ne suis pas certain que la reine mère, ni la duchesse aient mesuré la portée incroyable de ce récit, et les conséquences qui en découlent. Ce Pigafetta, parti sous les ordres d’un certain capitaine Magellano chercher une nouvelle route pour atteindre les îles Malucques et en prendre possession au nom du roi d’Espagne, prétend être revenu à Séville sans jamais avoir rebroussé chemin. En d’autres termes, il aurait effectué une circumnavigation autour du globe terrestre. Incroyable non ? Le plus étonnant est que ce récit, qui bouleverse notre perception du monde, n’a pour l’heure provoqué qu’une misérable querelle entre Charles Quint et le roi du Portugal, lesquels s’écharpent pour savoir à qui revient la souveraineté des Malucques au regard du traité de Tordesillas. Personne n’a encore réagi officiellement à ce qui apparaissait jusqu’alors comme une vue de l’esprit : la terre est définitivement ronde, et quelques hommes – ils seraient une vingtaine à être revenus – en sont la preuve vivante. » 

La lumière commence à décliner lorsque les deux cavaliers découvrent le bourg d’Almenêches, dominé par l’abbaye bénédictine et son imposante abbatiale. Le village fait penser à une couvée de poussins blottie autour d’une grosse mère-poule. Courbatus, morts de faim, mais surtout curieux de pénétrer dans l’enceinte de cette sulfureuse abbaye, Clément et Léonard s’empressent de toquer à la porte de la conciergerie, après avoir confié leurs chevaux à la ferme jouxtant le couvent. C’est sœur Théophanie, une grasse moniale au visage rubicond, qui leur ouvre la lourde porte. D’évidence, la sœur portière ne s’attendait pas à découvrir deux jeunes cavaliers sur le seuil. Les présentations faites, elle bredouille quelques mots de bienvenue, relève sa robe et court chercher la prieure pour faire face à la situation. Clément et Léonard ne sont pas mécontents du branle-bas de combat qu’ils vont vraisemblablement provoquer dans l’abbaye. La soirée s’annonce fort bien.

Sœur Théophanie réapparaît quelques instants plus tard en compagnie de la prieure, une souriante quadragénaire dont le léger voile blanc laisse échapper quelques mèches de cheveux blonds. « Entrez, je vous prie, nous sommes en train de préparer le souper. » Les sœurs, vêtues de simples robes grises – ou s’agit-il de blouses ? – les conduisent dans une pièce rectangulaire, donnant sur le cloître, où s’agitent trois ou quatre moniales autour d’une grande table de bois. « Souhaitez-vous vous restaurer un peu » questionne soeur Geneviève, la prieure, dont Léonard découvre étonné les yeux jaune d’or. « Si cela ne vous ennuie pas nous resterons à l’office, pendant que les sœurs assureront le service au réfectoire. » Les garçons ne demandent pas mieux que de partager une tranche de pâté dans cette salle odorante avec cette énigmatique prieure au débit lent et posé, mais au ton chaleureux et imperceptiblement enjoué, trahissant une sorte de distance bienveillante à l’égard du monde qui l’entoure. « Ainsi la duchesse arrive demain. Les appartements de l’abbesse sont libres, elle pourra s’y installer avec sa dame de compagnie. » Contrairement à ce que les garçons imaginaient, sœur Geneviève n’est nullement troublée par cette visite impromptue, qui aurait pu, logiquement, l’inquiéter. Elle se montre, au contraire, ravie. « J’espère qu’elle nous apporte de bonnes nouvelles, nous attendons la nomination d’une abbesse depuis deux ans maintenant, et je dois avouer que la tâche me dépasse un peu. »

Sœur Geneviève ne semble pas se sentir coupable des errements supposés des trente-sept pensionnaires du couvent, dont on fait des gorges chaudes en ville. De fait, l’atmosphère du lieu ne trahit apparemment aucun laisser-aller, mais révèle plutôt une ambiance familiale, un train domestique amical et familier. Les robes grises et les voiles blancs ne sont peut-être pas conformes aux canons des Bénédictines, mais ces tenues de travail montrent que chacune s’active à une tâche ou à une autre, dans cette communauté singulière. La plupart des moniales sont des filles de famille, dont les parents se sont débarrassés poliment faute de ressources suffisantes pour les doter convenablement. Ces femmes n’ont pas choisi leur condition et tentent de s’en accommoder du mieux qu’elles le peuvent. « Vous me direz demain ce que la duchesse attend de nous » conclut sœur Geneviève alors que les garçons achèvent leur collation « pour l’heure, il est temps pour vous de regagner la ferme, où maître Colin vous trouvera un endroit pour vous reposer. Je vous attendrai après la première messe. »

C’est dans le petit salon de réception de l’abbesse que Sœur Geneviève reçoit Clément le lendemain matin. Elle est cette fois vêtue de noir et pas un cheveu ne dépasse de sa coiffe amidonnée. Léonard n’a pas été convié à cet entretien mais doit se rendre au haras voisin, à une lieue d’Almenêches, pour y préparer quelques chevaux débourrés, appelés à rejoindre les écuries d’Alençon. Clément conduit  sans artifice la mission diplomatique que lui a confiée Marguerite, et dont il ne s’est pas complètement ouvert à Léonard : « La duchesse Marguerite est consciente du sort infligé à certaines jeunes filles présentes ici. Elle propose d’en ramener une à la cour d’Alençon, parmi celles qui n’ont pas prononcé leurs vœux naturellement,  pour parfaire son éducation et, sait-on jamais, lui ouvrir un avenir moins contraint. Par ailleurs, elle souhaite que les deux sœurs qui ont eu un enfant – elle en est informée – rejoignent en toute discrétion le couvent des Clarisses d’Alençon, avant que la prochaine abbesse ne prenne ses fonctions. » Le visage de soeur Geneviève s’empourpre légèrement mais la prieure reprend vite ses esprits. « Je reconnais la générosité de la duchesse ». Un silence, puis « Je crois savoir quelle moniale lui suggérer pour la cour. Elle va être enchantée, vous l’imaginez. En revanche, ce sera douloureux pour nos deux jeunes mères, qui sont avant tout victimes de leur naïveté et de la fourberie d’une bande  de cordeliers de passage l’an dernier. Mais la duchesse a raison, cette situation devenait périlleuse dans le village, où les enfants ont été placés en nourrice ». Clément goûte la franchise de la prieure, une femme décidément étonnante sous ses airs nonchalants, et se réjouit de pouvoir défendre l’intégrité de cette communauté malmenée par la rumeur, lorsque Marguerite lui demandera tout à l’heure de rendre compte de sa mission.

L’équipage de Marguerite se présente de bonne heure aux portes du couvent. La demi-douzaine de soldats qui compose son escorte rejoint Léonard à la ferme, où un dortoir a été préparé près de l’écurie. Et alors que sœur Geneviève et la duchesse entrent en conciliabule, les hommes se dirigent vers la taverne du Pot cassé, pour une soirée d’agapes qui ponctuera parfaitement l’escapade. Clément et Léonard sont de la partie mais s’isolent rapidement dans un coin de la taverne pour partager le récit des évènements de la journée. « Je crois savoir quelle est l’heureuse élue, confie Clément, après avoir raconté par le menu son entretien avec la prieure. Elle s’appelle Louise, je l’ai croisée au détour du cloître. Pas une beauté fatale, mais manifestement une fille de caractère. Le retour sur Alençon va être délicieux. »

Délicieux, ce retour l’est en effet, d’autant que passée la forêt d’Ecouves, la duchesse bifurque vers le château de Longrai, pour rendre visite à sa fille Jeanne qu’elle a confiée à son amie, Aimée de La Fayette, où la fillette est élevée à l’abri du tintamarre de la cour. La jeune Louise de Chauvigny – c’est bien elle qui a été choisie -, excellente cavalière, accompagne les garçons pour les deux dernières lieues qui séparent le pied de la forêt du château d’Alençon. Léonard a cru déceler un buste prometteur sous le flou de la chemise de la jeune fille qui ne revient toujours pas de la chance que lui procure la duchesse et fait preuve d’une grande volubilité, goûtant avec un plaisir communicatif ce chemin vers la liberté. Clément et Léonard en profitent pour la cuisiner discrètement sur les deux moniales appelées à rejoindre les Clarisses. Louise, de bonne composition envers ses deux anges gardiens, ne se fait guère prier. « L’histoire des cordeliers est un habillage convenu avec la prieure pour ne pas envenimer les choses. Mais en fait, les pères sont deux artisans du village, avec lesquels elles ont un peu trop lutiné ». Les garçons sont presque déçus. L’aventure de moines cordeliers abusant d’une nuée de moniales aurait eu de l’allure à la taverne des Sept colonnes, mais une amourette entre villageois et religieuses n’est pas mal non plus. « L’explication est en fait assez simple poursuit Louise, nous ne sommes pas cloîtrées et nous allons et venons régulièrement dans le village. C’est une sorte de compensation au fait qu’aucune d’entre nous, ou presque, n’a choisi de finir ses jours vieille fille » avant d’ajouter, facétieuse, en effleurant le regard de Léonard « mais pour ma part, le prince charmant n’est pas encore apparu. »

Le Malais de Magellan 1

1 – La Belle Charpente

Où l’on fait la connaissance de Léonard Cabaret, typographe à Alençon, et de Guillaume Bonaventure, son ami graveur. Une visite à La Belle Charpente. La cour de Marguerite de Navarre. Rumeurs de débauche au couvent d’Almenêches. Un clerc à l’imprimerie. La colère de maître du Bois.

Cette page ne respire pas, elle est beaucoup trop compacte. Léonard examine, dubitatif, la feuille qu’il vient de retirer de la presse. Ces satanés caractères gothiques, avec lesquels maître du Bois le contraint à composer, dressent une barrière hérissée de piquets entre l’œil et le texte, dessinent un champ clos inhospitalier et impénétrable à ses yeux fatigués. Léonard aimerait tant disposer d’une fonte de caractères romains, ces lettres souples et rondes qui caressent les yeux et parlent sans détour à l’esprit. Mais il sait que Simon du Bois n’en démordra pas. L’utilisation du gothique bâtard reste pour l’imprimeur la meilleure façon de se faire comprendre des simples et des rudes. Et puis le bâtard et ses caractères effilés est beaucoup moins gourmand en papier que ne l’est le romain. Léonard en convient à regret en épinglant la feuille sur le fil qui court le long des poutres au-dessus de sa tête.

La nuit commence à envelopper Alençon et la place du Palais se vide peu à peu devant les croisées de l’atelier. Le jeune compagnon est las, ses yeux se sont rougis au fil d’une longue journée passée à composer les premières pages du Sommaire de toute médecine et chirurgie que vient de confier à la maison Jehan Coëvrot, le médecin de la duchesse Marguerite. Gaspard, l’apprenti, après avoir gratté les tampons, a filé ; il est temps de regagner La Belle Charpente et de se caler devant un bon souper. Tant pis pour Guillaume, son ami graveur attendra demain pour partager un pichet de cidre. Léonard nettoie consciencieusement la presse à deux coups, ferme les volets avec application puis se dirige vers l’écurie voisine, où patiente sa monture. Indifférent aux échos de la rue, il franchit au pas la porte de la Barre avant de se diriger vers le bourg de Saint-Germain. Chemin faisant, le typographe – il aime ce titre nouveau qui commence à courir les ateliers – ne peut s’empêcher de songer à la manière d’aérer les textes qu’il compose. Il parait qu’à Paris on a introduit récemment de petites baguettes crochues entre les phrases pour reposer l’attention. Il faudra qu’il aille y voir de plus près.

Le bourg de Saint-Germain est silencieux, assoupi sous un gros nuage. Seule une lanterne témoigne d’un peu de vie à l’entrée de l’auberge d’où s’échappent quelques éclats de voix. Mais la lune est de bonne humeur ce soir et le chemin est sûr jusqu’à La Belle Charpente, la ferme familiale plantée un peu plus haut en bordure du bois d’Héloup. Léonard n’est pas peu fier de se déplacer à cheval. C’est un privilège accordé par le roi François aux imprimeurs, qui peuvent désormais porter l’épée quand ils sont passés maîtres, à l’image de Simon du Bois, parti quelques jours en vadrouille pour faire relier discrètement un lot d’ouvrages imprimés de frais. C’est son père, Mathurin, qui lui a offert ce cheval au printemps dernier, le jour de l’obtention de son brevet. Avec un sourire, sans dissimuler un beau soulagement, lui qui ne pensait rien faire de ce fils turbulent, envoyé à l’école paroissiale pour donner du grain à moudre à une insatiable curiosité. La vivacité d’esprit et la ténacité du garçon lui ont permis de maîtriser le latin et d’acquérir de précieux rudiments de grec.

La Belle Charpente est une ferme fortifiée construite à flanc de côteau sur les hauteurs d’Héloup. Elle est entourée de hauts murs en pierre ocre, percés de trois portes et dominée par une tour carrée qui rehausse le corps de logis et permet, au besoin, de surveiller les alentours. Ce modeste appareil défensif est dû à l’isolement de la ferme, qui fut construite au siècle précédent, aux grandes heures de la guerre avec les Anglais, à une époque où il était encore fort dangereux de vivre à l’écart des villages. Les temps ont bien changé, certes, et les bandes de soudards écumant les campagnes se sont raréfiées, mais Mathurin Cabaret ne glisse pas moins chaque soir d’épaisses barres en bois derrière les vantaux des portes, avant de lâcher ses deux gros chiens dans l’enceinte de la ferme.

La Belle Charpente est un assemblage composite, bâti à plusieurs époques, recouvert de toits pentus en tuiles plates que le temps a teintés d’un brun chaud, auquel le soleil donne parfois des allures de velours rouillé. Dans la grande salle basse, où crépite été comme hiver le feu qui réchauffe la marmite, sous le manteau de la cheminée, on se réunit sans façons pour le repas et l’on plonge allégrement les mains dans le grand plat, comme c’est l’usage. Ce soir, Léonard n’est pas très attentif aux conversations de la maisonnée, indifférent aux rituelles questions de sa mère, Anne, qui s’inquiète de lui voir le visage aussi fermé. Il est tout entier absorbé par cette affaire de clôture graphique. Le jeune homme est persuadé que les caractères romains, plus doux, composant des ensembles plus fluides, débarrasseraient la langue vulgaire de son aspect rugueux, l’aideraient à sortir de la gangue dans laquelle elle est encore prisonnière. Certes ce n’est pas à lui, modeste compositeur, de décider sur quel chemin doit s’engager la graphie, même si, il le sent bien, l’époque est à l’exploration, comme en témoignent les évolutions qui se font jour chaque année dans les ateliers de la rue Saint-Jacques à Paris. 

Guillaume Bonaventure est penché sur son pupitre face à la croisée ouverte dont les battants recouverts de papier huilé reflètent le soleil du matin. Tout entier absorbé par un tracé à l’encre sur une planche de poirier, une jambe curieusement tendue vers l’arrière, il n’a pas entendu Léonard pénétrer dans la pièce, pourtant desservie par un sonore escalier en bois. L’étrange posture de Guillaume fait naître un léger sourire sur le visage du visiteur, qui profite de cet instant de silence pour observer, depuis le chambranle de la porte, la précision et la sûreté du geste de son compagnon. « Tu n’as pas encore fait un sort à ce pestiféré ? » lance Léonard, un tantinet moqueur, qui découvre en s’approchant du pupitre le profil d’un homme couvert de bubons. « Arrête, j’ai gâché la planche hier soir en donnant un malheureux coup de gouge. Deux jours de labeur perdus d’un geste maladroit » répond Guillaume, sans se retourner « je commence à me demander si j’ai bien fait d’accepter l’offre de maître du Bois. Mais bon, à toute chose malheur est bon, je crois que ce pestiféré sera plus réussi que le précédent. »

Léonard passe rarement une journée sans rendre visite à son ami, même s’il attend habituellement la tombée de la nuit pour grimper les escaliers de la taverne des Sept Colonnes, au-dessus de laquelle Guillaume a installé son repaire. Histoire de commenter ensemble devant une chopine les évènements de la journée, qui ne font pas défaut à Alençon lorsque duchesse y tient sa cour. Ce matin,  Léonard souhaitait s’enquérir de l’avancée des travaux de Guillaume, récemment promu graveur attitré de Simon du Bois. L’imprimeur veut en effet rehausser le Sommaire de toute médecine et chirurgie de quelques estampes, à la manière des ouvrages illustrés qui commencent à voir le jour à Lyon, et c’est à Guillaume qu’il a confié la réalisation des planches. Léonard n’est pas innocent dans le choix de cet artisan discret et solitaire, qui n’était pas, il y a quelques mois encore, un familier de l’exercice. Mais les graveurs sont rares dans la petite cité des ducs, où l’imprimerie était encore inconnue voilà un couple d’années. Il fallait donc trouver un fin connaisseur du décor sur bois qui accepterait de travailler en creux plutôt qu’en volume. Et c’est tout naturellement que le choix s’est porté sur Guillaume, avec qui Léonard a usé ses culottes sur les bancs de l’école de la paroisse. Certes Guillaume est plutôt porté sur les monstres, les diables et les farfadets, à l’image de ceux sculptés aux encoignures du retable de l’église Notre-Dame, mais l’exercice ne lui déplait pas et l’impétrant se tire plutôt bien de la mission qui lui a été confiée.

Les yeux plissés par un sourire malicieux, Guillaume se retourne enfin après avoir reposé sa plume. « Voilà, je vais maintenant pouvoir me remettre à l’ouvrage, tu devrais l’avoir demain soir. » « Rien ne presse, maître du Bois n’est pas là, et je ne me risque pas encore à insérer les gravures dans la presse. Il ne m’a pas dit où il allait, mais je le soupçonne d’être parti relier le manuel d’instruction chrétienne de ses amis évangélistes qu’il imprime la nuit, en mon absence. A vrai dire, toutes ces cachoteries, qui ne trompent personne, me font plutôt rigoler, d’autant qu’elles font enrager le vicaire de Montsort, cette grosse outre avinée qui nous a tant tapé sur les doigts à l’école. Bon, je dois filer, il me faut préparer un nouveau pot d’encre et je n’ai pas intérêt à me rater si je veux avoir tiré le premier cahier du Sommaire avant son retour. Je repasse ce soir pour que tu m’en dises un peu plus sur l’histoire des sœurs d’Almenêches. Il paraît que la duchesse est inquiète et qu’elle a écrit à l’évêque pour se plaindre de la débauche qui semble régner au couvent. N’hésite pas à laisser traîner tes oreilles aux Sept Colonnes en m’attendant. »

La ville est en effervescence depuis l’arrivée de Marguerite, venue, pour la première fois, accompagnée de son nouvel époux, le roi de Navarre. Les commerçants, qui ouvrent, à cette heure matinale, leurs étals au pied des maisons à pans de bois de la Grand rue, rivalisent d’imagination pour marquer leur attachement à la duchesse. D’autant que les membres de la petite cour, l’imprévisible Clément Marot en tête, ne dédaignent pas arpenter les rues du centre pour échapper à la froideur des coursives du vieux donjon. Alençon a eu peur lorsque le duc Charles, qui avait apporté la prospérité à la ville, est mort au lendemain de la triste bataille de Pavie. Et c’est avec une joie partagée que la ville retrouve sa duchesse, à qui son frère de roi, François Ier, a laissé le duché de feu Charles IV d’Alençon en usufruit.

Belle surprise en arrivant rue du jeudi, l’atelier est ouvert. Simon du Bois est revenu plus tôt que prévu et converse avec un vieux monsieur sur le pas de la porte, indifférent au vacarme provoqué par les barriques qui roulent sur le pavé de la place du Palais. Le cheveu argenté débordant d’un chapeau de feutre,  les joues creusées de profondes rides sous des pommettes hautes, l’inconnu est vêtu d’un long manteau noir trahissant son appartenance au groupe de clercs qui entoure Marguerite.  Les deux hommes semblent bien se connaître et ne cachent pas le plaisir qu’ils ont à se retrouver. « Léonard, je te présente Jacques Lefevre, un ami très cher, dont j’ai eu le privilège d’imprimer quelques ouvrages lorsque j’étais à Paris » lance l’imprimeur en apercevant son jeune compagnon. « Maitre Lefevre d’Etaples ? »  « Lui-même, mon garçon »  répond le vieux monsieur, amusé, par la perte de contenance du jeune homme, rouge jusqu’aux oreilles, manifestement perturbé par cette rencontre inattendue. « Enchanté maître, bredouille Léonard, je… je n’imaginais pas vous rencontrer un jour en chair et en os ». Léonard peste intérieurement contre lui-même, maudissant cette ridicule émotivité qui lui empoisonne, si souvent, l’existence. A sa décharge, cette présence à Alençon du théoricien du cénacle de Meaux – si c’est bien lui, il a du mal à y croire – que certains comparent déjà au grand Erasme, est une telle surprise, que ce moment d’émotion est, somme toute, assez naturel. Certes, dans les rues d’Alençon, le philosophe ami de la duchesse ne doit guère être embarrassé par les admirateurs, qui sont bien peu nombreux à connaître les écrits. La nouvelle n’en est pas moins extraordinaire aux yeux de Léonard, qui sait le prix du travail de cet esprit éclairé, dont la traduction du Nouveau Testament vient de paraître à Anvers, en caractères romains s’il-vous-plait.

« Entrons, si vous le voulez bien, nous serons au calme pour bavarder » tranche maître du Bois, sortant ainsi Léonard de l’embarras « et toi, jeune homme, file nous préparer un pot d’encre, nous avons du pain sur la planche aujourd’hui. » L’atelier n’étant pas très spacieux,  Léonard, calé derrière un pilier, peut suivre la conversation qui se poursuit entre les deux hommes tout en incorporant ses pigments à un pot d’huile de lin. « L’atmosphère devient de plus en plus malsaine à Paris, explique le clerc, qui s’est assis sans façons sur un banc devant la casse, où sont soigneusement rangés les caractères « et la Sorbonne n’attend qu’une étincelle pour rallumer les bûchers. C’est pourquoi la reine de Navarre m’a suggéré de l’accompagner ici et de la suivre le mois prochain à Nérac, où je pourrai poursuivre mes travaux sous sa protection ». Simon du Bois fronce les sourcils et se laisse emporter par un de ces accès de colère dont il est coutumier : « Ces sorbonnards ne lâchent décidément rien. Même la protection du roi s’avère insuffisante désormais. Il ne leur suffit donc pas que Briçonnet soit rentré dans le rang et que votre cénacle ait été dissous. Je me demande comment tout cela va tourner. Quoi qu’il en soit la duchesse a eu une riche idée de m’inviter à déménager mon atelier dans cette bonne ville. La main d’œuvre est plus difficile à trouver, ajoute-t-il en jetant un regard amusé vers le pilier derrière lequel se cache Léonard, mais à tout le moins on peut y travailler au calme, à l’abri des foudres de ces imbéciles encapuchonnés. »

 

Le retour du Malais de Magellan

Marguerite de Navarre

Les familiers de cet atelier ont peut-être en mémoire les premiers essais de la suite que j’entendais donner au Malais de Magellan, paru en 2018. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la littérature ? Je ne sais, mais j’ai décidé de reprendre ce second volet, désormais bien avancé, qui pourrait paraître au printemps 2024. Si ces Essences souveraines, titre provisoire, sont appelées à se tenir toutes seules, elles mettront en scène les mêmes personnages et les lecteurs du Malais bénéficieront de précieux éléments de contexte. Problème, le livre, qui a recueilli un succès d’estime à la hauteur de ses modestes ambitions (300 exemplaires) est épuisé. Il n’est pas exclu qu’il soit réédité un jour, en compagnie du deuxième, voire du troisième volet, mais la question ne se pose pas pour le moment. J’ai donc eu l’idée de le publier en feuilleton dans cet atelier pour permettre à tous de le feuilleter, de se rafraîchir la mémoire, ou tout simplement de le découvrir. Si tout va bien – si je maîtrise convenablement la presse numérique – ce qui n’est pas gagné -, à raison d’un chapitre semaine, l’ensemble sera mis en ligne fin 2023 et pourra être consulté à loisir chapitre par chapitre.

Pour ce numéro zéro, je vous propose de consulter la maquette de la couverture (ci-dessus), qui donne l’argument, et de jeter un oeil sur l’avertissement, avec une singularité. Cet avertissement, retrouvé dans les archives de l’édition papier, n’est pas celui qui a été imprimé. Il en diffère dans la forme, mais l’esprit est le même. Il est, par ailleurs précisé que ce petit livre est imprimé en Garamond, ce qui est la cas sur papier, une police de caractère créée à l’époque par Claude Garamont (avec un t). Ce ne sera pas le cas dans cet atelier puisque wordpress ne propose pas ce caractère. Bonne entrée en matière et à la semaine prochaine pour le début des hostilités.

Avertissement

Prends garde, ami lecteur, au titre de ce petit livre. Le Malais de Magellan ne t’emmène pas naviguer sur les océans. Il n’est guère question, dans les pages qui suivent, du capitaine génial et sanguinaire qui franchit pour la première fois l’obstacle têtu qui barrait la route des Indes orientales. Si c’est cette perspective qui t’a conduit à prendre en mains ce livret, passe ton chemin, tu éviteras un malentendu. Si, en revanche, tu es curieux de connaître les femmes et les hommes qui ont mis en lumière le récit de cette première navigation autour du monde, tu peux tenter la plongée.

Mais sache que tu arpenteras plus souvent les ateliers des imprimeurs normands que tu ne fréquenteras les îles aux épices. Tu passeras l’essentiel de ton temps en compagnie d’un jeune typographe, d’une nonne défroquée et d’un poète de cour. Tu t’étonneras peut-être du rôle des femmes dans la configuration du monde qui se dessine, tu n’en sentiras pas moins l’odeur du bûcher.

Arrivé au terme de ce voyage en Garamond, c’est le caractère d’imprimerie que tu déchiffres en ce moment même – tu croiseras Claude Garamont – tu seras tenté de mettre en doute la véracité de cette aventure. C’est ta liberté. Enrique de Malacca, le Malais de Magellan n’a pas bonne presse dans l’histoire officielle. Peu importe. J’espère simplement que ce récit te permettra de passer un bon moment et, je le souhaite, de considérer d’un œil neuf  le rôle des imprimeurs dans la représentation du monde qui est la nôtre.

Porte-toi bien.

Sur la table de travail

photo ct La Roche-sur-Yon

Un mot à l’adresse des quelques familiers de l’atelier, qui doivent pour certains se demander ce que trafique le tenancier ces temps-ci vu l’incohérence apparente des dernières publications. De fait, je conduis simultanément plusieurs chantiers, qui n’ont pas grand chose en commun sinon que d’être ouverts sur la même machine à écrire. Le principal de ces chantiers, qui n’a pas été évoqué ici, est un ouvrage commandé par les éditions Actes Sud et qui occupe l’essentiel de mon temps. Un livre qui parlera de chantiers urbains et d’architectures mobiles. Si tout va bien, il paraîtra à la rentrée.

Dans le même temps, il me faut assurer la chronique locale de deux communes pour un grand quotidien de l’Ouest de la France, à la veille des élections municipales. Un travail qui relève autant de la diplomatie que de la rédaction proprement dite. Le rôle de chroniqueur local est beaucoup plus complexe et beaucoup plus exposé qu’il n’y paraît, d’où la publication récente de deux billets évoquant cette périlleuse activité (le maire, l’infirmière et le caillou et de la noblesse du chien écrasé). Il ne faut pas imaginer que les élus locaux sont moins chatouilleux que les élus nationaux. D’autant qu’on est appelé à les croiser en achetant son pain ou ses légumes.

A propos des municipales, pour celles et ceux qui s’intéressent aux espaces périurbains et aux questions d’intercommunalité, des enjeux trop peu mis en lumière par le scrutin municipal, la lecture du dernier ouvrage de Jean-Yves Martin, géographe, peut être une bonne idée. Jean-Yves Martin l’a présenté il y a quelques jours à la Maison du port de Lavau-sur-Loire. Contrairement aux apparences, ce n’est pas trop technique, et c’est un travail précieux pour mieux appréhender ces territoires qui ne sont plus tout à fait de la campagne mais pas tout à fait la ville, dont le mode de gouvernance est interrogé. C’est “un passage au scanner d’un espace géographique” situé entre deux villes, Nantes et Saint-Nazaire.

Ajoutons une contribution amicale à la communication de La Croisière de Pen Bron, un évènement annuel qui permet d’embarquer durant deux jours plus d’une centaine de personnes lourdement handicapées sur autant de voiliers entre La Turballe (44) et Arzal (56). Nous avons mis en ligne cette semaine une courte vidéo qui présente cet évènement singulier et magique. Il suffit de cliquer sur le bandeau du site.

Ces travaux, qui se conjuguent aux périls extérieurs dus à l’abondance des pluies, qui ne cessent pas en Loire-Inférieure, m’ont conduit à laisser reposer La tentation de Louise, laquelle ne sortira donc pas cette année. Mais nos amis n’ont pas le feu, ils ont tout leur temps depuis leur havre du XVIe, et je reprendrai leurs aventures le moment venu, vraisemblablement l’hiver prochain.

Voilà, voilà pour la table de travail. Bonne semaine à tous.

La Tentation de Louise – extrait –

Pour fêter l’avancée de La Tentation de Louise, voici un extrait qui se déroule à Nantes. J’ai renoncé à le publier en feuilleton, en raison des remaniements permanents infligés au texte. Mais ce chapitre, le second, ne devrait plus guère bouger. Si tout va bien, j’espère pouvoir publier le livre au printemps. Rappelons que nous sommes en l’an 1534.

2 – Le quai de la Fosse

Assis au pied du rempart de la ville close, Léonard observe les charpentiers pendus à l’aplomb du fleuve, qui fixent les poutrelles de bois destinées à consolider le quai du port au vin. Le typographe aime faire un saut hors les murs lorsqu’il dispose d’une heure ou deux, pendant que les épreuves sèchent sur les fils de l’atelier. Les mauvaises langues de l’imprimerie ne manquent pas de remarquer qu’il se dirige invariablement vers les tavernes interlopes du quartier de la Fosse, où officient les filles à matelots, mais peu lui importe. Il serait d’ailleurs en peine de nier son attrait pour ce quartier hors la loi commune, où les marins sont rois et les gardiens des bonnes mœurs malvenus. S’il goûte de temps à autre une visite à la plantureuse Annaïck, qui tient un peu plus loin sur le quai une auberge à l’enseigne du Trois-Mâts, il passe le plus clair de son temps à observer le travail des ouvriers qui préparent de nouveaux appontements. Il faut en effet gagner sur la grève à l’ouest de la ville close pour accueillir les navires hauturiers qui se pressent de plus en plus nombreux à l’entrée du port. Léonard Cabaret, typographe alençonnais, aura mis deux bonnes années à se mouvoir à son aise dans cette cité portuaire, où il a dû se réfugier au lendemain d’une chasse aux imprimeurs dans sa ville natale. Il s’y sent bien aujourd’hui, dégagé des comptes à rendre à la rumeur publique et aux curés un peu trop inflammables. Et puis il a singulièrement progressé dans son art, maîtrisant la composition des cahiers, l’impression en deux couleurs et la reproduction des gravures. 

Un peu plus loin vers le soleil couchant on aperçoit les navires qui, faute de place, sont amarrés à couple au droit des entrepôts en bois plantés sur le rivage, d’où les soutiers déchargent le sel de la côte, les toiles du Léon et la laine d’Espagne. La ligne de ponts qui franchit la Loire à deux pas du Bouffay empêche ces grands voiliers, dont on dit que certains jaugent plus de deux cents tonneaux, de remonter plus haut sur le fleuve. Ce qui provoque un ballet incessant de chariots qui transbordent les marchandises vers le port fluvial, à l’amont du château, et reviennent chargés de vins de Loire en partance pour la haute mer. La joyeuse confusion provoquée par la variété des langues parlées sur les quais ravit Léonard, qui ne se doutait pas, depuis sa Normandie, qu’autant de façons de s’exprimer pouvaient cohabiter en un même lieu. Ouvriers et matelots échangent volontiers en bas-breton, un idiome rocailleux imperméable à ses oreilles, dont il aime pourtant la musique. On y parle aussi anglais et hollandais, enfin c’est ce qu’il suppose en débusquant ici ou là une expression familière. Les échanges sur les quais procèdent d’un mystérieux sabir portuaire, mélange de toutes ces langues, que les marins semblent comprendre intuitivement. Léonard a plus de facilité avec l’espagnol, sans doute grâce à sa maitrise du latin, dont les accents résonnent souvent sur la Fosse où quelques armateurs de Bilbao ont installé leurs agents. Les Espagnols sont gourmands de toiles de chanvre confectionnées en Bretagne pour équiper les navires qu’ils ne cessent d’armer à destination des Indes Occidentales, de l’autre côté de la mer Océane. Léonard ne le cache pas lors de ses passages au Trois-Mâts, il est fasciné par les marins ibériques, qui élargissent le monde en courant les océans à bord de leurs caraques. Il aimerait bien en savoir plus, lui qui a rêvé des heures en imprimant le récit d’Antonio Pigaffeta à la découverte des îles Molluques, mais les matelots espagnols ne sont pas très bavards. Ils risquent trop gros, tant les couronnes d’Espagne et du Portugal sont jalouses de leurs découvertes et, plus que tout, des portulans qu’établissent leurs capitaines voyage après voyage. Il est d’ailleurs interdit, sous peine de mort, à tout marin étranger d’embarquer pour les Indes Occidentales, propriété exclusive de la couronne impériale. 

De retour par la place du Change, sur le chemin du Bouffay où est installé son atelier, enfin l’atelier de maître Hervouët, il songe à la chance des Nantais de se trouver ainsi placés à la porte d’entrée du royaume. Les boutiques débordent de draps, de cuirs, de vins et même d’épices que les marins espagnols font passer en contrebande. Maitre Hervouët est un imprimeur-libraire honnête, moyennement intelligent mais redoutablement efficace, au visage affaissé de vieux chien sympathique qui inspire une confiance naturelle. Léonard s’est acclimaté avec le temps à ce patron placide et laborieux qui s’est spécialisé dans les livres d’heures à destination des bourgeois de la cité. Un choix judicieux du fait de la prospérité des armateurs, des commerçants et des hommes de loi qui occupent gaillardement la place depuis le démantèlement de la cour de Bretagne. Les aristocrates bretons sont, pour la plupart, retournés sur leurs terres, depuis le départ de feu la reine Anne, arrachée à son dûché par les rois de France, laissant un château en chantier. En arrivant dans cette cité inconnue, Léonard a erré quelque temps avant de trouver une place de compagnon dans l’atelier de maître Hervouët. Et s’il n’a pas noué de lien véritable avec l’imprimeur, trop calotin à ses yeux, il ne lui en est pas moins reconnaissant de lui avoir permis de progresser dans l’art de composer des livres illustrés. A vrai dire, il se languit un peu de sa terre natale, de sa famille, de son ami Guillaume, le graveur, qui a trouvé refuge à Paris. Ne parlons pas de Louise, la chambrière de la duchesse, avec qui il a renoncé à correspondre, à laquelle il voue des sentiments ambigus qu’il ne sait pas décrypter lui-même. Est-il possible de trouver la bonne distance avec une femme aussi attachante qui ne vous est pas destinée ? Il en doute, trop souvent embarrassé durant leur brève relation par des pensées coupables, et préfère laisser les braises s’éteindre doucement. 

Par bonheur, il y a d’autres jupes à trousser dans la bonne ville de Nantes. Et en premier lieu l’éruptive Annaïck, qui lui a fait miroiter une surprise ce soir, à la fermeture du Trois-Mâts. Mais avant cela, et puisque le travail de la presse ne pourra reprendre aujourd’hui, faute de papier, Léonard décide de pousser jusqu’à la cour du château pour jeter un œil sur l’avancement du pavillon que le roi François fait construire au dos de la muraille qui donne sur le fleuve. Décidément ce roi ne traîne pas, la Bretagne à peine réunie à la couronne, le souverain s’est attaqué sans tarder à l’agrandissement du château des ducs pour y ajouter un bâtiment de plaisance où il entend séjourner lors de ses passages à Nantes. Le grand Logis est trop froid à ses yeux et il souhaite disposer d’un pavillon plus moderne et surtout plus facile à chauffer. Léonard prend plaisir à observer les maçons assembler les blocs de tuffeau qui composent la façade, presque achevée. Le pavillon est de proportions plus modestes que le grand logis et d’une bienvenue sobriété. L’heure semble passée des ornements gothiques. Le typographe est surtout frappé par la taille des fenêtres à meneaux, parfaitement alignées au premier étage et par la mince corniche qui souligne d’un trait discret l’harmonie de l’ensemble à mi-hauteur du rez-de-chaussée. Il est vraisemblable que le roi a fait appel à un architecte italien pour dessiner ce pavillon, qui semble ouvrir de grands yeux étonnés face à l’immense façade quasi aveugle du grand logis.  

Annaïck qui a passé, selon les poètes, l’âge où une femme de belle devient bonne, est la maîtresse la plus surprenante que Léonard ait jamais connu. Il n’en revient pas. C’est une découverte, le plaisir volcanique que peut prendre une femme entre les draps. Un feu savamment caché sous des allures de matrone respectable, qui prend soin de masquer soigneusement ses atouts pour rester maîtresse de ses élans. Les marins trop entreprenants en savent quelque chose, qui sont régulièrement invités à se réserver leur énergie aux soubrettes de la taverne. Ce n’est pas Léonard qui a choisi Annaïck, c’est elle qui a séduit tranquillement ce jeune imprimeur égaré, détonant avec la clientèle habituelle de la maison. Un caprice de veuve ? Il n’est pas parvenu à savoir si elle se joue de sa compagnie, ou si elle lui voue un attachement sincère. Quoi qu’il en soit, les jeux de mains ne sont pas à l’ordre du jour ce soir au Trois-Mâts, dont les volets sont maintenant clos. Annaïck est à la fois grave, concentrée et un brin narquoise en finissant de ranger les tables. Manifestement contente du coup qu’elle prépare. Elle va le combler d’une manière inattendue son petit imprimeur.  Le rangement achevé, son visage se détend, elle se débarrasse de son tablier, s’assoit et agite deux livrets, juste cousus, devant les yeux du typographe. « Un marin espagnol vient de me confier ces deux lettres, qu’il ne peut conserver par devers lui. Ce sont les lettres des Indes Occidentales, envoyées par un capitaine, du nom d’Hernàn Cortès, à l’Empereur Charles Quint. Elles ont été imprimées à Séville, traduites en latin, et ont circulé pendant quelques mois dans les chancelleries de l’Empire, mais Charles Quint vient de demander qu’elles soient brûlées, toutes, qu’il n’en reste pas de trace. Il ne souhaite pas, m’a dit mon subrécargue espagnol, que l’on en sache trop sur ses expéditions par-delà la mer océane. Il est embarrassé et me demande de mettre les exemplaires qu’il possède à l’abri pendant quelque temps ». 

Léonard est sonné. Annaïck, qui semblait ne prêter qu’une oreille distraite à ses confidences nocturnes, à ses envolées passionnées sur l’élargissement du monde, l’écoutait en fait avec attention. Et semble mesurer la portée des documents qu’elle tient entre les mains, à tout le moins l’intérêt qu’ils ont pour lui, même si elle ne connaît pas un traitre mot de latin. « Si tu le souhaites, dès que le navire de mon Espagnol aura appareillé, je te confierai ces documents pour que tu puisses en prendre connaissance. Ils doivent bien contenir quelques-unes de ces histoires de sauvages qui t’enchantent. » Léonard se précipite à son cou avec une fougue de jeune chien. « Tout doux l’ami, tout doux. Tu vas rentrer paisiblement dans ton gourbi du Bouffay et nous en reparlerons plus tard. Pour l’heure je suis rincée par cette longue journée, et je ne rêve que de m’endormir paisiblement en goûtant au plaisir véniel d’en avoir remontré à un marin d’eau douce de ton espèce ». 

Cet extrait n’est pas destiné à circuler. Le copyright est assuré par la date de parution sur cette publication en ligne ISSN 2497-7144.

La tentation de Louise 1

Marguerite de Navarre, duchesse d’Alençon

Avertissement

Un mot, ami lecteur, avant de t’aventurer dans les pages de ce petit livre. Tu vas être transporté en l’an de grâce 1534, sous le règne du roi François, premier du nom. Dieu est embarrassé en ce printemps brumeux, il ne sait arbitrer entre des catholiques un peu trop zélés, qui ont forcé sur la pompe et le décor, et des chrétiens tourmentés qui souhaitent renouer avec la sobriété des premiers âges ; l’intention n’est pas condamnable, mais risque de mettre en péril le patient édifice qu’il construit sur terre depuis un bon millénaire. Ces derniers temps, les hommes l’ont un peu débordé à vrai dire, mettant au point un procédé étonnant, l’imprimerie, qui permet de diffuser à grande échelle les textes sacrés en langue vulgaire. Et qui donne à chaque lecteur la possibilité d’interpréter à sa façon la parole divine. Ces garnements se sont, dans le même élan, mis à courir les océans pour découvrir de nouvelles terres où vivent des sauvages dont il va bien falloir se demander un jour ou l’autre s’ils sont une âme.

Le pape est certes à la manœuvre mais, entre les rabais accordés sur la durée du purgatoire pour payer la facture de Saint-Pierre de Rome et le partage du monde à découvrir entre Espagnols et Portugais, il est trop occupé pour entendre les récriminations de ces nouveaux chrétiens, de ces évangélistes auto-proclamés. Le premier ministre de Dieu, qui n’aime pas le désordre, préfère régler le compte de ces impudents en faisant rôtir les plus vindicatifs sur les bûchers de l’inquisition. François est plus mesuré. Le roi de France ne s’est pas encore fait de religion définitive, écartelé entre un clergé fidèle à Rome et un cercle d’érudits protégé par sa sœur bien-aimée, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon et reine de Navarre. Princesse éduquée et savante, femme de lettres, Marguerite, n’hésite pas à mettre en lumière la débauche de certains prélats romains, à l’image de Jacques de Silly, évêque de Séez en son duché d’Alençon, un jeune coq de vingt-cinq ans qui court tous les jupons de son diocèse. Pour autant, en ce mois de mars 1534 une trêve semble se faire jour entre les papistes et les évangélistes, sous l’autorité du roi qui s’attache à calmer les esprits. C’est à ce moment que débute notre histoire. 

Lors de son dernier séjour dans son duché normand, Marguerite a sauvé du couvent une jeune fille de petite noblesse, Louise de Chauvigny, dont elle a fait sa chambrière et à qui elle a confié la librairie du château. Louise jouit d’une grande liberté dans le palais déserté depuis le départ de la duchesse pour la Navarre, mais elle sait que cette liberté ne saurait durer. Marguerite a confié à sa gouvernante, dame Cécile, le soin de trouver un époux à la jeune femme. Mais Louise, qui a pris goût aux plaisirs de l’esprit en passant ses journées dans la librairie du château, qui a même tâté de la presse en participant à l’impression clandestine d’un ouvrage interdit, redoute d’être exilée dans le manoir moisi de quelque hobereau normand. Entre le couvent et le mariage arrangé qui lui est promis, la tentation est grande de chercher une échappatoire. Mais que peut une jeune femme sans famille, sans fortune, lestée par une naissance qui lui interdit une mésalliance ? Elle ne le sait pas encore, pas plus que son créateur, débordé lui-aussi par la liberté des personnages à qui il a eu l’imprudence de donner le jour dans l’ombre des chroniques du temps. 

Ceci est l’avertissement au lecteur qui ouvrira La Tentation de Louise, la suite du Malais de Magellan, sur laquelle je me suis remis à plancher ces dernières semaines. Le premier chapitre, publié ici il y a quelque temps, a été allégé et le texte avance bien. J’espère pouvoir le publier au printemps prochain. Je ne sais pas encore si je vais le proposer ici en feuilleton, parce que je ne cesse de le retravailler. Cette prépublication est à la fois une contrainte bénéfique pour le texte, dont les imperfections sont plus nettes ainsi exposées, et une entrave pour sa fraîcheur. Nous verrons bien. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une copie provisoire, qui sera sans doute amendée et qui n’a pas vocation à circuler. D’éventuels commentaires sont les bienvenus par mail (en bas de la col de droite) La date de publication sur ce blog ISSN 2497-7144 assure le copyright.

Les sept vies d’un grand port maritime

C’est compliqué un titre. Ce ne doit être ni trop long ni trop court, résumer en quelques mots le contenu du papier, éviter si possible les lieux communs et inviter à la lecture. Inviter au voyage pourrait-on presque dire pour un article de 12 000 signes qui prétend embrasser une aventure millénaire (rassurez-vous celui-ci n’en fait pas 3 000). J’ai longtemps tourné autour du titre de la contribution que m’a demandée l’automne dernier la revue 303 sur l’histoire du port de Nantes. La revue vient de paraître et je ne me souvenais plus si j’avais choisi Les sept vies d’un grand port maritime ou les sept vies d’un grand port maritime et fluvial. Cette seconde option eût été plus juste, mais le titre un peu long.

Cet atelier me donne la possibilité de revenir sur cette dimension capitale dans l’histoire du port de Nantes et de la plupart des grands ports européens. Sans fleuve pas de véritable port. Il faut se souvenir que jusqu’à l’avènement du chemin de fer, le transport de marchandises s’effectuait principalement par voie fluviale. Les grands ports, et Nantes en premier lieu, étaient en réalité des places de marché, des charnières entre la terre et la mer. Nantes a d’ailleurs longtemps compté deux ports, de part et d’autre du château, séparés par une ligne de ponts. Une ligne que les navires hauturiers ne pouvaient franchir avec leurs grands mâts. Sur les quais s’échangeaient le sel de la baie de Bourgneuf, le vin de Loire, les toiles de chanvre ou la laine d’Espagne.

C’est lors de me plus belles aventures journalistiques, un tour des côtes France que m’avait confié en 1992 le quotidien Libération pour un hors série consacré à la renaissance des bateaux traditionnels, que j’ai découvert l’importance oubliée de la navigation fluviale. Les difficultés de naviguer à contre-courant sur les grands fleuves, même si la batellerie de Loire avait la chance de bénéficier de vents dominants. Ce qui n’empêchait pas, parfois, les vins de tourner sur des gabares encalminées, expliquant la raison pour laquelle Orléans est devenue la capitale du vinaigre. De découvrir aussi la longue tradition de bateaux à usage unique qui descendaient le fleuve depuis sa source chargés jusqu’au plat bord pour finir en bois de chauffage dans l’estuaire.

L’Hermione, photo Rochefort-Océan

La réplique de l’Hermione, la frégate qui conduisit La Fayette en Amérique à la fin du XVIIIe, n’était pas encore en construction lors de ce tour des côtes de France. Mais je la visiterai avec grand plaisir lors de son passage à Saint-Nazaire et Nantes, fin mai. Je conserve un souvenir extasié de la venue de la Victoria, la réplique du dernier navire de l’expédition Magellan, pas plus grosse qu’un chalutier, ne disposant pas même d’une barre à roue, lors de son passage à Nantes il y a deux ou trois ans. Pour revenir à 303, ce numéro spécial est un véritable bijou d’édition. Je ne sais pas si le thème a été choisi dans la perspective de la grande exposition sur la mer, prévue fin juin à Nantes, mais c’est fort possible. Ce me semble en tout cas une bonne idée, à l’heure où l’on commence – enfin – à se préoccuper de l’état des océans, que nous continuons, en puérils apprentis sorciers que nous sommes, à saloper allègrement.