La jolie crevette et le méchant virus

Clamdigger Edward Hopper

« Il a plu à Dieu de nous visiter par la maladie contagieuse » déclarait Claude Brossard de la Trocardière, maire de Nantes, au lendemain de la terrible épidémie de peste qui avait dévasté la ville en 1583. On jouait alors profil bas devant ce qui avait tout l’air d’un message divin, dont on cherchait vainement la signification.

Aujourd’hui peu nombreux sont les croyants qui avancent l’hypothèse d’un message des dieux. Même Allah ne fait pas le fier. En revanche, que l’épidémie en cours – qui reste pour l’heure un épiphénomène au regard des pandémies passées – puisse s’interpréter comme un message de la nature, peut mériter un peu d’attention.

Il y a un petit côté darwinien dans cette flambée virale qui s’attaque à l’espèce humaine. Selon Darwin une espèce elle-même ne s’autorégule pas (excepté par l’épuisement de ses ressources), mais la nature s’en charge grâce à un savant équilibre entre proies et prédateurs. Que le fautif soit ici un organisme microscopique ne change rien à l’affaire. L’humanité est confrontée à un prédateur plus malin qu’elle. 

L’alerte est en peu surjouée par les responsables (encore que, restons prudent) mais elle a la vertu de jeter une lumière crue sur notre présumée maitrise de l’adversité. Le danger vient rarement de l’endroit où on l’attend. L’humanité était mobilisée contre le réchauffement climatique, la voilà prise de court par une agression virale. Et ce malin virus va en faire plus en quelques semaines que toutes les campagnes d’opinion de la terre. On apprend ainsi que ce ne sont pas seulement nos téléphones portables et nos machines à laver qui sont fabriqués en Chine, mais aussi les principes actifs de nos médicaments et nos outils de prophylaxie. C’est benêt, voire très très con. 

L’heure n’est pas au procès, ce n’est pas en pleine bataille que l’on règle ses comptes et les procureurs du moment seraient bien inspirés d’attendre un peu avant de distribuer les anathèmes. Mais on ose espérer que cette alerte va nous inviter à sérieusement réfléchir. A cette folie furieuse, par exemple, qui conduit à envoyer les crevettes hollandaises au Maroc pour être décortiquées par de petites mains avant de revenir dans nos assiettes, mettant sur la route des norias de camions imbéciles. 

Cette folie furieuse qui veut qu’au nom du « pouvoir d’achat » la part de notre budget d’alimentation ne cesse de baisser (40% en 1950, moins de 20% en 2020) au détriment de la susdite nature, de la qualité des produits et de toute la chaine de production, agriculteurs en première ligne. L’idée n’est pas de décliner les exemples à l’infini mais ce malin virus est en train de nous dire des choses. Plein de choses. 

Qu’il y a aussi un rapport intime entre l’espace et le temps. Le temps ne s’écoule pas de la même façon ces jours-ci entre un appartement parisien grand comme un placard à balai et une maison ouverte sur la campagne, où l’on profite des premiers jours de printemps pour jardiner. Etourdis par le mouvement, par la frénésie urbaine, certains d’entre nous n’ont pas mesuré à quel point leur environnement pouvait être, au premier dérèglement, carcéral. 

Il n’est pas encore temps de remercier ce malin virus. Mais on peut, à tout le moins, essayer d’écouter ce qu’il nous dit à bas bruit. Nous avons un peu de temps. 

Sur la table de travail

photo ct La Roche-sur-Yon

Un mot à l’adresse des quelques familiers de l’atelier, qui doivent pour certains se demander ce que trafique le tenancier ces temps-ci vu l’incohérence apparente des dernières publications. De fait, je conduis simultanément plusieurs chantiers, qui n’ont pas grand chose en commun sinon que d’être ouverts sur la même machine à écrire. Le principal de ces chantiers, qui n’a pas été évoqué ici, est un ouvrage commandé par les éditions Actes Sud et qui occupe l’essentiel de mon temps. Un livre qui parlera de chantiers urbains et d’architectures mobiles. Si tout va bien, il paraîtra à la rentrée.

Dans le même temps, il me faut assurer la chronique locale de deux communes pour un grand quotidien de l’Ouest de la France, à la veille des élections municipales. Un travail qui relève autant de la diplomatie que de la rédaction proprement dite. Le rôle de chroniqueur local est beaucoup plus complexe et beaucoup plus exposé qu’il n’y paraît, d’où la publication récente de deux billets évoquant cette périlleuse activité (le maire, l’infirmière et le caillou et de la noblesse du chien écrasé). Il ne faut pas imaginer que les élus locaux sont moins chatouilleux que les élus nationaux. D’autant qu’on est appelé à les croiser en achetant son pain ou ses légumes.

A propos des municipales, pour celles et ceux qui s’intéressent aux espaces périurbains et aux questions d’intercommunalité, des enjeux trop peu mis en lumière par le scrutin municipal, la lecture du dernier ouvrage de Jean-Yves Martin, géographe, peut être une bonne idée. Jean-Yves Martin l’a présenté il y a quelques jours à la Maison du port de Lavau-sur-Loire. Contrairement aux apparences, ce n’est pas trop technique, et c’est un travail précieux pour mieux appréhender ces territoires qui ne sont plus tout à fait de la campagne mais pas tout à fait la ville, dont le mode de gouvernance est interrogé. C’est “un passage au scanner d’un espace géographique” situé entre deux villes, Nantes et Saint-Nazaire.

Ajoutons une contribution amicale à la communication de La Croisière de Pen Bron, un évènement annuel qui permet d’embarquer durant deux jours plus d’une centaine de personnes lourdement handicapées sur autant de voiliers entre La Turballe (44) et Arzal (56). Nous avons mis en ligne cette semaine une courte vidéo qui présente cet évènement singulier et magique. Il suffit de cliquer sur le bandeau du site.

Ces travaux, qui se conjuguent aux périls extérieurs dus à l’abondance des pluies, qui ne cessent pas en Loire-Inférieure, m’ont conduit à laisser reposer La tentation de Louise, laquelle ne sortira donc pas cette année. Mais nos amis n’ont pas le feu, ils ont tout leur temps depuis leur havre du XVIe, et je reprendrai leurs aventures le moment venu, vraisemblablement l’hiver prochain.

Voilà, voilà pour la table de travail. Bonne semaine à tous.

de la noblesse du chien écrasé

La condition de chroniqueur rural n’est pas toujours facile et l’on éprouve parfois quelques difficultés à expliquer les arbitrages qui conduisent à traiter ou à ne pas traiter tel ou tel sujet. Cela peut même confiner au malentendu. Plusieurs sources me font ainsi remonter une rumeur insistante, selon laquelle votre serviteur aurait affirmé ne pas se préoccuper des « chiens écrasés ». C’est à proprement parler un « mal entendu », qui laisse supposer par ailleurs une sorte de mépris pour les faits divers ou les faits de société. 

Ce contresens provient probablement de la déformation d’un autre choix, celui-ci totalement assumé, de ne pas traiter les informations miroir. En d’autre termes de ne pas relayer dans le journal le repas de l’amicale des joueur de fléchettes ou l’anniversaire de mariage de grand-maman. Ce type d’information, en jargon professionnel on dit une information miroir, n’a d’autre vertu que de permettre aux heureux élus de se mirer dans le journal, mais n’offre qu’une faible valeur ajoutée et n’apporte rien aux lectrices et aux lecteurs qui ne sont pas concernés.

En revanche, un simple chien écrasé ou une voiture qui brûle peuvent avoir un grand intérêt s’ils disent quelque chose du milieu dans lequel nous sommes, de l’espace public auquel ils participent A l’image de la vache communale dont le cuir a été lacéré une nuit par quelques jeunes gens désoeuvrés. Information qui n’avait pas été digne d’être communiquée au chroniqueur local. Or cette simple vache martyrisée dans la prairie qui jouxte l’école en dit beaucoup plus que de doctes déclarations sur les animations proposées à la jeunesse en milieu rural (je me permets ici ce commentaire, que je me suis gardé de relayer dans le journal, m’en tenant aux faits avérés). Au lecteur de se faire une idée. 

On peut comprendre que les associations, les institutions, aient envie que l’on évoque exclusivement les bonnes nouvelles, quitte à les parer d’habits de lumière, pour faire bonne figure dans le journal. Mais le rôle de la presse n’est pas uniquement, me semble-t-il, de chausser des lunettes roses. Il est de dire le réel, la vie comme elle va, avec ses bons et ses mauvais côtés. Comme l’installation par la mairie d’un caillou empêchant l’accès au cabinet infirmier, qui a provoqué la colère des institutions mais suscité le débat et permis d’envisager une solution. 

Le manuel du Castor Senior 2

Quand la femme, cet être supérieur apte à résoudre 99% des problèmes de vie quotidienne, vient à manquer, l’homme est bien souvent appelé à mettre en oeuvre des stratégies de contournement (merci Marmiton), qui aboutissent parfois à des trouvailles de génie, qu’il peut être tentant de partager. C’est l’idée qui m’est venue en observant le résultat spectaculaire du nettoyage de mon évier avec un produit hyper basique qui traînait sur les étagères (le percarbonate de soude). Frère célibataire ou solitaire, j’ai donc décidé de faire un pas de côté épisodique sur ce blog, pour une série irrégulomadaire que nous intitulerons le manuel du castor senior. Quelques trucs, trouvailles, dont la seule contrainte sera d’être écolos faute d’être orthodoxes

Le marc de café dans les tuyaux. C’est un vieux truc que m’avait confié mon copain Dom et que je mettais parfois en oeuvre, sans grande conviction. Vérification faite, c’est non seulement une excellente technique pour éviter de vider le marc dans le compost ou la poubelle, mais c’est aussi un moyen efficace d’entretenir les canalisations (le marc dissout les graisses). Cerise sur le gâteau, cette pratique chasse les éventuelles mauvaises odeurs dans l’évier. Tout bénéf.

Une lampe frontale pour lire au lit. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Cette fois c’est mon copain JB, grand célibataire et donc grand débrouillard devant l’éternel, qui m’a soufflé cette idée de génie. Plutôt que se pencher pour attraper le faisceau lumineux de la lampe de chevet, il est beaucoup plus confortable de diriger le faisceau avec la tête, qui peut ainsi changer de position sans jamais quitter la page à éclairer. Il suffit d’ajuster l’angle de la lampe sur le front. De ces astuces simplissimes qui vous changent la vie.

Des bouchons trempés dans l’alcool à brûler pour allumer le feu. C’est une amie, Annie, qui m’a glissé cette idée toute bête : récupérer les bouchons de liège et les mettre à tremper dans un bocal rempli d’alcool à brûler. Ils s’imbibent doucement et font de parfaits allume-feu pour démarrer une flambée. Attention il faut penser à refaire le plein d’alcool régulièrement, l’alcool à brûler étant très volatile. Mon truc en plus, je place le bocal bien fermé la tête en bas pour que, lorsque l’on retourne le bocal, les bouchons du dessus soient bien imbibés.

Nous ajouterons, pour terminer, les peaux d’orange sur le poële – un truc de grand-mère trouvé dans un recueil de poésie – qui parfument la pièce et qui, une fois sèches, font merveille pour encourager le petit bois à s’enflammer.

L’infirmière, le maire et le caillou

Il était une fois, dans un village de Loire-Inférieure, une infirmière active comme une abeille, qui s’épuisait chaque jour à délivrer ses soins à tous les malades de la contrée. Elle prenait son auto pour faire un pansement à madame Fatiguée, une piqûre à monsieur Ronchon, revenait à sa ruche pour chercher une épingle, une pilule, repartait illico rassurer madame Inquiète et poser un cataplasme au petit Malingre.

Un matin, elle découvre un gros caillou qui empêche sa petite auto d’atteindre la ruche. Elle bourdonne de mécontentement. Mais que fait ce caillou ici ? Que me veut ce caillou ? Quelle étrange idée que d’interdire l’accès à la ruche avec un gros caillou. Et elle ressent cette apparition hostile et indestructible comme une offense idiote à l’intelligence et à sa nécessité d’aller et venir.

Le maire, depuis son château voisin, brasse paisiblement des papiers et des règlements. Il s’est convaincu que la route de la ruche n’était pas assez carrossable pour rester ouverte aux autos. Il a donc ordonné à son cantonnier de fermer cette rue. Comme on ferme une carrière. Un caillou et hop ! Pas vu, pas pris. Sans se demander si le remède pouvait être pire que le mal.

L’infirmière déboussolée appelle le gazettier du village et lui explique son courroux. Elle est désormais handicapée pour bouger, doit tracer son chemin dans un dédale hostile, ne comprend pas même l’idée de la présence de ce méchant caillou, inutile et grotesque. Le gazettier, qui aime les belles histoires, immortalise la caillou et prête sa plume à l’abeille.

Le sang du maire ne fait qu’un tour à la découverte du blasphème. Lui, ne pas prendre une bonne décision, vous plaisantez misérable ? C’est un métier monsieur. Trente ans de maison. Comment ce gazettier ose-t-il ? Nous allons lui apprendre. Et de dépêcher son majordome pour faire rendre gorge à ce paltoquet. Dans sa propre gazette.

Plutôt que de s’occuper du caillou, il passe donc son énergie à décortiquer l’affront, à lui prêter des intentions cachées et à jouer du tam-tam pour dénoncer le malfaisant. Le caillou, pendant ce temps, devient une vedette du village, bientôt un objet de culte. Il est même décoré. Et l’abeille découvre, touchée, que toutes les madames Fatiguée et les messieurs Ronchon du village lui témoignent leur soutien et leur affection.

Moralité : quand le scribe montre le caillou, le roi regarde le papier et… jette des pierres à l’impertinent.

Le Miroir de l’âne

Il y a les livres que l’on avale d’une traite,, les livres avec qui l’on traîne pendant des mois, qu’on lâche puis qu’on reprend, et puis des livres que l’on déguste tranquillement, jour après jour, content de les retrouver chaque matin pour partager un moment, une réflexion, donner une couleur à la journée. Les Miroir de l’âne de Patrick Geay est de ceux-là. Nonchalant et précieux.

Quarante jours, quarante histoires nous dit la quatrième de couv. C’est bien ça. Chaque étape de la pérégrination de Patrick, entre l’Yonne et l’Ardèche, en compagnie de l’âne Zorro est une aventure en soi. Et l’on peut donc suivre, au creux de l’hiver, jour après jour, ce périple estival sans se presser. C’est qu’un âne ne s’apprivoise pas comme ça, du jour au lendemain. Il faut lui donner un peu de temps, le mettre en confiance, tenter de lire dans ses pensées lorsqu’il renâcle. Et puis il y a la pluie, cette satanée pluie qui rend les ruisseaux infranchissables pour un âne potamophobe (qui a peur de l’eau). On n’imagine pas les trésors d’ingéniosité qu’un randonneur amateur doit convoquer pour assurer le train d’une telle de croisière verte.

Mais l’essentiel n’est pas là. Il est évidemment dans les rencontres, plus improbables les unes que les autres. Parce que c’est évidemment sur les chemins de traverse que l’on rencontre les personnages plus singuliers de la prairie. Et cela fait grand bien en ces temps où l’agenda de la pensée est dicté par une actualité de plus en plus brûlante et anxiogène. Ce voyage avec un âne est une plaisante occasion de refroidir la machine, de donner de la perspective, de mettre à distance les évènements qui ne cessent de nous cannibaliser l’esprit.

Cela, d’autant que Patrick a pris le soin d’attendre un peu pour coucher ce récit sur papier. histoire de faire le tri dans les anecdotes, de ne conserver que celles qui font sens. Et de ce point de vue c’est réussi. Le regard est affûté mais bien distancié, le ton léger même si l’auteur ne s’interdit pas quelques réflexions sur ses contemporains, la société comme elle va, et bien entendu sur lui-même, sa posture, son histoire.

Une histoire qui recoupe parfois la mienne, ne serait-ce que pour des raisons générationnelles, avec l’Ardèche en toile de fond, où nous avons fait connaissance, au temps où l’on refaisait le monde. Le miroir de l’âne ne refait pas le monde. Il l’observe d’un oeil malicieux et bienveillant. Et on en ressort avec un regard plus amical sur ses contemporains. Ce n’est pas rien.

Le Miroir de l’âne, 230 pages, Editions Armand Brière, 18€

La Tentation de Louise – extrait –

Pour fêter l’avancée de La Tentation de Louise, voici un extrait qui se déroule à Nantes. J’ai renoncé à le publier en feuilleton, en raison des remaniements permanents infligés au texte. Mais ce chapitre, le second, ne devrait plus guère bouger. Si tout va bien, j’espère pouvoir publier le livre au printemps. Rappelons que nous sommes en l’an 1534.

2 – Le quai de la Fosse

Assis au pied du rempart de la ville close, Léonard observe les charpentiers pendus à l’aplomb du fleuve, qui fixent les poutrelles de bois destinées à consolider le quai du port au vin. Le typographe aime faire un saut hors les murs lorsqu’il dispose d’une heure ou deux, pendant que les épreuves sèchent sur les fils de l’atelier. Les mauvaises langues de l’imprimerie ne manquent pas de remarquer qu’il se dirige invariablement vers les tavernes interlopes du quartier de la Fosse, où officient les filles à matelots, mais peu lui importe. Il serait d’ailleurs en peine de nier son attrait pour ce quartier hors la loi commune, où les marins sont rois et les gardiens des bonnes mœurs malvenus. S’il goûte de temps à autre une visite à la plantureuse Annaïck, qui tient un peu plus loin sur le quai une auberge à l’enseigne du Trois-Mâts, il passe le plus clair de son temps à observer le travail des ouvriers qui préparent de nouveaux appontements. Il faut en effet gagner sur la grève à l’ouest de la ville close pour accueillir les navires hauturiers qui se pressent de plus en plus nombreux à l’entrée du port. Léonard Cabaret, typographe alençonnais, aura mis deux bonnes années à se mouvoir à son aise dans cette cité portuaire, où il a dû se réfugier au lendemain d’une chasse aux imprimeurs dans sa ville natale. Il s’y sent bien aujourd’hui, dégagé des comptes à rendre à la rumeur publique et aux curés un peu trop inflammables. Et puis il a singulièrement progressé dans son art, maîtrisant la composition des cahiers, l’impression en deux couleurs et la reproduction des gravures. 

Un peu plus loin vers le soleil couchant on aperçoit les navires qui, faute de place, sont amarrés à couple au droit des entrepôts en bois plantés sur le rivage, d’où les soutiers déchargent le sel de la côte, les toiles du Léon et la laine d’Espagne. La ligne de ponts qui franchit la Loire à deux pas du Bouffay empêche ces grands voiliers, dont on dit que certains jaugent plus de deux cents tonneaux, de remonter plus haut sur le fleuve. Ce qui provoque un ballet incessant de chariots qui transbordent les marchandises vers le port fluvial, à l’amont du château, et reviennent chargés de vins de Loire en partance pour la haute mer. La joyeuse confusion provoquée par la variété des langues parlées sur les quais ravit Léonard, qui ne se doutait pas, depuis sa Normandie, qu’autant de façons de s’exprimer pouvaient cohabiter en un même lieu. Ouvriers et matelots échangent volontiers en bas-breton, un idiome rocailleux imperméable à ses oreilles, dont il aime pourtant la musique. On y parle aussi anglais et hollandais, enfin c’est ce qu’il suppose en débusquant ici ou là une expression familière. Les échanges sur les quais procèdent d’un mystérieux sabir portuaire, mélange de toutes ces langues, que les marins semblent comprendre intuitivement. Léonard a plus de facilité avec l’espagnol, sans doute grâce à sa maitrise du latin, dont les accents résonnent souvent sur la Fosse où quelques armateurs de Bilbao ont installé leurs agents. Les Espagnols sont gourmands de toiles de chanvre confectionnées en Bretagne pour équiper les navires qu’ils ne cessent d’armer à destination des Indes Occidentales, de l’autre côté de la mer Océane. Léonard ne le cache pas lors de ses passages au Trois-Mâts, il est fasciné par les marins ibériques, qui élargissent le monde en courant les océans à bord de leurs caraques. Il aimerait bien en savoir plus, lui qui a rêvé des heures en imprimant le récit d’Antonio Pigaffeta à la découverte des îles Molluques, mais les matelots espagnols ne sont pas très bavards. Ils risquent trop gros, tant les couronnes d’Espagne et du Portugal sont jalouses de leurs découvertes et, plus que tout, des portulans qu’établissent leurs capitaines voyage après voyage. Il est d’ailleurs interdit, sous peine de mort, à tout marin étranger d’embarquer pour les Indes Occidentales, propriété exclusive de la couronne impériale. 

De retour par la place du Change, sur le chemin du Bouffay où est installé son atelier, enfin l’atelier de maître Hervouët, il songe à la chance des Nantais de se trouver ainsi placés à la porte d’entrée du royaume. Les boutiques débordent de draps, de cuirs, de vins et même d’épices que les marins espagnols font passer en contrebande. Maitre Hervouët est un imprimeur-libraire honnête, moyennement intelligent mais redoutablement efficace, au visage affaissé de vieux chien sympathique qui inspire une confiance naturelle. Léonard s’est acclimaté avec le temps à ce patron placide et laborieux qui s’est spécialisé dans les livres d’heures à destination des bourgeois de la cité. Un choix judicieux du fait de la prospérité des armateurs, des commerçants et des hommes de loi qui occupent gaillardement la place depuis le démantèlement de la cour de Bretagne. Les aristocrates bretons sont, pour la plupart, retournés sur leurs terres, depuis le départ de feu la reine Anne, arrachée à son dûché par les rois de France, laissant un château en chantier. En arrivant dans cette cité inconnue, Léonard a erré quelque temps avant de trouver une place de compagnon dans l’atelier de maître Hervouët. Et s’il n’a pas noué de lien véritable avec l’imprimeur, trop calotin à ses yeux, il ne lui en est pas moins reconnaissant de lui avoir permis de progresser dans l’art de composer des livres illustrés. A vrai dire, il se languit un peu de sa terre natale, de sa famille, de son ami Guillaume, le graveur, qui a trouvé refuge à Paris. Ne parlons pas de Louise, la chambrière de la duchesse, avec qui il a renoncé à correspondre, à laquelle il voue des sentiments ambigus qu’il ne sait pas décrypter lui-même. Est-il possible de trouver la bonne distance avec une femme aussi attachante qui ne vous est pas destinée ? Il en doute, trop souvent embarrassé durant leur brève relation par des pensées coupables, et préfère laisser les braises s’éteindre doucement. 

Par bonheur, il y a d’autres jupes à trousser dans la bonne ville de Nantes. Et en premier lieu l’éruptive Annaïck, qui lui a fait miroiter une surprise ce soir, à la fermeture du Trois-Mâts. Mais avant cela, et puisque le travail de la presse ne pourra reprendre aujourd’hui, faute de papier, Léonard décide de pousser jusqu’à la cour du château pour jeter un œil sur l’avancement du pavillon que le roi François fait construire au dos de la muraille qui donne sur le fleuve. Décidément ce roi ne traîne pas, la Bretagne à peine réunie à la couronne, le souverain s’est attaqué sans tarder à l’agrandissement du château des ducs pour y ajouter un bâtiment de plaisance où il entend séjourner lors de ses passages à Nantes. Le grand Logis est trop froid à ses yeux et il souhaite disposer d’un pavillon plus moderne et surtout plus facile à chauffer. Léonard prend plaisir à observer les maçons assembler les blocs de tuffeau qui composent la façade, presque achevée. Le pavillon est de proportions plus modestes que le grand logis et d’une bienvenue sobriété. L’heure semble passée des ornements gothiques. Le typographe est surtout frappé par la taille des fenêtres à meneaux, parfaitement alignées au premier étage et par la mince corniche qui souligne d’un trait discret l’harmonie de l’ensemble à mi-hauteur du rez-de-chaussée. Il est vraisemblable que le roi a fait appel à un architecte italien pour dessiner ce pavillon, qui semble ouvrir de grands yeux étonnés face à l’immense façade quasi aveugle du grand logis.  

Annaïck qui a passé, selon les poètes, l’âge où une femme de belle devient bonne, est la maîtresse la plus surprenante que Léonard ait jamais connu. Il n’en revient pas. C’est une découverte, le plaisir volcanique que peut prendre une femme entre les draps. Un feu savamment caché sous des allures de matrone respectable, qui prend soin de masquer soigneusement ses atouts pour rester maîtresse de ses élans. Les marins trop entreprenants en savent quelque chose, qui sont régulièrement invités à se réserver leur énergie aux soubrettes de la taverne. Ce n’est pas Léonard qui a choisi Annaïck, c’est elle qui a séduit tranquillement ce jeune imprimeur égaré, détonant avec la clientèle habituelle de la maison. Un caprice de veuve ? Il n’est pas parvenu à savoir si elle se joue de sa compagnie, ou si elle lui voue un attachement sincère. Quoi qu’il en soit, les jeux de mains ne sont pas à l’ordre du jour ce soir au Trois-Mâts, dont les volets sont maintenant clos. Annaïck est à la fois grave, concentrée et un brin narquoise en finissant de ranger les tables. Manifestement contente du coup qu’elle prépare. Elle va le combler d’une manière inattendue son petit imprimeur.  Le rangement achevé, son visage se détend, elle se débarrasse de son tablier, s’assoit et agite deux livrets, juste cousus, devant les yeux du typographe. « Un marin espagnol vient de me confier ces deux lettres, qu’il ne peut conserver par devers lui. Ce sont les lettres des Indes Occidentales, envoyées par un capitaine, du nom d’Hernàn Cortès, à l’Empereur Charles Quint. Elles ont été imprimées à Séville, traduites en latin, et ont circulé pendant quelques mois dans les chancelleries de l’Empire, mais Charles Quint vient de demander qu’elles soient brûlées, toutes, qu’il n’en reste pas de trace. Il ne souhaite pas, m’a dit mon subrécargue espagnol, que l’on en sache trop sur ses expéditions par-delà la mer océane. Il est embarrassé et me demande de mettre les exemplaires qu’il possède à l’abri pendant quelque temps ». 

Léonard est sonné. Annaïck, qui semblait ne prêter qu’une oreille distraite à ses confidences nocturnes, à ses envolées passionnées sur l’élargissement du monde, l’écoutait en fait avec attention. Et semble mesurer la portée des documents qu’elle tient entre les mains, à tout le moins l’intérêt qu’ils ont pour lui, même si elle ne connaît pas un traitre mot de latin. « Si tu le souhaites, dès que le navire de mon Espagnol aura appareillé, je te confierai ces documents pour que tu puisses en prendre connaissance. Ils doivent bien contenir quelques-unes de ces histoires de sauvages qui t’enchantent. » Léonard se précipite à son cou avec une fougue de jeune chien. « Tout doux l’ami, tout doux. Tu vas rentrer paisiblement dans ton gourbi du Bouffay et nous en reparlerons plus tard. Pour l’heure je suis rincée par cette longue journée, et je ne rêve que de m’endormir paisiblement en goûtant au plaisir véniel d’en avoir remontré à un marin d’eau douce de ton espèce ». 

Cet extrait n’est pas destiné à circuler. Le copyright est assuré par la date de parution sur cette publication en ligne ISSN 2497-7144.

La République des vieux

Télé exilée au grenier, radio éteinte, journaux nationaux expulsés des favoris, le bruit de la ville parvient malgré tout à pénétrer dans les interstices de ma campagne profonde. Ce qui m’attriste le plus ces derniers jours ce n’est pas qu’une poignée de corporations manifeste pour défendre un système inégalitaire mais que la plupart de mes « amis » hurlent comme un seul homme avec les loups, au mépris de l’évidence mathématique et de leurs propres enfants. 

En premier lieu, que les choses soient claires, je partage la position de la CFDT sur le conflit actuel. Et j’ai quelques raisons pour le faire. J’ai failli publier ma notification de retraite complémentaire de travailleur indépendant (10 ans d’activité, dont 6 ans comme bouquiniste). Elle se monte à 7,42€ brut mensuels, et 6,74€ net. Et puis j’ai renoncé, je ne souhaite pas faire de provocation. Je relèverai juste au passage que les bouquinistes sont, à mes yeux, les aristocrates des temps modernes, qui vivent avec 5 ou 600 € par mois, et qui ne se plaignent jamais. Ils se contentent d’être empêchés de bosser pendant les fêtes, le moment le plus important de l’année.

Mais la question n’est pas là. Si je comprends que chacun défende son bout de gras, je reste désarmé devant des gens qui soutiennent à la fois un système par répartition et refusent de partager.  Entendons-nous, il n’est pas question du budget de l’état mais des caisses de retraite. Une enveloppe fermée abondée par les actifs. Comment peut-on défendre le statu quo quand on sait que le système a été mis en place quand il y avait quatre actifs pour un retraité et que la retraite durait en moyenne dix ans (rappelons que la retraite se prenait à 65 ans pour une espérance de vie de 75). Aujourd’hui il y a 1,7 actifs pour un retraité, pour une retraite qui dure en moyenne 25 ans. Comment ne pas mesurer que ce sont les jeunes qui vont trinquer si le système reste en l’état. 

Chacun fait ses choix certes, et je ne me plains pas de ma modeste pension (dont je vous épargnerai le montant total) parce que j’ai choisi la liberté plutôt que la sécurité. J’assume. Mais honnêtement je ne comprends pas que l’on paralyse le seul pays au monde (c’est à vérifier mais il me semble que c’est le cas) où les retraités ont un niveau de vie moyen supérieur à la population active. Un pays où les paysans et les perdants du système sont renvoyés à leur misère sans état d’âme aucun. “La France, ce paradis peuplé de gens qui se croient en enfer”, résume fort bien Sylvain Tesson.

Je vais évidemment m’attirer les foudres de mes amis révolutionnaires – qui nous préparent la bouche en cœur une douloureuse réaction – et peut-être même un redoutable conflit de générations, mais ce n’est pas très grave. Ce sera peut-être l’occasion de quitter sans regret quelque réseau dégoulinant chaque matin de bons sentiments, ce qui ne coûte pas très cher.

Je vous embrasse

Philippe 

de l’eau chaude, de l’eau chaude !

En 1989, les manifestants roumains qui ont précipité la chute de Ceaucescu criaient « de l’eau chaude, de l’eau chaude ! » aux policiers qui les arrosaient avec des canons à eau. Les Roumains, rois de l’absurde devant l’éternel, souffraient alors du manque de chauffage et d’eau chaude. Ils avaient également accroché des poires sur les platanes pour répondre au dictateur, lequel avait annoncé qu’il quitterait le pouvoir quand les platanes donneraient des poires.

 A Nantes, en 1984, lors des grandes manifestations pour l’école privée, les activistes du Hou (hors d’œuvres universitaires) avaient déroulé une banderole sur les remparts du château « Dieu n’existe pas, rentrez chez vous ». 

Quelques années plus tôt, en 1982 votre serviteur s’était livré aux carabiniers, à Comiso en Sicile, grossièrement déguisé en espion soviétique après avoir dessiné le chantier de la base de missiles Cruisers américains en construction. L’objectif, atteint, était de faire libérer un militant pacifiste français accusé d’espionnage. 

C’était l’époque de Coluche de de Desproges, de Hara Kiri, de la Gueule ouverte et d’Actuel. Le militantisme était non violent, joyeux, débridé, inventif. On était pourtant en pleine guerre froide et les journaux télés n’étaient pas plus optimistes qu’aujourd’hui, au regard de la surenchère nucléaire à laquelle se livraient Américains et Soviétiques, avec l’Europe comme terrain de jeu.

Que s’est-il passé pour que la violence apparaisse aujourd’hui comme le seul moyen d’expression populaire. Que nous vaut cette redoutable régression. Ou plutôt cette absence d’imagination. Il faut malheureusement constater qu’une forme de lobotomisation a gagné les esprits, semble-t-il anesthésiés par le culte de la consommation. En témoigne le contenu des revendications et notamment l’antienne du « pouvoir d’achat » cette expression passionnante à décortiquer. Aujourd’hui on ne manifeste plus pour sa liberté mais pour sa propre aliénation, pour pouvoir engraisser un peu plus le dieu supermarché, alors que chaque individu produit chaque année 300 kilos de déchets. Tout cela est assez déroutant, et peut plonger dans des abîmes de perplexité. 

Le pouvoir actuel semble avoir décidé de jouer avec cette violence ridicule et improductive. On assiste donc, depuis un an, à un ballet hebdomadaire de lancé de pavés et de grenades, de dégradation de biens publics et de blessures idiotes. Sans même l’espoir d’un grand soir puisque le dieu des supermarchés est, par nature, insatiable. On le verra bientôt avec les tonnes de chocolats et de gadgets made in China qui vont envahir les rayons pour Noël, l’orgie annuelle à venir. La question est évidemment ailleurs mais tout le monde semble se satisfaire de cet aveuglement collectif. Sauf peut-être quelques jeunes gens qui, dans les angles morts de la représentation publique, oeuvrent à bas bruit, bien souvent à la campagne, pour préparer une société plus sobre, plus respectueuse, plus fraternelle et plus inventive. Dans un pays un peu perdu, où l’on ne mesure plus que l’eau chaude est un bien précieux, dont la moitié de la planète ne profite pas et qui n’est pas acquis pour l’éternité.