Borgia en technicolor

« Dogmatiquement sobre, le pontificat d’Alexandre VI ne devait guère troubler les théologiens. Quant à son arbitrage entre Espagnols et Portugais, il n’y avait eu là rien que de très catholique…» C’est ainsi que s’achève la courte note biographique consacrée au pape Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, dans l’Encyclopaedia Universalis. Une note somme toute assez lisse, qui évoque prudemment la vie « dévergondée » du pape et l’existence de ses six enfants, mais reste muette sur les frasques que la chronique contemporaine lui imputent.

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La note Wikipedia est beaucoup plus crue, qui affirme notamment : « Alexandre VI s’est rendu célèbre par la fameuse orgie du 31 octobre 1501 pendant laquelle ses convives ont été invités à faire preuve de la plus grande virilité auprès d’une cinquantaine de danseuses dévêtues. La compétition a été arbitrée par les propres enfants d’Alexandre VI, ce qui déclencha l’un des plus grands scandales de la chrétienté. » Difficile, faute de disposer d’une solide biographie (s’il en existe une, je suis client), de faire la part entre la réalité et la sulfureuse légende.

 Je n’en viens pas moins, piqué par la curiosité, de visionner les deux premières saisons de la série franco-allemande « Borgia » désormais disponible en DVD. Cette période est décidément fascinante, qui couvre en un peu plus dix ans (1492/1503) la découverte de l’Amérique, le partage du monde entre le Portugal et l’Espagne, les guerres d’Italie, le couronnement d’une double reine de France (c’est Rodrigo Borgia qui annule le mariage de Louis XII pour permettre à Anne de Bretagne d’épouser le successeur de son mari défunt), l’ascension de Machiavel, l’âge d’or de Léonard de Vinci et de Michel-Ange.

 Cette super-production européenne répond aux canons du genre. Costumes magnifiques, reconstitutions spectaculaires, personnages en acier trempé, violence à tous les étages et sexe en veux-tu en voilà. Et on se laisse, ma foi, volontiers emporter par le lyrisme du scénariste qui reste à grands traits, dans les clous de l’histoire. Mais si les épisodes historiques avérés semblent respectés, le dit scénariste (en fait plusieurs) prend toutefois quelques libertés coupables à l’égard de la chronologie et semble faire preuve d’une imagination débridée sur le registre de la vie privée.

 Au cours des deux premières saisons (une troisième et dernière est annoncée), les dix premières années du pontificat de Rodrigo Borgia sont ainsi ramassées en deux ans (1492/1494). Ce qui fait mourir Charles VIII quatre ans avant son décès effectif, et produit quelques coupables anachronismes. Nous ne verrons donc pas Machiavel venir négocier à Nantes l’annulation du mariage de louis XII (1498 ou 1499 les sources varient) puisque l’affaire est déjà pliée en 1494 dans la série. Machiavel, qui, comme la plupart des personnages secondaires (Léonard, Michel-Ange ou Anne de Bretagne) sont, à mon goût, tristement caricaturés.

Mais bon, chacun le sait, chaque époque lit l’histoire avec les lunettes du moment, lesté de ses propres représentations, plombé par ses idées reçues. Et on ne peut pas demander à la télévision d’afficher la rigueur d’un travail universitaire. Et puis cela donnera peut-être l’envie à certains d’en savoir un peu plus sur cette période invraisemblable, où un monde creuse en quelques années son tombeau dans un délire cruel et flamboyant.

Illustration extraite de la série.

La dernière escale d’Alvaro Mutis

« Chaque grue des quais, chaque jonc de la rive, chaque embarcation qui traversait les eaux immobiles de la baie dans un silence irréel avait une présence si nette que j’eus l’impression que le monde venait d’être inauguré. » C’est pour retrouver des phrases comme celles-ci que je viens de replonger dans « La dernière escale du tramp steamer », survivant des trois petits bouquins d’Alvaro Mutis qui m’avaient enchanté il y a une dizaine d’années.

mutisAlvaro Mutis, vient de disparaitre, il avait 90 ans. Un âge vénérable, tout comme celui des navires qui traversent ses courts romans, peuplés de cargos avachis, de marins apatrides et de femmes incendiaires. Alvaro Mutis, appartenait, comme le relève Philippe Lançon dans Libération, « en mode mineur à l’espèce des guépards lettrés sud-américains », de Gabriel Garcia Marquez, dont il était l’ami, à Jorge-Luis Borgès. « En mode mineur » sans doute parce que Mutis a peu produit, et n’a pas légué une œuvre d’une surface comparable à ces grands fauves.

« Les yeux gris, presque cachés par les sourcils fournis, avaient ce regard caractéristique de qui a passé une bonne partie de sa vie en mer. Ils regardent fixement l’interlocuteur, mais donnent toujours l’impression de ne pas perdre de vue un point éloigné, un horizon supposé, indéterminé et cependant immuablement présent. » Alvaro Mutis n’était pas seulement le peintre inspiré des interstices du monde, des rivages et des fleuves, c’était aussi un observateur méticuleux de ses personnages, souvent écartelés entre plusieurs cultures, à l’image de son héros, Maqroll el Gaviero, sorte de Corto Maltese du pauvre, qui aurait navigué sur des cargos poussifs dans des estuaires poisseux.

La magie de cette prose lente, économe de ses mots, tient aussi aux réflexions que Mutis glisse ici ou là dans les monologues intérieurs de ses protagonistes. « A mesure que le temps passe, le recoin où les images vont se cacher est plus profond, plus secret et moins exploré. C’est ainsi que travaille l’oubli : aussi profond que soit le lien qui les unit à nous, nos propres affaires nous deviennent étrangères par le pouvoir mimétique, trompeur et constant du présent instable. »

Mais en dépit de l’atmosphère épaisse et parfois graisseuse de ces romans, malgré le caractère désenchanté de la plupart de ses personnages, la lecture de Mutis, laisse une douce empreinte. Il y a toujours une sorte de détachement joyeux et de noblesse d’âme dans le propos, que l’on retrouve dans “La neige de l’Amiral” et “Ilona vient avec la pluie”, titres également publiés dans les cahiers rouges de Grasset.

Boite à lettres portative

Les Français échangent en moyenne 108 messages écrits par semaine avec leur téléphone portable contre 19 il y a quatre ans. C’est le principal enseignement du dossier consacré ce mois-ci par « Philosophie magazine », à ce « cellular », ce « telephonino », ce « GSM » qui a envahi nos poches et notre quotidien. Un objet que l’on devrait plus justement qualifier de terminal numérique puisque, paradoxalement, son usage en qualité de téléphone proprement dit est devenu subsidiaire.

philomagUn mot tout d’abord sur Philosophie magazine – deux termes dont le rapprochement peut faire sourire – acquis pour la première fois cette semaine à la gare de Nantes. Il s’agit en fait d’un magazine de sociologie, qui observe les mœurs de ses contemporains sous un habillage philosophique. C’est une publication honnête, assez bien faite et habilement composée. Un peu juste pour devenir philosophe dans le quart d’heure, mais qui mérite ses 5,50€, soyons beau joueur.

« Tout le monde prédisait la fin de l’écriture au profit de la communication orale » note Maurizio Ferraris, philosophe italien, auteur de « T’es où, ontologie du téléphone mobile ». « Or que fait-on aujourd’hui avec son téléphone portable : on rédige des SMS, on s’envoie des e-mails, on consulte internet, on tweete, on rédige des statuts sur facebook, et de temps en temps on se parle ». Et d’ajouter « Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’on a privilégie l’écriture à la présence directe. Ce que personne, pas plus les sociétés de téléphone que la science-fiction n’avait prévu. » Selon lui la notion de trace, que l’on avait que l’on avait quelque peu oubliée est capitale. Qu’il s’agisse de texte ou d’image. Un évènement n’existe pas s’il n’est pas inscrit dans la mémoire. « Ce petit objet est une extraordinaire archive personnalisée qui incorpore toutes les traces de notre vie sociale. »

On pourrait ajouter, mais c’est un commentaire perso, que l’échange écrit, qui contraint l’interlocuteur à ramasser sa pensée, à travailler, même succinctement, son expression, s’est imposé pour mettre un terme à la pression infernale et invasive que représentait l’échange oral permanent. L’écrit a l’avantage de pouvoir être consulté en léger différé, et de donner un temps, même minime, à la réflexion. De fait, les téléphones portables sonnent beaucoup moins qu’ils ne sonnaient dans un passé récent. Il devient, de plus en plus une boite-à-lettres portative, doublée d’un terminal numérique qui permet de consulter la plus grande encyclopédie jamais conçue, que Borgès n’avait pas même imaginée.

Déjà, le mail nous replongeait d’une certaine manière dans l’univers de la correspondance du XVIIIe, délaissée au profit de l’échange oral. Les échanges plus lapidaires sur ces petits terminaux produisent certes des formes plus dégradées de l’expression écrite. Mais, peut-on rêver ? En contraignant les interlocuteurs à une nouvelle gymnastique de l’esprit, elles ouvrent peut-être la porte à une nouvelle forme de poésie. Quoi qu’il en soit, elles montrent que la pensée élaborée nécessite toujours une expression précise et quelque peu travaillée. Et que l’écrit a encore, quoi qu’on en pense, quelques beaux jours devant lui.

La loi du marché (aux livres)

Une page se tourne. Vendu ce matin le squelette et la peau (parasol, chandelles, tables, clayettes…) du stand qui m’a permis de faire les marchés aux livres durant une demi-douzaine d’années. Histoire de disposer d’un peu de cash pour acheter du bois pour l’hiver. Cette vente matérialise la dernière étape d’une joyeuse et poétique reconversion tentée il y a près de dix ans. J’y ai perdu un peu d’argent, beaucoup d’illusions, mais tellement gagné sur d’autres registres que je ne regrette pas une seule seconde cette échappée un peu folle dans le monde du livre ancien et d’occasion.

marché aux livresUne première remarque, apparemment anecdotique. Toutes les réponses obtenues à l’annonce passée sur « Le bon coin » étaient écrites dans un français parfait, simple et élégant. A la différence notable des annonces passées pour vendre ou acquérir une console de jeu pour les enfants ou un écran plat. Comme si les candidats à l’aventure de l’économie informelle, aux petits matins brumeux et aux journées dans le vent, cultivaient une sorte de respect des mots, une volonté de précision dans la transaction. Cela nous dit quelque chose de l’état du marché du travail et de la qualité des individus qui investissent dans un pari aussi aléatoire.

En même temps je comprends la fascination pour cet espace de liberté que propose le marché. On y est totalement responsable et comptable de sa liberté. Et en premier lieu physiquement. Le marché est avant tout une aventure physique, qui nécessite une énergie et une endurance méconnues. Dresser une boutique en moins d’une heure, tenir des heures sous le soleil ou dans le froid, puis recharger ses caisses, démonter son stand à la nuit tombée, parfois sous la pluie, est un exercice qui délie les muscles. Et comme le rappelle volontiers le philosophe Alain, qui oxygène aussi les neurones.

 Le commerce de proximité du livre ancien et d’occasion s’est malheureusement effondré ces dernières années sous les coups redoublés du commerce en ligne. A quoi bon chercher vainement un livre rare ou épuisé sur un marché ou chez un bouquiniste alors qu’on est quasi certain de le trouver en un clic sur internet ? Entre 60 et 80%, selon les sources, du chiffre d’affaires a migré sur le web. Les bouquinistes n’ont donc d’autre choix que de reconvertir en magasiniers dans quelque entrepôt aveugle et en postiers. Ce qui ne me convenait pas.

la maison du port

J’ai toutefois eu la chance de pouvoir céder une partie de mon stock à Yseult, à la Maison du port de Lavau-sur-Loire, où feu mes livres sont choyés, et de me constituer une honorable bibliothèque, avant de reprendre la plume. Un article de deux feuillets rapporte, grosso modo, trois fois plus qu’une journée de marché. C’est une injustice glaçante, qui ne décourage pourtant pas, apparemment, les candidats à l’aventure, qu’il s’agisse de livres ou de carottes.

C’est finalement une bonne nouvelle. Cela montre que certains d’entre nous attachent encore le plus grand prix à la liberté qu’offre ce commerce direct et sans façons. Quitte à la payer cher à la fin de chaque mois, lorsqu’il s’agit de régler ses factures. Combien de bouquinistes de mes amis ne gagnent pas la moitié d’un smic et pourtant ne se plaignent jamais. C’est peu dire que je les respecte et, osons l’écrire, les admire. Et c’est aussi l’occasion de rappeler une vérité triviale : chacun de nous écrit chaque jour, en faisant ses courses, la loi du marché.

Illustrations : Le mardi du livre, Nantes (photo ouest-France), La Maison du port de Lavau-sur-Loire.

Du papier pour l’hiver

Comme on rentre du bois pour l’hiver, il peut être judicieux d’emmagasiner un peu de papier pour les soirées au coin du feu. Quel plus grand plaisir, en effet, lorsque la ville est éteinte, que de fouiner dans la bibliothèque de la maison à la recherche d’un livre qui conviendra à l’humeur du moment ? De s’offrir le luxe de choisir sa compagnie, parmi des auteurs avec qui on sait avoir rendez-vous, un jour ou l’autre.

 la syrieL’occasion était belle, ce mardi, à l’occasion de la braderie annuelle du Mardi du livre de Nantes, de remplir un sac pour quelques euros. L’idée, dans ce genre de fête du livre, n’est pas de chercher un ouvrage précis mais de laisser vagabonder le regard en attendant qu’un livre, un auteur vous fasse de l’œil sur un étal. Et cela ne tarde généralement pas.

 La moisson de ce mardi est assez étonnante et extrêmement variée. Elle a débuté par un « Que sais-je » sur la Syrie de Philippe Rondot. Après tout il n’est peut-être pas idiot de s’équiper d’une bouée pour éviter la noyade dans le flot d’informations qui nous submerge quotidiennement, et nous fait curieusement (c’est un effet habituel de la surinformation) reculer chaque jour un peu plus dans la compréhension du monde comme il va.

 Trouvé ensuite « Le principe de Peter », ce délicieux essai, que j’ai trop souvent la faiblesse de prêter, et qui disparait régulièrement des étagères. D’autant que cette réflexion sur l’incompétence « chaque employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence » est peu connu des jeunes générations. Lenteur

 Les bouquins se sont ensuite jetés au petit bonheur dans le sac, sans ordre apparent et sans aucune cohérence. L’essai de Pierre Sansot « du bon usage de la lenteur », un classique que je n’ai jamais lu et que je vais offrir à ma douce (ah, ah !), le Confucius d’Etiemble, en folio, « Satan dans les faubourgs » de Bertrand Russel au Mercure,  une bio de Marivaux dans une jolie collection chez Gallimard, Alain « les idées et les âges », relié toilé au Club du livre, « Les croisades vues par les Arabes » d’Amin Maalouf, une autre façon de décaler le regard sur nos turbulents voisins, et enfin « Grandeur et décadence de la civilisation Maya » par J.E.S Thompson, dans la très sérieuse bibliothèque historique Payot.

 trelawneyJ’allais oublier le pavé entamé dans le train du retour « Mémoires d’un gentilhomme corsaire » de E.J. Trelawney chez Phébus. Trelawney, hobereau britannique devenu l’un des plus redoutables pirates des mers du sud, fut non seulement le compagnon et le sauveur de Byron lors de son équipée en Grèce, il fut aussi un grand ami et admirateur de Marie Shelley (l’auteur de Frankenstein). Il raconte ici, en la romançant quelque peu si l’on en croit la préface de Le Bris, la première partie de son existence. La quatrième de couverture nous dit que ce récit est pour les Anglais « le plus grand livre qu’ai écrit un Britannique sur la mer avant l’île au trésor. » Quoi qu’il en soit, ça démarre très fort.

 L’humeur était d’évidence plus aux essais et aux récits qu’elle ne l’était à la fiction, excepté, paradoxalement, le Bertrand Russell, plus connu comme mathématicien et philosophe qu’en qualité de conteur. C’est une tendance contre laquelle j’ai du mal à lutter. Chacun ses défauts. Reste à espérer qu’ « hiver sera rude » pour faire pendant à cet été magnifique, histoire de nous donner le loisir de déguster tous ces auteurs quand la bise soufflera.

Eloge du carburateur

C’est l’histoire d’un universitaire qui se reconvertit dans la réparation de motocyclettes. Ou plutôt celle d’un passionné de mécanique qui s’était égaré en philosophie politique. C’est une réflexion intelligente et drôle sur le bouleversement que s’est opéré insidieusement ces dernières années dans notre rapport au monde matériel.  C’est un livre qui sent le cambouis, le métal chauffé et le caoutchouc brûlé. Un livre plein de bielles, de vibrequins et de vis platinées. Où l’auteur  trafique les vieilles coccinelles Volkswagen dans le fond d’un entrepôt de Chicago avec la bourse que lui verse le gouvernement pour étudier Tocqueville. Mais ce n’est pas pour autant un simple plaidoyer pour la culture technique ou le travail manuel, pour la réhabilitation d’une certaine forme d’intelligence aujourd’hui dévaluée, voire méprisée.

éloge du carburateur

Matthew B. Crawford, brillant étudiant en philosophie, devenu directeur d’un think tank à Washington, propose une analyse assez fine du mouvement semble-t-il inexorable qui incite les sociétés développées à former quasi exclusivement des « cols blancs » qui deviennent insensiblement esclaves d’un monde matériel sur lequel ils n’ont plus aucune prise. « Je cherche à comprendre les présupposés qui nous amènent à considérer comme inévitables, voire désirables notre croissant éloignement de toute activité manuelle ». Alors, que, comme le relevait Anaxagore « C’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. »  .

 Impossible de résumer en une courte note, toute la sinuosité de l’exposé*, toujours illustré par quelque anecdote mécanique, quelque problème insoluble posé par une moto qui hoquette, et qui montre à quel point le monde matériel, l’univers de la réparation mobilise différentes formes d’intelligence, n’apprend pas seulement l’échec, l’humilité, mais participe à la construction d’une sorte d’ « honnête homme ». Parce que Crawford va plus loin « La réorganisation de la personnalité de l’homme moderne autour de la consommation passive tend nécessairement à affecter notre culture politique. »

 Selon lui, l’appropriation du monde matériel par une sphère économique désincarnée, pilotée par des entreprises multinationales qui font fabriquer nos objets en Chine ou ailleurs et nous empêchent d’avoir prise sur eux, n’est pas seulement un danger technique. C’est avant tout l’avènement d’une nouvelle forme de servilité. Et de conclure : « En Occident, les institutions sont organisées de façon à prévenir la concentration du pouvoir politique… En revanche nous avons échoué à prévenir la concentration du pouvoir économique… Et nous recherchons la consolation dans la consommation compulsive, laquelle agit comme une drogue et nous évite de faire face à la réalité. »

*le seul reproche pourrait être, paradoxalement, l’abus de références techniques et philosophiques., qui polluent, parfois, la lecture.

L’art est un nid de poule

La tyrannie de l’angle interdit bien souvent, sur le papier comme sur le web, d’aborder toutes les facettes d’un sujet. Ce fut le cas la semaine dernière en rédigeant un papier sur la galerie Paradise de Nantes pour le webzine du quartier de la création. Parmi les réalisations  d’un artiste invité, Kamiel Verschueren, figuraient en effet des images qui m’ont intrigué et qui méritent, à mon goût, plus qu’une allusion au détour d’une phrase. Ces images disent en effet la joyeuse inventivité dont peut faire preuve un artiste et toute la profondeur que peuvent revêtir des gestes apparemment anodins .

La première image est celle d’un trait de peinture autour d’un nid de poule dans une rue de Douala. Kamiel Verschueren s’est en effet amusé à peindre les contours des trous de la chaussée dans une rue de la ville Camerounaise lors de la dernière biennale d’art. Ce geste a eu pour double résultat de redessiner le paysage de la rue et d’attirer l’attention des conducteurs sur les dangers de la rue. Modeste et génial comme dirait l’infréquentable Mermet. nid de poule

La seconde image est celle d’un égoût urbain à ciel ouvert, (image un peu lourde, cliquer sur le lien) comme il en existe partout dans le tiers monde, dans lesquels il faut prendre garde de ne pas se prendre les pieds. L’artiste a recouvert tout un parcours de planches, sur lesquelles il a peint une série de notations poétiques, qui sécurisent la marche, protègent des miasmes, tout en préservant un accès facile aux caniveaux.

Michel Gerson, le responsable de la galerie, n’avait pas d’images pour la troisième initiative de cet artiste singulier, mais il m’a raconté l’histoire. “Frappé par la présence de pierres sur la route, que personne ne se donnait la peine de ramasser, il les a recouvertes de peinture dorée puis replacées sur la rue. Chacun s’est alors empressé de les ramasser”. L’idée était de questionner les passants sur leur rapport à cette rue qu’ils empruntent tous.

Ces gestes simples, doux, peu coûteux, sont d’authentiques gestes artistiques. Ils modifient le regard, décalent les perceptions, interrogent les spectateurs. Voilà qui pourrait presque réconcilier les sceptiques, dont je fais partie, avec certain art contemporain, qui se complait trop souvent dans la vacuité.

Photos : Kamiel Verschueren

Le breton à Harvard, l’anglais à Nantes

Deux informations rigolotes se télescopent à quelques jours de la rentrée universitaire. Le breton sera désormais enseigné à l’université d’Harvard aux Etats-Unis et il sera possible d’étudier Marcel Proust en anglais dans les universités françaises.

 aux élèvesCe pied-de-nez involontaire des anglo-saxons à l’exception culturelle française est assez joli. A vouloir trop en faire le centralisme parisien se trouve pris à son propre piège. Pas assez puissante pour s’imposer comme langue véhiculaire, la langue française recule logiquement devant l’anglais pour séduire les étudiants étrangers, pendant que les Américains accordent l’asile politique à l’une de nos plus belles langues vernaculaires. Ce dernier terme est d’ailleurs impropre, puisque les anglo-saxons semblent avoir bien compris que le breton, comme le gaëlique, est l’héritier de l’une des plus anciennes langues indo-européennes, envers laquelle la plupart des langues occidentales ont une précieuse dette.

 Les Français se sont comportés comme des barbares de la pire espèce en interdisant l’usage du breton au début du XXème (je peux en témoigner, mon propre père en a fait les frais, interdit de breton à l’école, qui ne pouvait plus converser avec sa propre mère dans sa langue natale). D’une certaine manière c’est un peu comme si on avait interdit l’usage du latin aux populations qui l’auraient encore parlé, au nom d’une intégration à toute force. N’importe quoi.

 Il est vraisemblable que la possibilité d’enseigner Proust en anglais offerte par la nouvelle loi sur les universités sera peu utilisée. Nous ne nous en plaindrons pas. En revanche que l’anglais soit choisi, ici ou là comme langue d’enseignement n’est pas une mauvaise nouvelle. Et ceux qui s’en offusquent se trompent. Le fait de parler plusieurs langues est une richesse pour tous. Il assouplit les neurones, élargit l’univers mental. Qu’il s’agisse de l’anglais, du breton ou du papou. Peut-être un jour nos élites le comprendront-il. Le problème est qu’il sera un peu tard pour le breton, qu’il faudra aller étudier… aux Etats-Unis.

Chers amis d’outre Loire

Quelle drôle de coutume que celle d’une « rentrée littéraire », à l’heure où il va falloir déserter le hamac pour se remettre à la table de travail. Au moment peut-être le moins propice de l’année pour s’aérer l’esprit. Quelle étrange manie que de vouer ainsi un culte à la nouveauté,  la chose qui, par définition, se démode le plus vite.

zulma 2 Mais le commerce du livre neuf est ainsi fait que les ouvrages qui ne passeront pas la rampe à l’automne auront disparu des tables des libraires avant Noël. Et parmi ces nouveautés, bien peu auront la chance de disposer de l’artillerie lourde des grands éditeurs, de leurs bataillons  d’attachées de presse, seront suffisamment armés pour franchir les lignes de défense des services « culture » de la presse parisienne. Celle qui donne le La, qui dit le bien et le mal, le bon et le mauvais.

 Quelque chose est pourtant en train de changer avec l’avènement de la « société de recommandation » chantée par le philosophe Bernard Stiegler. Et ce quelque chose c’est tout simplement la sincérité benoîte de lecteurs anonymes, de critiques amateurs qui disent leurs enchantements ou leurs désillusions ici ou là sur l’océan numérique.

 La critique littéraire n’est pas mon fort, et je suis, qui plus est, un piètre lecteur de littérature contemporaine – pensez, j’en suis à relire le voyage de Bougainville – . Pour autant, je connais, j’estime et j’aime le travail de quelques auteurs qui ont la faiblesse de travailler depuis ma chère province.muette

 Et, comme ce blog a le plaisir d’être fréquenté par quelques amis journalistes, quelques libraires, quelques « prescripteurs » comme on dit, et plus généralement quelques bons lecteurs, qu’il me soit permis d’attirer leur attention sur deux romans qui paraissent ces jours-ci : Muette d’Eric Pessan (Albin-Michel) et Lucia Antonia, funambule (Zulma) de Daniel Morvan. Deux auteurs, qui sont, chacun dans leur registre, faits du bois dont on taille les authentiques écrivains. Pessan est un virtuose de la langue, Morvan un funambule de l’esprit.

Ces deux livres semblent provoquer un premier engouement dans les rédactions. Mais la route est sacrément encombrée pour franchir les colonnes des grands journaux, monter sur les tables des libraires  et le temps compté pour exister à Strasbourg, Nice ou Bordeaux. Retenez donc ces couvertures et n’hésitez pas à feuilleter ces livres lors de votre prochain passage en librairie. Je ne prends pas grand risque à vous les recommander. Bonne rentrée.

Quand les historiens saluent Corto Maltese

« Pratt a saisi plusieurs aspects remarquables de la période – le premier quart du XXème – avec parfois une avance considérable sur les historiens professionnels. Dans les années 70, quand il concevait ses albums, la première guerre mondiale était encore largement vue de façon nationale, diplomatique, militaire. Lui montre que la guerre a été mondiale dès que les puissances européennes impériales l’ont déclarée : ainsi il fait se rencontrer des Sikhs de l’Armée d’Inde avec leur turban kaki et l’uniforme britannique et des Indiens de l’Orénoque. »

 cortoCet extrait d’un papier d’Annette Becker, professeur à Nanterre, est l’un des multiples éclairages que propose le hors-série estival consacré à Corto Maltese par L’Histoire et Marianne. Passionnant. Je l’ai découvert, avec un peu de retard, en cette fin d’été. Ce document extrêmement complet, signé par une brochette de sommités – universitaires, chercheurs, diplomates – remet en perspective l’œuvre d’Hugo Pratt, et montre à quel point le père de Corto a su s’appuyer sur une érudition époustouflante (il s’était constitué une bibliothèque de 20 000 ouvrages) pour tisser la trame sur laquelle il faisait évoluer son héros.

 Mais plus encore qu’un festival d’érudition, qui remet en lumière la guerre des trains blindés dans la Russie Tsariste (Corto Maltese en Sibérie) l’incroyable histoire du peuplement de la Guyane  Hollandaise (Suite Carabïenne) ou les batailles épiques qu’a conduit l’Italie en Ethiopie (Les Ethiopiques), ce supplément montre à quel point des pans entiers de la lutte auxquelles se sont livrées les grandes puissances sur le globe au début du XXème, ont été oubliés, méprisés ou écartés par l’historiographie officielle.

corto 2On a peine à imaginer, à la lecture de tous ces articles, qui soulignent tous la pénétration de l’auteur (né en Ethiopie, longtemps basé en Argentine), quel pouvait être l’état d’esprit d’Hugo Pratt lorsqu’il réalisait ces planches destinées à séduire un public de gamins espiègles, lecteurs de Pif Gadget. C’est en effet dans Pif Gadget, une publication pour mioches du Parti communiste français, que la plupart des aventures de Corto Maltese ont été pré-publiées avant d’être réunies en albums. Quel pouvait être son sentiment lorsqu’il greffait sur un substrat historique patiemment travaillé, des aventures rocambolesques et parfaitement invraisemblables pour tenir l’attention de son jeune lectorat.

 L’humour avec lequel Corto observe le monde insensé dans lequel il évolue, le recours à la littérature – on croise parfois au détour d’une page Jack London, Ernest Hemingway ou Jorge-Luis Borges – ont sans doute été ses moyens les plus sûrs pour envoyer à la postérité certains signaux que les universitaires commencent aujourd’hui à décrypter. Quoi qu’il en soit ce supplément invite chacun d’entre nous à ressortir les albums poussiéreux perdus dans les bibliothèques pour relire avec des yeux d’adultes les aventures pas si extravagantes que ça de l’invincible et nonchalant Corto Maltese.