Boite à lettres portative

Les Français échangent en moyenne 108 messages écrits par semaine avec leur téléphone portable contre 19 il y a quatre ans. C’est le principal enseignement du dossier consacré ce mois-ci par « Philosophie magazine », à ce « cellular », ce « telephonino », ce « GSM » qui a envahi nos poches et notre quotidien. Un objet que l’on devrait plus justement qualifier de terminal numérique puisque, paradoxalement, son usage en qualité de téléphone proprement dit est devenu subsidiaire.

philomagUn mot tout d’abord sur Philosophie magazine – deux termes dont le rapprochement peut faire sourire – acquis pour la première fois cette semaine à la gare de Nantes. Il s’agit en fait d’un magazine de sociologie, qui observe les mœurs de ses contemporains sous un habillage philosophique. C’est une publication honnête, assez bien faite et habilement composée. Un peu juste pour devenir philosophe dans le quart d’heure, mais qui mérite ses 5,50€, soyons beau joueur.

« Tout le monde prédisait la fin de l’écriture au profit de la communication orale » note Maurizio Ferraris, philosophe italien, auteur de « T’es où, ontologie du téléphone mobile ». « Or que fait-on aujourd’hui avec son téléphone portable : on rédige des SMS, on s’envoie des e-mails, on consulte internet, on tweete, on rédige des statuts sur facebook, et de temps en temps on se parle ». Et d’ajouter « Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’on a privilégie l’écriture à la présence directe. Ce que personne, pas plus les sociétés de téléphone que la science-fiction n’avait prévu. » Selon lui la notion de trace, que l’on avait que l’on avait quelque peu oubliée est capitale. Qu’il s’agisse de texte ou d’image. Un évènement n’existe pas s’il n’est pas inscrit dans la mémoire. « Ce petit objet est une extraordinaire archive personnalisée qui incorpore toutes les traces de notre vie sociale. »

On pourrait ajouter, mais c’est un commentaire perso, que l’échange écrit, qui contraint l’interlocuteur à ramasser sa pensée, à travailler, même succinctement, son expression, s’est imposé pour mettre un terme à la pression infernale et invasive que représentait l’échange oral permanent. L’écrit a l’avantage de pouvoir être consulté en léger différé, et de donner un temps, même minime, à la réflexion. De fait, les téléphones portables sonnent beaucoup moins qu’ils ne sonnaient dans un passé récent. Il devient, de plus en plus une boite-à-lettres portative, doublée d’un terminal numérique qui permet de consulter la plus grande encyclopédie jamais conçue, que Borgès n’avait pas même imaginée.

Déjà, le mail nous replongeait d’une certaine manière dans l’univers de la correspondance du XVIIIe, délaissée au profit de l’échange oral. Les échanges plus lapidaires sur ces petits terminaux produisent certes des formes plus dégradées de l’expression écrite. Mais, peut-on rêver ? En contraignant les interlocuteurs à une nouvelle gymnastique de l’esprit, elles ouvrent peut-être la porte à une nouvelle forme de poésie. Quoi qu’il en soit, elles montrent que la pensée élaborée nécessite toujours une expression précise et quelque peu travaillée. Et que l’écrit a encore, quoi qu’on en pense, quelques beaux jours devant lui.

3 réflexions sur « Boite à lettres portative »

  1. Gaëtan

    Je dois également avouer mon addiction pour ces nouvelles technologies, au point d’être parfois soulagé d’être déconnecté pendant des séjours à l’étranger.

    Quelquefois pessimiste quant au sort réservé à l’élève connecté, je suis néanmoins parfois émerveillé par l’esprit du “Less is More”, titre d’un article des Cahiers de médiologie de Régis Debray
    http://mediologie.org/cahiers-de-mediologie/09_moins/sommaire09.html
    http://mediologie.org/cahiers-de-mediologie/09_moins/dagognet.pdf
    Cet article recense les formes artistiques qui ont dit Plus avec Moins. J’ai résumé ailleurs cet article qui parlait du WItz, “concept freudien qui évoque le trait d’esprit, l’idée de créativité d’acuité et de trouvaille propre à l’ingenium antique”. Ce Witz ne peut pas ne pas faire penser au parti que certains parviennent à tirer de la limite de 140 caractères imposés par SMS ou tweets
    Quant à formule hugolienne : «Ceci tuera cela» ou plus explicitement – le léger chasse le lourd, le livre et le papier auront raison de la cathédrale – elle résonne étrangement aujourd’hui.

    Enfin, juste pour le plaisir de citer les spartiates de la Grèce antique qui pratiquaient le laconisme : Menacés par Philippe II de Macédoine « Je vous conseille de vous soumettre sans délai, car si je conduis mon armée sur votre territoire, alors je détruirai vos fermes, je tuerai votre peuple, et je raserai votre cité. »
    Les spartiates répondirent : « Si… »

    Je ne suis pas non plus d’un optimisme béat, je ne peux que constater qu’écrivains et intellectuels ont peu de place sur les réseaux sociaux, mais on y trouve tout de même de l’esprit.

  2. Philippe Auteur de l’article

    Oui, Pascale, je tâche, quand je le peux, de mettre en lumière le bon côté des choses. Le flux d’informations sous lequel nous sommes noyés tous les jours est, à mon goût, suffisamment anxiogène pour ne pas en rajouter. Et, sachant par expérience professionnelle, que ce sont toujours les mauvaises nouvelles qui ont le plus de succès, j’essaie ici, quand je le peux, d’inciter plus au sourire qu’au désespoir. Ajoutons que j’aime beaucoup une formule trouvée dans l’un des derniers livres de Patrick Deville “C’est notre monde, et nous n’avons pas d’autre.”
    Pour autant je suis obligé de céder un peu de terrain devant votre témoignage, constatant ces jours-ci à quel point l’addiction à ce terminal numérique peut être dévastatrice. Ainsi la jeune étrangère (vous me pardonnerez de rester imprécis) que nous accueillons ces jours-ci semble habiter dans son téléphone portable et ne verra sans doute pas grand chose de la France qu’elle est venue visiter. C’est excessivement déroutant, j’en conviens. Il reste à espérer que ce type d’addiction – c’en est une incontestablement – restera passagère. Et je tâche de faire en sorte ici que les ados ne soient pas débordés par ces engins qui peuvent , paradoxalement, être les vecteurs d’un redoutable enfermement. Comme dirait Jacques Ellul, toute avancée technique se paie d’une manière ou d’une autre. C’est indéniablement le cas.
    Un salut amical à Christiane au passage. Bonne journée.

  3. Pascale

    L’irréductible optimiste qui vit en vous, Philippe, ne voit de ceux qui utilisent cet engin que l’effort consenti par leur esprit pour écrire…. Que ne fréquentez-vous les cours de lycée (de récréation et de (feux) enseignements), et même de collège, et tant d’autres lieux communs que je ne nommerai pas pour n’être pas pressentie comme (trop) misanthrope, ou tout juste affreusement pessimiste au contraire….
    Une chose est vraie, en revanche, c’est l’omniprésence de l’écrit sous des doigts qui rédigent comme “ils” téléphonaient, exactement de la même manière, il y a quelques années à peine : t’es où? tu fais quoi?….
    Jeudi soir j’étais allée écouter une lecture publique sur le Théâtre Populaire par Robin Renucci. (Directeur des Tréteaux de France depuis deux ans, l’acteur, la voix sont magnifiques). Sur ma rangée -6 chaises- deux jeunes femmes, silencieusement en effet, mais lumineusement (ah! l’écran qui brille dans l’obscurité de la salle) ont passé de longs moments à “correspondre”, à “communiquer” par leur tél portable. Je me demandais ce qui pouvait justifier non seulement que cet engin ne fût pas éteint, mais qu’on y répondît, premièrement, et deuxièmement, comment, comme mères de famille supposées ou à venir, elles pouvaient expliquer à leurs enfants qu’il y a un temps pour tout, notamment pour le portable, surtout pour l’éteindre.
    Que le nouvel usage soit devenu majoritairement écrit plutôt qu’oral, ne change rien selon moi au coefficient de dépendance que nous développons avec ce que nous prenons pour un-merveilleux-outil-de-création-et-de-liberté!
    En tout cas, je constate que ces nouveaux échanges écrits via le téléphone, si l’on peut dire, réduisent même les échanges sur le(s) blog(s).
    Pour ma part, j’attends que mon antiquité me lâche, un téléphone grâce auquel on peut entendre la voix… une vraie rareté! quelques sms si c’est indispensable ou moins cher quand il faut traverser les mers et les frontières, toujours rédigés sans abréviation, avec accent, ponctuation et majuscule(s)! Je pense qu’on va bientôt m’empailler, histoire d’être sûre que j’ai existé! Ah oui, bien sûr, zéro réseau (intéressant le rapprochement des sons…) dit “social”.
    Mais je vais bien….

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