Point final

the journal

« Apprendre que tu as une conscience me fait chaud » commentait il y a quelques jours un ami facétieux à l’annonce d’une négociation avec Le Point, prêt à m’accorder la « clause de conscience». C’est fait, je viens de recevoir ce samedi mon certificat de travail, assorti d’un bienvenu chèque pour « solde de tout compte ».

Après avoir tempêté sur ce blog contre l’hebdomadaire, je me dois aujourd’hui d’être fair play et de saluer l’élégance du journal, qui m’a proposé, au lendemain de mon dernier post, cette sortie « par le haut » d’un conflit passablement dissymétrique.

La clause de conscience est une disposition rarement accordée par les journaux, à tel point que je n’avais pas même pensé à la demander. Elle permet à un journaliste de quitter un support dont il ne partage plus la ligne éditoriale, en bénéficiant du régime juridique du licenciement. Pour faire appliquer cette disposition « comportant un enjeu éthique », le journaliste doit cependant apporter la preuve d’une modification très substantielle de la ligne éditoriale de la publication pour laquelle il travaille. Ce qui n’était pas gagné et pouvait supposer une longue guerilla juridique. En m’accordant cette disposition, le journal respecte l’esprit et la lettre du billet qui a déclenché ce conflit.

« C’est la première fois que nous sommes confrontés à une telle situation » m’a confié le représentant du Point lors du long échange qui a débloqué les choses. Je veux bien le croire. Je ne connais pas, pour autant, les raisons exactes qui ont poussé l’hebdomadaire à m’accorder cette faveur. Ce n’est pas,  m’a-t-on affirmé, la pression mise par les deux malheureux billets sur ce blog. Le Point en subit bien d’autres tous les jours, à la suite des papiers polémiques qu’il publie.

Serait-ce la simple force de persuasion des arguments développés ici ? Le fait d’avoir pointé la « phobie administrative » du journal ? Quelques amicales recommandations en interne ? Mystère. Je peux seulement dire aujourd’hui que je suis soulagé et content. C’est une belle sortie, qui me convient sur la forme comme sur le fond. Et puis c’est peut-être un peu naïf, mais cela montre que la bonne foi, exprimée sans prévention, peut être une arme aussi efficace que la justice.

Certes, le chèque, que j’ai immédiatement porté à la banque pour éteindre l’incendie sur mon compte, ne me servira guère qu’à rembourser les dettes contractées pour faire face à un été catastrophique. Mais il me permet de repartir requinqué et de tourner proprement cette page étonnante de ma vie professionnelle. Merci encore à toutes et à tous pour l’amical soutien manifesté ici et ailleurs.

Cabinets de lecture

“Mais revenons aux cabinets, qui est le mot français que l’on emploie, pour une raison qui m’échappe, toujours au pluriel. Certains de mes lecteurs se souviendront peut-être d’un passage dans lequel je rapporte de tendres souvenirs de France et où je parle d’une visite rapide aux cabinets et de la vue absolument inattendue de Paris que j’ai eue de la fenêtre de cette pièce minuscule. Est-ce que ce ne serait pas séduisant pensant certaines gens, de construire sa maison de telle façon que l’on ait du siège des cabinets lui-même vue sur un fantastique panorama ? A mon avis, la vue que l’on a du siège des cabinets n’a pas la moindre importance. Si, lorsque vous allez aux cabinets vous devez emmener autre chose que vous-même, autre chose que votre besoin vital d’éliminer et de nettoyer votre organisme, alors peut-être une vue merveilleuse ou fantastique constitue-t-elle pour vous un desideratum. En ce cas, vous pouvez aussi bien installer une bibliothèque, suspendre des tableaux, et on peut aussi bien s’asseoir dans « la salle de bains » et méditer. Si c’est nécessaire édifiez tout votre monde autour du petit coin. Que le reste de la maison reste subordonné au siège de cette importante fonction. Mettez au monde une race qui, hautement consciente de l’art de l’élimination, se fera un devoir d’éliminer tout ce qui est laid, inutile, mauvais, et nuisible dans la vie quotidienne. Faites cela et vous élèverez les cabinets au niveau d’un paradis. (…)

lire aux cabs

Le vieil adage dit : « Gardez vos intestins ouverts » et faites confiance au Seigneur ! » Il n’est pas sans sagesse. En gros, cela veut dire que si vous gardez votre organisme libre de tout poison, vous pourrez garder l’esprit libre et clair, ouvert et prêt à tout recevoir ; vous cesserez de vous préoccuper de problèmes qui ne vous concernent pas – tels la façon dont l’univers devrait être gouverné, par exemple – et vous ferez ce qu’il y a à faire en paix et tranquillement.”

Henry Miller, Lire aux cabinets, trad Jean Rosenthal, éditions Allia. Photo : Inghe Solheim

Les racines de la ville

Peut-être faut-il avoir traversé des régions, des villes, sans eau, sans électricité, sans gaz naturellement, pour garder présent à l’esprit le confort dans lequel nous vivons, le niveau de dépendance qui est le nôtre à l’égard de la technique. On n’est certes pas obligé de s’émerveiller du fait que la lumière s’allume chaque fois que l’on presse un bouton –encore que – mais il est assez surprenant de constater que nous sommes, pour la plupart, à la fois dépourvus d’un minimum de culture technique et d’une naïveté confondante au regard des services que nous rend cette technique.

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Jean-Marc Jancovici, scientifique iconoclaste, évalue à l’équivalent du travail de 600 esclaves les moyens énergétiques dont dispose un Occidental en ce début de XXIème siècle. C’est peut-être un peu exagéré, et il n’est pas question ici d’énergie, mais il est quand même étonnant que nous ne soyons pas un peu plus lucides quant à notre condition. Ne parlons pas de notre tendance à grogner lorsque google ne répond pas en un quart de seconde à une requête qui aurait paru insensée il y a seulement dix ans, alors que cette requête a peut-être fait trois fois le tour du monde.

L’un des exemples qui me frappe à chaque fois lorsque j’ai, comme journaliste, à me pencher sur les questions d’urbanisme est la construction de la ville sous la ville. Nous le savons vaguement, pour avoir pesté contre quelques rues éventrées embarrassant la circulation, mais bien peu d’entre nous imaginent ce que sont aujourd’hui les racines de la ville. Outre les réseaux d’eau et d’assainissement, les réseaux électriques, téléphoniques, la fibre optique, les conduites de gaz, les voies de circulation souterraines, on ajoute désormais les réseaux de chaleur, provenant des usines d’incinération et même des réseaux d’ordures, qui circulent sous terre grâce à une propulsion à air comprimé.

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Seuls aujourd’hui, les écologistes se sont emparés – de façon empirique en la circonscrivant à la pollution et aux ressources énergétiques – de cette question, en criant haro sur le progrès, mais sans véritablement se poser, me semble-t-il, les questions de fond. En particulier de l’empreinte du progrès technique sur les esprits. Il faudrait, pour cela, disposer d’un minimum de culture, ce qui disparaît progressivement du fait de la fragmentation des savoirs. Il faudrait pouvoir faire la part des choses entre évolutions techniques géniales (comme l’internet) et luxe délirant dont nous sommes les bénéficiaires béats, sans même une once de reconnaissance.

« La technique ne peut plus être considérée comme un simple intermédiaire entre l’homme et la nature » disait Jacques Ellul, qui professait – dans le désert – que chaque progrès technique avait son revers, ajoutant « il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ».  L’approche d’Ellul reste pourtant, paradoxalement, marginale, dans un pays d’ingénieurs et de techniciens – les Français sont étonnants, ils disposent d’infrastructures parmi les plus sophistiquées du monde, construisent des ponts, des réseaux d’eau et d’électricité, des TGV sur la planète entière – mais se piquent de mépriser la technique.

Il n’est pas exclu que cette absence de réflexion, de distance critique ne vienne pas un jour nous chatouiller les doigts de pieds. Nous plaçant, déplumés et idiots, devant un réseau d’eau contaminé ou une ville ventre ouvert, comme des poulets devant un mixer. En attendant la maison vient d’accueillir quatre poules, pour se remémorer comment est fait un œuf.

Illustrations : Paris et Londres (DR)

Economie de l’attention et algorithmes souverains

Un bon thermomètre pour mesurer l’évolution des usages du numérique chez les jeunes gens, nous dirons cultivés, est la tournée des popotes effectuée chaque rentrée parmi les étudiants en Master « métiers de l’information et médias numérique » à l’université de Nantes. La quarantaine d’étudiants en Master 1 a volontiers répondu, ce mardi, à la question ouverte qui leur était posée quant à leur « mode de consommation » des médias.

étudiants

 Pas de surprise pour la consommation du papier, devenue marginale depuis plusieurs années. Quelques résistants confessent toutefois lire Le Monde de temps à autres. La télévision continue, sans surprise, à s’effondrer. En revanche la radio tient bon. Mais c’est évidemment internet qui écrase le paysage. Les sites des grands journaux sont abondamment cités, les blogs spécialisés également, mais une tendance, que je n’avais pas encore repérée semble se faire jour : l’utilisation du fil d’actualité des réseaux sociaux (facebook et twitter)  comme substitut à la recherche directe sur les sites d’information ou les agrégateurs de contenus, tel Google news.

Cette tendance se vérifie dans les faits, selon les professionnels de la profession (ZDnet) « 34,2% des visites d’un site web d’actualité français proviennent en moyenne du site Facebook en septembre 2013 (vs 20,3% en août 2012) et 8% des visites d’un site web d’actualité français sont issues en moyenne du site Twitter (7,2%en 2012). Même si c’est Google (et notamment Google News) qui reste et de loin le principal pourvoyeur de visites. » Intéressant à observer, pour deux raisons, me semble-t-il : elle montre que les jeunes gens organisent de plus en plus l’économie de leur attention en privilégiant un fil d’actualité plutôt que de se livrer à un vagabondage de consultations. Elle montre également que les jeunes utilisateurs sont devenus des virtuoses du paramétrage de leur fil, en y intégrant leurs journaux préférés et en se débarrassant, autant que faire se peut, des publications parasites.

Mais cette tendance révèle surtout l’intelligence déployée par les informaticiens des réseaux sociaux, qui affinent en permanence leurs algorithmes pour proposer les publications les plus « adaptées » au profil de l’utilisateur. Rappelons que l’algorithme de facebook prend en compte plus de 100 000 paramètres et propose à chacun un fil d’actualité tenant compte de son âge, de ses usages, de ses goûts… et qu’il mélange allègrement publications privées et publiques en tenant compte d’une mystérieuse alchimie concoctée dans ses laboratoires.

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Ce confort, qui permet de n’être soumis qu’à des publications, des articles de presse répondant à nos centres d’intérêt a toutefois un revers. Celui d’évoluer dans un monde clos, balisé par nos seuls désirs, et soumis au bon vouloir d’algorithmes souverains. On sait par exemple que les contenus (photos ou liens) provoquant le plus de réactions émotionnelles, montent plus vite que les autres sur le fil, en raison d’une règle simple : plus un sujet est cliqué par nos « amis » plus il est monte en référence.

Faut-il s’en inquiéter ? Pas sûr. Les informaticiens ne s’appuient finalement que sur une bonne vieille loi du papier : « la presse est un miroir » et chaque consommateur choisit les supports d’information qui confirment ses représentations. Et puis tous ces jeunes gens ne sont pas idiots, en affinant le paramétrage de leurs comptes, ils livrent une bataille muette mais passionnante aux analystes qui scrutent en permanence leurs comportements.

Illustrations : étudiants d’une promotion précédente, maville.com, présentation sommaire de l’algorithme facebook (DR).

Le Point atteint de phobie administrative

C’est un comportement assez partagé que de reprocher ses propres turpitudes à ses contemporains. Le Point, qui n’est pas avare de dénonciations enflammées, notamment contre les administrations, est pourtant atteint de phobie administrative aigüe. L’hebdomadaire, après m’avoir congédié sans autre forme de procès pour une humeur publiée sur ce blog après douze ans de bons et loyaux services, se refuse à me délivrer un certificat de travail, gentiment demandé par courrier recommandé  le 29 juillet dernier.

déclarationNon que ce certificat me soit d’une grande utilité professionnelle, mais il se trouve que la maison qui conserve la misérable épargne salariale que le journal m’a fait souscrire d’office, exige ce certificat pour m’autoriser à récupérer mes billes. Ce dont le modeste pigiste que je suis a un besoin criant après s’être fait limoger sans le moindre fifrelin d’indemnité. Ajoutons que sans certificat de travail, le salarié est privé de toute prétention au chômage.

 Selon la loi de la République, tout employeur est contraint de délivrer  ce certificat à un employé dont il se sépare, quelle qu’en soit la cause (licenciement, démission, rupture conventionnelle…). Il est vrai que là on ne sait pas trop où on est puisque le journal me présente toujours comme faisant partie de ses effectifs, après m’avoir confirmé le fait qu’il ne faisait plus appel à mes services. Et donc ne m’emploie plus. Allez comprendre.persecutes_

 On peut toutefois esquisser une hypothèse. En refusant de me délivrer ce certificat de travail, l’hebdomadaire, propriété du milliardaire François Pinault – il est amusant de le rappeler – joue la montre, à l’image d’un Thévenoud, en tablant sur l’impunité dont il est sûr de bénéficier. Et économise ainsi  « le solde de tout compte » dont il est redevable. Par bonheur, la loi n’est pas la même pour tous. Entre un malheureux pigiste, qui n’a pas même les moyens d’engager un procès et un grand journal, il n’y a pas photo. Continuons donc à donner des leçons à la terre entière, à dénoncer les chômeurs indélicats, l’incurie des administrations, la malhonnêteté des politiques à longueur de colonnes.

C’est ça le journalisme contemporain coco.

Illustrations : DR

La méthode Schopenhauer

La méthode Schopenhauer n’est pas un bouquin sur Schopenhauer. Les familiers du vieux philosophe misanthrope n’apprendront pas grand-chose sur le personnage, pas plus que sur sa géniale théorie : « Le monde comme volonté et comme représentation ».  Non, ce roman d’Irvin Yalom est une mise en abîme d’une psychothérapie de groupe, où un adepte de Schopenhauer plombe l’ambiance et contraint les autres membres du groupe à s’interroger sur leurs… représentations.

la méthodeC’est drôle, émouvant et bougrement contemporain, en dépit d’un postulat de départ un peu facile : un thérapeute apprend que ses jours sont comptés et décide, pour finir en beauté, d’accompagner jusqu’au bout le groupe qu’il a constitué, composé pour l’essentiel de bobos américains victimes de mal-être, de problèmes sexuels ou conjugaux.

Irvin Yalom est psychiatre, et cela influe évidemment sur le regard qu’il porte sur ses frères humains. Un regard d’une acuité singulière, teinté d’une bienvenue bienveillance. Il montre ici que la frontière entre psychologie et philosophie est beaucoup plus ténue qu’elle ne le semble parfois. Schopenhauer n’est-il pas le précurseur de Freud lorsqu’il affirme que nous sommes mus par une volonté supérieure, qui échappe à notre conscience d’individus : la nécessité de la préservation de l’espèce, qui nous dépasse et nous empoisonne parfois l’existence.

La méthode Schopenhauer (que l’on retrouve pour les curieux qui souhaitent aller au texte dans un petit recueil : aphorismes sur la sagesse dans la vie) est une méthode radicale, inspirée des philosophes orientales : la meilleure solution pour se préserver de la souffrance et de se garder de tout attachement, d’éviter le commerce des hommes (et des femmes) et de cultiver son jardin. Ainsi Philip (sic) le héros du bouquin, victime d’une addiction au sexe, s’est-il extrait du monde et a-t-il trouvé son équilibre dans le commerce des grands esprits.

schpoenhauerCette posture, cette froideur calculée, qui s’appuie sur une solide réflexion (il est docteur en philo) et des citations magistralement choisies va, dans un premier temps, bouleverser l’équilibre du groupe, avant de contraindre le fauteur de troubles à réinterroger ses représentations, son rapport aux autres. En dépit d’un argument un peu intello, ce livre est lisible par tous. Ce n’est pas une mauvaise introduction à Schopenhauer et c’est surtout une lecture précieuse en ces temps d’interrogations récurrentes sur le vieillissement.  La méthode Schopenhauer est en effet un excellent remède pour dédramatiser la condition humaine :

« A son grand étonnement, un homme se retrouve en train d’exister après des milliers et des milliers d’années de non-existence. Il vit pendant quelque temps, puis, de nouveau, il retrouve une période tout aussi longue, pendant laquelle il n’existe plus. » A.S. En d’autres termes, la mort est beaucoup calomniée, mais en fait elle n’est pas plus ni moins redoutable que la non-vie. Et beaucoup plus reposante.

Le problème Spinoza

Spinoza est un problème. Son grand œuvre L’Ethique est un fagot d’épines, impénétrable au commun des lecteurs, qui exige de se munir d’un coupe-coupe pour pénétrer phrase après phrase dans l’univers mental de l’auteur. Pour autant, tout lecteur un peu curieux, qui l’a croisé ici ou là, sent que cet homme a des choses à nous dire. Bergson n’écrivait-il pas « tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza. »

spinoza

Comment faire alors ? J’ai tenté de l’aborder par la bande cet été, au grand dam d’amies philosophes, qui ne jurent que par le texte. « Le texte, Philippe, le texte ». C’est ça les filles, et si je ne comprends rien, comment je fais ? Le Spinoza  de Alain, n’est pas mal, quoiqu’un peu laborieux. Plus convaincant, plus clair et plus abordable est le Spinoza, une philosophie de la joie de Robert Misrahi. On commence à toucher là à la pensée de ce juif iconoclaste, excommunié pour avoir remis en cause la représentation de Dieu au XVIIe.

Le propos n’est pas ici de résumer en trois lignes la philosophie de Spinoza, au risque de nous faire agonir par le premier érudit de passage. On peut toutefois esquisser l’idée que pour Spinoza, Dieu n’est autre que la nature, de laquelle nous procédons et à laquelle nous appartenons. Et que notre bonheur n’est pas à chercher du côté des passions mais du côté de la raison. Raison que l’on doit parvenir à hisser au rang de passion pour connaître une joie intérieure sans entrave et sans limite. Bref pour mourir réconcilié avec le monde.

le problème SpinozaMais pour celles et ceux qu’une approche philosophique effraie ou ennuie d’avance, il est un roman qui conjugue plusieurs vertus, celle du plaisir de lecture, de la culture religieuse, historique et philosophique : Le problème Spinoza, paru cette année en poche, qu’une main amie a eu la bonne idée de m’offrir. Ce roman du psychiatre américain Irvin Yalom est un pur délice, en dépit d’une construction binaire qui peut paraître un peu téléphonée (il s’agit des vies parallèles de Baruch Spinoza et d’Alfred Rosenberg, théoricien nazi qui confisqua la bibliothèque de Spinoza).

Yalom, au fil d’un récit d’une désarmante limpidité, nous invite dans l’atelier de Spinoza, où ce dernier polissait des lentilles pour gagner sa vie, et nous permet de comprendre le parcours de ce génie – le mot n’est pas ici galvaudé – qui a consacré sa vie à bâtir une philosophie de l’existence, débarrassé de ses préjugés et du poids de la tradition religieuse. C’est à la fois simplissime et bouleversant. J’ai lu les 500 pages en deux jours, emporté par cette double biographie, par ailleurs fort bien documentée… et couru à la librairie me procurer La méthode Schopenhauer du même Irvin Yalom.

Illustrations : portrait apocryphe Spinoza (la Malleauxlivres),”Le problème Spinoza”, le livre de poche. 

Deux cents ans pour une fleur

dethorey-bourgeon-ok-66Autant le dire d’entrée, « Le passage de Vénus » ne marquera pas l’histoire de la bande dessinée. Cette relation illustrée du voyage de Bougainville s’appuie sur un scénario trop convenu, des dialogues trop pauvres pour figurer dans une quelconque anthologie. La singularité du dessin et surtout la mise en couleur pondèrent toutefois l’agacement que l’on peut ressentir à la lecture de cette saga inachevée* en deux tomes.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’aventure que met en lumière cette bande dessinée maladroite est proprement invraisemblable. Et je dois confesser ne pas y avoir cru dans un premier temps – n’ayant jamais relevé de traces de cette affaire dans la relation de Bougainville, pas plus que dans le supplément de Diderot. Une femme, Jeanne Barret, assistante et compagne du botaniste de l’expédition, Philibert Commerson, a effectué clandestinement le voyage autour du monde, devenant ainsi la première femme à boucler une circumnavigation, à la fin du XVIIIe.

Mieux, c’est elle, cette orpheline, qui rapportera au roi de France les 30 caisses de plantes exotiques rassemblées au cours de cette circumnavigation, après la mort de Philibert Commerson sur l’île de France, l’actuelle île Maurice. Les quelques notices biographiques qui traînent ici ou là, précisent qu’elle était devenue, au fil du temps, une botaniste émérite et qu’elle fut saluée comme une « femme extraordinaire » par Louis XVI.

Disparue dans un angle mort de l’Histoire, Jeanne Barret, dont la véritable nature fut découverte par Bougainville deux ans après le départ de l’expédition, à Tahiti, n’a fait sa réapparition sur la scène historique que récemment, par le biais de cette bande dessinée et de quelques ouvrages confidentiels, dont « La clandestine du voyage de Bougainville » de Michèle Kahn, qui vient de paraître. Et c’est seulement en 2012 qu’une fleur a été baptisée en son hommage, elle qui avait découvert plusieurs centaines d’espèces.candestine

On imagine à peine ce qu’a pu vivre cette femme durant les deux premières années du voyage, au milieu d’un équipage de matelots, dans une espace contraint, pour échapper à la vigilance et à la sagacité de l’équipage. Mais plus encore, on reste sans voix devant la persévérance et la de cette femme qui, livrée à elle-même sur l’île de France, montera une taverne pour subvenir à ses besoins tout en conservant ses précieuses plantes qu’elle rapportera, quelques années plus tard, en France.

A l’heure où l’on cherche désespérément des femmes pour garnir un Panthéon quasi exclusivement masculin, on serait bien inspiré de se souvenir de figures de cet éclat, victimes d’une négligence coupable d’historiographes borgnes ou hémiplégiques.

*Le décès du dessinateur a interrompu la série, dont le deuxième volume a été achevé par François Bourgeon, en noir et blanc.

Illustrations : Extrait du passage de Venus , Dethorey et Autheman et Bourgeon, Air Libre ; « La clandestine du voyage de Bougainville » Michèle Kahn, Le Passage.  

Le style et le temps

On a la superstition du style. Ceux qui sont affectés de cette superstition entendent par le mot style non point la représentation effective ou l’irreprésentabilité d’une page, mais les subtilités apparentes de l’écrivain, à savoir ses comparaisons, son acoustique, les aventures de sa ponctuation et de sa syntaxe. Ils sont indifférents à sa propre faculté de convaincre ou à sa propre émotion ; ils recherchent les prouesses techniques qui leur notifieront si ce qui est écrit a le droit ou non de leur être agréable. Ils ont entendu dire que l’emploi des adjectifs ne doit pas être trivial et ils prétendront qu’une page est mal écrite si elle ne contient pas de surprises à la jointure des adjectifs et des substantifs, quand bien même l’impression d’ensemble serait déjà réalisée. Ils ont entendu dire également que la concision est une vertu et ils trouvent concis celui qui se répand dans dix courtes phrases mais on point celui qui régit le flot d’une longue période. On leur a dit que la répétition rapprochée de quelques syllabes est pure cacophonie et, dans la prose, ils feindront d’en être affectés même si en poésie, ce même effet leur procure un plaisir tout particulier, lequel, je présume, est également un simulacre. Cela veut dire qu’ils n’accordent guère de crédit à l’efficacité du mécanisme mais tout simplement à la complication de ses éléments.

livresCette superstition est tellement répandue que personne n’osera envisager l’absence de style dans les livres qui émeuvent, raison de plus si ce sont des livres du passé. On attribue toujours un style excellent aux bons livres, et cette attribution qui va de soi pour les lecteurs inconditionnels, ne correspond presque jamais aux intentions de l’auteur. Que le Quichotte nous serve d’exemple. Devant l’excellence irrécusable de ce roman, la critique espagnole lui attribue des qualités de style qui paraîtront mystérieuses à plus d’un. Il suffit, en vérité, d’examiner de près quelques paragraphes de ce grand livre pour se rendre compte que Cervantès n’était pas un grand styliste (tout au moins dans le sens actuel du terme, acoustico-ornemental) et que les destins de Sancho et de don Quichotte le préoccupaient beaucoup trop pour qu’il puisse se laisser distraire par sa propre voix. (…) Groussac pense que « si l’on doit décrire les choses comme elles sont, force est de confesser qu’une bonne moitié de l’œuvre est gauche et négligée, ce qui justifie amplement ce caractère d’humble langage que lui attribuaient les rivaux de Cervantès. Et je ne me réfère pas seulement aux impropriétés verbales, aux intolérables répétitions et calembours, ni aux déchets de grandiloquence pesante qui nous assomment, mais à la texture presque toujours défaillante de cette prose en forme de propos de table. » Propos de table, prose conversée et non déclamée, telle est la langue de Cervantès et il ne lui manque rien. J’imagine que cette même observation pourra rendre justice à l’œuvre de Dostoïevski, à celle de Montaigne ou à celle de Samuel Butler. (…)

La page parfaite, celle dont on ne saurait altérer un seul mot sans préjudice est la moins durable de toutes. Les mutations de la langue font disparaître les nuances et les significations latérales ; la page soi-disant parfaite est celle qui renferme ces subtiles valeurs et qui se détériore le plus facilement. Inversement la page qui a vocation d’immortalité peut traverser le feu inquisitorial des inimitiés, des errata, des traductions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions, sans perdre son âme dans ces épreuves.

Jorge Luis Borgès, articles non recueillis, Le style et le temps, pl vol 1, 925/927

Illustration : improbables libraires

 

Cahier de vacances

Il va bientôt être temps d’ouvrir les volets de l’atelier et de se pencher à nouveau sur la table de travail. L’été aura eu la double vertu de faire refroidir la température du lieu, qui s’était exagérément élevée en juin à l’évocation de quelques péripéties professionnelles de l’artisan, et de régler leur sort à quelques ouvrages qui patientaient sur les rayons de la bibliothèque.

bagnolL’été aura aussi permis d’effectuer quelques réglages techniques qu’auront peut-être relevés les familiers. L’atelier y a gagné en sobriété et va ainsi se préserver des marques trop visibles d’échauffement. Ainsi les compteurs de consultation sur les réseaux sociaux ont-ils disparu, qui témoignaient un peu trop abruptement de la différence de fréquentation entre sujets d’actualité et chroniques plus intemporelles. La préoccupation principale n’est pas ici quantitative.

Venons-en aux lectures de l’été. Elles reflètent le vagabondage de l’esprit que l’on s’accorde lorsque l’on est dégagé de toute contrainte. Enfin de toute contrainte, pas tout à fait, puisque le jeu était de piocher parmi les ouvrages présents dans la bibliothèque. Seule exception, le petit Proust bleu qui trônait sur tous les comptoirs des libraires cet été.

Côté littérature nous pouvons nous enorgueillir de la découverte de Colette avec un délicieux bouquin De ma fenêtre, chronique déliée de la vie parisienne pendant la guerre. Beaucoup plus subtil que ne le laissait imaginer une espèce de prévention idiote contre l’auteur. Ensuite Le Hussard sur le toit de Giono. Parfait roman de hamac : touffu, haletant, enlevé, presque brouillon, que je rangerais sans doute inconsidérément aux côtés des Racines du ciel  de Romain Gary, lu en juin, ou des Cavaliers de Joseph Kessel. La préoccupation était plus régionale avec Béatrix de Balzac, qui se déroule à Guérande. Mouais. Un peu trop imprégné de romantisme à mon goût. Dans le registre, Balzac souffre de la comparaison avec Jane Austen, mais le second volume de la Pléiade attendra Noël. Tentative avortée enfin d’achever Un prêtre marié de Barbey, trop noir, trop désespérant pour l’heure. Ajoutons une bande dessinée, offerte par les enfants, sur le voyage de Bougainville, qui m’a permis de découvrir l’existence d’une jeune botaniste embarquée clandestinement sur l’un des navires et qui s’avère, après vérification, être la première femme à avoir effectué le tour du monde. Nous y reviendrons.

Côté essais, ce fut l’été Spinoza. Avec dans un premier temps le Spinoza, une philosophie de la joie, de Robert Misrahi puis le Spinoza de Alain. Incapable de lire philosophe dans le texte mais pressentant quelques atomes crochus avec le personnage, je ne suis pas mécontent de commencer à entrevoir la vision du monde du personnage. Et pour achever cet été, retour à Borgès, toujours avec autant de plaisir. Une prochaine chronique sera consacrée à son essai sur le style.

Commandé également quelques bouquins à la librairie La Plume, dont les références traînaient dans mes carnets : La consolation de la philosophie de Boëce, Shantaram de Grégory David Roberts et un contemporain espagnol, Javier Cercas, Anatomie d’un instant. Une commande très décousue, convenons-en, mais qui n’a d’autre vocation que de peupler la bibliothèque pour les longues soirées d’hiver.

Bonne fin de vacances à tous. Elles s’achèvent en Bretagne si l’on en croit certain adage, qui tend à se vérifier cette année « A Brest, il y a deux saisons : le quinze août et l’hiver ».