Les racines de la ville

Peut-être faut-il avoir traversé des régions, des villes, sans eau, sans électricité, sans gaz naturellement, pour garder présent à l’esprit le confort dans lequel nous vivons, le niveau de dépendance qui est le nôtre à l’égard de la technique. On n’est certes pas obligé de s’émerveiller du fait que la lumière s’allume chaque fois que l’on presse un bouton –encore que – mais il est assez surprenant de constater que nous sommes, pour la plupart, à la fois dépourvus d’un minimum de culture technique et d’une naïveté confondante au regard des services que nous rend cette technique.

paris

Jean-Marc Jancovici, scientifique iconoclaste, évalue à l’équivalent du travail de 600 esclaves les moyens énergétiques dont dispose un Occidental en ce début de XXIème siècle. C’est peut-être un peu exagéré, et il n’est pas question ici d’énergie, mais il est quand même étonnant que nous ne soyons pas un peu plus lucides quant à notre condition. Ne parlons pas de notre tendance à grogner lorsque google ne répond pas en un quart de seconde à une requête qui aurait paru insensée il y a seulement dix ans, alors que cette requête a peut-être fait trois fois le tour du monde.

L’un des exemples qui me frappe à chaque fois lorsque j’ai, comme journaliste, à me pencher sur les questions d’urbanisme est la construction de la ville sous la ville. Nous le savons vaguement, pour avoir pesté contre quelques rues éventrées embarrassant la circulation, mais bien peu d’entre nous imaginent ce que sont aujourd’hui les racines de la ville. Outre les réseaux d’eau et d’assainissement, les réseaux électriques, téléphoniques, la fibre optique, les conduites de gaz, les voies de circulation souterraines, on ajoute désormais les réseaux de chaleur, provenant des usines d’incinération et même des réseaux d’ordures, qui circulent sous terre grâce à une propulsion à air comprimé.

londres

Seuls aujourd’hui, les écologistes se sont emparés – de façon empirique en la circonscrivant à la pollution et aux ressources énergétiques – de cette question, en criant haro sur le progrès, mais sans véritablement se poser, me semble-t-il, les questions de fond. En particulier de l’empreinte du progrès technique sur les esprits. Il faudrait, pour cela, disposer d’un minimum de culture, ce qui disparaît progressivement du fait de la fragmentation des savoirs. Il faudrait pouvoir faire la part des choses entre évolutions techniques géniales (comme l’internet) et luxe délirant dont nous sommes les bénéficiaires béats, sans même une once de reconnaissance.

« La technique ne peut plus être considérée comme un simple intermédiaire entre l’homme et la nature » disait Jacques Ellul, qui professait – dans le désert – que chaque progrès technique avait son revers, ajoutant « il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ».  L’approche d’Ellul reste pourtant, paradoxalement, marginale, dans un pays d’ingénieurs et de techniciens – les Français sont étonnants, ils disposent d’infrastructures parmi les plus sophistiquées du monde, construisent des ponts, des réseaux d’eau et d’électricité, des TGV sur la planète entière – mais se piquent de mépriser la technique.

Il n’est pas exclu que cette absence de réflexion, de distance critique ne vienne pas un jour nous chatouiller les doigts de pieds. Nous plaçant, déplumés et idiots, devant un réseau d’eau contaminé ou une ville ventre ouvert, comme des poulets devant un mixer. En attendant la maison vient d’accueillir quatre poules, pour se remémorer comment est fait un œuf.

Illustrations : Paris et Londres (DR)

10 réflexions sur « Les racines de la ville »

  1. Gaëtan

    Un essai de Gérald Bronner vient de paraître qui fait écho à ces questions de technophobie
    http://pluzz.francetv.fr/videos/dans_quelle_etagere_,109528985.html
    4ème de couverture:
    Quelle mouche a piqué nos contemporains ? Ils ne paraissent regarder vers l’avenir que la peur au ventre, cherchant les premiers signes d’une apocalypse écologique que les films hollywoodiens ne cessent de nous narrer. Ils ont le sentiment d’être menacés par les ondes, la radioactivité, par leur assiette même, devant laquelle ils se souhaitent bonne chance plutôt que bon appétit. En un mot, certains discours ont fait de nous des hypocondriaques permanents à peine étonnés que surgisse une nouvelle alerte sanitaire, fatalistes face aux scénarios de fin du monde qui sont devenus les narrations dominantes de notre avenir commun… ”
    Pas encore lu, mais j’avais trouvé son dernier essai très pertinent.

  2. urbs

    Quelques minutes seulement devant moi, mais au moins pourrais-je avancer que les améliorations des conditions de vie ne concernent qu’une partie de l’humanité… et qu’est-ce qu’un progrès dont l’existence même induit qu’en ne profitant qu’à certains, il accentue, de facto, l’écart entre tous?

    De plus, mais je grille mon temps là, je ne vois pas bien comment on peut dissocier le politique du reste, je dis bien LE politique, et non LA politique, la seconde n’étant qu’un avatar du premier….Il n’y a pas de lecture, ni de progrès, scientifique et/ou technique “hors sol”.
    Désolée, rattrapée par le gong…

  3. Philippe Auteur de l’article

    Il est peut-être ambitieux de se lancer ici dans une lecture politique de l’évolution technique. Deux remarques cependant. Il me semble indéniable que le capitalisme en promouvant la société de consommation participe au mouvement, voire à une forme de dérive technophage, si vous me permettez le terme (plutôt du côté du pillage des ressources énergétiques d’ailleurs).
    Pour autant, réduire cette dérive à un système économique, me semble abusif. Rappelons-nous que la pile Volta a été inventée sous Napoléon. Et si nous, Français, avons une lecture très politique de l’histoire, nous en oublions trop souvent la lecture scientifique et technique.

  4. Xavier

    @urbs
    Le capitalisme s’est développé au mépris de l’humain? Il me semble que les conditions de vie se sont incroyablement améliorées depuis deux siècles. Vous pouvez argumenter votre affirmation?

  5. urbs

    Me suis fort mal exprimé, j’en conviens. L’idée était plutôt la suivante : le choix économique capitaliste induit la mécanisation de la production dans ses moyens, les fins, elles, étant posées d’emblée : le plus de profit possible, au mépris de l’humain. C’est un peu rapide, mais c’est quand même ça… En ce sens, la machine, la technique, et leurs déclinaisons mécaniques sont “au service” du capitalisme qui ne les a jamais combattues. Ou n’en a jamais combattu les excès, ni le principe.

  6. Philippe Auteur de l’article

    Non, urbs, le machinisme n’est pas un choix capitaliste. Le monde communiste a probablement été le monde plus technophile, voyant le salut dans le progrès, comme en témoigne l’aventure soviétique. Au prix que l’on sait. De mon point de vue, c’est plus une affaire de culture, de civilisation que de modèle économique.
    Je vous concède, en revanche, être allé un peu fort sur le côté génial d’internet. Toute avancée technique a son revers, évidemment.

  7. Urbs

    Un reportage (hier? avant-hier?) sur quelque chaîne télé où je passais en errance, m’a appris que sous la gare de Lyon, il y a deux niveaux de Centres Commerciaux, avant le niveau des métro et autre Rer, encore plus bas, donc!
    Je fais partie de ceux qui s’étonnent encore qu’une simple pression sur un petit carré de plastique fiché dans le mur allume une ampoule au plafond! que dire alors de mon téléphone qui me permet de parler au bout du monde, sans le moindre fil, et instantanément. J’aime cultiver cette naïveté “objective” au sens de Bachelard.
    Mais dire que c’est la machine et non le capitalisme qui crée ce monde ne me paraît pas pertinent, d’abord parce que le “machinisme” est un choix capitaliste, ensuite parce que le capitalisme est l’option économique qui induit toutes les autres, ce qui revient au même.
    Et parler d’une” évolution technique géniale” est un abus de terme, Internet est aussi une évolution technique épouvantable. Seuls les usagers qui s’en servent sont soit géniaux, soit génialement machiavéliques, ou juste stupides… comme dans la vraie vie!

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