L’heure de la sortie

Deux productions concoctées ces derniers mois dans cet atelier sortent simultanément ces jours-ci. Un supplément de la revue Place Publique consacré au logement social, et plus précisément à l’histoire de militants catholiques qui ont donné naissance à l’un des grands bailleurs sociaux de l’Ouest de la France, Harmonie Habitat (aujourd’hui intégré au groupe mutualiste Harmonie). Un travail passionnant qui recouvre un demi-siècle et revient sur quelques utopies comme la construction du Sillon de Bretagne, cette immense pyramide qui marque l’entrée nord de Nantes et se posait, lors de sa création au début des années soixante-dix, comme le pendant de la cité radieuse du Corbusier située au sud de la ville.

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Extrait : Il y a eu une période fabuleuse durant les premières années » commente Jean-Robert Pradier, qui fut l’un des deux premiers médecins du cabinet médical « du fait, en premier lieu, d’une véritable mixité sociale » (…) A l’image de la Cité Radieuse, de véritables rues traversent le bâtiment, donnant le sentiment de résider dans une petite ville abritée des regards (…). Mêmes souvenirs enchantés du côté de Gil Gabellec, référent du centre socio-culturel durant de longues années. « Le Sillon était un peu un laboratoire, que ce soit en matière sociale ou culturelle. Il y avait une boutique de droit pour débrouiller les situations difficiles, un lieu de création théâtrale, on organisait des soirées contes dans les appartements, des ateliers cuisine, des sorties. On faisait même une parade dans les couloirs une demi-heure avant les spectacles. Médecins, assistantes sociales, animateurs, aide-ménagères se réunissaient régulièrement. Les gens étaient connus et reconnus ».  Cette grande époque du militantisme, où personne ne compte ses heures, se traduit aussi par des actions de prévention, alors que la situation commence à se dégrader au début des années quatre-vingt. « Professionnels et usagers, on travaillait ensemble sur un thème, comme l’alimentation ou le sommeil chez l’enfant, on faisait un montage audiovisuel, puis on allait le présenter dans les appartements sur le mode des réunions Tupperware.

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Un seul regret, ce petit ouvrage a dû être réalisé (enquête et rédaction) en quelques semaines avant les vacances et eut mérité que je lui consacre un peu plus de temps. Même si ce travail a permis de dresser quelques perspectives, de mieux comprendre comment se réinvente l’habitat social aujourd’hui

 

 

Extrait. L’opération la plus singulière, la plus ambitieuse et probablement la plus porteuse d’enseignements pour l’avenir est sans doute le programme îlink sur l’île de Nantes. Cette initiative de « maîtrise d’usage » est le fruit de la rencontre entre trois des acteurs choisis pour mener à bien un programme de 22 000 m2 au cœur d’un « éco-quartier » qui se dessine entre les Machines de l’île et le hangar à bananes. Trois acteurs atypiques : un aménageur réputé pour sa créativité, Ardissa, une agence spécialisée dans l’accompagnement des projets urbains, Scopic, et un bailleur social Harmonie Habitat. Ces trois acteurs, associés à deux promoteurs privés, Vinci immobilier et Adim Ouest, ont dû se gratter  la tête pour répondre au cahier des charges de la collectivité : assurer une triple mixité de l’îlot,  sociale, fonctionnelle et générationnelle. En d’autres termes comment faire en sorte que des personnes âgées (Harmonie Habitat construit notamment des logements pour les seniors) de jeunes entreprises utilisant des espaces mutualisés en pied d’immeuble, des commerçants, et des nouveaux arrivants ayant choisi de vivre dans cet éco-quartier « au top environnemental » cohabitent harmonieusement dans le temps. « Nous avons vendu un projet, pas un programme » explique Stéphanie Labat « et ce projet va être livré vivant. » De fait, avant même que la première pierre soit posée, les futurs usagers qui le souhaitent sont associés au sein d’une association assurant « la maîtrise d’usage » du programme, pilotée par un jeune ingénieur qui s’est passionné pour le projet Antoine Houël. Ils observent, discutent, proposent, et influent même sur le programme. « L’association, entourée de toutes les parties prenantes du projet, fait émerger des besoins et des idées : le service d’une conciergerie, un espace créatif et culturel, des jardins potagers, un gîte urbain, un espace de coworking… ». Lancée en 2013, cette initiative d’urbanisme participatif, encouragée et soutenue par Harmonie Habitat, qui mettra un logement à disposition de la future « conciergerie », n’est pas seulement un exercice théorique voué à faire mouliner quelques sociologues, c’est une expérience concrète qui s’est traduite dans les faits avant même que la première pierre ne soit posée. Une première « conciergerie » expérimentale est installée à proximité du nouveau quartier et l’association gère un espace de co-working de 530 m2 dans un quartier voisin pour tester son modèle économique. L’équation n’est pas simple à résoudre parce que les occupants des lieux ne sont pas sur le même pied social et il est possible que certaines personnes âgées n’aient pas les moyens de participer au financement de services communs. Il faut trouver des pondérations, inventer des formules à la carte. « Nous sommes dans une logique de péréquation, de répartition des charges pour que tout le monde puisse bénéficier des services. » ajoute Antoine Houël « on s’oriente vers le modèle économique d’une coopérative agricole, qui consiste à ouvrir à la location pour amortir les équipements. » A terme l’association îlink assurera la gestion locative, les services de proximité, l’entretien des communs et l’animation des lieux et fonctionnera avec cinq salariés. « Il est essentiel qu’Harmonie Habitat, qui comprend les logiques d’usage, soit avec nous.  » ajoute le jeune ingénieur depuis sa conciergerie vitrée donnant sur mes Machines de l’île, autour de laquelle poussent déjà quelques légumes bio. « Nous avons eu du mal à convaincre les promoteurs » confirme Stéphanie Labat « qui percevaient cette initiative comme un coup sans lendemain. Nous sommes dans une logique radicalement différente. Il s’agit pour nous de créer du partage et du mélange et de nous inscrire dans le temps.

Nous ne reviendrons pas sur le contenu du guide “S’installer à Saint-Nazaire”, déjà évoqué ici une fois ou deux. Sinon pour dire que j’ai pris un vrai plaisir à faire sauter quelques clichés tenaces qui collent à cette ville attachante. Il est toujours agréable de voir un travail sur lequel on a planché pendant des semaines, voire des mois, prendre forme. Observer comment les photographes ont travaillé, (parfait compagnonnage avec Eric Milteau, avec qui j’avais déjà réalisé un Saint-Nazaire pour les éditions Ouest-France), les maquettistes, l’éditeur. A l’heure où  ces lignes sont écrites je n’ai encore vu aucun des deux ouvrages, je n’en ai pas respiré l’encre, tripoté les pages. lls doivent arriver par la poste cette semaine. Ce sera forcément un moment de satisfaction, mais en général assez court, rapidement suivi par celui de la découverte de l’inévitable première coquille, de la première faute de goût.

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Flohic : un aventurier de l’édition

A quelques jours des journées du patrimoine il n’est pas incongru de saluer l’une des aventures éditoriales les plus folles de ces dernières années : l’inventaire du patrimoine remarquable de France et de Navarre décliné par commune en une collection de dictionnaires illustrés. Un projet monstrueux, envisagé sous l’angle de la singularité. Chaque clocher, maison, pressoir, vitrail, manoir, calvaire, phare… retenu fait l’objet d’une notice dans cet ensemble d’ouvrages aujourd’hui épuisés et très recherchés. commune-double-light

Ce projet, qui n’a pas pu être conduit à son terme  – on le comprend lorsque l’on feuillette l’un des ouvrages réalisés (un peu sur le mode des guides Gallimard, avec beaucoup de photos détourées), cela a dû coûter une fortune – est celui d’un personnage étonnant, Jean-Luc Flohic qui a laissé peu de traces au lendemain de la faillitte de sa maison. Voici ce qu’en disait Edouard Launet dans Libé en 2003 :

« Cet éditeur monomaniaque est en train de recenser le patrimoine de chaque commune de chaque département français (…) Une trentaine de départements ont déjà été passés à la moulinette (…) Jean-Luc Flohic, 56 ans, est un homme d’une grande gourmandise intellectuelle, avec de la suite dans les idées. Voilà vingt ans, il commence par éditer des revues d’art contemporain. Puis édite de la littérature qui s’intéresse à l’art. Puis regarde sous les pieds des écrivains et des peintres, pour y découvrir des racines d’un beau diamètre : un terroir toujours irrigue les artistes. (…) Un département est ratissé en six mois : recensement du patrimoine (artistique, agricole, technique, administratif, religieux) avec des érudits locaux, puis analyse, tri et envoi de photographes. Ensuite encore huit mois pour les textes et la fabrication de l’ouvrage. Au total, une centaine de personnes contribuent au chantier. “Jamais auparavant il n’y a avait eu un tel travail systématique dans chaque commune, dans chaque canton”, affirme Jean-Luc Flohic. Mais l’opération ne prétend pas être un inventaire exhaustif. »

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Outre les départements, Jean-Luc Flohic s’était attaqué au patrimoine des grandes institutions françaises. Mais au lendemain de la faillite de sa maison, aux alentours de 2005, tout ce patrimoine livresque a dû être cédé à vil prix, par palettes entières, pour payer les dettes sans doute. Certains bouquinistes ne s’y sont pas trompés, qui ont acheté des stocks entiers de ce précieux “Patrimoine des communes de France”, lequel se vend aujourd’hui à prix d’or. Difficile de trouver un “Flohic” (pour la plupart en deux volumes) à moins de 200 €. Le Flohic est devenu une référence, à défaut d’avoir été un succès éditorial.

Les plus perspicaces d’entre vous peuvent apercevoir sur la photo de bandeau deux têtes de dictionnaires jaune(s), c’est le Flohic de Loire-Atlantique.

 

géographie de l’orthographe

Qui se souvient de François Georges-Picot ? Pas grand monde et c’est bien dommage. Ce diplomate français est l’un des deux auteurs de l’actuel tracé des frontières entre le Liban, la Syrie, l’Irak et la Turquie – du temps où l’on découpait les pays avec une règle et un crayon sur une carte dans un bureau. François Georges-Picot est avec avec sir Mark Sykes, son homologue britannique, le créateur du Proche-Orient contemporain, imaginé il y  a précisément 100 ans, en 1916 à Londres, en vertu d’un accord franco-britannique qui prévoyait le partage des dépouilles de l’Empire Ottoman entre les deux grandes puissances de l’époque.

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illustr. Hugo Pratt

Il n’est pas question ici de porter un jugement sur le bien-fondé ou la pertinence de cet accord, validé par la Société des Nations quelques mois plus tard, qui a modelè le Proche-Orient pendant plus d’un siècle. On peut simplement constater que l’architecture institutionnelle imaginée par la France pour ses protectorats de Syrie et du Liban (basée sur des équilibres très complexes entre communautés) a désormais volé en éclat et que le tracé des frontières aura bien du mal à résister au conflit en cours. Ne serait-ce qu’en raison de l’oubli coupable du peuple Kurde, qui s’est retrouvé écartelé entre quatre pays : Turquie, Syrie, Irak et Iran. Il n’est pas non plus question en un billet lapidaire de démêler cet imbroglio qui se complexifie de jour en jour mais à tout le moins de pointer le fait qu’il est impossible de comprendre cette affaire sans un minimum de recul historique. Illusion dans laquelle tentent de nous entretenir la plupart des médias qui s’exonèrent allègrement de cette profondeur de champ.

Outre l’histoire, la littérature peut être précieuse dans ce genre de circonstances. en syrieIl a déjà été question des sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence, qui donne la version du démantèlement de l’empire Ottoman côté péninsule arabique par un officier britannique. Je découvre à l’occasion de la rédaction de cette note qu’il existe un témoignage postérieur au découpage côté Syrie, rédigé par un jeune journaliste français de 28 ans, en 1926, Jospeh Kessel, dont voici l’argument  «La Syrie? Que savons-nous d’elle? Avouons-le sans faux orgueil : quelques réminiscences historiques sur les croisades, quelques pages célèbres, les beaux noms de Damas, de Palmyre, de l’Euphrate, voilà tout notre bagage pour une grande et féconde contrée placée sous Mandat français. Mais qui discerne l’importance de ce Mandat? Qui – à part de très rares spécialistes – pourrait tracer la physionomie politique de ce pays? Qui expliquerait pourquoi l’on s’y bat et qui se bat? Ce berceau des civilisations, ce lieu de passage prédestiné, dont la richesse et la beauté ont retenu, sans les mêler, tant de peuples, cette terre où poussent avec une force ardente les croyances et les hérésies, déroute et confond.»

Tout un programme. Je tâcherai de le trouver un jour ou l’autre. Mais je dois revenir auparavant au prétexte de cette note. Il s’agit d’une question d’orthographe. Une amie, journaliste à l’Agence France Presse, de passage à la maison, relevait dernièrement à la lecture d’Ouest-France que le quotidien écrivait djiahistes alors que l’agence avait opté pour jihadistes.  “C’est une question de culture” expliquait-elle “l’agence est historiquement présente au Proche-Orient, et notamment au Liban, et plus influencée par la transcription libanaise de l’arabe. En France c’est plutôt la graphie algérienne qui s’impose. Ce qui est d’ailleurs assez logique.” Quelle est la graphie qui s’imposera à terme ? C’est l’usage qui en décidera et probablement les typographes de l’édition qui trancheront. Et c’est en cherchant ce qu’en disait google, que j’ai trouvé la citation qui nous ramène à l’ouverture du billet. Les djihadistes ne reconnaissent pas l’accord Sykes-Picot, datant de 1916. (Le Devoir, 16 août 2014). Le tour est fait.

Bonne semaine

 

 

Une rentrée de papier

Si l’ordinateur remplace avantageusement  la machine à écrire – nous n’en disconviendrons pas – le stylo et le papier n’en restent pas moins des outils nécessaires aux forçats de l’écriture. Les jeunes gens qui enregistrent un entretien d’une heure sur un smartphone ont tôt fait de comprendre que rien ne remplace une bonne prise de notes. Et l’on est autorisé à sourire lorsqu’un ami annonce avoir perdu l’ensemble de ses contacts, engloutis corps et biens dans le naufrage d’un téléphone ou d’un micro-ordinateur, faute de disposer d’un bon vieux carnet d’adresses. J’adore les moments où il faut renouveler la panoplie et se doter de nouveaux outils pour l’année à venir. La mise à contribution de quelques boutiques indiennes aura décuplé le plaisir cette année. Petite revue de détail.

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Il y a pour commencer le cahier du dehors, sur la gauche de la photo. Un cahier anglais, solide, bien relié et payé assez cher confessons-le, destiné à la prise de notes lors de rendez-vous extérieurs. Un cahier un peu habillé, pour sortir en ville. Au centre, une super trouvaille, débusquée dans une minuscule papeterie de Guruvayoor : un note book fabriqué en Inde, solide, également, ligné mais non daté. C’est le pense-bête où s’inscrivent chaque matin les tâches à effectuer dans la journée, où quelques idées sont notées à la volée.

Les idées plus construites, les projets, les notes appelées à être retrouvées plus facilement sont elles destinées au cahier qui se tient debout. C’est l’acquisition majeure de cette rentrée, un superbe cahier relié toilé, divisé en cinq parties séparées par des intercalaires colorés, lui aussi débusqué en Inde pour quelques roupies. La principale difficulté lorsque l’on conduit plusieurs chantiers de front est de ne pas retrouver ses petits lorsqu’on les recherche. Entre le programme du festival des 3 continents, la préparation d’un débat sur la mobilité connectée ou l’implantation d’une fnac à Saint-Nazaire, il vaut mieux éviter la confusion. Entre deux s’est discrètement glissé l’agenda de la pléiade, avec son répertoire amovible que l’on récupère chaque année. Pas de commentaire, c’est le classique des classiques avec sa reliure de cuir qui s’assouplit au fil de l’an.

Magnifique trouvaille aussi que celle des stylos billes indiens placés au centre (la plume est exclusivement attachée au bureau, Waterman n’oublions pas). Ce sont des genres de Bic qui auraient été croisés avec des feutres à pointe fine. D’un confort d’écriture absolu pour un prix dérisoire… moins d’un euro les dix, j’en ai pris deux pochettes étant un incorrigible paumeur de stylos devant l’éternel.

Enfin, le bricolage de l’année pour les prises de notes lors d’entretiens au téléphone, grandes consommatrices de papier. C’est le rayon recyclage du dispositif. Sur un support de bloc acquis à, Barcelone (en cuir, un petit peu chic c’est vrai), je recycle les feuilles imprimées sur une face, stockées dans un tiroir du bureau, je les coupe en deux et les relie avec une barrette servant à solidariser les dossiers. Il suffit de renouveler le blocs toutes les semaines. C’est du papier recyclé gratuit, qui n’a pas vocation à être conservé.

Notons enfin le dernier petit carnet, indien lui aussi, dévolu aux notes de lecture. Lesquelles se retrouvent parfois reportées ici. Pour l’heure il y a un peu de travail : la biographie de Levi-Strauss par Emmanuelle Loyer est passionnante, mais quel pavé.

Bonne semaine

Le cas Annunziato

C’est l’une des gourmandises possibles du moment. Un petit livre malin, érudit et drôle qui ravira les amoureux de l’Italie, du quattrocento et de Florence. Un ouvrage empreint de cette élégance faussement désinvolte propre à l’Italie et aux Italiens.

annunziatoLe prétexte est assez simple : lors d’une visite du couvent San Marco de Florence, transformé en musée national, un visiteur se retrouve enfermé dans une cellule de moine jadis décorée par Fra Angelico. Ce traducteur, en retard sur un travail en cours, saisit l’occasion pour mener à bien une traduction dans laquelle il peinait à se plonger, alors qu’au dehors la ville gronde, secouée par des manifestations hostiles au Cavaliere Berlusconi.

Ces quelques jours de flottement à la surface du temps – le musée reste fermé quelques jours pendant que l’Italie manifeste dans la rue – font la texture de ce livre étonnant. Ce n’est pourtant pas Kafka, plutôt Italo Calvino pour le côté loufoque ou Pirandello pour les emboitements d’identités.

Difficile d’en dire plus sur ce court roman, le premier d’un journaliste nantais, Yan Gauchard, publié aux éditions de Minuit, sinon que le ton est juste, l’atmosphère italienne remarquablement traduite et l’humour délicieusement distancié. Tout juste pourrait-on reprocher un brin d’aridité à ce texte taillé au cordeau. La côté Minuit peut-être, ou le travers du journaliste au souffle toujours un peu court quand il se lance en littérature. Mais les mystères du travail d’édition disent rarement ce qu’un roman doit à la patte de l’éditeur.

Il faudra sans doute attendre quelques années pour cela, comme l’a fait  Jean Rouaud en racontant dans Un peu la guerre la genèse des Champs d’honneur, évoquant le “bricolage romanesque”  auquel il avait dû se livrer pour voir son premier ouvrage publié par Jérôme Lindon. Jean Rouaud qui débuta également dans les couloirs de Presse-Océan, le quotidien où officie Yan Gauchard.

La presse n’est peut-être, finalement, pas une si mauvaise école d’écriture, pour peu que le journaliste s’affranchisse des lieux communs. Et la cellule de Fra Angelico ou Yan Gauchard nous enferme, et surtout la tête de Fabrizio Annunziato sont tout… sauf des lieux communs.

 

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La principale singularité de Guruvayoor est d’abriter un immense temple dédié à Krishna. La ville semble même construite autour de ce temple, dont l’accès n’est autorisé qu’aux hindouistes (les hommes doivent être vêtus d’un simple dhoti, sorte de jupe traditionnelle nouée autour de la taille), où affluent chaque jour des centaines de pèlerins venus faire leurs dévotions de toutes les Indes. La longue attente pour pénétrer dans le sanctuaire est égayée par des groupes de danseuses traditionnelles qui se relaient l’après-midi sur une grande scène installée au abords.

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groupe de danseuses se préparant à monter sur scène, photo maison

Krishna, le dieu vacher, séducteur de bergères, jouit encore d’une belle réputation auprès des hindouistes. C’est un dieu souriant et amoureux, souvent représenté avec sa compagne Radha,  qui permet aux Indiens de se livrer à la débauche de fantaisie et de couleurs qu’ils affectionnent tant. Les galeries couvertes qui mènent au temple, les saaris des femmes qui se pressent pour y entrer sont un véritable festival pour les yeux. Une curiosité à l’entrée de l’une des galeries ; le baptême des voitures. Un rituel qui m’a renvoyé à mon enfance lorsque l’évêque de Sées baptisait des files de voitures un dimanche de printemps à Saint-Christophe-le-Jajolet. Saint-Christophe, rappelons-le pour les étourdis, étant le patron des automobilistes.

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baptême d’une Renault Duster

Tous les automobilistes ont ici un dieu protecteur confortablement installé sur la planche de bord (il est vrai que les dieux ont un peu de travail sur les routes). Le chauffeur qui m’a conduit cette semaine aux bureaux de l’immigration de Cochin m’a précisé qu’il renouvelait chaque jour l’offrande (un rameau) à son dieu, qui le suivait de voiture en voiture depuis neuf ans. On pourra noter que la voiture qui illustre ce passage est une voiture française qui n’existe pas en France. C’est une Renault Duster, commercialisée dans l’Hexagone sous la marque Dacia. Elle est fabriquée à Chennai dans une usine que se partagent Renault et Nissan, et qui  n’emploie pas moins de 7 000 personnes. Quelques recherches m’ont permis d’apprendre que l’importance de l’effectif était notamment due aux carences en électricité dans le district de Chennai et que cette usine se voulait exemplaire en matière de consommation d’eau, en assurant 80% de sa consommation par la récupération des pluies de mousson.

l'équilibreL’eau et l’électricité sont des denrées précieuses en Inde. Chose que nous aurions presque oublié dans un pays ou l’électricité n’est pas régulièrement coupée comme c’est le cas ici. Un excellent bouquin pour se remémorer quelques fondamentaux tout en dégustant un bon gros roman : L’équilibre du monde de Rohinton Mistry, les itinéraires croisés de deux intouchables hindous devenus tailleurs, d’une jeune veuve parsi qui décide de prendre son sort en main et d’un étudiant un peu paumé propulsé à Bombay. Ce n’est pas à proprement parler une grande oeuvre littéraire, contrairement à ce qu’indique la quatrième de couverture, mais c’est un roman passionnant, fort bien documenté, qui donne quelques précieuses clefs pour comprendre l’Inde contemporaine.

Bonne semaine

 

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Les cartes postales n’existent pas à Guruvayoor. Enfin pas tout à fait. La poste propose des rectangles de carton vierges, préimprimés sur une face avec juste l’emplacement pour écrire l’adresse et la place du timbre. J’ai créé l’émoi hier au bureau principal en demandant cinq de ces cartes et cinq timbres pour la France, Le guichetier a appelé la directrice qui a tenu à me recevoir dans son bureau pour mener à bien la transaction. Etonnant.

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Il faut dire que les Occidentaux sont très peu nombreux dans cette petite ville du Kerala, sur la mer d’Arabie comme on dit ici,  qui n’offre guère d’attrait hors son temple dédié à Krishna, mais il faut être hindouiste pour y pénétrer. Peu importe en fait et c’est aussi bien ainsi. L’Inde n’est pas un décor, c’est un bain, un jus. Et l’immersion dans la rue est une expérience totale, à chaque fois renouvelée.

Il y a la chaleur tout d’abord qui enveloppe, écrase, trempe les vêtements si l’on prétend marcher un peu,. Il y a le bruit ensuite, dominé par la subtile musique des klaxons en ville et les croassements des corbeaux dès que la végétation prend le dessus. La plupart des temps les deux sont mêlés. Les klaxons ne sont pas un ornement du paysage sonore, mais une sculpture permanente de l’espace. Je klaxonne donc je suis, ou plutôt je suis là, j’arrive. Je vais entrer dans ta bulle. Merci d’en tenir compte.

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Sachant que l’on roule à gauche en Inde, qu’il faut toujours prendre garde à ses pieds pour éviter les surprises, les plaques de béton cassées qui recouvrent les égouts, les flaques, on est rarement en peine de sensations dans la rue indienne. Cela sans évoquer les odeurs, toujours puissantes,  musclées, qui témoignent de différents stade de macération ou de décomposition des matières organiques, ou de parfums plus urbains comme le caoutchouc brûlé ou le gas-oil, et créent un relief olfactif oublié sous nos latitudes.

bojanglesTerminé Belle du Seigneur d’Albert Cohen, un grand livre sur la vacuité et En attendant Bojangles, un petit livre sur l’amour. La fantaisie du second m’a consolé de la gravité et de la tristesse du premier. Même s’il n’est évidemment pas question de comparer deux oeuvres incomparables. Nul doute que l’état d’esprit dans lequel on se trouve influe sur la réception d’un ouvrage. La relecture a, toujours pour cela, de grandes vertus. Je le constate à la réouverture de Marcel, le pléiade finalement choisi. Grand plaisir à le retrouver à mi-chemin de ce voyage immobile, beaucoup plus percutant qu’on l’imagine souvent : “Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres… nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons de lui. ”

Bonne semaine

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Les dieux de l’électricité et de la bande passante étant de bonne humeur, la chaleur pas trop écrasante, profitons-en pour glisser quelques impressions indiennes.

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Un image pour commencer : cette scène fixée depuis un bateau de paille sur lequel on peut parcourir les backwaters du Kerala, une enfilade de lagunes et de lacs d’eau saumâtre parallèles à la côte sud-ouest de l’Inde (côte de Malabar), à quelques kilomètres de Guruvayoor, le havre où le polygraphe est installé pour un mois. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une itinérance, mais d’un voyage immobile en quelque sorte.

Une citation ensuite, extraite du Monde des livres de la semaine dernière, trouvé dans l’avion. De ces journaux que l’on conserve précieusement, certain que l’on est de ne pas froisser de papier français au petit déjeuner avant un moment. Elle est signée Marie-France Hirigoyen, psychanalyste : “Notre monde ne distingue plus souffrance et injustice. Cela amène la multiplication des discours de plainte.” Voilà qui résonne singulièrement en Inde.

La plainte n’est pas, en effet, le registre préféré des Indiens, et pourtant il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que la souffrance n’épargne personne. Mais avant d’en chercher les causes du côté de l’injustice on préfère les débusquer au fond de soi. Question de point de vue. Les rois de la plainte que nous sommes, serions presque embarrassés avec notre fric ici.

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Avec 100 rupees (1€ = 70 rupees) j’achète une pochette de 10 stylos (superbes stylos bille à pointe fine), un cahier, une paire de ciseaux et un rouleau de scotch.  Ou bien je vais à la plage (5 km en rickshaw) ou bien j’achète un couteau, une boite de kleenex, un savon. Bref, hors le gite et le couvert, 300 rupees suffisent aisément pour passer une bonne journée. Pour peu que j’accepte de partager des conditions de vie un brin spartiates. C’est bien le moins.

Plongé dans “Belle du Seigneur” d’Albert Cohen. Ambiance Société des Nations, rapports misérables entre fonctionnaires internationaux, relevés sans pitié mais toujours avec humour  : “Nul ne parlait à Finkelstein, zéro social qui ne pouvait être utile à personne et, plus grave encore, qui ne pouvait nuire à personne”. Fresque magnifique et réflexion profonde sur le temps qui passe et la jeunesse qui s’évanouit. Quelques longueurs toutefois. Passé la moitié.

Une note miraculeuse enfin, sans doute rédigée l’an dernier à l’entame du petit carnet emporté, lors du passage dans un ancien manoir transformé en maison de retraite près d’Alençon : le premier occupant fut Jehan de Frotté, sieur de La Rimblière, confident du roi François 1er et chancelier de Marguerite de Navarre. ” Voilà un personnage qui arrive à point pour animer le travail sur les débuts de l’imprimerie ici évoqué à plusieurs reprises.

Bonne semaine

 

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Finalement c’est le premier volume de La Recherche qui a sauté dans le sac aux côtés de Belle du Seigneur. L’ordinateur est en vie et devrait supporter chaleur et humidité. Un petit filet de bande passante coule quelques heures dans la journée. L’atelier peut donc rester ouvert. Portez-vous bien.

PS : pour les amis, le volet ayurvedique ne sera pas évoqué ici, faire signe par mail si vous souhaitez des nouvelles. Merci.