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André Malraux et l’Islam

[Note sur l’Islam] 3 juin 1956

La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est
incapable de  construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur
fondamentale, ou elle se décomposera.
andre-malraux-correspondance

C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. A l’origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam. En théorie, la solution paraît d’ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l’aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d’Etat. Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe. Quand je dis «musulmane» je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. Dès maintenant, le sultan du Maroc est dépassé et Bourguiba ne conservera le pouvoir qu’en devenant une sorte de dictateur. Peut-être des solutions partielles auraient-elles suffi à endiguer le courant de l’islam, si elles avaient été appliquées à temps. Actuellement, il est trop tard ! Les «misérables» ont d’ailleurs peu à perdre.

Ils préféreront conserver leur misère à l’intérieur d’une communauté musulmane. Leur sort
sans doute restera inchangé. Nous avons d’eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits
que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire
ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est
prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution.

 

André Malraux, le 3 juin 1956.

Elisabeth de Miribel, transcription par sténographie. Source Institut Charles de Gaulle. http://www.malraux.org/index.php/textesenligne/1116-islam1956.html

 

La représentation figurée du prophète Muhammad*

Par

Les carnets de l’Ifpo, Institut français du Proche Orient

L’islam et ses pratiques, pas plus que tout autre phénomène humain, n’échappent aux mutations au fil de l’histoire. La question de la représentation figurée en général, et de celle du prophète de l’islam en particulier, a été diversement tranchée selon les périodes et les milieux. Si elle a parfois déclenché des débats animés, elle ne semble pas avoir posé un problème majeur ou permanent aux croyants musulmans ni à leurs juristes (Naef 2004). Les polémiques récentes, parmi les plus vives qu’aient connues l’histoire, sont attisées par le fait que les images qui les ont déclenchées sont des caricatures ; elles alimentent l’idée fausse et essentialiste que, « de tout temps », l’islam aurait interdit la représentation de son prophète, voire toute représentation humaine. Encore faudrait-il savoir de quel objet on parle lorsqu’on utilise le terme « islam », dont les significations multiples sont trop souvent confondues ou tenues pour équivalentes : parle-t-on de l’islam sunnite, de l’islam chiite ? Des pratiques des croyants, qu’il faut toujours rapporter à un contexte géographique et historique précis ? Des textes sacrés de l’islam, en premier lieu du Coran, ou des interprétations des juristes et des exégètes ? De l’islam des fatwas (lesquelles, émises par quelle autorité religieuse, et dans quel contexte ?) ou d’un ressenti qui peut, lui aussi, varier d’un croyant à l’autre ? Plus que jamais, les désastreux soubresauts d’une actualité vite montée en épingle doivent être considérés à l’aune de l’histoire et les phénomènes récents, comme la sensibilité de nombre de croyants musulmans à la question de la représentation de leur prophète, doivent être replacés dans une perspective historique longue pour échapper à une vision univoque et figée de l’islam et de ses adeptes.

Illustration 1 : Muhammad reçoit la révélation de l’ange Gabriel. Compendium des Histoires (Jâmi‘ al-tawârikh) de Rashîd al-dîn, manuscrit illustré produit à Tabriz au début du xive siècle (Edinburg University Library, MS Arab 20).

Contrairement à une idée reçue fort répandue dans les milieux musulmans et non musulmans, le Coran n’interdit en aucune manière la représentation figurée, celle des hommes pas plus que celle des animaux. La réprobation coranique est en revanche très forte envers les pratiques idolâtres qui auraient caractérisé le polythéisme de l’Arabie préislamique. Il s’agit de la condamnation, ferme et précise, de l’utilisation dans le cadre du culte d’images de divinités, peintures, statues ou statuettes. Un épisode célèbre de la biographie de Muhammad, telle qu’elle fut ordonnée et mise par écrit à partir de récits oraux à partir du viiie siècle de l’ère chrétienne, met en scène le prophète de l’islam détruisant les centaines d’idoles contenues dans le sanctuaire de la Kaaba lorsqu’il entra victorieusement à La Mecque en l’an 8 de l’hégire (630 de l’ère chrétienne)[illustration 2]. Cet épisode n’exprime pas une interdiction absolue de l’image mais met en scène le triomphe de l’islam, monothéisme pur, sur le polythéisme mecquois symbolisé par les idoles. De fait, dans l’empire islamique en formation, l’usage des représentations figurées (humaines et animales) fut rapidement banni des lieux de culte musulmans, sans que soient pour autant interdits les décors floraux ou figuratifs qui ornent par exemple les mosaïques de la mosquée des Omeyyades de Damas, construite au début du viiie siècle.

Illustration 2 : Muhammad, sous la forme d’un nimbe dorée (en haut à gauche de l’image), détruit les idoles de la Kaaba. Miniature du Cachemire, XIXe siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Supplément persan 1030, fol. 306).

Plus que dans le Coran, une méfiance plus générale envers les images s’exprime dans certains textes de la tradition musulmane, notamment dans le corpus des hadiths, qui relatent sous forme de petits récits des actes et des dires attribués à Muhammad. La fonction première des hadiths était d’apporter une réponse normative aux nombreuses questions non résolues par le texte coranique : les faits et gestes du prophète, ses déclarations et même parfois ses silences, tels qu’ils furent rapportés d’abord oralement par ses Compagnons puis par les générations suivantes, sont interprétés comme des modèles de comportement. L’ensemble des hadiths tenus pour authentiques par les savants des premiers siècles de l’islam constitue la Sunna. Dans ce corpus, la question de l’image n’est pas centrale, bien qu’une certaine méfiance s’y fasse jour envers ceux qui fabriquent des images, suspects de vouloir se comparer au Créateur. Certains hadiths sont cependant ouvertement hostiles aux images, affirmant qu’une maison qui en abrite ne sera jamais visitée par les anges. Les textes juridiques musulmans anciens débattent aussi parfois la question de la licéité des images ; bien que les avis n’aient pas tous été concordants en la matière, à partir du viiie siècle, le droit musulman naissant se montre dans l’ensemble réticent envers la production et l’usage d’images d’hommes et d’animaux.

Cette réticence des juristes, touchant principalement le domaine du culte, ne conduisit pas, dans un premier temps, à bannir toute représentation imagée dans le domaine profane. Au temps des califes omeyyades de Damas (661-750), les murs des palais, résidences aristocratiques et bains s’ornaient volontiers de scènes de chasse, de figures humaines et animales, comme en témoignent les riches fresques murales du palais jordanien de Qusayr ‘Amra (début du viiie siècle) : celles du hammam comportent, entre autres, des images de baigneuses dénudées. Au cours du Moyen Âge, animaux et personnages ornaient fréquemment certains objets du quotidien, textiles et céramiques. Une riche tradition de manuscrits enluminés vit le jour en Mésopotamie au xiie siècle ; des œuvres littéraires narratives y étaient illustrées de miniatures mettant en scène des personnages humains parfaitement représentés. L’illustration d’ouvrages scientifiques était elle aussi fréquente, incluant des représentations de personnages humains et d’animaux de toutes sortes. Les productions artistiques du domaine islamique sont donc loin de se réduire à l’arabesque géométrique ou aux décorations florales.

Parmi les figures humaines représentées par des artistes du monde musulman, celle de Muhammad ne semble pas, dans un premier temps, avoir constitué une exception notable. Les miniatures le représentant à visage découvert se multiplièrent à partir du xiiie siècle, sans que ces représentations ne suscitent de débats enflammés parmi leurs contemporains. Il est vrai que ces ouvrages comptaient sans doute un nombre restreint de lecteurs, issus majoritairement des milieux aristocratiques susceptibles de commanditer ou d’acquérir de tels produits de luxe.

Une miniature célèbre représentant Muhammad et les traits de son visage, extraite de l’ouvrage d’al-Bîrûnî, al-Âthâr al-bâqiya, Iran, xvie siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Arabe 1489, fol. 5v). Cette image est celle que l’éditeur Belin avait choisi de flouter dans l’un de ses manuels d’histoire destiné aux classes de 5e, en 2005

Muhammad, au visage nimbé de flammes, entre à La Mecque. Qazwin, fin du xvie siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Persan 54, fol. 187).

Les derniers siècles du Moyen Âge virent ainsi fleurir des miniatures représentant Muhammad. Ces portraits s’inspiraient des descriptions textuelles contenues dans les biographies du prophète ou dans un type particulier d’ouvrages, les shamâ’il, consacrés à la description physique de Muhammad telle que rapportée par le hadith. Les images des xiiie-xvie siècles sont proches de ces descriptions textuelles : Muhammad y figure le plus souvent sous la forme d’un homme d’âge mur, doté d’une barbe soigneusement taillée et coiffé d’un turban. Son teint est rose, ses traits bien dessinés, son visage est parfois encadré par deux mèches de cheveux. Il apparaît toujours nimbé de flammes, ou bien la tête entourée d’un halo [illustration 4] ; il y partage cette particularité avec les anges et les autres prophètes, et parfois même d’autres membres de sa famille, eux aussi représentés à visage découvert. Moins fréquemment, Muhammad est parfois représenté sous la forme d’un jeune homme imberbe, pour illustrer les épisodes anciens de sa vie, précédant la révélation. Les miniatures le mettent en scène dans les moments marquants de son histoire. L’épisode plus célèbre est celui de son ascension céleste, le mi‘râj, sur le dos d’une monture ailée dotée d’une tête de femme, le Burâq. Au fil des siècles, cette ascension prit une importance croissante dans les récits biographiques et les traités mystiques et donna lieu à d’innombrables représentations [illustration 5].

Une scène du mi‘râj, « l’ascension céleste » de Muhammad. Sur le dos de sa monture ailée, le prophète rencontre lors de sa traversée des sept ciels un ange en forme de coq. Manuscrit produit à Hérat, XVe siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Supplément turc 190, fol. 11).

À partir du xvie siècle, les portraits figurés du prophète de l’islam devinrent plus rares, et une iconographie particulière se développa, qui consistait à voiler le visage de Muhammad ou à le symboliser par une flamme, ou parfois par son nom calligraphié. Les historiens de l’art ont même mis en évidence certains cas où des peintures anciennes, qui figuraient visiblement ses traits, ont par la suite été grattées, effacées ou, plus discrètement, recouvertes d’un voile masquant son visage [comme peut-être dans l’illustration 6]. De plus en plus, l’ensemble de la personne du prophète était symbolisé par un grand nimbe de flammes dorées[illustrations 3 et 7]. Bien que son visage ou même l’ensemble de son corps ne soient pas toujours représentés, on continua cependant, en contexte safavide comme ottoman, à illustrer de scènes très vivantes les biographies de Muhammad et d’autres ouvrages historiographiques ou mystiques.

Muhammad au visage voilé ; l’ange Gabriel se tient derrière lui. Miniature extraite de la version illustrée de la chronique Zubdet el-tevarikh réalisée au xvie siècle pour le sultan ottoman Murad III (détail) (Istanbul, Musée des arts turcs et islamiques).

Il est difficile d’évaluer si cette pratique consistant à effacer les traits du prophète découle véritablement de la désapprobation des ulémas envers sa représentation figurée ; de fait, la réitération de l’interdiction en la matière est récente. L’historienne de l’art Christiane Gruber interprète plutôt ce phénomène comme l’extension, dans le domaine de l’art, d’une tendance à l’abstraction reflétant la diffusion de thèmes mystiques associant Muhammad à la « Lumière prophétique », émanation de la Lumière divine, principe créateur universel et symbole de la divinité unique échappant à toute représentation (Gruber 2009). Ces idées se développèrent dans le contexte de l’Iran safavide et sont largement représentées dans la poésie persane de l’époque. Elles insistent sur le fait que l’essence du prophète ne peut être appréhendée que par une vision de l’âme, et s’accompagnent de descriptions allégoriques de la « lumière prophétique », symbolisée par le nimbe de flammes.

À l’époque contemporaine, la multiplication des images dans le monde musulman s’est accompagnée de phénomènes variés. Si, dans l’Iran chiite d’aujourd’hui, il n’est pas rare que des portraits imaginaires de Muhammad ou de l’imam Husayn décorent les rues en temps de festivités religieuses, en particulier pendant la commémoration du deuil de ‘âshûrâ’, le monde sunnite se montre globalement hostile à la représentation figurée de son prophète – sans même parler du cas volontairement polémique que constituent les caricatures. Reste cependant à rappeler qu’il fut un temps où artistes comme public musulmans considéraient la production et la contemplation de portraits de leur prophète comme une expression de leur dévotion, et non comme une pratique blasphématoire réservée aux seuls détracteurs de l’islam.

 

Muhammad siège devant les croyants en compagnie des quatre premiers califes. Dans ce manuscrit chiite, Ali, le premier imam, est lui aussi symbolisé par une flamme. Miniature du Cachemire, xixe siècle (BnF, Manuscrits orientaux, Supplément persan 1030, fol. 374v).

 

Pour en savoir plus

Bibliographie

Quelques ressources sur Internet

  • Mandragore, le site de la BnF dédié aux manuscrits enluminés, permet l’accès à quelques dizaines d’enluminures de manuscrits arabes, turcs ou persans contenant des représentations de Muhammad (choisir le mot-clé « Muhammad » dans la rubrique « Descripteur »). Quelques-unes le présentent à visage découvert (Ms Arabe 1489, Persans 54 et 376, Suppléments turcs 190 et 1063), d’autres avec le visage voilé (Supplément turc 1088) ou symbolisé par un grand nimbe doré (Supplément persan 1030). http://mandragore.bnf.fr/jsp/rechercheExperte.jsp,
  • Une page anglaise de Wikipedia rassemble une cinquantaine d’enluminures produites en contexte musulman et représentant le prophète sous différents aspects ; certaines légendes laissent toutefois à désirer. http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Muslim_depictions_of_Muhammad

Pour citer ce billet : Vanessa Van renterghem, « La représentation figurée du prophète Muhammad »,Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient(Hypothèses.org), 29 octobre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4445

 

*plutôt que de proposer un lien, j’ai opté pour une reproduction de ce texte de Vanessa Van Renterghem publié sur sur le site de l’institut français du Proche Orient, de façon à en favoriser la diffusion auprès de certain public cultivé mais non érudit, à un moment où le besoin d’outils de compréhension semble plus que jamais nécessaire.

Pense-bête

Lectures contraintes, livres en retard, ouvrages en cours … la liste des lectures à venir pourrait être parasitée par une série de mauvaises raisons. Par bonheur, je ne souffre d’aucun scrupule à l’heure d’ouvrir un bouquin. Je peux laisser un livre en route, mener plusieurs lectures de front (c’est toujours le cas), tout laisser tomber pour dévorer un roman. C’est selon.

tom gauld

Il arrive toutefois un moment où la bibliothèque touche ses limites, même si Anton Tchékhov et Jane Austen sont venus  l’enrichir avec les fêtes. Il faut donc penser à inviter de nouveaux pensionnaires. Ce billet a donc pour fonction de me servir de pense-bête, pour y retrouver quelques auteurs, quelques titres, qui manquent parmi les hôtes de la maison et qu’il me plairait de lire cette année.psychanalyse_du_feu_L

La psychanalyse du feu de Bachelard (L’Air et les songes est mon livre des nuits en ce moment, troublant et fascinant).

Les âmes mortes de Gogol. (aprés Tchekov et Dostoïevski, je ne crois pas pouvoir échapper à Gogol).

Monsieur Nicolas de Restif de la Bretonne  (autant pour le document que pour l’oeuvre, sans doute parce que je suis en train d’achever les historiettes de Tallemant des Réaux, entamé il y a des années. Et puis ce nom m’intrigue).

Côté oeuvres contemporaines, j’attendrai un an ou deux, comme d’habitude pour le dernier Houellebecq. Mon ami Jacques me dit, en revanche, le plus grand bien d’Ouragan  de Laurent Gaudé :

ouragan“Petit rappel Laurent Gaudé est celui qui a écrit “ La mort du roi Tsongor “ récit épique ou le sens grandiose de l’auteur peut complètement s’exprimer lors de la description de vieilles batailles improbables, inoubliable  ! Cette fois ci “Ouragan “ nous emporte du coté de la Louisiane ou Josephine, négresse depuis près de cent ans va enfin pouvoir partir dignement ! et ou les hommes et les femmes vont se perdre au milieu de l’eau qui monte, attention c’est humide, c’est torrentiel, et il n’y a que ceux qui ont le courage d’aller jusqu’au bout qui seront sauvés . C’est un récit qui écarte les nuances et les faux semblants afin de ne laisser transpirer que la finesse, et la profondeur des sentiments . Un seul conseil ; oubliez vos peurs profondes, a ce moment là elles deviennent inutiles !”épépé

Une excellente lectrice me recommande également un titre paru l’an dernier chez Zulma :  “j’ai découvert récemment un roman de Karinthy (Ferenc, le fils), Epépé — fable philosophique plus ou moins satirique sous forme de récit de voyage, mais surtout une histoire prenante comme un rêve que l’on aurait fait, mais pleine de rebondissements, de suspense …” Ce n’est pas précisément une nouveauté, mais la nouveauté est, pour dire le vrai, un critère qui a toujours échappé à ma perspicacité.

Pascale et M. Court semblant d’accord pour ne pas recommander le Samarcande d’Amin Maalouf, nous nous en passerons volontiers.

Voilà, voilà, ce pense-bête décousu peut évidemment être complété. Et pour les grands lecteurs qui apprécient les notes de lectures charpentées, une recommandation, le blog de Brumes (sur la col de droite). C’est du lourd, au bon sens du terme. Bonnes lectures.

Le premier livre d’Histoire

hérodote fragmentC’est une sorte de bible païenne dont la particularité est d’être basée sur des faits réels, s’appuyant sur des personnages, Crésus, Cyrus ou Thalès de Milet, qui ont existé dans la vraie vie. Histoires d’Hérodote est tout simplement le premier livre d’Histoire. C’est d’ailleurs de ce livre que nous vient le mot, lequel signifie, à l’origine, enquête. Histoires est le fruit de l’enquête de toute une vie, celle d’un Grec du Ve siècle avant JC (habitant d’Halicarnasse sur la côte sud de l’actuelle Turquie) qui eut la géniale idée d’aller vérifier sur le terrain toutes les histoires qui se racontaient à cette époque dans ce qui était alors considéré comme le monde civilisé (bassin méditerranéen et Moyen-Orient). Témoignages, documents, monuments, Hérodote a arpenté toute la région, a disséqué, épluché, avec une naïveté qui lui a certes parfois été reprochée, pour nous transmettre un document incroyable, dont la rédaction a pris vingt ans, et qui nous parvenu quasiment en l’état.

J’avais été amusé, il y a quelques années, par la lecture du premier tableau de ces Histoires, découvertes en feuilletant un lot de livres anciens et je m’étais promis d’y revenir. Ce tableau peint la manière dont débute une série de lourds malentendus qui vont enflammer le bassin méditerranéen et provoquer une longue inimitié entre Grecs et Barbares. L’histoire est assez jolie. Elle prétend que les Phéniciens, venus déballer une cargaison de marchandises d’Egypte et d’Assyrie dans le port d’Argos en Grèce, avaient attiré « une troupe nombreuse de femmes », dont Io, la fille du roi, venues en quelque sorte faire les soldes avant le départ des navires. « Les Phéniciens se précipitèrent sur elles et les ayant embarquées sur leur vaisseau, partirent en cinglant vers l’Egypte. » Ce fut là, ajoute Hérodote, « le premier incident qui commença la série des torts. » Il y a de la chair dans ce livre.

Ce n’est certes pas le genre d’ouvrage que l’on avale d’une traite, mais une portion d’héritage comme celle-là peut bien requérir quelques années, qu’importe, et l’ouvrage est opportunément divisé en neuf livres. Seul aspect pénible de la lecture, la litanie des généalogies, qui nuisent à la fluidité du récit pour le lecteur contemporain. Confessons-le, je m’en débarrasse sans états d’âmes en sautant ce type de passage.

Il faut toutefois disposer d’une édition armée d’un bon appareil de notes (et, merci internet, ne pas hésiter à situer les lieux sur une carte) pour ne pas trop souffrir à la lecture de cet étonnant document. Dans l’ensemble la posture d’Hérodote est assez moderne. S’il raconte dans les moindres détails les superstitions de l’époque, notamment le recours aux oracles, il n’en garde pas moins une neutralité absolue à l’égard des dieux, allant même jusqu’à se montrer facétieux. Ainsi lorsque Crésus, le Lydien, demande aux oracles de Delphes s’il doit faire la guerre aux Perses, l’auteur reprend, sans commentaire,  la redoutable réponse faite à Crésus, laquelle l’informe que s’il fait cette guerre il détruira un grand empire. Suspense.

portiquesCette édition idéale m’est tombée dans les bras il y a quelques jours. Il s’agit de l’édition des Belles-Lettres (texte traduit par Ph.E. Legrand, de l’Institut, préface et notes de A.Dain) reprise par la collection Les Portiques du Club français du livre en 1957. Un seul volume grand format, imprimé sur papier bible. Les Portiques se voulaient à l’époque le pendant de La Pléiade, le confort du format en plus. Le luxe quoi pour une vingtaine d’euros. N’oubliez surtout pas, si vous le cherchez, de passer par livre-rare-book, véritable site de bouquinistes et non par Abebooks, filiale d’Amazon (je mets le lien par précaution). En cette période de cadeaux : il reste un levier précieux, celui du ticket de caisse.

Illustrations: Hérodote fragment (bibliothèque d’Alexandrie), Les Portiques collection.

Le musée disparu

Il est des livres qui attendent trop longtemps pour être lus, et qui vous le font savoir lorsque vous condescendez enfin à les ouvrir. Le Musée disparu est de ceux-là. Non parce qu’il s’agit d’une oeuvre littéraire mémorable, non parce qu’il contient des révélations extraordinaires (ce qui fut le cas à sa sortie) mais parce qu’il éclaire d’une lumière nouvelle tout un pan de l’histoire, qu’il nous révèle les liaisons dangereuses qui existent parfois entre art et politique.

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Il est sans doute inutile de revenir sur le propos du livre : l’enquête minutieuse d’un journaliste américain (Porto-Ricain) sur la réalité du pillage industriel des oeuvres d’art auquel se sont livrés les Nazis durant la seconde guerre mondiale. Un livre qui a changé l’histoire comme le relevait Pierre Assouline en 2009 puisqu’il a permis à plusieurs familles juives de retrouver la trace d’oeuvres qu’elles pensaient à jamais évanouies. Le musée disparu  est d’ailleurs constamment réédité et complété à la lumière des découvertes qu’il continue à provoquer. On notera au passage, qu’Hector Feliciano est un personnage charmant, simple et discret, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Saint-Nazaire il y a deux ou trois ans, à l’occasion d’une rencontre organisée par la Meet (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs), où il était invité à échanger avec Pierre Michon, lequel venait de sortir Les Onze, autour des amours coupables entre art et politique (je découvre à l’occasion de ce billet que cette conversation est disponible en ligne).

Mais revenons à notre affaire. Ce qui m’a frappé au fil de cette lecture c’est qu’on oublie souvent une dimension (enfin, c’était mon cas) du projet nazi. Il s’agissait non seulement de conquérir physiquement le monde, mais aussi (et surtout ?) d’en conquérir les esprits et les âmes. Et il fallait pour cela construire une histoire de l’art qui soit au service d’une idéologie écrasante. D’où le projet de musée universel conçu par Hitler, qui devait être installé dans son village natal, et qui devait rassembler ce qui, de son point de vue, représentait les plus hautes productions picturales de l’humanité. Et de ce point de vue, impossible de se passer des oeuvres classiques hollandaises, espagnoles ou françaises. On pouvait certes faire l’économie de “l’art dégénéré” du XXe, mais pas question de se priver de Vermeer ou de Goya, de Fragonard ou de Courbet.

A vrai dire, je ne mesurais pas à quel point ce projet était important pour Hitler, peintre raté on le sait. A quel point certains dignitaires nazis étaient férus de peinture (le cas de Goering frise la pathologie) et quelle énergie avait été déployée pour regrouper en Allemagne des dizaines de milliers d’oeuvres d’art, d’antiquités, de bibelots, convoyés par trains entiers. Comme si l’Allemagne nazie avait ainsi voulu vampiriser la psyché du reste de l’Europe.

Ce travail, qui prend un peu trop souvent la forme d’un inventaire, ce qui alourdit la lecture concédons-le au passage, peut aussi nous inviter à réfléchir sur la légitimité d’une partie du patrimoine regroupé dans nos musées, trop souvent arraché à l’occasion de conquêtes militaires. L’heure de rendre de comptes pourrait sonner, comme elle sonne actuellement pour les Anglais auxquels les Grecs réclament les marbres du Parthénon.

Illustration : L’Astronome de Vermeer, l’une des premières prises de guerre nazie. Le Musée disparu, Hector Feliciano, folio histoire.

Comment le peuple juif fut inventé

comment le peupleTout le monde s’est, sans doute, posé la question un jour ou l’autre : comment un peuple a-t-il pu vivre en exil durant deux mille ans, dispersé sur trois, puis cinq continents, en conservant, son homogénéité culturelle, religieuse et …ethnique* ?  Seul, sans doute, un historien israëlien était en mesure se lancer dans une telle recherche sans prendre le risque d’être taxé d’antisémitisme. Comme le souligne l’auteur de cet essai, Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel Aviv « l’histoire n’en est pas à une ironie près : il fut un temps en Europe où celui qui affirmait que les juifs, du fait de leur origine constituaient un peuple étranger était désigné comme antisémite. Aujourd’hui, a contrario, qui ose déclarer que ceux qui sont considérés comme juifs dans le monde ne forment pas un peuple distinct ou une nation en tant que telle se voit immédiatement stigmatisé  comme « ennemi d’Israël ».

Pas facile donc de traiter d’un tel sujet. Et pourtant cet essai, au titre provocateur, est absolument passionnant. Il montre, avec méthode et brio (le livre est fort bien écrit), disséquant un à un tous les aspects de la question, que le peuple juif est, au même titre que le peuple français ou le peuple allemand, le fruit d’une construction assez récente, parallèle à la montée des nationalismes en Europe au XIXème siècle. Chacun sait que la canonisation de  nos ancêtres Gaulois remonte, en gros, à la IIIème république, à cet élan de romantisme national qui a enflammé la France et l’Europe. La chose était un peu plus difficile pour le peuple juif, en raison d’une absence d’homogénéité linguistique et territoriale, c’est pourquoi l’histoire officielle aujourd’hui enseignée en Israël s’est construite en plusieurs étapes. « Pour forger un collectif homogène, il était nécessaire de formuler une histoire multiséculaire cohérente destinée à inculquer à toute la communauté la notion d’une continuité temporelle et spatiale entre les ancêtres et les pères des ancêtres. Parce qu’un tel lien culturel étroit, censé battre au cœur de la nation, n’existe dans aucune société,  les « agents de la mémoire » ont dû s’employer durement à l’inventer. Toutes sortes de découvertes ont été révélées par l’intermédiaire d’archéologues, d’historiens et d’anthropologues. Le passé a subi une vaste opération de chirurgie esthétique. »

En deux mots, Shlomo Sand, démonte toute la construction contemporaine qui prétend que les Juifs Séfarades d’Afrique du Nord et les Ashkénazes venus d’Europe de l’Est seraient les descendants d’un peuple exilé ayant habité la Palestine il y a deux mille ans. D’exil forcé et massif il n’en est, en premier lieu, pas de trace sérieuse dans l’Histoire. Ce n’était pas le genre des Romains, somme toute assez tolérants en matière de religion. Mais cet exil forcé, n’en est pas moins le mythe fondateur de l’errance millénaire des Juifs. A ses yeux c’est une vue de l’esprit, au mieux une lecture poétique de l’Histoire. Il explique par ailleurs, que les communautés juives disséminées en Europe, en Afrique ou en Asie mineure, ont longtemps pratiqué la conversion, aujourd’hui regardée avec suspicion, voire rejetée comme non conforme à la notion de « peuple élu » des orthodoxes du moment, que les alliances de voisinage étaient régulières, bref que les critères ethniques n’ont pas de sens, après deux mille ans de joyeux mélange. L’historien décortique à cet effet les multiples aspects de la question, observe les maigres traces laissées dans l’Histoire (notamment l’énigmatique royaume Khazar en Europe centrale au moyen-âge), les filiations linguistiques (le Yiddish, dérivé du haut-allemand) pour enfin évoquer les dernières recherches en matière de génétique, qui infirment la thèse d’une supposée homogénéité ethnique, précisant même que les descendants les plus proches des populations qui peuplaient la Judée il y a deux mille ans sont vraisemblablement… les Palestiniens, convertis à l’Islam au fil du temps. Ce qui, si l’on voulait être rigoureux avec le vocabulaire, ferait aujourd’hui des antisémites non des anti-Israëliens, mais des anti-Palestiniens.

Si continuité il y a, elle est donc exclusivement religieuse. Ce qui est déjà une belle performance, au vu des persécutions dont ont été victimes les adeptes du judaïsme au cours du dernier millénaire. Et il n’est pas question ici de minimiser l’importance de ces persécutions. Pourquoi dès lors, prétendre fonder une « ethnocratie » comme qualifie Shlomo Sand le régime Israëlien (Etat où, je l’ai appris au passage, le mariage civil n’existe pas : seul le mariage religieux est reconnu). Sans doute pour conforter la légitimité d’un Etat, sa propriété historique de « la terre d’Israël »,  Etat qui redoute apparemment d’en manquer. Il fallait donc s’appuyer sur un mythe fondateur, dont la Bible est la bible,  afin de valider, en interne comme en externe, la notion de peuple, de nation et par conséquent de territoire.

 

*terme abondamment utilisé par l’auteur.

NB : je ne méconnais pas le risque, en rédigeant cette note, d’indisposer quelques lecteurs. Il y a peut-être quelques maladresses de vocabulaire, mais aucune intention maligne. Avant tout procès d’intention, merci de prendre connaissance de l’ouvrage.

Comment le peuple juif fut inventé ?, Shlomo Sand, traduit de l’hébreu par Sivan Cohen-Wiesenfield, édition de poche Champs Flammarion.

Anormal roman

Stéphane Pajot aurait-il  abusé du batraxil, cette substance hallucinogène obtenue à partir de glandes de batraciens ? C’est la question que l’on est en droit de se poser à la lecture d’Anomalie P la dernière livraison de ce stakhanoviste de l’écriture, journaliste, chroniqueur, grand spécialiste de l’histoire nantaise et auteur de romans policiers joliment déjantés.

anomalie PDans ce dernier opus, publié par l’Atalante, Stéphane nous invite à visiter les couloirs de la perception en faisant allègrement sauter les barrières de la vraisemblance. Anomalie P est à la fois un roman policier, débutant comme il se doit par un assassinat, une chronique de la vie nantaise – son héros est conducteur d’éléphant sur l’île de Nantes – et un conte fantastique illustrant la légende d’une cité engloutie dans le lac de Granlieu. C’est aussi une leçon de biologie puisque l’anomalie P, qui donne son titre à ce court roman, est une véritable malformation des grenouilles polydactiles mise en lumière par le célèbre biologiste Jean Rostand à Granlieu. Ce dernier est d’ailleurs un des personnages du livre, dont la présence inattendue au début de l’intrigue, participe au brouillage des repères du lecteur.

L’habileté de l’auteur consiste à enfumer progressivement son monde, à le noyer doucement dans le brouillard qui entoure naturellement le lac de Granlieu, pour lui faire pénétrer progressivement l’univers fantastique dans lequel il a décidé de le conduire. L’esprit dérangé par le batraxil, perdu dans la brume, le dit lecteur se laisse ainsi gentiment conduire dans un monde souterrain où les apparentes lois de la nature n’ont plus cours.

Cet étonnant récit, bourré de références, prend à son terme des allures de conte philosophique et témoigne de la maturité de l’auteur qui navigue avec aisance dans des registres aussi apparemment éloignés que le roman policier, la chronique mondaine et la pure fantaisie. Ajoutons que Stéphane manie ici la langue avec une maîtrise remarquable et nous gratifie de quelques belles saillies, égrenées, l’air de rien, tout au long de cet anormal roman.

Anomalie P, Stéphane Pajot, L’Atalante. 

La méthode Schopenhauer

La méthode Schopenhauer n’est pas un bouquin sur Schopenhauer. Les familiers du vieux philosophe misanthrope n’apprendront pas grand-chose sur le personnage, pas plus que sur sa géniale théorie : « Le monde comme volonté et comme représentation ».  Non, ce roman d’Irvin Yalom est une mise en abîme d’une psychothérapie de groupe, où un adepte de Schopenhauer plombe l’ambiance et contraint les autres membres du groupe à s’interroger sur leurs… représentations.

la méthodeC’est drôle, émouvant et bougrement contemporain, en dépit d’un postulat de départ un peu facile : un thérapeute apprend que ses jours sont comptés et décide, pour finir en beauté, d’accompagner jusqu’au bout le groupe qu’il a constitué, composé pour l’essentiel de bobos américains victimes de mal-être, de problèmes sexuels ou conjugaux.

Irvin Yalom est psychiatre, et cela influe évidemment sur le regard qu’il porte sur ses frères humains. Un regard d’une acuité singulière, teinté d’une bienvenue bienveillance. Il montre ici que la frontière entre psychologie et philosophie est beaucoup plus ténue qu’elle ne le semble parfois. Schopenhauer n’est-il pas le précurseur de Freud lorsqu’il affirme que nous sommes mus par une volonté supérieure, qui échappe à notre conscience d’individus : la nécessité de la préservation de l’espèce, qui nous dépasse et nous empoisonne parfois l’existence.

La méthode Schopenhauer (que l’on retrouve pour les curieux qui souhaitent aller au texte dans un petit recueil : aphorismes sur la sagesse dans la vie) est une méthode radicale, inspirée des philosophes orientales : la meilleure solution pour se préserver de la souffrance et de se garder de tout attachement, d’éviter le commerce des hommes (et des femmes) et de cultiver son jardin. Ainsi Philip (sic) le héros du bouquin, victime d’une addiction au sexe, s’est-il extrait du monde et a-t-il trouvé son équilibre dans le commerce des grands esprits.

schpoenhauerCette posture, cette froideur calculée, qui s’appuie sur une solide réflexion (il est docteur en philo) et des citations magistralement choisies va, dans un premier temps, bouleverser l’équilibre du groupe, avant de contraindre le fauteur de troubles à réinterroger ses représentations, son rapport aux autres. En dépit d’un argument un peu intello, ce livre est lisible par tous. Ce n’est pas une mauvaise introduction à Schopenhauer et c’est surtout une lecture précieuse en ces temps d’interrogations récurrentes sur le vieillissement.  La méthode Schopenhauer est en effet un excellent remède pour dédramatiser la condition humaine :

« A son grand étonnement, un homme se retrouve en train d’exister après des milliers et des milliers d’années de non-existence. Il vit pendant quelque temps, puis, de nouveau, il retrouve une période tout aussi longue, pendant laquelle il n’existe plus. » A.S. En d’autres termes, la mort est beaucoup calomniée, mais en fait elle n’est pas plus ni moins redoutable que la non-vie. Et beaucoup plus reposante.

Le problème Spinoza

Spinoza est un problème. Son grand œuvre L’Ethique est un fagot d’épines, impénétrable au commun des lecteurs, qui exige de se munir d’un coupe-coupe pour pénétrer phrase après phrase dans l’univers mental de l’auteur. Pour autant, tout lecteur un peu curieux, qui l’a croisé ici ou là, sent que cet homme a des choses à nous dire. Bergson n’écrivait-il pas « tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza. »

spinoza

Comment faire alors ? J’ai tenté de l’aborder par la bande cet été, au grand dam d’amies philosophes, qui ne jurent que par le texte. « Le texte, Philippe, le texte ». C’est ça les filles, et si je ne comprends rien, comment je fais ? Le Spinoza  de Alain, n’est pas mal, quoiqu’un peu laborieux. Plus convaincant, plus clair et plus abordable est le Spinoza, une philosophie de la joie de Robert Misrahi. On commence à toucher là à la pensée de ce juif iconoclaste, excommunié pour avoir remis en cause la représentation de Dieu au XVIIe.

Le propos n’est pas ici de résumer en trois lignes la philosophie de Spinoza, au risque de nous faire agonir par le premier érudit de passage. On peut toutefois esquisser l’idée que pour Spinoza, Dieu n’est autre que la nature, de laquelle nous procédons et à laquelle nous appartenons. Et que notre bonheur n’est pas à chercher du côté des passions mais du côté de la raison. Raison que l’on doit parvenir à hisser au rang de passion pour connaître une joie intérieure sans entrave et sans limite. Bref pour mourir réconcilié avec le monde.

le problème SpinozaMais pour celles et ceux qu’une approche philosophique effraie ou ennuie d’avance, il est un roman qui conjugue plusieurs vertus, celle du plaisir de lecture, de la culture religieuse, historique et philosophique : Le problème Spinoza, paru cette année en poche, qu’une main amie a eu la bonne idée de m’offrir. Ce roman du psychiatre américain Irvin Yalom est un pur délice, en dépit d’une construction binaire qui peut paraître un peu téléphonée (il s’agit des vies parallèles de Baruch Spinoza et d’Alfred Rosenberg, théoricien nazi qui confisqua la bibliothèque de Spinoza).

Yalom, au fil d’un récit d’une désarmante limpidité, nous invite dans l’atelier de Spinoza, où ce dernier polissait des lentilles pour gagner sa vie, et nous permet de comprendre le parcours de ce génie – le mot n’est pas ici galvaudé – qui a consacré sa vie à bâtir une philosophie de l’existence, débarrassé de ses préjugés et du poids de la tradition religieuse. C’est à la fois simplissime et bouleversant. J’ai lu les 500 pages en deux jours, emporté par cette double biographie, par ailleurs fort bien documentée… et couru à la librairie me procurer La méthode Schopenhauer du même Irvin Yalom.

Illustrations : portrait apocryphe Spinoza (la Malleauxlivres),”Le problème Spinoza”, le livre de poche. 

Deux cents ans pour une fleur

dethorey-bourgeon-ok-66Autant le dire d’entrée, « Le passage de Vénus » ne marquera pas l’histoire de la bande dessinée. Cette relation illustrée du voyage de Bougainville s’appuie sur un scénario trop convenu, des dialogues trop pauvres pour figurer dans une quelconque anthologie. La singularité du dessin et surtout la mise en couleur pondèrent toutefois l’agacement que l’on peut ressentir à la lecture de cette saga inachevée* en deux tomes.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’aventure que met en lumière cette bande dessinée maladroite est proprement invraisemblable. Et je dois confesser ne pas y avoir cru dans un premier temps – n’ayant jamais relevé de traces de cette affaire dans la relation de Bougainville, pas plus que dans le supplément de Diderot. Une femme, Jeanne Barret, assistante et compagne du botaniste de l’expédition, Philibert Commerson, a effectué clandestinement le voyage autour du monde, devenant ainsi la première femme à boucler une circumnavigation, à la fin du XVIIIe.

Mieux, c’est elle, cette orpheline, qui rapportera au roi de France les 30 caisses de plantes exotiques rassemblées au cours de cette circumnavigation, après la mort de Philibert Commerson sur l’île de France, l’actuelle île Maurice. Les quelques notices biographiques qui traînent ici ou là, précisent qu’elle était devenue, au fil du temps, une botaniste émérite et qu’elle fut saluée comme une « femme extraordinaire » par Louis XVI.

Disparue dans un angle mort de l’Histoire, Jeanne Barret, dont la véritable nature fut découverte par Bougainville deux ans après le départ de l’expédition, à Tahiti, n’a fait sa réapparition sur la scène historique que récemment, par le biais de cette bande dessinée et de quelques ouvrages confidentiels, dont « La clandestine du voyage de Bougainville » de Michèle Kahn, qui vient de paraître. Et c’est seulement en 2012 qu’une fleur a été baptisée en son hommage, elle qui avait découvert plusieurs centaines d’espèces.candestine

On imagine à peine ce qu’a pu vivre cette femme durant les deux premières années du voyage, au milieu d’un équipage de matelots, dans une espace contraint, pour échapper à la vigilance et à la sagacité de l’équipage. Mais plus encore, on reste sans voix devant la persévérance et la de cette femme qui, livrée à elle-même sur l’île de France, montera une taverne pour subvenir à ses besoins tout en conservant ses précieuses plantes qu’elle rapportera, quelques années plus tard, en France.

A l’heure où l’on cherche désespérément des femmes pour garnir un Panthéon quasi exclusivement masculin, on serait bien inspiré de se souvenir de figures de cet éclat, victimes d’une négligence coupable d’historiographes borgnes ou hémiplégiques.

*Le décès du dessinateur a interrompu la série, dont le deuxième volume a été achevé par François Bourgeon, en noir et blanc.

Illustrations : Extrait du passage de Venus , Dethorey et Autheman et Bourgeon, Air Libre ; « La clandestine du voyage de Bougainville » Michèle Kahn, Le Passage.