Archives de catégorie : Notes de lecture

Le style et le temps

On a la superstition du style. Ceux qui sont affectés de cette superstition entendent par le mot style non point la représentation effective ou l’irreprésentabilité d’une page, mais les subtilités apparentes de l’écrivain, à savoir ses comparaisons, son acoustique, les aventures de sa ponctuation et de sa syntaxe. Ils sont indifférents à sa propre faculté de convaincre ou à sa propre émotion ; ils recherchent les prouesses techniques qui leur notifieront si ce qui est écrit a le droit ou non de leur être agréable. Ils ont entendu dire que l’emploi des adjectifs ne doit pas être trivial et ils prétendront qu’une page est mal écrite si elle ne contient pas de surprises à la jointure des adjectifs et des substantifs, quand bien même l’impression d’ensemble serait déjà réalisée. Ils ont entendu dire également que la concision est une vertu et ils trouvent concis celui qui se répand dans dix courtes phrases mais on point celui qui régit le flot d’une longue période. On leur a dit que la répétition rapprochée de quelques syllabes est pure cacophonie et, dans la prose, ils feindront d’en être affectés même si en poésie, ce même effet leur procure un plaisir tout particulier, lequel, je présume, est également un simulacre. Cela veut dire qu’ils n’accordent guère de crédit à l’efficacité du mécanisme mais tout simplement à la complication de ses éléments.

livresCette superstition est tellement répandue que personne n’osera envisager l’absence de style dans les livres qui émeuvent, raison de plus si ce sont des livres du passé. On attribue toujours un style excellent aux bons livres, et cette attribution qui va de soi pour les lecteurs inconditionnels, ne correspond presque jamais aux intentions de l’auteur. Que le Quichotte nous serve d’exemple. Devant l’excellence irrécusable de ce roman, la critique espagnole lui attribue des qualités de style qui paraîtront mystérieuses à plus d’un. Il suffit, en vérité, d’examiner de près quelques paragraphes de ce grand livre pour se rendre compte que Cervantès n’était pas un grand styliste (tout au moins dans le sens actuel du terme, acoustico-ornemental) et que les destins de Sancho et de don Quichotte le préoccupaient beaucoup trop pour qu’il puisse se laisser distraire par sa propre voix. (…) Groussac pense que « si l’on doit décrire les choses comme elles sont, force est de confesser qu’une bonne moitié de l’œuvre est gauche et négligée, ce qui justifie amplement ce caractère d’humble langage que lui attribuaient les rivaux de Cervantès. Et je ne me réfère pas seulement aux impropriétés verbales, aux intolérables répétitions et calembours, ni aux déchets de grandiloquence pesante qui nous assomment, mais à la texture presque toujours défaillante de cette prose en forme de propos de table. » Propos de table, prose conversée et non déclamée, telle est la langue de Cervantès et il ne lui manque rien. J’imagine que cette même observation pourra rendre justice à l’œuvre de Dostoïevski, à celle de Montaigne ou à celle de Samuel Butler. (…)

La page parfaite, celle dont on ne saurait altérer un seul mot sans préjudice est la moins durable de toutes. Les mutations de la langue font disparaître les nuances et les significations latérales ; la page soi-disant parfaite est celle qui renferme ces subtiles valeurs et qui se détériore le plus facilement. Inversement la page qui a vocation d’immortalité peut traverser le feu inquisitorial des inimitiés, des errata, des traductions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions, sans perdre son âme dans ces épreuves.

Jorge Luis Borgès, articles non recueillis, Le style et le temps, pl vol 1, 925/927

Illustration : improbables libraires

 

En anglais dans le texte

C’est une étrange opération de l’esprit que celle de plonger dans un autre univers linguistique que le sien. Plus déstabilisante que celle de changer de costume ou de maison. Une espèce de prévention inconsciente nous retient, nous souffle à l’oreille que c’est décidément trop difficile, qu’on n’y parviendra pas, malgré les années passées à étudier la grammaire anglaise ou allemande sur les bancs de l’école.

 pride 2Curieusement, je n’ai jamais eu ce genre de prévention à l’oral. Question de tempérament sans doute, et d’origine aussi : la Normandie bénéficie d’une proximité historique et géographique avec l’Angleterre, qui a toujours favorisé les échanges entre les deux rivages de la Manche. Je viens, ainsi, de découvrir que Jane Austen avait passé une partie de sa vie à deux pas de Basingstoke, la petite ville anglaise jumelée avec Alençon, où j’ai séjourné, collégien. Et puis j’aime la musique de l’anglais, la plasticité de cette langue, beaucoup plus souple et déliée que ne l’est le français. Pour être honnête, je suis plutôt un praticien, à l’oral, de l’anglais de Yasser Arafat. Cet anglais basique, débarrassé de son accent tonique, ce plus petit dénominateur commun qui sert de langue véhiculaire sur une grande partie de la planète, cette espèce de Land Rover de l’expression, qui permet de se faire comprendre en Tanzanie comme en Inde, en Russie comme au Laos.

En revanche, à quelques rares exceptions, je ne m’étais guère jusqu’alors frotté aux grands textes britanniques. Trop pauvre en vocabulaire, pensais-je, pour ne pas souffrir immodérément et perdre ainsi le plaisir de la lecture. Les journaux passent encore, quelques articles ici ou là et deux ou trois ouvrages, dont un Somerset Maugham de belle mémoire. Mais, sans doute par fainéantise, jamais mes auteurs de langue anglaise favoris, que sont Robert-Louis Stevenson ou Joseph Conrad.

Encouragé, et piqué au vif sur ce blog par quelques lectrices anglophiles, me voici aujourd’hui plongé dans « Pride and Préjudice » de Jane Austen, en anglais dans le texte, acquis la semaine dernière, en poche, chez Coiffard à Nantes. L’affaire commençait mal : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife. » Il me semblait comprendre le sens de cette première phrase, sans toutefois connaître le sens précis de “acknowledged”. Mais si je m’arrêtais à chaque mot, on n’en sortirait jamais.

 J’ai donc adopté une technique toute simple pour les premiers chapitres. Une première lecture en anglais, acceptant les éventuelles imprécisions dues à l’incompréhension de quelques mots, puis une relecture en français dans la traduction de La pléiade pour vérifier que je n’avais pas fait de contre sens. J’étais terrorisé à l’idée de ne pas goûter à la qualité des dialogues de Jane Austen, de passer à côté des traits d’esprit qui émaillent le texte, et qui en font tout le sel.

 Et, au bout d’une dizaine de ces courts chapitres, la magie a peu à peu opéré, et la relecture est devenue presque superflue. Me voilà désormais plongé dans l’univers linguistique britannique de la fin du XVIIIe, ce versant de la langue que l’on nous apprenait à l’école, où les racines latines sont encore très nombreuses et facilement intelligibles. Où cet humour anglais, tout en subtilité et en retenue, se déploie en version originale. Et puis j’adore ce genre de raccourci que l’anglais se permet « you can but see one of my daughters… ». Ce but me botte parce qu’il résume toute la souplesse de langue, qui s’embarrasse assez peu de grammaire.

Pardon d’avance aux anglophones et anglophiles de passage qui décèleront ici toute la naïveté du propos, mais nous dirons, pour nous faire pardonner, que ce billet s’adresse plutôt aux lecteurs qui n’osent pas franchir le pas. Comme pour apprendre à nager, le plus simple est peut-être de se jeter à l’eau.

Série d’été, cette chronique a été publiée une première fois en janvier 2014

Le français est un alliage

“Si la langue française est comme tempérée dans sa tonalité générale ; si bien parler français c’est le parler sans accent ; si les phonèmes rudes ou trop marqués en sont proscrits, ou en furent peu à peu éliminés ; si, d’autre part, les timbres y sont nombreux et complexes, les muettes si sensibles, je n’en puis voir d’autre cause que le mode de formation et la complexité de l’alliage de la nation. Dans un pays où les Celtes, les Latins, les Germains, ont accompli une fusion très intime, où l’on parle encore, où l’on écrit, à côté de la langue dominante, une quantité de langages divers, il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment. Cette unité ne pouvait s’accomplir que des par des transactions statistiques, des concessions mutuelles, un abandon pour les uns de ce qui était trop ardu à prononcer pour les autres, une altération composée. (…) paul valéry

 La clarté de la structure du langage de la France, si on pouvait la définir d’une façon simple, apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions ; et il n’est pas douteux, d’autre part, que la littérature de ce pays, en ce qu’elle a de plus caractéristique, procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes. Le même pays a produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Victor Hugo, un Musset et un Mallarmé. (…)

Ici se placeraient tout naturellement des considérations sur ce que la France a donné aux Lettres de proprement et spécialement français. Il faudrait, par exemple, mettre en lumière ce remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du XVIe siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.

 La France est peut-être le seul pays où les considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, ait persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée.”

 Paul Valéry, Images de la France, 1927 (pl. vol 2, 1001)

série d’été, première publication en novembre 2013

Le principe de Peter

Oserez-vous apprendre, dans une révélation brutale, pourquoi les écoles ne dispensent pas la sagesse, pourquoi les tribunaux ne rendent pas la justice, pourquoi la prospérité n’apporte pas le bonheur, pourquoi les projets utopiques n’aboutissent jamais à des utopies ? Ne prenez pas votre décision à la légère. La décision de lire « Le principe de Peter » est irrévocable. Si vous le lisez, jamais vous ne pourrez vénérer aveuglément vos supérieurs, ni dominer vos inférieurs. Le principe de Peter, une fois connu, ne peut être oublié.

peter

C’est ainsi, à peu de chose près que débute Le principe de Peter, un petit bouquin paru en 1970, retrouvé sur le marché aux livres mardi. De fait, je n’avais pas oublié cette théorie simplissime et géniale qui s’énonce en deux formules : « Dans une hiérarchie tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » par conséquent « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » En revanche un employé ne progressera plus quand il aura atteint son seuil d’incompétence. C’est son “plateau de Peter”. Et là il pourra rester jusqu’à la fin de ses jours, empoisonnant durablement la vie de ses contemporains. Le principe de Peter explique aussi les raisons pour lesquelles les gens super-compétents ne peuvent trouver leur place dans un système hiérarchique, qu’il déstabilisent et dont ils remettent au cause les fondements.

Mais je ne me souvenais pas des stratégies d’évitement qui y étaient présentées et de la conclusion, qui traduit aujourd’hui toute la prescience et l’intelligence des auteurs : L.J. Peter et Peter Hull, dans un texte ou chaque phrase ou presque est un trait d’esprit.

Les exemples qui illustrent la démonstration ont certes un peu vieilli, mais avec un peu d’imagination, il n’est pas difficile de le remettre au goût du jour. L’actualité nous en fournit tous les matins, à toutes les échelles, de la crise des subprimes à la mise en oeuvre de la réforme des rythmes scolaires. La démonstration est résumée ici (la fiche wiki est assez bien faite). Une citation pour donner l’ambiance : Wellington parcourant la liste des officiers qu’on lui donnait pour la campagne de 1810 au Portugal s’exclama : « J’espère que lorsque l’ennemi prendra connaissance de ces noms, il tremblera autant que moi. »

On peut contester certaines affirmations, tel le théorème de Hull  : “L’accumulation des pistons de plusieurs protecteurs égale la somme de leur piston propre multipliée par leur nombre.” mais dans l’ensemble la théorie est d’une belle tenue.

Je n’aurais pas pensé à faire l’article pour ce délicieux petit bouquin, si je n’avais pas réalisé récemment que les jeunes générations ne connaissent pas cet essai, qui, de fait, reste forcément dans les mémoires de ceux qui l’ont lu. Mais j’invite ceux qui en auraient, conservé qu’un souvenir diffus, à le relire rapidement. Notamment la dernière partie et « l’incompétence créatrice », où il est fait cadeau au lecteur quelques idées simples qui lui permettent de ne pas sombrer dans le désespoir : « Mieux vaut allumer une seule bougie que de maudire la compagnie d’électricité de Thomas Edison. »

Nous entamons avec cette note de lecture, publiée une première fois en septembre 2013, la réédition estivale de quelques chroniques. L’atelier n’en reste pas moins ouvert tout au long de l’été. 

Montaigne, la vie sans loi

« Or les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens qui en haine d’équalité ont faute d’équité. Mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus. Il n’est rien si lourdement et largement fautier que les lois, ni si ordinairement. Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit pas justement par où il doit. »

montaigne

Il faut attendre la page 175 du Montaigne de Pierre Manent, qui vient de paraître chez Flammarion, pour lire ce troublant passage des Essais (III, 13) et enfin toucher des yeux la promesse du livre, sous-titré « La vie sans loi », formulée sur la quatrième de couverture : « Montaigne est engagé dans une entreprise de recomposition des autorités, dont le moi de chacun de nous voudrait être l’heureux héritier. Il faut entrer dans son atelier pour découvrir ce que cette entreprise comporte d’audace et de ruse, de vertu et de vice, de vérité et de mensonge. »

S’il ne remplit pas sa promesse, la vertu de cet ouvrage, un brin laborieux, qui s’égare trop souvent du côté de Pascal et de Rousseau, est ailleurs. Elle est de déminer les Essais, de faire la part entre les concessions accordées à l’époque, les facéties, et l’incroyable liberté de penser que s’accorde Montaigne. Pierre Manent nous propose, en quelque sorte, une lecture au second degré des Essais, ainsi que le note Patrick Rodel : « Des étapes autrefois admises qui jalonnaient le parcours de Montaigne du stoïcisme au scepticisme en passant par l’épicurisme, il ne reste plus grand chose dans la lecture que nous propose Manent. Ce qui semble l’emporter c’est une destruction, pour ne pas dire une déconstruction, du projet philosophique qui, depuis l’Antiquité et Socrate, tend à ordonner la pensée et la vie humaines sous l’autorité de la raison. »

De fait, et c’est ce qui fait toute la modernité de Montaigne, qui saute allègrement au-dessus des Lumières si l’on peut dire, le vieux Gascon n’accorde guère plus de crédit à la raison, à la construction philosophique qu’à la religion (en dépit des précautions diplomatiques qu’exigeaient l’époque). Montaigne est un intuitif, qui fait la part belle au corps, aux sens. « Puisqu’on ne peut simplement croire les sens comme les épicuriens, ni les congédier comme les stoïciens : « il n’y a point de science ». Les sens troublent l’entendement et sont troublés par les passions de l’âme, de sorte qu’ultimement, et toute notre ignorance se rassemble pour ainsi dire en ce point, nous ne savons pas si nous dormons ou si nous veillons. »

Il y aurait donc du Tchouang Tseu dans Montaigne. Ce n’est pas complétement idiot. Cet essai de Pierre Manent nous montre, à tout le moins – comme le rappelle le long passage sur la condition animale – que Montaigne n’a pas dit son dernier mot, que les Lumières ont peut-être investi un peu abusivement dans la raison humaine, qu’un peu d’humilité ne serait pas inutile. C’est une bonne nouvelle.

Montaigne, la vie sans loi, Flammarion, 366 p. 22€.

une lecture politique de Houellebecq

Les deux dernières grandes manifestations populaires qui ont défrayé la chronique, celle contre le mariage pour tous et celle, samedi, contre la politique économique jugée trop libérale du gouvernement, renvoient à nos représentations archétypales de la droite et de la gauche. La droite serait conservatrice en matière de mœurs et libérale en matière économique. A l’inverse la gauche serait libérale en matière de mœurs et antilibérale en matière économique.

Michel Houellebecq

J’aime beaucoup Michel Houellebecq en ceci qu’il fait exploser ces représentations. Ce qui le rend inclassable politiquement et particulièrement agaçant aux yeux d’un grand nombre de lecteurs. Expliquons-nous. Dans Extension du domaine de la lutte, redoutable petit bouquin, Houellebecq met en lumière, avec la crudité qui le caractérise, la misère sexuelle contemporaine. Misère sexuelle qui n’est pas liée à une quelconque misère économique puisque son personnage principal est ingénieur. L’auteur pointe, avec l’ironie et le cynisme qui le caractérisent, la « loi du marché » sexuelle qui prévaut depuis la libéralisation des mœurs à la fin des années soixante, loi du marché qui fait des moches et des gros, plus que des pauvres, les nouveaux parias de la société. Parias qui errent dans les coursives du sexe tarifé pour trouver leur consolation.

C’est très bien vu, et c’est ce qui fait à mes yeux, la modernité de Houellebecq. Dans son dernier roman La carte et le territoire Houellebecq s’amuse cette fois avec la loi du marché de l’art, dont il pointe avec délices, les dérives économiques. Il épingle également la folie de la société de consommation, qui interdit à son héros de retrouver d’une année sur l’autre les vêtements qu’il aime, qui ne sont plus fabriqués au nom du culte imbécile de la nouveauté. La fin du roman est absolument délirante, et montre de quelle manière la fortune peut conduire à la folie. Ce roman, que j’ai lu sur le tard, exaspéré par le tintamarre médiatique provoqué à sa sortie, est une vraie réussite, où le cynisme des ouvrages précédents a fait place à une savoureuse ironie.

Le côté inclassable, agaçant, déstabilisant, de Houellebecq proviendrait ainsi du fait que l’auteur des Particules élémentaires serait de droite en matière de mœurs mais de gauche en matière économique, comme le relève un récent colloque consacré à son œuvre. C’est un peu rapide certes, mais pas idiot. Les individus de ce bois ne doivent pas être très nombreux, mais ils ont le mérite d’interroger nos représentations et sont l’incarnation d’une précieuse liberté de penser.

Photo : Paris-Match

La Pérouse, le loser magnifique

La Pérouse est victime, un peu comme La Palice, d’une formule dont il n’a pas eu connaissance mais qui colle à sa mémoire comme le scotch du capitaine Haddock. « A-t-on des nouvelles de monsieur de La Pérouse » aurait demandé Louis XVI avant de monter sur l’échafaud. Cette question a suffi à classer l’un des plus grands explorateurs du XVIIIe parmi les navigateurs infréquentables, lui qui fut paradoxalement le plus attachant, les plus pacifique et le plus éclairé des découvreurs français sur les mers du globe.

Port_aux_francais

Il faut dire que l’expédition La Pérouse n’était pas destinée à frapper les mémoires. Nulle conquête à son programme. Le navigateur, à la tête d’une flottille de deux vaisseaux marchands transformés à Brest en frégates – La Boussole et l’Astrolabe – avait pour mission de remplir les blancs sur la planisphère, d’en préciser les contours. Accompagné d’une bordée de scientifiques – astronomes, botanistes, naturalistes, minéralogistes, physiciens, et même un mathématicien – il avait pour programme de faire progresser la connaissance dans un maximum de disciplines. Durant trois années, au cours desquelles il prendra un soin maniaque de la santé de son équipage, La Pérouse explore les côtes les plus ingrates du globe, Alaska, Kamtchatka, îles volcaniques du Pacifique, dans le but de dresser des cartes fiables pour les navigateurs et d’affûter la précision des instruments de mesure.

La Pérouse ne découvre aucune terre majeure. Il refuse même de planter le drapeau français sur certaines îles inconnues, à l’image de l’île Mowée, ce dont il s’explique de façon touchante dans son journal. « Les philosophes doivent gémir sans doute de voir que des hommes, par cela seul qu’ils ont des canons et des baïonnettes, comptent pour rien soixante-mille de leurs semblables ; que, sans respect pour leurs droits les plus sacrés, ils regardent comme un objet de conquête une terre que ses habitants ont arrosée de leur sueur, et qui, depuis tant de siècles, sert de tombeau à leurs ancêtres. Ces peuples ont heureusement été connus à une époque où la religion ne servait plus de prétexte à la violence et à la cupidité. Les navigateurs modernes n’ont pour objet, en décrivant les mœurs des peuples nouveaux, que de compléter l’histoire de l’homme ; leur navigation doit achever la reconnaissance du globe ; et les lumières qu’ils cherchent à répandre ont pour unique but de rendre plus heureux les insulaires qu’ils visitent, et d’augmenter leurs moyens de subsistance. »

Son  second, Langle, commandant de l’Astrolabe, sera victime aux îles Samoa de la philosophie de l’expédition, qui prônait le respect absolu des “naturels”, massacré sur une plage avec douze membres de l’expédition alors qu’il descendait chercher de l’eau en chaloupe. La Pérouse, s’il a lu Rousseau, n’est pourtant jamais dupe. Et prend ses distances avec le mythe du « bon sauvage » tout restant attentif à ne jamais utiliser la force. Il refuse ainsi se venger lorsque Langle est assassiné.

Au terme de ce tour du monde qui devait durer quatre ans, l’expédition La Pérouse est engloutie par un ouragan aux abords de l’île Vanikoro, près de la Nouvelle-Guinée. La Révolution ne daignera que très tard, trop tard, partir à la recherche de cet envoyé du roi, et les traces du naufrage ne seront découvertes qu’en 1828, après la mort des derniers survivants. « Le voyage autour du monde », dont l’essentiel nous est parvenu à cheval, par Barthélémy de Lesseps (l’oncle de Ferdinand), débarqué lors d’une escale en Sibérie orientale, est un peu fastidieux à lire, en raison des nombreuses notations scientifiques qui le scandent, compréhensibles par les seuls navigateurs. Cela n’en reste pas moins un document précieux et édifiant sous de nombreuses coutures, comme la critique du colonialisme espagnol aux Philippines ou le regard porté sur les mœurs des « naturels » croisés ici ou là, la condition de la femme, de l’Alaska à la Terre de Feu.

Illustration : l’expédition La Pérouse sur les côtes de l’Alaska (musée La Pérouse, Albi).

et Dieu créa Gotlib

« Qui a dérangé les cinq tonnes de bois qui étaient dans la cour ? » est une accusation rituelle à la maison lorsque l’on veut calomnier un enfant. La Rubrique-à-brac une bande dessinée que l’on suce dès le berceau et tout le monde connait par cœur les dialogues du petit poucet de Gotlib. L’état pitoyable de la collection témoigne, au besoin, du commerce qui en est fait.

hamsterGotlib nous revient ces jours-ci dans un hors-série Pilote-Fluide et une exposition au musée d’art et d’histoire du judaïsme. Les éditeurs, le public, les médias n’arrêtent pas de faire leurs adieux à ce grand maître de la bande dessinée, qui a pourtant rangé ses pinceaux il y a trente ans. Gotlib, quatre-vingt printemps, confesse que ça le fatigue un peu, mais il fait avec. Son interview est parfaite.

Pas de révélation majeure dans ce hors-série, mais quelques belles reproductions, notamment la pochette de Pervers Pepper Lonely Hearts club band. Et puis la dernière planche complète, qui date de 1986 : La Genèse. « Puis Dieu créa la peau de banane et il vit que la peau de banane était bonne. Il y eut un soir, il y eut un matin. »

test-qi

Appris, en fouinant, que Marcel Gotlieb l’avait échappé belle pendant la guerre, juif hongrois qu’il était. Ce type a une histoire, un parcours complètement fous. C’est sans doute de ce parcours de miraculé qu’il a tiré l’incroyable liberté qui est la sienne. Gotlib a porté le jeu entre le texte et le dessin sur des cimes jusqu’alors inexplorées et dessalé toute une génération de dessinateurs, au nombre desquels Edika, Binet ou Larcenet.

burpMon héros personnel est le professeur Burp et ses présentations naturalistes : le pluvian, dentiste du crocodile, le corbeau qui parle, le putois… Les fables de La Fontaine aussi sont des morceaux d’anthologie, avec ses morales revues et corrigées : le savetier qui place son argent chez le financier ou le loup végétarien, martyrisé par l’agneau, qui finit par manger son psychanalyste.

Bref, Gotlib n’est pas une option dans une bibliothèque, c’est une évidence. Un signe de bienvenue, une preuve d’humanité. Une maison où il y a une Rubrique-à-brac ne peut être tout à fait mauvaise.

 

Retour à Tchekhov

Un homme qui meurt en buvant une coupe de champagne ne peut être tout à fait mauvais. La vie d’Anton Tchekhov est un roman, et cet homme qui s’est « arraché à l’esclavage » sans jamais renier ses origines est un écrivain né. De ces hommes qui écrivent « comme l’herbe pousse » ainsi que le disait Conrad.

tchekhov

La postérité a surtout retenu le théâtre de Tchekhov, portant une ombre coupable sur ses nouvelles. Ses courts récits sont pourtant des bijoux absolus. Hors Maupassant, il n’est pas d’écrivain qui soit capable en un paragraphe d’installer une atmosphère, de peindre un décor et d’entrer dans l’intimité d’un personnage.

L’intelligence, la sensibilité, la profonde connaissance de la nature humaine – Tchekhov était médecin – transpirent à toutes les lignes des dizaines de courts récits, écrits au cours de sa courte vie (il est mort à quarante-quatre ans). Tchekhov n’est pas l’écrivain des grands espaces comme son contemporain Stevenson, mais le peintre de la Russie domestique, pré révolutionnaire. Une Russie où l’on se sent à la maison, dans la peau de personnages souvent aux frontières de deux mondes, aristocrates déchus ou paysans parvenus.

Mais avec Tchekhov on n’est jamais dans le jugement, toujours dans l’observation. Il n’y a d’ailleurs pas de chute à ses nouvelles. C’est assez déstabilisant au début, mais on y prend vite goût. Tchekhov tire les lignes, dresse les perspectives, construit un univers et puis d’un coup lâche son lecteur dans la nature. A chacun de se débrouiller pour imaginer la suite de l’histoire.

maison tchekhovA quoi tient le charme si singulier de cet auteur profond et élégant ? On serait bien en peine de le dire. Mais une chose est sûre. Lorsque tout est épuisé, lorsque la bibliothèque ne parle plus, lorsque les essais fatiguent, les romans déçoivent, il est toujours un refuge précieux, un coin de chaleur assuré : le retour à Tchékhov.

Illustrations : Anton Tchékhov, Datcha natale en Crimée, d.r. 

La langue est une arme de guerre*

Mexico-facts-Montezuma-II1« L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne » par Bernal Diaz del Castillo est sans doute l’un des témoignages historiques les plus précieux et les plus fous qu’il nous soit donné de consulter**. Ce récit de la conquête de Mexico, l’une des plus grandes villes du monde en 1520, par quatre-cents espagnols hallucinés, ce choc frontal entre deux civilisations inconnues l’une à l’autre, par l’un de ses acteurs, est à la fois un document poignant et une mine d’informations sur une civilisation disparue.

Nous ne reviendrons pas ici sur la thèse publiée par un chercheur français l’an dernier, *** assurant que ce récit a été écrit par Hernan Cortès lui-même, ce n’est pas l’objet de cette chronique. Non, c’est une dimension peu explorée qui nous intéresse ici. Dans l’édition que j’ai pu récupérer (Club des libraires de France, 1959), décevante au demeurant en ce qu’elle ne donne pas le texte dans son intégralité, il est un aspect de ce choc des cultures relevé par le traducteur, Dominique Aubier, dans sa préface, qui donne à penser :

« Deux langues sont en présence et vont se faire une guerre insoupçonnée. Elles ne possèdent ni la même distribution harmonique, et donc pas la même vitesse, pas la même perméabilité aux choses étrangères, ni la même adhérence au réel. Le castillan est bref, bisyllabique, direct. Il ne s’embarrasse pas du discours. Il a le don de percer la vérité. Il colle au réel. Il procède par vitesse et coup de sonde. Il possède l’éclair et la foudre, pratique l’illumination. La décision et l’action lui conviennent. Elle y entraîne. Ses démarches grammaticales et logiques décrivent une sorte de réalisme naturiste, d’une extrême efficacité sur des hommes simples.

mexique

La nahualt (langue des Aztèques) occupe l’attention par un vocabulaire luxueusement riche en syllabes, où la longueur du mot semble décrire le système mental de coagulation d’images qui se contaminent entre elles. Les mots lancent en effet de longs circuits de sens passionnels qui se réfèrent à des symboles religieux eux-mêmes en métamorphose (…) L’appartenance du vocabulaire à la vision légendaire et sacrée n’autorise pas la liberté, ni le regard direct et concret sur les choses. Le monde, pour un Mexicain, est d’abord une apparence légendaire. Sacrée elle aussi, la langue n’a aucun pouvoir dialectique.

Ainsi deux idiomes s’affrontent, mais ne se répondent pas. Quand les Espagnols demandent en désignant un village sur la côte ; « Quel est ce village ? » et que les Indiens inquiets, désireux de comprendre, disent à haute voix « Qu’est-ce qu’ils demandent ? », les Espagnols acceptent le son indien de “qu’est-ce qu’ils demandent” pour le nom du village. Les Espagnols ne cherchent pas à comprendre mais à nommer. (…) Le heurt entre ces deux structures mentales se fait dans les plaines et les montagnes de l’actuel Mexique comme à l’état pur. Et c’est presque une expérience de laboratoire qui se réalise en terrain neuf, en cours de découverte. »

J’ai un peu taillé dans le texte, mais le sens est là. Deux structures mentales, deux représentations du monde, deux attitudes face à l’inconnu, deux langues. Impossible de faire la part entre l’univers mental et la langue, puisque la langue est l’expression de cette structure mentale. Mais cela donne quand même à penser. Nous sommes autant les maîtres que les esclaves de notre propre langue.

*Mis à jour le 19 février, **L’édition courante est intitulée “La conquête du Mexique”, Babel, Actes Sud, *** thèse remarquable, voir les commentaires.

Illustrations : Montezuma, l’empereur Aztèque, itinéraire de Cortès.