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Boite à lettres portative

Les Français échangent en moyenne 108 messages écrits par semaine avec leur téléphone portable contre 19 il y a quatre ans. C’est le principal enseignement du dossier consacré ce mois-ci par « Philosophie magazine », à ce « cellular », ce « telephonino », ce « GSM » qui a envahi nos poches et notre quotidien. Un objet que l’on devrait plus justement qualifier de terminal numérique puisque, paradoxalement, son usage en qualité de téléphone proprement dit est devenu subsidiaire.

philomagUn mot tout d’abord sur Philosophie magazine – deux termes dont le rapprochement peut faire sourire – acquis pour la première fois cette semaine à la gare de Nantes. Il s’agit en fait d’un magazine de sociologie, qui observe les mœurs de ses contemporains sous un habillage philosophique. C’est une publication honnête, assez bien faite et habilement composée. Un peu juste pour devenir philosophe dans le quart d’heure, mais qui mérite ses 5,50€, soyons beau joueur.

« Tout le monde prédisait la fin de l’écriture au profit de la communication orale » note Maurizio Ferraris, philosophe italien, auteur de « T’es où, ontologie du téléphone mobile ». « Or que fait-on aujourd’hui avec son téléphone portable : on rédige des SMS, on s’envoie des e-mails, on consulte internet, on tweete, on rédige des statuts sur facebook, et de temps en temps on se parle ». Et d’ajouter « Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’on a privilégie l’écriture à la présence directe. Ce que personne, pas plus les sociétés de téléphone que la science-fiction n’avait prévu. » Selon lui la notion de trace, que l’on avait que l’on avait quelque peu oubliée est capitale. Qu’il s’agisse de texte ou d’image. Un évènement n’existe pas s’il n’est pas inscrit dans la mémoire. « Ce petit objet est une extraordinaire archive personnalisée qui incorpore toutes les traces de notre vie sociale. »

On pourrait ajouter, mais c’est un commentaire perso, que l’échange écrit, qui contraint l’interlocuteur à ramasser sa pensée, à travailler, même succinctement, son expression, s’est imposé pour mettre un terme à la pression infernale et invasive que représentait l’échange oral permanent. L’écrit a l’avantage de pouvoir être consulté en léger différé, et de donner un temps, même minime, à la réflexion. De fait, les téléphones portables sonnent beaucoup moins qu’ils ne sonnaient dans un passé récent. Il devient, de plus en plus une boite-à-lettres portative, doublée d’un terminal numérique qui permet de consulter la plus grande encyclopédie jamais conçue, que Borgès n’avait pas même imaginée.

Déjà, le mail nous replongeait d’une certaine manière dans l’univers de la correspondance du XVIIIe, délaissée au profit de l’échange oral. Les échanges plus lapidaires sur ces petits terminaux produisent certes des formes plus dégradées de l’expression écrite. Mais, peut-on rêver ? En contraignant les interlocuteurs à une nouvelle gymnastique de l’esprit, elles ouvrent peut-être la porte à une nouvelle forme de poésie. Quoi qu’il en soit, elles montrent que la pensée élaborée nécessite toujours une expression précise et quelque peu travaillée. Et que l’écrit a encore, quoi qu’on en pense, quelques beaux jours devant lui.

La loi du marché (aux livres)

Une page se tourne. Vendu ce matin le squelette et la peau (parasol, chandelles, tables, clayettes…) du stand qui m’a permis de faire les marchés aux livres durant une demi-douzaine d’années. Histoire de disposer d’un peu de cash pour acheter du bois pour l’hiver. Cette vente matérialise la dernière étape d’une joyeuse et poétique reconversion tentée il y a près de dix ans. J’y ai perdu un peu d’argent, beaucoup d’illusions, mais tellement gagné sur d’autres registres que je ne regrette pas une seule seconde cette échappée un peu folle dans le monde du livre ancien et d’occasion.

marché aux livresUne première remarque, apparemment anecdotique. Toutes les réponses obtenues à l’annonce passée sur « Le bon coin » étaient écrites dans un français parfait, simple et élégant. A la différence notable des annonces passées pour vendre ou acquérir une console de jeu pour les enfants ou un écran plat. Comme si les candidats à l’aventure de l’économie informelle, aux petits matins brumeux et aux journées dans le vent, cultivaient une sorte de respect des mots, une volonté de précision dans la transaction. Cela nous dit quelque chose de l’état du marché du travail et de la qualité des individus qui investissent dans un pari aussi aléatoire.

En même temps je comprends la fascination pour cet espace de liberté que propose le marché. On y est totalement responsable et comptable de sa liberté. Et en premier lieu physiquement. Le marché est avant tout une aventure physique, qui nécessite une énergie et une endurance méconnues. Dresser une boutique en moins d’une heure, tenir des heures sous le soleil ou dans le froid, puis recharger ses caisses, démonter son stand à la nuit tombée, parfois sous la pluie, est un exercice qui délie les muscles. Et comme le rappelle volontiers le philosophe Alain, qui oxygène aussi les neurones.

 Le commerce de proximité du livre ancien et d’occasion s’est malheureusement effondré ces dernières années sous les coups redoublés du commerce en ligne. A quoi bon chercher vainement un livre rare ou épuisé sur un marché ou chez un bouquiniste alors qu’on est quasi certain de le trouver en un clic sur internet ? Entre 60 et 80%, selon les sources, du chiffre d’affaires a migré sur le web. Les bouquinistes n’ont donc d’autre choix que de reconvertir en magasiniers dans quelque entrepôt aveugle et en postiers. Ce qui ne me convenait pas.

la maison du port

J’ai toutefois eu la chance de pouvoir céder une partie de mon stock à Yseult, à la Maison du port de Lavau-sur-Loire, où feu mes livres sont choyés, et de me constituer une honorable bibliothèque, avant de reprendre la plume. Un article de deux feuillets rapporte, grosso modo, trois fois plus qu’une journée de marché. C’est une injustice glaçante, qui ne décourage pourtant pas, apparemment, les candidats à l’aventure, qu’il s’agisse de livres ou de carottes.

C’est finalement une bonne nouvelle. Cela montre que certains d’entre nous attachent encore le plus grand prix à la liberté qu’offre ce commerce direct et sans façons. Quitte à la payer cher à la fin de chaque mois, lorsqu’il s’agit de régler ses factures. Combien de bouquinistes de mes amis ne gagnent pas la moitié d’un smic et pourtant ne se plaignent jamais. C’est peu dire que je les respecte et, osons l’écrire, les admire. Et c’est aussi l’occasion de rappeler une vérité triviale : chacun de nous écrit chaque jour, en faisant ses courses, la loi du marché.

Illustrations : Le mardi du livre, Nantes (photo ouest-France), La Maison du port de Lavau-sur-Loire.

Du papier pour l’hiver

Comme on rentre du bois pour l’hiver, il peut être judicieux d’emmagasiner un peu de papier pour les soirées au coin du feu. Quel plus grand plaisir, en effet, lorsque la ville est éteinte, que de fouiner dans la bibliothèque de la maison à la recherche d’un livre qui conviendra à l’humeur du moment ? De s’offrir le luxe de choisir sa compagnie, parmi des auteurs avec qui on sait avoir rendez-vous, un jour ou l’autre.

 la syrieL’occasion était belle, ce mardi, à l’occasion de la braderie annuelle du Mardi du livre de Nantes, de remplir un sac pour quelques euros. L’idée, dans ce genre de fête du livre, n’est pas de chercher un ouvrage précis mais de laisser vagabonder le regard en attendant qu’un livre, un auteur vous fasse de l’œil sur un étal. Et cela ne tarde généralement pas.

 La moisson de ce mardi est assez étonnante et extrêmement variée. Elle a débuté par un « Que sais-je » sur la Syrie de Philippe Rondot. Après tout il n’est peut-être pas idiot de s’équiper d’une bouée pour éviter la noyade dans le flot d’informations qui nous submerge quotidiennement, et nous fait curieusement (c’est un effet habituel de la surinformation) reculer chaque jour un peu plus dans la compréhension du monde comme il va.

 Trouvé ensuite « Le principe de Peter », ce délicieux essai, que j’ai trop souvent la faiblesse de prêter, et qui disparait régulièrement des étagères. D’autant que cette réflexion sur l’incompétence « chaque employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence » est peu connu des jeunes générations. Lenteur

 Les bouquins se sont ensuite jetés au petit bonheur dans le sac, sans ordre apparent et sans aucune cohérence. L’essai de Pierre Sansot « du bon usage de la lenteur », un classique que je n’ai jamais lu et que je vais offrir à ma douce (ah, ah !), le Confucius d’Etiemble, en folio, « Satan dans les faubourgs » de Bertrand Russel au Mercure,  une bio de Marivaux dans une jolie collection chez Gallimard, Alain « les idées et les âges », relié toilé au Club du livre, « Les croisades vues par les Arabes » d’Amin Maalouf, une autre façon de décaler le regard sur nos turbulents voisins, et enfin « Grandeur et décadence de la civilisation Maya » par J.E.S Thompson, dans la très sérieuse bibliothèque historique Payot.

 trelawneyJ’allais oublier le pavé entamé dans le train du retour « Mémoires d’un gentilhomme corsaire » de E.J. Trelawney chez Phébus. Trelawney, hobereau britannique devenu l’un des plus redoutables pirates des mers du sud, fut non seulement le compagnon et le sauveur de Byron lors de son équipée en Grèce, il fut aussi un grand ami et admirateur de Marie Shelley (l’auteur de Frankenstein). Il raconte ici, en la romançant quelque peu si l’on en croit la préface de Le Bris, la première partie de son existence. La quatrième de couverture nous dit que ce récit est pour les Anglais « le plus grand livre qu’ai écrit un Britannique sur la mer avant l’île au trésor. » Quoi qu’il en soit, ça démarre très fort.

 L’humeur était d’évidence plus aux essais et aux récits qu’elle ne l’était à la fiction, excepté, paradoxalement, le Bertrand Russell, plus connu comme mathématicien et philosophe qu’en qualité de conteur. C’est une tendance contre laquelle j’ai du mal à lutter. Chacun ses défauts. Reste à espérer qu’ « hiver sera rude » pour faire pendant à cet été magnifique, histoire de nous donner le loisir de déguster tous ces auteurs quand la bise soufflera.

L’art est un nid de poule

La tyrannie de l’angle interdit bien souvent, sur le papier comme sur le web, d’aborder toutes les facettes d’un sujet. Ce fut le cas la semaine dernière en rédigeant un papier sur la galerie Paradise de Nantes pour le webzine du quartier de la création. Parmi les réalisations  d’un artiste invité, Kamiel Verschueren, figuraient en effet des images qui m’ont intrigué et qui méritent, à mon goût, plus qu’une allusion au détour d’une phrase. Ces images disent en effet la joyeuse inventivité dont peut faire preuve un artiste et toute la profondeur que peuvent revêtir des gestes apparemment anodins .

La première image est celle d’un trait de peinture autour d’un nid de poule dans une rue de Douala. Kamiel Verschueren s’est en effet amusé à peindre les contours des trous de la chaussée dans une rue de la ville Camerounaise lors de la dernière biennale d’art. Ce geste a eu pour double résultat de redessiner le paysage de la rue et d’attirer l’attention des conducteurs sur les dangers de la rue. Modeste et génial comme dirait l’infréquentable Mermet. nid de poule

La seconde image est celle d’un égoût urbain à ciel ouvert, (image un peu lourde, cliquer sur le lien) comme il en existe partout dans le tiers monde, dans lesquels il faut prendre garde de ne pas se prendre les pieds. L’artiste a recouvert tout un parcours de planches, sur lesquelles il a peint une série de notations poétiques, qui sécurisent la marche, protègent des miasmes, tout en préservant un accès facile aux caniveaux.

Michel Gerson, le responsable de la galerie, n’avait pas d’images pour la troisième initiative de cet artiste singulier, mais il m’a raconté l’histoire. “Frappé par la présence de pierres sur la route, que personne ne se donnait la peine de ramasser, il les a recouvertes de peinture dorée puis replacées sur la rue. Chacun s’est alors empressé de les ramasser”. L’idée était de questionner les passants sur leur rapport à cette rue qu’ils empruntent tous.

Ces gestes simples, doux, peu coûteux, sont d’authentiques gestes artistiques. Ils modifient le regard, décalent les perceptions, interrogent les spectateurs. Voilà qui pourrait presque réconcilier les sceptiques, dont je fais partie, avec certain art contemporain, qui se complait trop souvent dans la vacuité.

Photos : Kamiel Verschueren

Le breton à Harvard, l’anglais à Nantes

Deux informations rigolotes se télescopent à quelques jours de la rentrée universitaire. Le breton sera désormais enseigné à l’université d’Harvard aux Etats-Unis et il sera possible d’étudier Marcel Proust en anglais dans les universités françaises.

 aux élèvesCe pied-de-nez involontaire des anglo-saxons à l’exception culturelle française est assez joli. A vouloir trop en faire le centralisme parisien se trouve pris à son propre piège. Pas assez puissante pour s’imposer comme langue véhiculaire, la langue française recule logiquement devant l’anglais pour séduire les étudiants étrangers, pendant que les Américains accordent l’asile politique à l’une de nos plus belles langues vernaculaires. Ce dernier terme est d’ailleurs impropre, puisque les anglo-saxons semblent avoir bien compris que le breton, comme le gaëlique, est l’héritier de l’une des plus anciennes langues indo-européennes, envers laquelle la plupart des langues occidentales ont une précieuse dette.

 Les Français se sont comportés comme des barbares de la pire espèce en interdisant l’usage du breton au début du XXème (je peux en témoigner, mon propre père en a fait les frais, interdit de breton à l’école, qui ne pouvait plus converser avec sa propre mère dans sa langue natale). D’une certaine manière c’est un peu comme si on avait interdit l’usage du latin aux populations qui l’auraient encore parlé, au nom d’une intégration à toute force. N’importe quoi.

 Il est vraisemblable que la possibilité d’enseigner Proust en anglais offerte par la nouvelle loi sur les universités sera peu utilisée. Nous ne nous en plaindrons pas. En revanche que l’anglais soit choisi, ici ou là comme langue d’enseignement n’est pas une mauvaise nouvelle. Et ceux qui s’en offusquent se trompent. Le fait de parler plusieurs langues est une richesse pour tous. Il assouplit les neurones, élargit l’univers mental. Qu’il s’agisse de l’anglais, du breton ou du papou. Peut-être un jour nos élites le comprendront-il. Le problème est qu’il sera un peu tard pour le breton, qu’il faudra aller étudier… aux Etats-Unis.

Chers amis d’outre Loire

Quelle drôle de coutume que celle d’une « rentrée littéraire », à l’heure où il va falloir déserter le hamac pour se remettre à la table de travail. Au moment peut-être le moins propice de l’année pour s’aérer l’esprit. Quelle étrange manie que de vouer ainsi un culte à la nouveauté,  la chose qui, par définition, se démode le plus vite.

zulma 2 Mais le commerce du livre neuf est ainsi fait que les ouvrages qui ne passeront pas la rampe à l’automne auront disparu des tables des libraires avant Noël. Et parmi ces nouveautés, bien peu auront la chance de disposer de l’artillerie lourde des grands éditeurs, de leurs bataillons  d’attachées de presse, seront suffisamment armés pour franchir les lignes de défense des services « culture » de la presse parisienne. Celle qui donne le La, qui dit le bien et le mal, le bon et le mauvais.

 Quelque chose est pourtant en train de changer avec l’avènement de la « société de recommandation » chantée par le philosophe Bernard Stiegler. Et ce quelque chose c’est tout simplement la sincérité benoîte de lecteurs anonymes, de critiques amateurs qui disent leurs enchantements ou leurs désillusions ici ou là sur l’océan numérique.

 La critique littéraire n’est pas mon fort, et je suis, qui plus est, un piètre lecteur de littérature contemporaine – pensez, j’en suis à relire le voyage de Bougainville – . Pour autant, je connais, j’estime et j’aime le travail de quelques auteurs qui ont la faiblesse de travailler depuis ma chère province.muette

 Et, comme ce blog a le plaisir d’être fréquenté par quelques amis journalistes, quelques libraires, quelques « prescripteurs » comme on dit, et plus généralement quelques bons lecteurs, qu’il me soit permis d’attirer leur attention sur deux romans qui paraissent ces jours-ci : Muette d’Eric Pessan (Albin-Michel) et Lucia Antonia, funambule (Zulma) de Daniel Morvan. Deux auteurs, qui sont, chacun dans leur registre, faits du bois dont on taille les authentiques écrivains. Pessan est un virtuose de la langue, Morvan un funambule de l’esprit.

Ces deux livres semblent provoquer un premier engouement dans les rédactions. Mais la route est sacrément encombrée pour franchir les colonnes des grands journaux, monter sur les tables des libraires  et le temps compté pour exister à Strasbourg, Nice ou Bordeaux. Retenez donc ces couvertures et n’hésitez pas à feuilleter ces livres lors de votre prochain passage en librairie. Je ne prends pas grand risque à vous les recommander. Bonne rentrée.

Quand les historiens saluent Corto Maltese

« Pratt a saisi plusieurs aspects remarquables de la période – le premier quart du XXème – avec parfois une avance considérable sur les historiens professionnels. Dans les années 70, quand il concevait ses albums, la première guerre mondiale était encore largement vue de façon nationale, diplomatique, militaire. Lui montre que la guerre a été mondiale dès que les puissances européennes impériales l’ont déclarée : ainsi il fait se rencontrer des Sikhs de l’Armée d’Inde avec leur turban kaki et l’uniforme britannique et des Indiens de l’Orénoque. »

 cortoCet extrait d’un papier d’Annette Becker, professeur à Nanterre, est l’un des multiples éclairages que propose le hors-série estival consacré à Corto Maltese par L’Histoire et Marianne. Passionnant. Je l’ai découvert, avec un peu de retard, en cette fin d’été. Ce document extrêmement complet, signé par une brochette de sommités – universitaires, chercheurs, diplomates – remet en perspective l’œuvre d’Hugo Pratt, et montre à quel point le père de Corto a su s’appuyer sur une érudition époustouflante (il s’était constitué une bibliothèque de 20 000 ouvrages) pour tisser la trame sur laquelle il faisait évoluer son héros.

 Mais plus encore qu’un festival d’érudition, qui remet en lumière la guerre des trains blindés dans la Russie Tsariste (Corto Maltese en Sibérie) l’incroyable histoire du peuplement de la Guyane  Hollandaise (Suite Carabïenne) ou les batailles épiques qu’a conduit l’Italie en Ethiopie (Les Ethiopiques), ce supplément montre à quel point des pans entiers de la lutte auxquelles se sont livrées les grandes puissances sur le globe au début du XXème, ont été oubliés, méprisés ou écartés par l’historiographie officielle.

corto 2On a peine à imaginer, à la lecture de tous ces articles, qui soulignent tous la pénétration de l’auteur (né en Ethiopie, longtemps basé en Argentine), quel pouvait être l’état d’esprit d’Hugo Pratt lorsqu’il réalisait ces planches destinées à séduire un public de gamins espiègles, lecteurs de Pif Gadget. C’est en effet dans Pif Gadget, une publication pour mioches du Parti communiste français, que la plupart des aventures de Corto Maltese ont été pré-publiées avant d’être réunies en albums. Quel pouvait être son sentiment lorsqu’il greffait sur un substrat historique patiemment travaillé, des aventures rocambolesques et parfaitement invraisemblables pour tenir l’attention de son jeune lectorat.

 L’humour avec lequel Corto observe le monde insensé dans lequel il évolue, le recours à la littérature – on croise parfois au détour d’une page Jack London, Ernest Hemingway ou Jorge-Luis Borges – ont sans doute été ses moyens les plus sûrs pour envoyer à la postérité certains signaux que les universitaires commencent aujourd’hui à décrypter. Quoi qu’il en soit ce supplément invite chacun d’entre nous à ressortir les albums poussiéreux perdus dans les bibliothèques pour relire avec des yeux d’adultes les aventures pas si extravagantes que ça de l’invincible et nonchalant Corto Maltese.

L’immortalité selon Borgès

Dans l’oeuvre de Borgès, il est un recueil de courts essais Sept nuits, prolongé par une série de conférences donnée à l’université de Belgrano au cours des années soixante-dix, intitulé En marge de Sept nuits. Cette série d’essais, qui porte sur des sujets sans lien apparent, des Mille et une Nuits à La Cécité, en passant par La Kabbale ou Le Bouddhisme, n’est pas seulement un délice absolu de lecteur – comment ne pas goûter les facéties de Borgès ? – c’est un jardin que l’on peut parcourir à l’infini sans jamais en épuiser les ressources.

bombardementsParmi ces essais, il en est un auquel je voue un culte particulier : L’immortalité. En quelques pages Borgès réussit la prouesse de dédramatiser et d’enchanter cette notion particulièrement délicate, dans un exposé qui provoque le type de vertige dont il est coutumier. Convoquant aussi bien Hume que saint Thomas d’Aquin, il propose ainsi une lecture, dont la légèreté le dispute à la profondeur, de cette croyance que partagent certains humains, qui a traversé les siècles et imprègne la plupart des religions.

Borgès visite tout d’abord l’immortalité personnelle, donnant assez vite son point de vue sur cette dernière : « En ce qui me concerne, je ne la désire pas et même je la crains; pour moi ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à exister, ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à être Borgès. Je suis las de moi-même, de mon nom et de ma renommée, et je voudrais me libérer de tout cela. » Mais Borgès n’est pas inquiet. Il considère, avec Hume, que la notion d’individu, de permanence individuelle est contestable : « Qu’est ce que l’âme si ce n’est quelque chose qui perçoit et qu’est-ce que la matière sinon quelque chose qui est perçu ? Si on supprimait tous les substantifs dans l’univers, celui-ci se trouverait réduit aux verbes. Comme le déclare Hume, nous ne devrions pas dire « je pense », mais « il est pensé », de même qu’on dit « il pleut. »

Passant ensuite sur la notion d’infini, de métempsychose chère aux orientaux, il en vient à Lucrèce. « Quand tu naquis » dit-il au lecteur « était déjà passé le moment où Carthage et Troie se disputaient l’empire du monde et cela ne t’importe plus. Alors pourquoi ce qui viendra après toi pourrait-il t’importer ? Tu as perdu l’infini passé, que t’importe de perdre l’infini futur. » Il y a du Montaigne dans cet homme. Mais Borgès, s’il réfute l’idée d’une illusoire immortalité individuelle, ne partage pas moins l’idée d’une immortalité collective, ou plutôt cosmique. Et il donne quelques magnifiques exemples. « Chaque fois que chacun aime son ennemi, apparaît l’immortalité du Christ. Chaque fois que nous citons un vers de Dante ou de Shakespeare revit en nous, en quelque sorte, le moment où Shakespeare ou Dante ont créé ce vers. »

Et de conclure : « Je dirai que je crois à l’immortalité : à l’immortalité non pas personnelle mais cosmique. Nous continuerons d’être immortels : au-delà de notre mort corporelle, reste notre souvenir, et au-delà de notre souvenir restent nos actes, nos oeuvres, nos façons d’être, toute cette merveilleuse partie de l’histoire universelle, mais nous ne le savons pas et c’est mieux ainsi. »

Illustration : au lendemain d’un bombardement à Londres en 1940, source : Improbables librairies.

Kailash Pondichery

L’un des bonheurs possibles, en voyage, est de débusquer un livre de poche écorné en français chez un bouquiniste anglophone, un Maupassant qu’on n’aurait jamais pris le temps de lire à la maison, et de le savourer page à page sous le ron-ron d’un ventilateur ou assis sur une fesse un bus, avant de le remettre dans le circuit à l’étape suivante. Mais une joie inespérée est de découvrir, au bout du monde, un éditeur en langue française proposant des ouvrages qui vont vous aider à comprendre, tout au moins à appréhender l’univers dans lequel vous êtes plongé. C’est le cas à Pondichéry avec les livres de la maison Kailash, éditeur franco-indien, qui publie des textes de référence et des récits de voyage consacrés à l’Asie. Kailash a le bon goût de composer de beaux ouvrages, de format in-8, brochés, de bonne facture et d’excellente tenue, résistant bien à l’humidité.

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C’est dans l’un de ces bouquins « L’aventure des Français en Inde » trouvé au french bookshop de Pondichéry que j’ai appris l’existence et découvert l’histoire de Pierre Malherbe cet aventurier français du XVIe devenu conseiller du grand Moghol Abkar. C’est grâce à une fiction publiée par ce même éditeur « Le tigre et la rose » d’un certain Louis Frédéric, que Gauvain s’est passionné pour l’histoire de Mihr-un-Nisa, cette jeune Persane devenue l’épouse du grand Moghol Jahangir à l’époque de la construction du Taj Mahal.danielou

C’est enfin grâce à un recueil d’articles inédits du spécialiste de l’hindouisme Alain Daniléou que j’ai pu, non pas comprendre, mais approcher d’un peu plus cette relation au monde propre à l’Inde. Mais au delà de ces quelques ouvrages, que je conserve pieusement, je voudrais attirer l’attention sur la qualité du travail de cette maison, qui est une sorte de cadeau des dieux comme il en doit en rester peu à travers le monde. Une maison qui ne roule sûrement pas sur l’or et dont la pérennité est sans doute loin d’être assurée en ces temps difficiles pour le papier. J’ai découvert, en cherchant des illustrations pour ce billet, que les livres de Kailash sont en vente sur les principaux sites en ligne.

Illustrations : La ville blanche, Pondichery, photo Ph.D; Approche de l’hindouisme, Alain Danielou, Kailash.

Pour mémoire :  La moto bleue, sur les routes de l’Inde éditions du Petit Véhicule.

Au château de Montaigne

Quelques ouvrages poussiéreux, quelques caisses de Bergerac, trois cartes postales et deux assiettes gravées – je force à peine le trait – l’accueil au château de Montaigne a quelque chose de simple et de familier qui ravit le coeur. Comme si le gentilhomme campagnard avait transmis a la postérité cette bonhommie et cette simplicité qui traversent ses écrits. On est loin, au château de Montaigne, dont il ne reste guère que la tour – mais quelle tour – du XVIe siècle, de la mise en scène désormais d’usage dans la plupart des monuments historiques. L’explication semble tenir au fait que le château reste une propriété privée, dont les bâtiments principaux sont encore habités.montaigne

C’est une étudiante qui fait visiter les lieux. Certes il ne faut guère l’éloigner du petit compliment consciencieusement appris qu’elle récite en traversant chaque pièce de la tour, de la chapelle à la librairie, mais c’est parfait. Cette liberté donnée au visiteur de caresser les pierres, de s’imaginer la bibliothèque remplie, d’embrasser le point de vue qui s’offrait à l’auteur, de baguenauder dans le parc, est un plaisir chaque fois renouvelé pour qui a partagé les réflexions, les états d’âme, les repentirs de Montaigne.

château MontaigneL’an dernier, en sortant, je n’ai pas emporté de caisse de Bergerac, ce que j’avais fait les années précédentes, content d’épater les copains lors de quelque dîner. Ce Bergerac est quand même un peu juste, et manifestement pas très écolo. Mais là n’est pas l’essentiel; pour qui a goûté un jour à la prose de notre homme. De cette prose rare qui transforme son lecteur. Je reste persuadé que le regard porté par cet honnête homme sur la condition humaine en un siècle aussi troublé que le sien, est l’un des biens les plus précieux qui nous ait été transmis. Chacun ses héros. Montaigne est l’un des miens.

Illustrations D.R.