Ce bon vieux canard

L’une des conséquences de l’affaire Charlie aura été la lumière portée sur certaine presse papier, victime, dans une relative indifférence, d’une progressive désaffection du public. Désaffection qui pouvait s’avérer mortelle pour les supports vivant du seul produit de leurs ventes, Charlie hebdo était d’ailleurs au bord de la faillite.

Petillon_drawingCe n’est pas le cas du Canard enchaîné, qui va fêter cette année son centième anniversaire, lequel reste solide sur ses appuis, sans échapper à l’érosion de la diffusion qui frappe l’ensemble du papier (399 567 ex de moyenne en 2013, en baisse de 16% par rapport à 2012, selon les derniers chiffres trouvés en ligne).

La saine gestion du volatile, la structure de son capital (le journal appartient aux salariés en exercice), la prudence de ses responsables, qui se sont gardés de livrer gratuitement leurs contenus en ligne, ne doivent toutefois pas occulter une réalité : le lectorat du Canard vieillit et son équilibre économique est à terme en danger.

Certes, l’univers de référence peut parfois sembler un peu trop confiné à la buvette de l’Assemblée, l’habillage peut sembler un peu daté pour les jeunes lecteurs, mais ces reproches ne pèsent pas bien lourd devant ce qui reste un monument de la presse hexagonale. Parce que le Canard enchaîné ce n’est pas seulement une légendaire liberté de ton, une farouche indépendance, des nerfs d’acier (il faut avoir tâté de l’intimidation pour mesurer à quel point les journalistes du Canard s’exposent), c’est aussi une certaine façon de concevoir l’irrévérence, avec une forme d’élégance propre à la presse française.

Et puis le Canard enchaîné, c’est aussi un rapport unique entre le texte et le dessin. Je suis notamment un fan absolu des « culs de lampe » ces petits dessins qui servaient par le passé à boucher les trous au marbre, à animer la page. Ah les soirées de bouclage où les dessinateurs crayonnent dans les coins ! Et puis le Canard ce sont des rubriques irremplaçables, comme la chronique judiciaire de Dominique Simonnot, du brut de chez brut. C’est aussi les films qu’on peut ne pas voir, l’album de la comtesse, la voie aux chapitres… Bref une demi-heure de bonheur quasi garanti.premiercanard

Il n’est pas certain que le lecteur lambda, qui achetait de temps en temps son canard en prenant le train et se réfugie désormais sur sa tablette en picorant des contenus gratuits, ait bien pris la mesure du danger qu’il fait courir à cette presse irrévérencieuse. En ne lui donnant plus les moyens de vivre, de payer son personnel, son imprimeur. Du danger qu’il se fait courir à lui-même en appauvrissant les derniers supports indépendants des puissances de l’argent.

Je suis souvent frappé par la naïveté du discours de mes étudiants, qui n’achètent plus de papier, considèrent comme superflu l’abonnement payant à la presse en ligne et prétendent être informés correctement. Comme si l’information tombait du ciel. Comme la démocratie allait de soi. Le Canard nous le opportunément rappelle chaque semaine : « la liberté de la presse ne s’use qui l’on ne s’en sert pas. » Et elle s’use assez vite si on n’y prend pas garde.

Illustrations : Pétillon, le 1er numéro du Canard.

 

Demi-finale de waterclash

Un extrait du petit ouvrage sur lequel je planche depuis un mois et pour un mois encore, histoire de fêter la mi-parcours de la rédaction (et que je m’autorise à évoquer puisque l’éditeur vient d’en annoncer la publication). Il s’agit de la première apparition de Royal de Luxe dans la région nantaise à laquelle j’ai eu la chance d’assister, par le plus grand des hasards, en 1985 ou 1986. La scène est racontée de mémoire. Je viens d’avoir la confirmation qu’il s’agit bien de la toute première apparition de la troupe (actuellement en tournée en Australie) par le directeur technique du CRDC de l’époque. Précisons que la photo, provenant du fonds Royal de Luxe n’a pas été prise à Saint-Nazaire, mais lors d’une représentation à l’étranger.

royal de luxe

C’est dans les rues de Saint-Nazaire que Royal de Luxe fait sa première apparition dans la région en proposant La demi-finale de waterclash et provoque un choc esthétique qui reste inscrit dans les mémoires trente ans plus tard. Qu’on en juge. Le public nazairien assiste interdit, un samedi après-midi d’affluence dans le centre-ville, au passage, au milieu de la circulation, de deux individus vêtus en motards de la police des années cinquante, juchés sur des cuvettes de wc à roulettes propulsées par les moteurs de solex. Suit un gentleman en smoking, équipé de lunettes de soudeur, au volant d’une baignoire à moteur remplie de bain moussant, et un camion boueux sur le toit duquel un groupe de rock joue dans une cage. Proprement estomaqué et légitimement intrigué le public emboîte rapidement le pas de cette improbable caravane, et se retrouve sur une petite place, derrière la Maison du peuple où, sur une estrade, trois personnages en costume cravate, debout aux côtés de gros appareils électro-ménagers se mettent à casser en cadence des dizaines d’assiettes, se livrant à une apparente compétition, pendant que la baignoire à moteur tourne en rond sur la place. Baignoire qui cède rapidement la place à deux terrifiants personnages, chacun juché sur un engin pétaradant, sorte de chopper à trois roues, au guidon duquel ils se livrent à une ébouriffante joute, à la manière des chevaliers du moyen-âge et dont on sent très vite qu’elle ne pourra s’achever que par la mort de l’un des combattants. De fait, au terme d’une série d’échanges fracassants, l’un des hérauts s’effondre au milieu des débris de vaisselle, des pots de peinture et des bulles de savons dont les protagonistes se sont allègrement aspergés. Le silence se fait : une ambulance du centre hospitalier de Saint-Nazaire entre sur la place, charge la victime sur un brancard et repart toutes sirène hurlantes. Les spectateurs de ce rêve éveillé se frottent les yeux, se regardent, incrédules et commencent à sourire timidement. Chacun vient, et le sait, d’assister à un moment qui va se graver durablement dans sa mémoire. « Les services techniques de la ville étaient fous, je me suis fait incendier » se souvient Daniel Sourt « il y en avait partout sur la place, ils m’ont demandé où était la fiche technique du spectacle, je crois qu’il n’y en avait même pas. Je me souviens aussi qu’ils avaient une perche pour soulever les câbles du téléphone et les fils électriques lorsqu’ils gênaient le passage du camion. C’était incroyable, mais tout à fait dans l’esprit de ce qu’on faisait. »

Photo : Royal de Luxe

André Malraux et l’Islam

[Note sur l’Islam] 3 juin 1956

La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est
incapable de  construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur
fondamentale, ou elle se décomposera.
andre-malraux-correspondance

C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. A l’origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam. En théorie, la solution paraît d’ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l’aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d’Etat. Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe. Quand je dis «musulmane» je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. Dès maintenant, le sultan du Maroc est dépassé et Bourguiba ne conservera le pouvoir qu’en devenant une sorte de dictateur. Peut-être des solutions partielles auraient-elles suffi à endiguer le courant de l’islam, si elles avaient été appliquées à temps. Actuellement, il est trop tard ! Les «misérables» ont d’ailleurs peu à perdre.

Ils préféreront conserver leur misère à l’intérieur d’une communauté musulmane. Leur sort
sans doute restera inchangé. Nous avons d’eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits
que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire
ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est
prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution.

 

André Malraux, le 3 juin 1956.

Elisabeth de Miribel, transcription par sténographie. Source Institut Charles de Gaulle. http://www.malraux.org/index.php/textesenligne/1116-islam1956.html

 

La représentation figurée du prophète Muhammad*

Par

Les carnets de l’Ifpo, Institut français du Proche Orient

L’islam et ses pratiques, pas plus que tout autre phénomène humain, n’échappent aux mutations au fil de l’histoire. La question de la représentation figurée en général, et de celle du prophète de l’islam en particulier, a été diversement tranchée selon les périodes et les milieux. Si elle a parfois déclenché des débats animés, elle ne semble pas avoir posé un problème majeur ou permanent aux croyants musulmans ni à leurs juristes (Naef 2004). Les polémiques récentes, parmi les plus vives qu’aient connues l’histoire, sont attisées par le fait que les images qui les ont déclenchées sont des caricatures ; elles alimentent l’idée fausse et essentialiste que, « de tout temps », l’islam aurait interdit la représentation de son prophète, voire toute représentation humaine. Encore faudrait-il savoir de quel objet on parle lorsqu’on utilise le terme « islam », dont les significations multiples sont trop souvent confondues ou tenues pour équivalentes : parle-t-on de l’islam sunnite, de l’islam chiite ? Des pratiques des croyants, qu’il faut toujours rapporter à un contexte géographique et historique précis ? Des textes sacrés de l’islam, en premier lieu du Coran, ou des interprétations des juristes et des exégètes ? De l’islam des fatwas (lesquelles, émises par quelle autorité religieuse, et dans quel contexte ?) ou d’un ressenti qui peut, lui aussi, varier d’un croyant à l’autre ? Plus que jamais, les désastreux soubresauts d’une actualité vite montée en épingle doivent être considérés à l’aune de l’histoire et les phénomènes récents, comme la sensibilité de nombre de croyants musulmans à la question de la représentation de leur prophète, doivent être replacés dans une perspective historique longue pour échapper à une vision univoque et figée de l’islam et de ses adeptes.

Illustration 1 : Muhammad reçoit la révélation de l’ange Gabriel. Compendium des Histoires (Jâmi‘ al-tawârikh) de Rashîd al-dîn, manuscrit illustré produit à Tabriz au début du xive siècle (Edinburg University Library, MS Arab 20).

Contrairement à une idée reçue fort répandue dans les milieux musulmans et non musulmans, le Coran n’interdit en aucune manière la représentation figurée, celle des hommes pas plus que celle des animaux. La réprobation coranique est en revanche très forte envers les pratiques idolâtres qui auraient caractérisé le polythéisme de l’Arabie préislamique. Il s’agit de la condamnation, ferme et précise, de l’utilisation dans le cadre du culte d’images de divinités, peintures, statues ou statuettes. Un épisode célèbre de la biographie de Muhammad, telle qu’elle fut ordonnée et mise par écrit à partir de récits oraux à partir du viiie siècle de l’ère chrétienne, met en scène le prophète de l’islam détruisant les centaines d’idoles contenues dans le sanctuaire de la Kaaba lorsqu’il entra victorieusement à La Mecque en l’an 8 de l’hégire (630 de l’ère chrétienne)[illustration 2]. Cet épisode n’exprime pas une interdiction absolue de l’image mais met en scène le triomphe de l’islam, monothéisme pur, sur le polythéisme mecquois symbolisé par les idoles. De fait, dans l’empire islamique en formation, l’usage des représentations figurées (humaines et animales) fut rapidement banni des lieux de culte musulmans, sans que soient pour autant interdits les décors floraux ou figuratifs qui ornent par exemple les mosaïques de la mosquée des Omeyyades de Damas, construite au début du viiie siècle.

Illustration 2 : Muhammad, sous la forme d’un nimbe dorée (en haut à gauche de l’image), détruit les idoles de la Kaaba. Miniature du Cachemire, XIXe siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Supplément persan 1030, fol. 306).

Plus que dans le Coran, une méfiance plus générale envers les images s’exprime dans certains textes de la tradition musulmane, notamment dans le corpus des hadiths, qui relatent sous forme de petits récits des actes et des dires attribués à Muhammad. La fonction première des hadiths était d’apporter une réponse normative aux nombreuses questions non résolues par le texte coranique : les faits et gestes du prophète, ses déclarations et même parfois ses silences, tels qu’ils furent rapportés d’abord oralement par ses Compagnons puis par les générations suivantes, sont interprétés comme des modèles de comportement. L’ensemble des hadiths tenus pour authentiques par les savants des premiers siècles de l’islam constitue la Sunna. Dans ce corpus, la question de l’image n’est pas centrale, bien qu’une certaine méfiance s’y fasse jour envers ceux qui fabriquent des images, suspects de vouloir se comparer au Créateur. Certains hadiths sont cependant ouvertement hostiles aux images, affirmant qu’une maison qui en abrite ne sera jamais visitée par les anges. Les textes juridiques musulmans anciens débattent aussi parfois la question de la licéité des images ; bien que les avis n’aient pas tous été concordants en la matière, à partir du viiie siècle, le droit musulman naissant se montre dans l’ensemble réticent envers la production et l’usage d’images d’hommes et d’animaux.

Cette réticence des juristes, touchant principalement le domaine du culte, ne conduisit pas, dans un premier temps, à bannir toute représentation imagée dans le domaine profane. Au temps des califes omeyyades de Damas (661-750), les murs des palais, résidences aristocratiques et bains s’ornaient volontiers de scènes de chasse, de figures humaines et animales, comme en témoignent les riches fresques murales du palais jordanien de Qusayr ‘Amra (début du viiie siècle) : celles du hammam comportent, entre autres, des images de baigneuses dénudées. Au cours du Moyen Âge, animaux et personnages ornaient fréquemment certains objets du quotidien, textiles et céramiques. Une riche tradition de manuscrits enluminés vit le jour en Mésopotamie au xiie siècle ; des œuvres littéraires narratives y étaient illustrées de miniatures mettant en scène des personnages humains parfaitement représentés. L’illustration d’ouvrages scientifiques était elle aussi fréquente, incluant des représentations de personnages humains et d’animaux de toutes sortes. Les productions artistiques du domaine islamique sont donc loin de se réduire à l’arabesque géométrique ou aux décorations florales.

Parmi les figures humaines représentées par des artistes du monde musulman, celle de Muhammad ne semble pas, dans un premier temps, avoir constitué une exception notable. Les miniatures le représentant à visage découvert se multiplièrent à partir du xiiie siècle, sans que ces représentations ne suscitent de débats enflammés parmi leurs contemporains. Il est vrai que ces ouvrages comptaient sans doute un nombre restreint de lecteurs, issus majoritairement des milieux aristocratiques susceptibles de commanditer ou d’acquérir de tels produits de luxe.

Une miniature célèbre représentant Muhammad et les traits de son visage, extraite de l’ouvrage d’al-Bîrûnî, al-Âthâr al-bâqiya, Iran, xvie siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Arabe 1489, fol. 5v). Cette image est celle que l’éditeur Belin avait choisi de flouter dans l’un de ses manuels d’histoire destiné aux classes de 5e, en 2005

Muhammad, au visage nimbé de flammes, entre à La Mecque. Qazwin, fin du xvie siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Persan 54, fol. 187).

Les derniers siècles du Moyen Âge virent ainsi fleurir des miniatures représentant Muhammad. Ces portraits s’inspiraient des descriptions textuelles contenues dans les biographies du prophète ou dans un type particulier d’ouvrages, les shamâ’il, consacrés à la description physique de Muhammad telle que rapportée par le hadith. Les images des xiiie-xvie siècles sont proches de ces descriptions textuelles : Muhammad y figure le plus souvent sous la forme d’un homme d’âge mur, doté d’une barbe soigneusement taillée et coiffé d’un turban. Son teint est rose, ses traits bien dessinés, son visage est parfois encadré par deux mèches de cheveux. Il apparaît toujours nimbé de flammes, ou bien la tête entourée d’un halo [illustration 4] ; il y partage cette particularité avec les anges et les autres prophètes, et parfois même d’autres membres de sa famille, eux aussi représentés à visage découvert. Moins fréquemment, Muhammad est parfois représenté sous la forme d’un jeune homme imberbe, pour illustrer les épisodes anciens de sa vie, précédant la révélation. Les miniatures le mettent en scène dans les moments marquants de son histoire. L’épisode plus célèbre est celui de son ascension céleste, le mi‘râj, sur le dos d’une monture ailée dotée d’une tête de femme, le Burâq. Au fil des siècles, cette ascension prit une importance croissante dans les récits biographiques et les traités mystiques et donna lieu à d’innombrables représentations [illustration 5].

Une scène du mi‘râj, « l’ascension céleste » de Muhammad. Sur le dos de sa monture ailée, le prophète rencontre lors de sa traversée des sept ciels un ange en forme de coq. Manuscrit produit à Hérat, XVe siècle (Paris, BnF, Manuscrits orientaux, Supplément turc 190, fol. 11).

À partir du xvie siècle, les portraits figurés du prophète de l’islam devinrent plus rares, et une iconographie particulière se développa, qui consistait à voiler le visage de Muhammad ou à le symboliser par une flamme, ou parfois par son nom calligraphié. Les historiens de l’art ont même mis en évidence certains cas où des peintures anciennes, qui figuraient visiblement ses traits, ont par la suite été grattées, effacées ou, plus discrètement, recouvertes d’un voile masquant son visage [comme peut-être dans l’illustration 6]. De plus en plus, l’ensemble de la personne du prophète était symbolisé par un grand nimbe de flammes dorées[illustrations 3 et 7]. Bien que son visage ou même l’ensemble de son corps ne soient pas toujours représentés, on continua cependant, en contexte safavide comme ottoman, à illustrer de scènes très vivantes les biographies de Muhammad et d’autres ouvrages historiographiques ou mystiques.

Muhammad au visage voilé ; l’ange Gabriel se tient derrière lui. Miniature extraite de la version illustrée de la chronique Zubdet el-tevarikh réalisée au xvie siècle pour le sultan ottoman Murad III (détail) (Istanbul, Musée des arts turcs et islamiques).

Il est difficile d’évaluer si cette pratique consistant à effacer les traits du prophète découle véritablement de la désapprobation des ulémas envers sa représentation figurée ; de fait, la réitération de l’interdiction en la matière est récente. L’historienne de l’art Christiane Gruber interprète plutôt ce phénomène comme l’extension, dans le domaine de l’art, d’une tendance à l’abstraction reflétant la diffusion de thèmes mystiques associant Muhammad à la « Lumière prophétique », émanation de la Lumière divine, principe créateur universel et symbole de la divinité unique échappant à toute représentation (Gruber 2009). Ces idées se développèrent dans le contexte de l’Iran safavide et sont largement représentées dans la poésie persane de l’époque. Elles insistent sur le fait que l’essence du prophète ne peut être appréhendée que par une vision de l’âme, et s’accompagnent de descriptions allégoriques de la « lumière prophétique », symbolisée par le nimbe de flammes.

À l’époque contemporaine, la multiplication des images dans le monde musulman s’est accompagnée de phénomènes variés. Si, dans l’Iran chiite d’aujourd’hui, il n’est pas rare que des portraits imaginaires de Muhammad ou de l’imam Husayn décorent les rues en temps de festivités religieuses, en particulier pendant la commémoration du deuil de ‘âshûrâ’, le monde sunnite se montre globalement hostile à la représentation figurée de son prophète – sans même parler du cas volontairement polémique que constituent les caricatures. Reste cependant à rappeler qu’il fut un temps où artistes comme public musulmans considéraient la production et la contemplation de portraits de leur prophète comme une expression de leur dévotion, et non comme une pratique blasphématoire réservée aux seuls détracteurs de l’islam.

 

Muhammad siège devant les croyants en compagnie des quatre premiers califes. Dans ce manuscrit chiite, Ali, le premier imam, est lui aussi symbolisé par une flamme. Miniature du Cachemire, xixe siècle (BnF, Manuscrits orientaux, Supplément persan 1030, fol. 374v).

 

Pour en savoir plus

Bibliographie

Quelques ressources sur Internet

  • Mandragore, le site de la BnF dédié aux manuscrits enluminés, permet l’accès à quelques dizaines d’enluminures de manuscrits arabes, turcs ou persans contenant des représentations de Muhammad (choisir le mot-clé « Muhammad » dans la rubrique « Descripteur »). Quelques-unes le présentent à visage découvert (Ms Arabe 1489, Persans 54 et 376, Suppléments turcs 190 et 1063), d’autres avec le visage voilé (Supplément turc 1088) ou symbolisé par un grand nimbe doré (Supplément persan 1030). http://mandragore.bnf.fr/jsp/rechercheExperte.jsp,
  • Une page anglaise de Wikipedia rassemble une cinquantaine d’enluminures produites en contexte musulman et représentant le prophète sous différents aspects ; certaines légendes laissent toutefois à désirer. http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Muslim_depictions_of_Muhammad

Pour citer ce billet : Vanessa Van renterghem, « La représentation figurée du prophète Muhammad »,Les Carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient(Hypothèses.org), 29 octobre 2012. [En ligne] http://ifpo.hypotheses.org/4445

 

*plutôt que de proposer un lien, j’ai opté pour une reproduction de ce texte de Vanessa Van Renterghem publié sur sur le site de l’institut français du Proche Orient, de façon à en favoriser la diffusion auprès de certain public cultivé mais non érudit, à un moment où le besoin d’outils de compréhension semble plus que jamais nécessaire.

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“Il y a deux dangers dans cette situation, celui de se taire et celui de parler” dit Boris Cyrulnik. Après avoir parlé, nous allons prendre le temps de nous taire un peu.

Couverture du prochain New-Yorker, Ana Juan

politiquement incorrect

Il se passe quelque chose d’étrange au lendemain de l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo : un élan de compassion comme on a rarement vu – les rassemblements spontanés mercredi soir étaient de ce point de vue extrêmement émouvants – et une impossibilité de jauger les faits, de penser les choses, d’en analyser les causes et d’en concevoir les prolongements, paralysés que nous sommes par le déroulé des évènements et la tyrannie du politiquement correct. Nous sommes tétanisés par l’émotion et, curieusement, plus moralistes que jamais. Charlie c’est bien, Houellebecq, cet oiseau de mauvais augure, c’est mal.

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Ces réactions bien-pensantes  sont aux antipodes de ce que professait la génération bénie d’humoristes qui a marqué la grande époque des journaux satiriques, les Reiser, Coluche, Gotlib ou Desproges, lesquels s’autorisaient tout, et plus encore. Avec Cabu et Wolinski ce n’est pas seulement une génération qui disparaît, c’est une liberté de ton qui s’évapore. Une parenthèse enchantée qui se referme.

Cette liberté n’est pas seulement tuée par une paire de jeunes paumés exaltés, elle est le résultat d’une domestication des esprits, dont l’enclos mental s’est progressivement resserré. Il y a désormais des mots qu’il faut chasser de son vocabulaire. Des dieux qu’on ne peut pas représenter, des religions qu’on ne peut pas, qu’on ne peut plus nommer, au risque de déclencher une tempête de protestations, d’encourir l’accusation de racisme ou d’antisémitisme.

N’est pas Claude Levi Strauss qui veut. Lequel ne s’embarrassait pourtant pas de précautions oratoires et qui ne pourrait plus vraisemblablement publier aujourd’hui les dernières pages de Tristes Tropiques.  Une fois n’est pas coutume, je rejoins Michel Onfray quand il évoque la régression qui nous frappe sur ce chapitre. Les religions ont réussi ces vingt dernières années l’incroyable performance de museler toute expression critique à leur endroit, au prétexte qu’il ne faut pas froisser leurs adeptes.

Cette impossibilité de dire les choses, de s’étonner par exemple que la moitié des élèves d’une B66ocJvCUAE451Xclasse de terminale puisse considérer aujourd’hui que les journalistes de Charlie Hebdo « ont bien cherché ce qui leur est arrivé en caricaturant le prophète » comme en a témoigné jeudi soir un professeur de philosophie sur l’antenne de France-Inter. De dire avec Malek Chebel, philosophe musulman « il faut que l’islam accepte de se réformer, de s’adapter à la réalité d’aujourd’hui, de venir à la table de la modernité comme tout le monde. Non seulement l’islam n’a pas réussi son aggiornamento, mais il a pris la direction inverse aujourd’hui, puisqu’il fait le lit de tous les fondamentalistes et les sectaires (…) Les libres-penseurs, les humanistes, les intellectuels, les politiques vertueux ne font pas leur travail collectivement. Nous manquons à notre devoir d’œuvrer à l’amélioration de l’image de l’islam. »* Ce n’est pas faire injure aux musulmans de dire qu’il y a un malentendu sur l’islam en France et que, sans eux, il sera très difficile de le lever.

Je ne méconnais pas le risque, en publiant cette humeur, tout comme je l’ai fait récemment en publiant une critique de « Comment le peuple juif fut inventé », de m’attirer les foudres de certains policiers de la pensée. Mais soyons clair, ce sont, à mes yeux, ces vigiles du politiquement correct, qui refusent de poser les problèmes – contrairement à ce que faisaient les journalistes de Charlie Hebdo – qui font le lit du Front National. Plus grave, qui font le lit des crispations et des violences qui s’annoncent.

*Ouest-France, vendredi 9 janvier 2015.

Illustrations Cabu, Vidberg.

 

Pense-bête

Lectures contraintes, livres en retard, ouvrages en cours … la liste des lectures à venir pourrait être parasitée par une série de mauvaises raisons. Par bonheur, je ne souffre d’aucun scrupule à l’heure d’ouvrir un bouquin. Je peux laisser un livre en route, mener plusieurs lectures de front (c’est toujours le cas), tout laisser tomber pour dévorer un roman. C’est selon.

tom gauld

Il arrive toutefois un moment où la bibliothèque touche ses limites, même si Anton Tchékhov et Jane Austen sont venus  l’enrichir avec les fêtes. Il faut donc penser à inviter de nouveaux pensionnaires. Ce billet a donc pour fonction de me servir de pense-bête, pour y retrouver quelques auteurs, quelques titres, qui manquent parmi les hôtes de la maison et qu’il me plairait de lire cette année.psychanalyse_du_feu_L

La psychanalyse du feu de Bachelard (L’Air et les songes est mon livre des nuits en ce moment, troublant et fascinant).

Les âmes mortes de Gogol. (aprés Tchekov et Dostoïevski, je ne crois pas pouvoir échapper à Gogol).

Monsieur Nicolas de Restif de la Bretonne  (autant pour le document que pour l’oeuvre, sans doute parce que je suis en train d’achever les historiettes de Tallemant des Réaux, entamé il y a des années. Et puis ce nom m’intrigue).

Côté oeuvres contemporaines, j’attendrai un an ou deux, comme d’habitude pour le dernier Houellebecq. Mon ami Jacques me dit, en revanche, le plus grand bien d’Ouragan  de Laurent Gaudé :

ouragan“Petit rappel Laurent Gaudé est celui qui a écrit “ La mort du roi Tsongor “ récit épique ou le sens grandiose de l’auteur peut complètement s’exprimer lors de la description de vieilles batailles improbables, inoubliable  ! Cette fois ci “Ouragan “ nous emporte du coté de la Louisiane ou Josephine, négresse depuis près de cent ans va enfin pouvoir partir dignement ! et ou les hommes et les femmes vont se perdre au milieu de l’eau qui monte, attention c’est humide, c’est torrentiel, et il n’y a que ceux qui ont le courage d’aller jusqu’au bout qui seront sauvés . C’est un récit qui écarte les nuances et les faux semblants afin de ne laisser transpirer que la finesse, et la profondeur des sentiments . Un seul conseil ; oubliez vos peurs profondes, a ce moment là elles deviennent inutiles !”épépé

Une excellente lectrice me recommande également un titre paru l’an dernier chez Zulma :  “j’ai découvert récemment un roman de Karinthy (Ferenc, le fils), Epépé — fable philosophique plus ou moins satirique sous forme de récit de voyage, mais surtout une histoire prenante comme un rêve que l’on aurait fait, mais pleine de rebondissements, de suspense …” Ce n’est pas précisément une nouveauté, mais la nouveauté est, pour dire le vrai, un critère qui a toujours échappé à ma perspicacité.

Pascale et M. Court semblant d’accord pour ne pas recommander le Samarcande d’Amin Maalouf, nous nous en passerons volontiers.

Voilà, voilà, ce pense-bête décousu peut évidemment être complété. Et pour les grands lecteurs qui apprécient les notes de lectures charpentées, une recommandation, le blog de Brumes (sur la col de droite). C’est du lourd, au bon sens du terme. Bonnes lectures.