Archives de catégorie : Humeurs

Pour saluer Zénobie de Palmyre

La tragédie qui se déroule à Palmyre invite à ouvrir Gibbon, l’historien favori de Borgès, et sa fabuleuse histoire de la chute de l’Empire Romain. Ici un extrait consacré à Zénobie, impératrice d’Orient et reine de Palmyre au IIIe siècle. Précisons que ce portrait est brossé par un auteur du XVIIIe.

Dans l’Europe moderne plusieurs femmes ont soutenu glorieusement le fardeau d’un empire ; et notre siècle a produit des héroïnes dignes des regards de la postérité. Mais, si nous exceptons Sémiramis, dont les exploits paraissent si incertains, Zénobie est la seule dont le génie supérieur ait brisé le joug indigne sous lequel les moeurs et le climat de l’Asie tenaient son sexe. 

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Elle se disait descendue des anciens rois macédoniens qui régnèrent en Egypte ; sa beauté égalait celle de Cléopâtre et elle surpassait de bien loin cette princesse en valeur et en chasteté. Elevée au dessus de son sexe par ses qualités éminentes, Zénobie était encore la plus belle des femmes. Elle avait (en parlant d’une reine les moindres détails intéressent) le teint brun, les dents d’une blancheur éclatante, une voix forte et harmonieuse, et de grands yeux noirs dont une douceur attrayante tempérait la vivacité. L’étude avait éclairé son esprit, et en avait augmenté l’énergie naturelle. Elle n’ignorait pas le latin mais elle possédait au même degré de perfection le grec, le syriaque et la langue égyptienne. L’histoire orientale lui parut si importante qu’elle en avait composé un abrégé pour son usage; et guidée par le sublime Longin, elle comparait familièrement les beautés d’Homère et de Platon.

Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire Romain, Edouard Gibbon, vol 1, Paris, 1837, trad. J-A-C Buchon.

Les villes sont-elles mortelles ?

Etrange télescopage : alors que je replonge dans l’histoire d’Alençon (à l’heure où la ville était pionnière de l’imprimerie, siège d’un duché florissant, dont la souveraine, Marguerite de Navarre, sœur du roi et protectrice des arts, assurait le rayonnement) un clip nous annonce qu’Alençon est décédé.

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Feu la Renaissance, maville.com

Et de fait, on se demande en parcourant les rues désertes de cette petite ville bas-normande, si les jeunes gens qui postent ce faire-part n’ont pas raison. Il y a deux ou trois ans j’avais manifesté ici mon incompréhension devant la fermeture du grand café de la ville, la Renaissance, qui restait le coeur battant de la cité pour tous les exilés de mon acabit, de retour régulier au pays.

Ne restent plus guère aujourd’hui que la magnifique librairie « Le Passage », en danger elle-aussi, et la singulière salle de spectacle « La Luciole » pour maintenir une petite flamme dans ce qui fut une ville dans tous les sens du terme, disons jusqu’à la fermeture de la seule industrie locale : Moulinex. Alençon ne cesse depuis lors de se replier, de se rétracter et se transforme en bourgade fantôme flottant dans des habits trop grands.

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Le Conseil général de l’Orne, photo CG61

La faute à qui ?  A personne évidemment. Même si les élus, du département (de droite) ou de la ville (de gauche) ne sont totalement pas innocents dans cette affaire. En choisissant d’installer le siège du Conseil général en centre-ville, dans la caserne Lyautey,  plutôt que d’y installer l’antenne de l’université de Caen, les élus départementaux ont privilégié leur petit confort au détriment de la jeunesse, cantonnée à quelques kilomètres au milieu de champs de patates. La ville, elle, n’a pas trouvé mieux que d’encourager la création d’immenses et glaciales zones commerciales en périphérie, dévitalisant un peu plus le pauvre centre.

Il semblerait que la municipalité ait eu des velleités d’attaquer le clip parce qu’il nuirait à son image. Elle ferait sans doute mieux de s’intéresser au sort des dernières poches de résistance qui font encore d’Alençon une ville, comme le théâtre ou la grande librairie. Il est étonnant de constater à quel point certains élus ont du mal à comprendre l’importance de la convivialité, du commerce au sens noble du terme, dans la vie de la cité.

La réouverture de la Renaissance, la bien-nommée, serait dans cet esprit un signe beaucoup plus parlant que tous les discours.  Mais cela semble mal parti. Les villes sont peut-être mortelles, comme les civilisations.

 

Le journal qui achète ses lecteurs

Une tablette tactile PC 7 pouces Wifi avec house et clavier, un set de deux bagages en cuir, une montre Lip Oxford « symbole du patrimoine industriel français », c’est le cadeau de bienvenue de l’Obs, la nouvelle formule du Nouvelobs. Soit 200 € de cadeaux pour un abonnement de 195€, ramené à 129 €, parce que c’est vous M. Dossal.

l'obsJe chéris cette offre, parvenue cette semaine, pour deux raisons. La première est professionnelle. Elle va me permettre d’actualiser le cours sur les modèles économiques de la presse magazine à la rentrée prochaine. Rien de mieux qu’un exemple concret. L’Obs achète donc ses lecteurs. Ce n’est pas vraiment une information mais il est important que cela soit rappelé de temps à autre.

Les lecteurs ne savent pas à quel point on leur donne de l’argent lorsqu’ils achètent un magazine. Ils le paient 3€ et donc supposent logiquement qu’il coûte 3€. Or il en coûte 10 au bas mot (ce qui n’est pas choquant en soi, vue la qualité de la quadri, les coûts de production, d’impression, de diffusion). Le lecteur ne paie en gros que 30% du coût réel de l’objet.

C’est donc la pub qui paie les 7€ manquants. Comme les tarifs de pub sont indexés sur le nombre de lecteurs, il arrive un moment où il peut être rentable d’acheter des lecteurs pour maintenir les tarifs de pub les plus élevés possibles, lesquels assurent 70% du chiffre d’affaires (à la louche, ce peut être moins, c’est parfois plus). L’idée est quand même de  ferrer durablement les nouveaux lecteurs en leur faisant signer un « mandat de prélèvement » qui attache l’abonnement au compte en banque.

La deuxième raison est personnelle. Je vais peut-être accepter. La tablette intéresse un garçon, le bagage en cuir madame, et la montre (vraisemblablement fabriquée en Chine) me rappellera de bons souvenirs. Et puis je peux consacrer vingt minutes par semaine à parcourir l’Obs – il y a de bons papiers -, ce n’est pas plus honteux que le Point, dont je suis toujours – mystérieusement destinataire.

Mais je vais envoyer un chèque, pour voir. Pas question de me laisser vassaliser par un prélèvement. Je me souviens d’une conférence de la chef des finances de Médiapart aux rencontres de la presse en ligne il y a deux ans, qui disait que son prochain défi était de faire migrer le paiement par carte bleue vers le prélèvement automatique, qui provoque beaucoup moins de déchets lors des réabonnements.

Cette aliénation du prélèvement est une des servitudes volontaires auxquelles nous nous conformons, à mon goût, avec une désinvolture coupable. En revanche prendre le marketing à son propre jeu est un plaisir auquel on peut s’adonner sans modération.

éloge de la débroussailleuse

L’un des bénéfices de la vie à la campagne est d’épouser au plus près sa condition animale. Pas vraiment besoin de s’astreindre à courir dans les rues sans autre motivation que d’entretenir sa carcasse quand on est appelé à couper son bois l’hiver ou à domestiquer la végétation au printemps. L’exercice physique fait, en quelque sorte, partie du jeu.

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Adepte d’Edward T. Hall, j’ai fait disparaître il y a une quinzaine d’années les clôtures qui entouraient le terrain de la vieille ferme d’où son écrites ces lignes et sur lesquelles butaient le regard, dégageant ainsi l’horizon, laissant apparaître un dégradé de végétation qui donne d’un côté sur une petite prairie puis sur la route communale, de l’autre sur un petit bois.

En ces terres assez humides de Loire-Inférieure, la végétation est tonique et doit être régulièrement contenue, au risque de coloniser l’espace. Le recours à la débroussailleuse est donc nécessaire, en particulier au printemps. J’adore cet engin, en dépit d’une prévention coupable pour les machines trop sophistiquées (je m’obstine à râper les carottes à la main, sous les sarcasmes de la maisonnée) et du bruit strident de son moteur deux temps.

C’est une Husqvarna, un de ces engins nordiques simples et increvables – une malheureuse révision en dix ans – qui démarre rituellement au quart de tour après un hiver passé dans la poussière et l’humidité. Abreuvée d’un carburant écolo, l’Aspen, assez cher mais peu polluant, elle est équipée d’un solide fil de nylon, dont la rotation sectionne la végétation au pied, de préférence à la lame métallique, plus efficace mais plus dangereuse.

Cette débroussailleuse est un outil extrêmement fin, qui permet de sculpter la végétation au gré des saisons et des accidents du terrain. On peut ainsi choisir d’épargner tel ou tel bouquet spontané, à l’image des myosotis qui ont poussé cette année sous la ligne d’arbres qui borde le jardin. On peut quasiment araser la végétation ou laisser pousser les cheveux un peu plus longs de telle ou telle partie du terrain, dessinant ainsi une géographie différente d’une année sur l’autre.

La débroussailleuse est, en quelque sorte, la sœur bohême de la tondeuse, celle qui explore et dessine les frontières, autorise les contours flous, repousse les barbares mais peut, sur un coup de cœur, donner le droit d’asile à quelque plante, quelque fleur sans papier. Son maniement, assez simple, sous le soleil, autorise même l’esprit à vagabonder et à imaginer un billet saugrenu qui s’intitulerait « éloge de la débroussailleuse. »

Petit Véhicule et Grosses machines

Curieux télescopage cette semaine sur la table travail, enfin sur l’écran de veille. Alors que j’achève, pour un éditeur parisien, la rédaction d’un ouvrage sur la façon dont a été réenchantée par l’art la ville de Nantes ces trente dernières années, je reçois un coup de gueule de mon éditeur nantais qui s’indigne du fait que les petites structures culturelles sont abandonnées à leur sort dans la même ville.

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L’observatoire de Kawamata à Lavau-sur-Loire. Estuaire. Arts et références

 

A bas bruit, deux camps s’opposent dans la cité. Les défenseurs des grosses machines (Royal de Luxe, Lieu Unique, Machines de l’île, Voyage à Nantes…) dont je fais partie, et les défenseurs des petites cylindrées (salles des spectacles, compagnies modestes, petits éditeurs…) dont je fais aussi partie, étant notamment édité au bien nommé Petit Véhicule, qui souffre de problèmes de visibilité, de diffusion.

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Au royaume de Siam, éditions du Petit Véhicule.

En deux mots, je dois aux grosses machines des émotions inoubliables (cf la video précédente) des moments de partage incroyables et je suis persuadé que l’intrusion de l’art dans l’espace public, qu’il s’agisse d’un bateau mou, de champignons qui chantent ou de la création d’une librairie dans un village de six cents habitants, a influé sur le rapport à la création d’une multitude de gens, sur leur perception de l’espace public. Sur l’autre versant, je dois à une maison d’édition associative d’avoir publié des travaux plus personnels, des récits de voyage qui me tenaient à cœur. Ce n’est pas rien.

Le procès qui est fait aux grosses machines est, à grands traits, celui de l’argent (à droite comme à gauche). Elles pomperaient les budgets culturels, empêchant les petites maisons de prospérer dans leur ombre. Je ne suis pas certain que ce soit le cas. Enfin, je ne crois pas que les choses se jouent sur ce registre. L’opéra coûte un bras (cinq millions d’euros), faut-il pour autant le supprimer ? Même si, en ces temps de restriction budgétaire, la suppression des subventions au Petit Véhicule est un mauvais signe envoyé par le pouvoir local.

On peut, il est vrai, s’interroger sur le « fait du prince », sur le pouvoir démesuré des institutions sur telle ou telle structure. Mais sans grosses machines pas de Royal de Luxe à Nantes aujourd’hui, pas de Claude Ponti au jardin des plantes, pas d’observatoire de Kawamata à Lavau-sur Loire. Et toutes proportions gardées (vous pouvez hurler, la discussion est au café), pas de tour Eiffel, pas de Léonard de Vinci, pas de Taj Mahal, pas de Monteverdi. Sans Mécène pas de Virgile.

Faut-il chercher des boucs émissaires, trancher dans le lard, considérer qu’a priori « small is beautiful » ? Je m’autorise à en douter. Et je ne me plains par exemple que certains de mes livres n’aient obtenu qu’un succès d’estime. C’est ainsi. On peut, en revanche, se poser la question des raisons pour lesquelles les maisons d’édition de province ne parviennent pas à percer dans un monde écrasé par les grosses machines parisiennes. « Le divin marché » comme le qualifie Dany-Robert Dufour, qui sera l’invité des prochaines Impressions d’Europe, est organisé de telle sorte que la puissance de feu commerciale constitue, de fait, une arme de destruction massive.

C’est plutôt de ce côté, de ce « divin marché » qui chatouille notre instinct grégaire et modèle inconsciemment nos choix, y compris nos choix culturels, qu’il faut regarder, me semble-t-il.

Très chère université

Cela doit faire une bonne vingtaine années que j’interviens auprès de tes étudiants en licence et désormais en master Information Communication. Au départ il s’agissait de former des « rédacteurs concepteurs multimedia ». Aujourd’hui le diplôme prépare aux « métiers de l’information et du numérique ». Cela ne change pas grand-chose à l’affaire mais c’est peut-être plus chic. Je ne sais pas.

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L’une des curiosités de ta maison est qu’il est impossible de se connecter au réseau internet dans la plupart des salles de cours. Les murs sont trop épais paraît-il. Ce qui fait toujours rire les étudiants étrangers. Un peu moins les chargés d’enseignement dont je fais partie. Pas forcément facile de familiariser une promotion de cinquante étudiants avec la toile en disposant d’un malheureux tableau noir, enfin blanc.

Mais ce que je trouve le plus merveilleux est ton site internet. J’y dispose depuis quelques années d’une adresse et d’un espace qui permet, dit-on, de communiquer avec les étudiants. Ce qui est plus simple que de les contacter à l’unité lorsque je souhaite leur transmettre une offre de stage ou d’emploi.

J’ai réussi, il y a quatre ou cinq ans, à pénétrer dans ce site, enfin dans ce bunker. Et j’ai pu constater qu’une centaine de mails m’attendaient, paisibles et endormis, sur l’adresse de messagerie qui m’est dévolue. La fois suivante je me suis fait retoquer. Tu m’avais changé mon mot de passe. Sans me demander évidemment. En fait pour pénétrer dans cette messagerie, il faut être très gentil faire une demande au secrétariat du département, qui se renseigne auprès de l’administration, qui accorde un mot de passe provisoire sans lequel il n’est pas envisageable de passer la page d’accueil.

N’ayant pas l’intention de suivre une formation d’ingénieur centralien pour lire mes mails j’ai donc renoncé depuis bien longtemps à consulter cette messagerie, qui est pourtant publique, et où des étudiants m’écrivent parfois par mégarde. Nous communiquons donc par mail ou par le biais des réseaux sociaux.

Pour autant, en cette heure de recherche de stages, il aurait pu être utile que je puisse diffuser les annonces qui me parviennent. J’ai donc pris ma plus belle plume et demandé que l’on me donne mon mot de passe de la saison. Que j’ai obtenu. J’ai donc pris mon courage à deux mains, prévenu mon entourage que mon taux d’irritabilité pourrait monter dans la journée, et essayé de franchir la page 2 du site, tapant scrupuleusement ce mot de passe infernal et voici la réponse qui m’a été faite :

Utilisateur dossal-p inconnu dans l’application, mais connu auprès de CAS.<br /><br /><a href=”https://cas-ha.univ-nantes.fr/esup-cas-server/logout?service=https%3A%2F%2Fwww.univ-nantes.fr%2Fservlet%2Fcom.jsbsoft.jtf.core.SG%3FPROC%3DIDENTIFICATION_FRONT%26ACTION%3DDECONNECTER”>Veuillez vous déconnecter de CAS.</a>

Gasp. Apparemment je suis inconnu dans l’application mais connu auprès de CAS br br. Ce qui me fait une belle jambe. Depuis lors ce message m’est renvoyé à la figure à chaque tentative de connexion. Avoue que c’est vexant. Surtout pour un formateur en « métiers de l’information et du numérique ».

Que dois-je faire. J’hésite. Une immolation par le feu devant les locaux de la présidence serait peut-être exagérée. J’opte donc pour ce petit mot, qui ne risque pas de polluer ton site. C’est déjà ça.

Bien à toi,

Philippe

Illustration : l’ordinateur du bunker de Lost

 

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“Il y a deux dangers dans cette situation, celui de se taire et celui de parler” dit Boris Cyrulnik. Après avoir parlé, nous allons prendre le temps de nous taire un peu.

Couverture du prochain New-Yorker, Ana Juan

politiquement incorrect

Il se passe quelque chose d’étrange au lendemain de l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo : un élan de compassion comme on a rarement vu – les rassemblements spontanés mercredi soir étaient de ce point de vue extrêmement émouvants – et une impossibilité de jauger les faits, de penser les choses, d’en analyser les causes et d’en concevoir les prolongements, paralysés que nous sommes par le déroulé des évènements et la tyrannie du politiquement correct. Nous sommes tétanisés par l’émotion et, curieusement, plus moralistes que jamais. Charlie c’est bien, Houellebecq, cet oiseau de mauvais augure, c’est mal.

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Ces réactions bien-pensantes  sont aux antipodes de ce que professait la génération bénie d’humoristes qui a marqué la grande époque des journaux satiriques, les Reiser, Coluche, Gotlib ou Desproges, lesquels s’autorisaient tout, et plus encore. Avec Cabu et Wolinski ce n’est pas seulement une génération qui disparaît, c’est une liberté de ton qui s’évapore. Une parenthèse enchantée qui se referme.

Cette liberté n’est pas seulement tuée par une paire de jeunes paumés exaltés, elle est le résultat d’une domestication des esprits, dont l’enclos mental s’est progressivement resserré. Il y a désormais des mots qu’il faut chasser de son vocabulaire. Des dieux qu’on ne peut pas représenter, des religions qu’on ne peut pas, qu’on ne peut plus nommer, au risque de déclencher une tempête de protestations, d’encourir l’accusation de racisme ou d’antisémitisme.

N’est pas Claude Levi Strauss qui veut. Lequel ne s’embarrassait pourtant pas de précautions oratoires et qui ne pourrait plus vraisemblablement publier aujourd’hui les dernières pages de Tristes Tropiques.  Une fois n’est pas coutume, je rejoins Michel Onfray quand il évoque la régression qui nous frappe sur ce chapitre. Les religions ont réussi ces vingt dernières années l’incroyable performance de museler toute expression critique à leur endroit, au prétexte qu’il ne faut pas froisser leurs adeptes.

Cette impossibilité de dire les choses, de s’étonner par exemple que la moitié des élèves d’une B66ocJvCUAE451Xclasse de terminale puisse considérer aujourd’hui que les journalistes de Charlie Hebdo « ont bien cherché ce qui leur est arrivé en caricaturant le prophète » comme en a témoigné jeudi soir un professeur de philosophie sur l’antenne de France-Inter. De dire avec Malek Chebel, philosophe musulman « il faut que l’islam accepte de se réformer, de s’adapter à la réalité d’aujourd’hui, de venir à la table de la modernité comme tout le monde. Non seulement l’islam n’a pas réussi son aggiornamento, mais il a pris la direction inverse aujourd’hui, puisqu’il fait le lit de tous les fondamentalistes et les sectaires (…) Les libres-penseurs, les humanistes, les intellectuels, les politiques vertueux ne font pas leur travail collectivement. Nous manquons à notre devoir d’œuvrer à l’amélioration de l’image de l’islam. »* Ce n’est pas faire injure aux musulmans de dire qu’il y a un malentendu sur l’islam en France et que, sans eux, il sera très difficile de le lever.

Je ne méconnais pas le risque, en publiant cette humeur, tout comme je l’ai fait récemment en publiant une critique de « Comment le peuple juif fut inventé », de m’attirer les foudres de certains policiers de la pensée. Mais soyons clair, ce sont, à mes yeux, ces vigiles du politiquement correct, qui refusent de poser les problèmes – contrairement à ce que faisaient les journalistes de Charlie Hebdo – qui font le lit du Front National. Plus grave, qui font le lit des crispations et des violences qui s’annoncent.

*Ouest-France, vendredi 9 janvier 2015.

Illustrations Cabu, Vidberg.

 

Papier : hiver sera rude

L’Obs cédé à vil prix,  L’Express et Marianne à vendre, Le Point en restructuration : ça y est, l’heure des hebdos est venue. Après les quotidiens nationaux c’est au tour des news magazines de flancher face au numérique. Les hebdos, qui proposent en théorie analyses et mises en perspective, auront été quelque temps l’abri de la chaude concurrence des écrans. Mais pour avoir cru qu’ils s’en sortiraient en pratiquant une douteuse surenchère dans la caricature – certains lecteurs se souviennent peut-être d’une verte chronique sur le sujet – ils s’apprêtent à payer le prix fort d’une coupable erreur stratégique.

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Le commun des lecteurs ne le sait généralement pas, mais les news magazines ont un modèle économique singulier. Ils tirent l’essentiel de leurs ressources de la publicité, laquelle peut atteindre 70% de leurs recettes. En d’autres termes lorsque le lecteur achète un magazine 3 euros, ce magazine en coûte en réalité 10 à fabriquer et à diffuser. La chute des recettes publicitaires a donc des conséquences extrêmement sévères pour leurs caisses, plus sévères encore que l’érosion du lectorat.

Je me plais, sur ce chapitre, à expliquer aux  étudiants les raisons pour lesquelles ces magazines font régulièrement des offres promotionnelles apparemment délirantes en proposant des abonnements à prix cassés auxquels ils ajoutent un sac en cuir ou un ordinateur portable, offres confinant au non-sens économique. Ces magazines ont tout simplement intérêt à acheter des lecteurs pour augmenter leur diffusion et justifier ainsi de tarifs publicitaires élevés. Un lecteur de magazine est, en premier lieu, un consommateur de publicité. Il n’est qu’accessoirement un lecteur de contenus.dsk

Ce n’est pas révéler un grand secret de dire que la pagination des contenus est dépendante du nombre de pages de pub. Lorsque Le Point réalise un spécial Nantes ou un spécial Strasbourg, la pagination de la copie est liée au nombre de pages de pub locales (grosso modo : deux tiers/un tiers). Cette pagination peut varier jusqu’au dernier moment et des contenus être commandés aux journalistes en urgence si les commerciaux décrochent plus de pages de pub que prévu.

Mais là n’est même plus la question aujourd’hui. Le newsmagazine, calqué sur le modèle américain (Times et Newsweek) dans les années soixante, semble bien avoir vécu. Il ne mouline plus guère que du marronnier (le palmarès des cliniques ou le prix de l’immobilier) en se finançant sur les montres Suisses et les voitures allemandes. Et sa reconversion annoncée sur des supports numériques est loin d’être gagnée. Ses rédactions sont de petites cylindrées au regard de celles quotidiens, qu’elles auront des difficultés à concurrencer sur le terrain de l’actu chaude, faute de moyens humains.the point

La bonne nouvelle dans ce grand chambardement, c’est que cette presse, pour l’essentielle parisienne, dont l’arrogance n’a d’égale que la suffisance, va devoir sérieusement se remettre en question pour survivre, confrontée à un public infidèle et volatil. Pendant ce temps, de nouveaux modèles tracent discrètement leur chemin, sans faire de bruit, dans les replis du web. Mais chut, il ne faut pas le dire.

Illustrations : DR