La silhouette effilée du MV-Liemba s’annonce au large de Kagunga, village tanzanien situé à 5 km de la frontière burundaise. Bastingages tordus, pont branlant, le plus vieux ferry du monde pousse la sirène du bord et jette l’ancre dans les eaux hypnotiques du lac Tanganyika. Amenés depuis le rivage par des barques de pêcheurs, près de 600 passagers burundais embarquent sur le bâtiment, qui reprend aussitôt la direction de Kigoma, son port d’attache en Tanzanie, une quarantaine de kilomètres plus bas.
Pas de temps morts : la situation sanitaire de Kagunga ne cesse d’empirer avec l’afflux massif de nouveaux arrivants. Manque d’eau, épidémies, premiers décès. Plus de 50 000 réfugiés ont déjà rejoint ce village depuis le début des violences politiques liées au coup d’Etat avorté contre le président burundais, Pierre Nkurunziza, fin avril. Beaucoup d’entre eux n’iront pas plus loin à pied : une chaîne de montagnes escarpées rend toute fuite vers le sud hasardeuse. « Le MV-Liemba joue ici un rôle crucial, souligne Joyce Mends-Cole, représentante du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en Tanzanie. En deux voyages, il nous permet d’évacuer 1 200 personnes par jour vers Kigoma. »
C’est ainsi que débute un long reportage publié le 2 juin par Le Monde. Outre le fait que le Burundi connait actuellement une crise majeure, ce papier rappelle à celles et ceux qui ont un peu pratiqué l’Afrique que nous ne vivons décidément pas dans le même monde. Il se trouve que j’ai traversé le lac Tanganyka il y a une vingtaine d’années sur ce vapeur*, construit par les Allemands à la veille de la première guerre mondiale, alors que le Tanganyka était encore une colonie germanique. C’était déjà un magnifique château branlant, possédant le charme pénétrant des ruines, où l’on pouvait louer une cabine au prix de quatre heures d’attente assorties de l’inévitable bousculade dans les files d’attente africaines.
Coulé à deux reprises, renfloué, réparé, rafistolé il assurait à l’époque la liaison entre la Zambie et le Burundi, via Kigoma, sur la rive orientale du lac (face au Zaïre, devenu la République Démocratique du Congo). Il continue donc son service, les flancs chargés de bois, de ballots et de passagers et assure en ce moment l’exfiltration des Burundais qui fuient le pays. A l’image des chemins de fer tanzaniens, dont les wagons partent en lambeaux, le MV Liemba reste un des seuls moyens de transport collectif dans la région. L’une des régions de la planète les mieux pourvues en métaux rares et précieux, exploitées par des compagnies occidentales, (le Katanga, de l’autre côté du lac est l’objet d’une guerre permanente entre bandes armées qui assurent la “protection” des mines) n’a pas même les moyens d’entretenir un matériel qui part en charpie.
Les mécaniciens du MV Liemba rigoleraient sûrement un bon coup en nous entendant parler de développement durable, eux qui rafistolent – faisant preuve d’un génie époustouflant du bricolage – des engins qui mériteraient à peine la ferraille chez nous. Nous ne vivons décidément pas dans le même monde, accrochés que nous sommes à un mode de vie confortable et dispendieux (nos batteries de téléphones portables viennent en partie de là-bas) et imperméables au coût humain de ce confort. Certes on voit bien quelques images de réfugiés se jetant sur des rafiots en Méditerranée, mais cela reste une vision abstraite et vaporeuse qui provoque une compassion passagère, vite balayée par l’information, l’émotion suivante.
Une pensée donc aujourd’hui pour tous ces Africains qui piétinent sur un quai d’embarquement sous un soleil de plomb, ne sachant pas de quoi demain sera fait. Et un coup de chapeau à ces géniaux rafistoleurs, dont l’ingéniosité permet à des centaines de personnes de sauver leur peau, et desquels nous aurions de belles leçons à prendre.
*L’homme blanc, Joca Seria, 2007. http://www.librairie-nantes.fr/9782848090801-l-homme-blanc-recit-de-voyage-philippe-dossal/