Archives de catégorie : Chroniques

Un hiver sans Montaigne, mais avec qui ?

Le succès de librairie du petit ouvrage d’Antoine Compagnon sur Montaigne est un de ces beaux mystères qui auront marqué l’année. C’est, qu’elle qu’en soit l’explication, une excellente nouvelle, et invite à ne pas désespérer de nos contemporains, en cette période de catastrophisme ambiant et de volatilité de la pensée. Montaigne était confronté à une situation autrement plus redoutable que la nôtre – les guerres de religion – ce qui ne l’a pas empêché de déployer une pensée ayant allégrement résisté aux siècles.  Cet homme qui en une formule lapidaire « on mesure sa fortune à l’aune de ses besoins » vous cloue au sol tous les pleurnichards de la terre.

compagnonLes Essais restent le cadeau redouté de tous mes amis, qui savent mon admiration pour cette bible du savoir vivre, au sens premier. Cela n’affaiblit pas, pour autant, le désarroi que l’on peut ressentir face à la vacuité de la pensée contemporaine, à la terrible absence de regard panoramique sur l’existence que propose un « honnête homme » de cette trempe. On aimerait pourtant, découvrir un type de cette épaisseur : simple, pas bêcheur, pas sectaire, posant une distance amusée sur les peurs du moment, parlant sans prévention de la vie et de la mort, dont la pensée serait éclairée par les découvertes de la psychologie et de la science contemporaines.

Bref, existe-t-il un Montaigne discret, caché dans les rayons des librairies, dont l’existence nous serait masquée par les sunlights de l’actualité ? Les lecteurs, de passage régulier ou non dans cet atelier ont-ils des auteurs, des ouvrages qui leur semblent poser un peu sérieusement, une lecture fine, solide et pourquoi pas joyeuse de l’humaine condition en ces temps de confusion généralisée et de pensée jetable ?

 Les timides, toujours aussi nombreux, peuvent se contenter d’une référence.

Wanted : Machiavel

Le dénommé Niccolò Machiavelli, plus connu sous le nom de Nicolas Machiavel, secrétaire de la chancellerie de Florence, aurait été aperçu a plusieurs reprises dans la bonne ville de Nantes entre l’an de grâce 1498 et l’an 1515. Certains informateurs prétendent que l’inspirateur involontaire du machiavelisme aurait été mêlé au mariage d’Anne de Bretagne et de Louis d’Orléans, futur Louis XII. D’autres préfèrent lui voir jouer un rôle d’intrigant auprès du cardinal d’Amboise, premier ministre du même Louis XII, lors d’un passage chez l’épouse du roi. D’autres encore affirment qu’il aurait séjourné au Bouffay. Les informations sont parcellaires, confuses, et parfois contradictoires.

machiavelComme dans toute enquête policière, les rumeurs les plus fantaisistes circulent. Même si l’on retrouve quelques traces sérieuses de ce passage, notamment dans “L’anti-Machiavel” d’Innocent Gentillet (sic) publié en 1576. Le tout nouveau “Dictionnaire de Nantes” ne trouve pas un gramme dans ses 4,2 kilos pour relever ce passage. Bref, la police de l’histoire est circonspecte. Tout témoignage est le bienvenu. Il sera soumis à l’implacable érudition de maitre court. Cet appel n’est pas limité dans le temps.

Satané Barbey

Il est des livres qui font souffrir comme l’escalade d’une montagne, dont on abandonne cent fois la lecture, et que l’on reprend cent fois, sentant confusément que le paysage se dégagera un jour, que cette montée conduit quelque part, même si l’on peste régulièrement contre l’auteur, ses manies, ses digressions, ses envolées, les impasses où il nous fourvoie.

 barbey prêtreOn pourrait citer Au dessous de volcan de Malcolm Lowry, ou la Recherche de Proust. Je vis actuellement ce genre d’épreuve avec Un prêtre marié de Barbey d’Aurevilly. Dix fois abandonné, dix fois repris, ce livre diabolique, dont l’issue dramatique est écrite depuis la première ligne, vous cannibalise l’esprit, vous fait porter la malédiction qui pèse sur le héros dont on ne sait comment on finira, un jour, par se débarrasser.

 On est ici exaspéré par la nature butée de Sombreval, ce prêtre défroqué à la Révolution, qui revient hanter un château délabré au pays de son enfance, en compagnie de sa fille. Laquelle, après avoir compris qu’elle était le fruit d’amours interdites, a décidé de consacrer sa vie à Dieu, au risque de rendre fou son jeune voisin, ensorcelé par sa beauté. On n’en est pas moins ébahi par l’inventivité des images “… je ne sais quel tremblement dans la mâture de cet homme…” et l’acuité du regard de l’auteur sur la nature humaine, les prisons mentales qu’il se construit. Même si Barbey le porte avec des lunettes catholiques, quelque peu obscurcies par l’idée récurrente de péché.

Le style de Barbey, mélange singulier de brutalité et d’élégance, ses images qui sentent l’écurie et les salons décrépis de l’aristocratie finissante, ses fulgurances, comme celle-ci, extraite des Diaboliques (citée de mémoire), « Les premiers cheveux blancs dans sa toison annonçaient la fin de l’Empire et l’arrivée des barbares », font de ce dandy réactionnaire, défenseur de Baudelaire, un auteur inclassable, relégué au purgatoire des lettres, aux côtés de Mirbeau, de Huysmans et de Bloy. Mais quelle langue et quel diable d’homme ! Le lecteur n’est pas ménagé, il doit suivre, en dépit des détours, des bourbiers et des chemins creux. Sinon tant pis pour lui. Qu’il aille se faire pendre ailleurs. Nous n’en tâcherons pas moins de nous accrocher aux flans de la colline dans cette Normandie du XIXème, imperméable au cours du temps. Même si l’on doit encore souffrir un peu.

Le Chevalier des Touches et Les Diaboliques me semblent les portes la plus engageantes pour entrer dans cette oeuvre.

Ecrire et ne pas se taire

Moment de plaisir ce dimanche au salon du livre de Guérande. La compagnie d’Eva Nodari, qui vient de publier un délicieux recueil de poésies érotiques, a enchanté cette après-midi automnale où les auteurs de Bretagne et d’ailleurs avaient rendez-vous dans le joyeux brouhaha de l’espace Athénor.

eva nodariPour être franc, je redoute un peu ce genre de manifestation, où les auteurs sont alignés derrière des tables comme autant de bêtes curieuses auxquelles on n’ose pas adresser la parole. N’étant pas un adepte de l’apostrophe anonyme, je passe en général le plus clair de mon temps à lire et à bavarder avec mes voisins, en attendant le passage de quelque lecteur fidèle ou de quelque connaissance en promenade dominicale. Mais les livres du Petit Véhicule, avec leur reliure « à la chinoise », cousue main, leur facture artisanale, ont ceci de plaisant qu’ils intriguent le passant et suscitent la conversation.

 Et puis, nous approchons des fêtes de fin d’année, ce que je n’avais pas intégré, toujours en retard d’un train. Et ces jolis petits livres, pour peu que l’on prenne le temps d’en présenter l’argument, obtiennent dans ce genre de circonstance, où l’on se laisse volontiers séduire par un bel objet, un succès qui peut ravir l’éditeur. Sans compter que cela contraint les auteurs à extraire la moelle de leur travail pour le présenter en quelques phrases. Même si comme le dit facétieusement Daniel Morvan dans Lucia Antonia funambule, « j’écris pour me taire ».

 moto rouge 2« Découverte géographique, voyage initiatique, parcours littéraire… ». Il n’en faut pas moins parler un peu et se résoudre aux formules lapidaires pour présenter ses ouvrages, en résistant à certaine forme de facilité qui voudrait que l’on évoque plus avant la relation père-fils parcourant chacun des récits. Mais ma charmante voisine, traductrice dans la vie, m’a en quelque sorte libéré, en évoquant avec élégance et retenue un travail autrement plus intime.

 L’une des qualités des petits éditeurs est de suivre ses auteurs, de les accompagner dans le temps, de faire vivre leurs livres. J’ai constaté avec plaisir ce dimanche, où la nouvelle édition de La Moto bleue, vêtue de rouge, a obtenu un succès comparable au Royaume de Siam, que ces récits étaient bien vivants et que certains lecteurs se réjouissaient de les offrir à l’occasion des fêtes. C’est un beau cadeau pour l’auteur.

Fébrilité

Les trente-trois étudiants du Master 2 infocom de Nantes sont à pied d’oeuvre pour couvrir la trentième-cinquième édition du festival des 3 continents, consacré aux cinémas d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie.

 cigarettes

Organisés en rédactions web et papier ils réalisent le site web Preview, et préparent deux éditions papier du journal du festival. Avant la soirée d’inauguration, ce mardi 19 novembre, une image de la fébrilité de la rédaction, réalisée par Louise, sur le balcon qui fait office de fumoir. Et, en guise d’introduction, le papier de Clémence, sur The Lunchbox, le film indien  présenté lors de la soirée d’ouverture, que nous avons révisé ensemble.

Bibliothèque de Babel

Avec le temps, la géographie de la diffusion d’un livre prend des formes inattendues. On sait, grâce à quelques lecteurs, à une commande chez l’éditeur, que tel titre est parti au Canada ou tel autre en Argentine, mais cela reste, disons, anecdotique. On n’imagine pas, même si on peut le souhaiter secrètement, qu’un livre édité à Nantes ou à Rennes soit appelé à voyager au-delà des frontières.

 Je viens de découvrir, à la faveur d’une recherche sur mon premier attentat contre la littérature – un livre désormais épuisé – qu’un exemplaire se trouvait, dans sa version anglaise, à la bibliothèque d’Alexandrie, en Egypte. Oui, à la Bibliotheca Alexandrina « The library of Alexandria. ». Incredible.

library

Mais ce n’est pas tout. Le site en question, relève que plusieurs de mes forfaits, pourtant non traduits, se trouvent dans des bibliothèques en Suisse, en Allemagne et surtout aux Etats-Unis. Et pas des bibliothèques de quartier puis que « L’homme blanc » est disponible à Yale University library, « Derrière la montagne » à la New-York public library et « Balade autour d’Annonay » à Harvard (Harvard college library). Oups.

Restons calme, l’explication de ce mystère réside peut-être dans le fait que ces bibliothèques se procurent systématiquement tous les titres qui paraissent dans le monde (comme le fait la Bnf pour la France par le biais du dépôt légal), même si cela paraît insensé. Mais dans ce cas tous les titres devraient être représentés, et non répartis ici ou là, de façon apparemment aléatoire.

Autre hypothèse, la nature des livres : des récits de voyage ou des monographies traitant d’un lieu. Chaque titre est en effet accompagné de mots clés, à l’image de “L’homme blanc” : Eastern Africa, social life and customs, travel narrative. Ce ne serait pas totalement illogique dans des bibliothèques universitaires, sachant que les anglo-saxons sont, on le sait, plus portés que nous ne le sommes sur les récits de voyage. Mais je n’en sais rien. Il est plus compréhensible, pour des raisons sans doute liées à la seconde guerre mondiale,  que « Saint-Nazaire, porte ouverte sur le monde » soit présent dans plusieurs bibliothèques en Allemagne. En revanche que « Tour around Annonay » se retrouve à la bibliothèque d’Alexandrie est un mystère quasi-borgesien.

Ce clin d’œil du ciel ravit l’auteur, vous l’imaginez, et va lui donner du cœur à l’ouvrage pour poursuivre la composition, pour l’heure interrompue, du récit de voyage entamée cet été, et qui se déroule, justement, aux Etats-Unis, où un lecteur francophile débusquera peut-être, dans de longues années, un petit bouquin poussiéreux lui proposant un regard singulier sur son pays au début des années quatre-vingt. Il n’est pas interdit de rêver.

Illustration : improbables librairies

Il est étonnant que l’on s’étonne

Il semble que l’on s’étonne ces jours-ci du fait que les services de renseignements américains soient en capacité d’intercepter les échanges numériques de l’ensemble de la planète. Est-il permis de s’étonner que l’on s’étonne ?
L’écrasante majorité des opérateurs est américaine, n’est-elle pas ? Qu’il s’agisse de tuyaux ou de services : Microsoft, Apple, google, facebook, twitter pour ne citer que les plus célèbres. Et que se passe-t-il lorsque nous effectuons une simple recherche sur google ? Cette recherche fait – et c’est magique convenons-en– le tour du web en quelques millisecondes. Va fouiner dans tous les recoins de la galaxie internet, parmi les milliards de données stockées dans de gigantesques fermes ou dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler les nuages de données, mais qui sont en fait d’immenses data-centers bien accrochés au sol, pour la plupart basés aux Etats-Unis.

Data-Center-

Il suffit d’observer la pertinence des messages publicitaires qui nous sont délivrés pour mesurer à quel point la nature de nos recherches est décryptée en temps réel par l’industrie du commerce, avec le concours aimable des susdits opérateurs. Nos machines sont des livres ouverts, dans lesquelles les geeks peuvent venir pêcher à loisir, en utilisant les mêmes tuyaux que les nôtres, mais dans l’autre sens. On imagine facilement à quel point les spécialistes du renseignement peuvent capter nos conversations privées, plus aisément que les employés des PTT ne le faisaient par le passé en posant des bretelles de dérivation sur les lignes téléphoniques.
Ce n’est somme toute pas très grave, si l’on n’a pas l’intention de poser une bombe dans le prochain avion. En écrivant ce mot – bombe – il est d’ailleurs possible que ce blog s’expose à une visite impromptue. Il va falloir s’habituer les amis. Prendre conscience du fait que le progrès technique a toujours un prix, comme le dirait Jacques Ellul. Et ce prix est un rétrécissement de la sphère privée. Nous revenons, d’une certaine façon, au contrôle social des temps passés. Notre machine est un peu notre curé, notre confessionnal, mais à ciel ouvert.
Il y a deux façons de le prendre. En s’offusquant, en criant au scandale. Ou en restant philosophe, comme l’écrivain Eric Pessan : « Plutôt que de lire mes mails, la NSA ferait mieux de lire mes livres. »

Illustration : data-center google

Borgia en technicolor

« Dogmatiquement sobre, le pontificat d’Alexandre VI ne devait guère troubler les théologiens. Quant à son arbitrage entre Espagnols et Portugais, il n’y avait eu là rien que de très catholique…» C’est ainsi que s’achève la courte note biographique consacrée au pape Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, dans l’Encyclopaedia Universalis. Une note somme toute assez lisse, qui évoque prudemment la vie « dévergondée » du pape et l’existence de ses six enfants, mais reste muette sur les frasques que la chronique contemporaine lui imputent.

Borgia-Borgia-Canal-Tom-Fontana-serie

La note Wikipedia est beaucoup plus crue, qui affirme notamment : « Alexandre VI s’est rendu célèbre par la fameuse orgie du 31 octobre 1501 pendant laquelle ses convives ont été invités à faire preuve de la plus grande virilité auprès d’une cinquantaine de danseuses dévêtues. La compétition a été arbitrée par les propres enfants d’Alexandre VI, ce qui déclencha l’un des plus grands scandales de la chrétienté. » Difficile, faute de disposer d’une solide biographie (s’il en existe une, je suis client), de faire la part entre la réalité et la sulfureuse légende.

 Je n’en viens pas moins, piqué par la curiosité, de visionner les deux premières saisons de la série franco-allemande « Borgia » désormais disponible en DVD. Cette période est décidément fascinante, qui couvre en un peu plus dix ans (1492/1503) la découverte de l’Amérique, le partage du monde entre le Portugal et l’Espagne, les guerres d’Italie, le couronnement d’une double reine de France (c’est Rodrigo Borgia qui annule le mariage de Louis XII pour permettre à Anne de Bretagne d’épouser le successeur de son mari défunt), l’ascension de Machiavel, l’âge d’or de Léonard de Vinci et de Michel-Ange.

 Cette super-production européenne répond aux canons du genre. Costumes magnifiques, reconstitutions spectaculaires, personnages en acier trempé, violence à tous les étages et sexe en veux-tu en voilà. Et on se laisse, ma foi, volontiers emporter par le lyrisme du scénariste qui reste à grands traits, dans les clous de l’histoire. Mais si les épisodes historiques avérés semblent respectés, le dit scénariste (en fait plusieurs) prend toutefois quelques libertés coupables à l’égard de la chronologie et semble faire preuve d’une imagination débridée sur le registre de la vie privée.

 Au cours des deux premières saisons (une troisième et dernière est annoncée), les dix premières années du pontificat de Rodrigo Borgia sont ainsi ramassées en deux ans (1492/1494). Ce qui fait mourir Charles VIII quatre ans avant son décès effectif, et produit quelques coupables anachronismes. Nous ne verrons donc pas Machiavel venir négocier à Nantes l’annulation du mariage de louis XII (1498 ou 1499 les sources varient) puisque l’affaire est déjà pliée en 1494 dans la série. Machiavel, qui, comme la plupart des personnages secondaires (Léonard, Michel-Ange ou Anne de Bretagne) sont, à mon goût, tristement caricaturés.

Mais bon, chacun le sait, chaque époque lit l’histoire avec les lunettes du moment, lesté de ses propres représentations, plombé par ses idées reçues. Et on ne peut pas demander à la télévision d’afficher la rigueur d’un travail universitaire. Et puis cela donnera peut-être l’envie à certains d’en savoir un peu plus sur cette période invraisemblable, où un monde creuse en quelques années son tombeau dans un délire cruel et flamboyant.

Illustration extraite de la série.

La dernière escale d’Alvaro Mutis

« Chaque grue des quais, chaque jonc de la rive, chaque embarcation qui traversait les eaux immobiles de la baie dans un silence irréel avait une présence si nette que j’eus l’impression que le monde venait d’être inauguré. » C’est pour retrouver des phrases comme celles-ci que je viens de replonger dans « La dernière escale du tramp steamer », survivant des trois petits bouquins d’Alvaro Mutis qui m’avaient enchanté il y a une dizaine d’années.

mutisAlvaro Mutis, vient de disparaitre, il avait 90 ans. Un âge vénérable, tout comme celui des navires qui traversent ses courts romans, peuplés de cargos avachis, de marins apatrides et de femmes incendiaires. Alvaro Mutis, appartenait, comme le relève Philippe Lançon dans Libération, « en mode mineur à l’espèce des guépards lettrés sud-américains », de Gabriel Garcia Marquez, dont il était l’ami, à Jorge-Luis Borgès. « En mode mineur » sans doute parce que Mutis a peu produit, et n’a pas légué une œuvre d’une surface comparable à ces grands fauves.

« Les yeux gris, presque cachés par les sourcils fournis, avaient ce regard caractéristique de qui a passé une bonne partie de sa vie en mer. Ils regardent fixement l’interlocuteur, mais donnent toujours l’impression de ne pas perdre de vue un point éloigné, un horizon supposé, indéterminé et cependant immuablement présent. » Alvaro Mutis n’était pas seulement le peintre inspiré des interstices du monde, des rivages et des fleuves, c’était aussi un observateur méticuleux de ses personnages, souvent écartelés entre plusieurs cultures, à l’image de son héros, Maqroll el Gaviero, sorte de Corto Maltese du pauvre, qui aurait navigué sur des cargos poussifs dans des estuaires poisseux.

La magie de cette prose lente, économe de ses mots, tient aussi aux réflexions que Mutis glisse ici ou là dans les monologues intérieurs de ses protagonistes. « A mesure que le temps passe, le recoin où les images vont se cacher est plus profond, plus secret et moins exploré. C’est ainsi que travaille l’oubli : aussi profond que soit le lien qui les unit à nous, nos propres affaires nous deviennent étrangères par le pouvoir mimétique, trompeur et constant du présent instable. »

Mais en dépit de l’atmosphère épaisse et parfois graisseuse de ces romans, malgré le caractère désenchanté de la plupart de ses personnages, la lecture de Mutis, laisse une douce empreinte. Il y a toujours une sorte de détachement joyeux et de noblesse d’âme dans le propos, que l’on retrouve dans “La neige de l’Amiral” et “Ilona vient avec la pluie”, titres également publiés dans les cahiers rouges de Grasset.