Archives de catégorie : Chroniques
Cent titres
Il est des cadeaux auxquels on peste de ne pas avoir pensé à l’occasion des fêtes. “Cent titres” de Clémentine Mélois est de ceux-là. Je n’en découvre malheureusement l’existence qu’à la faveur d’un détournement sur les voeux. Certains familiers de ce blog ont déjà pu goûter une fois ou deux à la saveur de ces détournements, pour l’illustration d’un papier, à l’image du Maudit Bic de Melville. En voici, donc deux ou trois, parmi les plus récents, pour débuter cette année avec le sourire, avant de courir chez le libraire.
Le café
Nous sommes au café. C’est un endroit paisible où des conversations peuvent naître, des contributions peuvent être apportées, en rapport avec l’actualité, les lectures du moment, pourquoi pas le dernier billet du blog, même si ce café est indépendant de l’atelier. Mais toujours de façon civile et déliée. Le patron est attentif au fait qu’il y règne une ambiance chaleureuse, dénuée d’agressivité. On peut y déposer un mot, mais aussi un lien, attirer l’attention sur un article, un livre, mais aussi répondre à une remarque. Cet espace se substitue aux commentaires sur chaque article. Pratique qui s’est avérée trop contraignante à maîtriser. Il est issu d’une réflexion sur l’architecture des blogs, qui s’avère trop rigide, et offre ainsi un espace d’expression à celles et ceux qui le souhaitent.
Bienvenue
Illustration : le café du théâtre, Alençon
Meilleurs vieux
On ne sait pas si 2015 sera plus chaude que 2014 mais, en tout cas, elle sera plus courte. Chaque année nouvelle est d’ailleurs plus courte que la précédente. C’est un lieu commun de dire que les années passent de plus en plus vite. Et ce n’est pas sans fondement.
Expliquons-nous : au terme de chaque année nous sommes plus vieux d’un an. Un enfant de neuf ans en 2014 en aura dix en 2015, une jeune fille de dix-neuf-ans en aura vingt, un retraité de la SNCF de quarante-neuf ans en aura cinquante.
Pour un enfant de dix ans, 2015 représentera un dixième de son existence. Chaque jour, chaque mois pèsera autant que chaque jour, chaque mois vécu chacune de ces dix dernières années. Pour la jeune fille de vingt ans, ce rapport passe à un vingtième, son année représentera le vingtième de son existence. Cette année 2015 sera déjà plus diluée dans son histoire, donc moins longue en valeur relative. Pour le retraité de la SCNF, cette dilution passe au cinquantième. Il aura déjà vécu à cinquante reprises les changements de saisons. Personne n’échappe à ce rétrécissement du temps. C’est tout simplement mécanique.
En revanche on peut échapper, me semble-t-il, au vertige que semble produire chez certains cette fuite éperdue du calendrier. Ce pourrait être ma façon de formuler mes voeux pour l’année à venir. Schopenhauer nous dit que nous faisons les choses sans les comprendre jusqu’à quarante ans, mus par une énergie, une volonté, des pulsions dont les ressorts nous échappent. Les quarante premières années de l’existence nous fournissent, selon lui, un texte, qu’il nous est loisible de lire et de décrypter, ou non, au cours de la seconde partie de la vie. Seconde partie qui ne serait donc pas sans intérêt pour qui se donnerait la peine d’essayer de comprendre ses propres ressorts. Période qui pourrait permettre, par ailleurs, d’observer avec distance et bienveillance les courants d’air du temps, les engouements du jour, les peurs du moment, sans pour autant s’affoler au premier accès de fièvre venu. C’est tout le malheur que je souhaite aux anciens jeunes et aux futurs vieux.
Illustration : DR
Grenier du siècle
Difficile de changer d’agenda sans avoir une pensée furtive pour le Grenier du siècle. J’ai appris récemment, à l’occasion d’un travail sur le Lieu Unique, que l’objet le plus représenté dans ce grenier du XXème siècle était la chaussure. Beaucoup de gens ont choisi le laisser une paire de chaussures – de l’escarpin à la chaussure de football – comme souvenir du siècle. C’est étonnant, ça ne me serait pas venu à l’esprit.
Une petite voiture oui (Roland Barhes n’a-t-il pas prétendu que l’automobile était la cathédrale du XXème siècle), une boite de pilules contraceptives oui, mais une paire de chaussures non. Chacun ses goûts d’ailleurs, chacun son rapport à la mémoire : il y a bien une jambe de bois, une poupée Barbie, et des tas de choses plus loufoques et inattendues les unes que les autres. C’est ce qui fera tout l’intérêt de la cérémonie d’ouverture de ce grenier singulier le 1er janvier 2100 à 17 heures.
Plus que 85 ans à attendre donc. Finalement ça passe assez vite. Déjà 15 ans (enfin 14 révolus) que les 12 000 objets déposés par les Nantais dans la paroi translucide du Lieu Unique et stockés dans des boites de conserve et des bidons métalliques patientent sous le regard des passants. On ne sait pas trop si ce lieu de stockage est inspecté de temps à autres. Si on vérifie les conditions de conservation des objets, le taux d’hygrométrie, l’éventuelle présence de parasites. Ce serait bien.
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la pérennité de la collection est garantie par la collectivité, la ville de Nantes en l’occurrence. Et ça c’est super. Le Lieu Unique (l’ancienne usine de biscuits LU) peut devenir une caserne de pompiers, un complexe cinématographique ou un parking aérien, le grenier du siècle sera protégé. Pour ma part j’y ai laissé un recueil d’aphorismes qui débute par cette citation de Jacques Ellul, extraite de « L’exégèse des nouveaux lieux communs ».
« Peut-être ferions-nous bien de savoir quel visage nous sommes en train de nous constituer pour la postérité, ce qu’elle retiendra de nous, comment nous serons fixés dans l’histoire, dans un portrait aussi faux sans doute que celui que nous nous faisons de l’homme superstitieux et obscurantiste du moyen-âge ou de l’homme au cigare du XIXème siècle, mais aussi indestructible et certain du succès. Et de même que c’est au travers de leurs lieux communs que nous les voyons, de même c’est au travers des nôtres que nous serons perçus. »
Illustration : DS 19 ikonoto, Le grenier du siècle.
Papier : hiver sera rude
L’Obs cédé à vil prix, L’Express et Marianne à vendre, Le Point en restructuration : ça y est, l’heure des hebdos est venue. Après les quotidiens nationaux c’est au tour des news magazines de flancher face au numérique. Les hebdos, qui proposent en théorie analyses et mises en perspective, auront été quelque temps l’abri de la chaude concurrence des écrans. Mais pour avoir cru qu’ils s’en sortiraient en pratiquant une douteuse surenchère dans la caricature – certains lecteurs se souviennent peut-être d’une verte chronique sur le sujet – ils s’apprêtent à payer le prix fort d’une coupable erreur stratégique.
Le commun des lecteurs ne le sait généralement pas, mais les news magazines ont un modèle économique singulier. Ils tirent l’essentiel de leurs ressources de la publicité, laquelle peut atteindre 70% de leurs recettes. En d’autres termes lorsque le lecteur achète un magazine 3 euros, ce magazine en coûte en réalité 10 à fabriquer et à diffuser. La chute des recettes publicitaires a donc des conséquences extrêmement sévères pour leurs caisses, plus sévères encore que l’érosion du lectorat.
Je me plais, sur ce chapitre, à expliquer aux étudiants les raisons pour lesquelles ces magazines font régulièrement des offres promotionnelles apparemment délirantes en proposant des abonnements à prix cassés auxquels ils ajoutent un sac en cuir ou un ordinateur portable, offres confinant au non-sens économique. Ces magazines ont tout simplement intérêt à acheter des lecteurs pour augmenter leur diffusion et justifier ainsi de tarifs publicitaires élevés. Un lecteur de magazine est, en premier lieu, un consommateur de publicité. Il n’est qu’accessoirement un lecteur de contenus.
Ce n’est pas révéler un grand secret de dire que la pagination des contenus est dépendante du nombre de pages de pub. Lorsque Le Point réalise un spécial Nantes ou un spécial Strasbourg, la pagination de la copie est liée au nombre de pages de pub locales (grosso modo : deux tiers/un tiers). Cette pagination peut varier jusqu’au dernier moment et des contenus être commandés aux journalistes en urgence si les commerciaux décrochent plus de pages de pub que prévu.
Mais là n’est même plus la question aujourd’hui. Le newsmagazine, calqué sur le modèle américain (Times et Newsweek) dans les années soixante, semble bien avoir vécu. Il ne mouline plus guère que du marronnier (le palmarès des cliniques ou le prix de l’immobilier) en se finançant sur les montres Suisses et les voitures allemandes. Et sa reconversion annoncée sur des supports numériques est loin d’être gagnée. Ses rédactions sont de petites cylindrées au regard de celles quotidiens, qu’elles auront des difficultés à concurrencer sur le terrain de l’actu chaude, faute de moyens humains.
La bonne nouvelle dans ce grand chambardement, c’est que cette presse, pour l’essentielle parisienne, dont l’arrogance n’a d’égale que la suffisance, va devoir sérieusement se remettre en question pour survivre, confrontée à un public infidèle et volatil. Pendant ce temps, de nouveaux modèles tracent discrètement leur chemin, sans faire de bruit, dans les replis du web. Mais chut, il ne faut pas le dire.
Illustrations : DR
Le premier livre d’Histoire
C’est une sorte de bible païenne dont la particularité est d’être basée sur des faits réels, s’appuyant sur des personnages, Crésus, Cyrus ou Thalès de Milet, qui ont existé dans la vraie vie. Histoires d’Hérodote est tout simplement le premier livre d’Histoire. C’est d’ailleurs de ce livre que nous vient le mot, lequel signifie, à l’origine, enquête. Histoires est le fruit de l’enquête de toute une vie, celle d’un Grec du Ve siècle avant JC (habitant d’Halicarnasse sur la côte sud de l’actuelle Turquie) qui eut la géniale idée d’aller vérifier sur le terrain toutes les histoires qui se racontaient à cette époque dans ce qui était alors considéré comme le monde civilisé (bassin méditerranéen et Moyen-Orient). Témoignages, documents, monuments, Hérodote a arpenté toute la région, a disséqué, épluché, avec une naïveté qui lui a certes parfois été reprochée, pour nous transmettre un document incroyable, dont la rédaction a pris vingt ans, et qui nous parvenu quasiment en l’état.
J’avais été amusé, il y a quelques années, par la lecture du premier tableau de ces Histoires, découvertes en feuilletant un lot de livres anciens et je m’étais promis d’y revenir. Ce tableau peint la manière dont débute une série de lourds malentendus qui vont enflammer le bassin méditerranéen et provoquer une longue inimitié entre Grecs et Barbares. L’histoire est assez jolie. Elle prétend que les Phéniciens, venus déballer une cargaison de marchandises d’Egypte et d’Assyrie dans le port d’Argos en Grèce, avaient attiré « une troupe nombreuse de femmes », dont Io, la fille du roi, venues en quelque sorte faire les soldes avant le départ des navires. « Les Phéniciens se précipitèrent sur elles et les ayant embarquées sur leur vaisseau, partirent en cinglant vers l’Egypte. » Ce fut là, ajoute Hérodote, « le premier incident qui commença la série des torts. » Il y a de la chair dans ce livre.
Ce n’est certes pas le genre d’ouvrage que l’on avale d’une traite, mais une portion d’héritage comme celle-là peut bien requérir quelques années, qu’importe, et l’ouvrage est opportunément divisé en neuf livres. Seul aspect pénible de la lecture, la litanie des généalogies, qui nuisent à la fluidité du récit pour le lecteur contemporain. Confessons-le, je m’en débarrasse sans états d’âmes en sautant ce type de passage.
Il faut toutefois disposer d’une édition armée d’un bon appareil de notes (et, merci internet, ne pas hésiter à situer les lieux sur une carte) pour ne pas trop souffrir à la lecture de cet étonnant document. Dans l’ensemble la posture d’Hérodote est assez moderne. S’il raconte dans les moindres détails les superstitions de l’époque, notamment le recours aux oracles, il n’en garde pas moins une neutralité absolue à l’égard des dieux, allant même jusqu’à se montrer facétieux. Ainsi lorsque Crésus, le Lydien, demande aux oracles de Delphes s’il doit faire la guerre aux Perses, l’auteur reprend, sans commentaire, la redoutable réponse faite à Crésus, laquelle l’informe que s’il fait cette guerre il détruira un grand empire. Suspense.
Cette édition idéale m’est tombée dans les bras il y a quelques jours. Il s’agit de l’édition des Belles-Lettres (texte traduit par Ph.E. Legrand, de l’Institut, préface et notes de A.Dain) reprise par la collection Les Portiques du Club français du livre en 1957. Un seul volume grand format, imprimé sur papier bible. Les Portiques se voulaient à l’époque le pendant de La Pléiade, le confort du format en plus. Le luxe quoi pour une vingtaine d’euros. N’oubliez surtout pas, si vous le cherchez, de passer par livre-rare-book, véritable site de bouquinistes et non par Abebooks, filiale d’Amazon (je mets le lien par précaution). En cette période de cadeaux : il reste un levier précieux, celui du ticket de caisse.
Illustrations: Hérodote fragment (bibliothèque d’Alexandrie), Les Portiques collection.
Le musée disparu
Il est des livres qui attendent trop longtemps pour être lus, et qui vous le font savoir lorsque vous condescendez enfin à les ouvrir. Le Musée disparu est de ceux-là. Non parce qu’il s’agit d’une oeuvre littéraire mémorable, non parce qu’il contient des révélations extraordinaires (ce qui fut le cas à sa sortie) mais parce qu’il éclaire d’une lumière nouvelle tout un pan de l’histoire, qu’il nous révèle les liaisons dangereuses qui existent parfois entre art et politique.
Il est sans doute inutile de revenir sur le propos du livre : l’enquête minutieuse d’un journaliste américain (Porto-Ricain) sur la réalité du pillage industriel des oeuvres d’art auquel se sont livrés les Nazis durant la seconde guerre mondiale. Un livre qui a changé l’histoire comme le relevait Pierre Assouline en 2009 puisqu’il a permis à plusieurs familles juives de retrouver la trace d’oeuvres qu’elles pensaient à jamais évanouies. Le musée disparu est d’ailleurs constamment réédité et complété à la lumière des découvertes qu’il continue à provoquer. On notera au passage, qu’Hector Feliciano est un personnage charmant, simple et discret, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Saint-Nazaire il y a deux ou trois ans, à l’occasion d’une rencontre organisée par la Meet (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs), où il était invité à échanger avec Pierre Michon, lequel venait de sortir Les Onze, autour des amours coupables entre art et politique (je découvre à l’occasion de ce billet que cette conversation est disponible en ligne).
Mais revenons à notre affaire. Ce qui m’a frappé au fil de cette lecture c’est qu’on oublie souvent une dimension (enfin, c’était mon cas) du projet nazi. Il s’agissait non seulement de conquérir physiquement le monde, mais aussi (et surtout ?) d’en conquérir les esprits et les âmes. Et il fallait pour cela construire une histoire de l’art qui soit au service d’une idéologie écrasante. D’où le projet de musée universel conçu par Hitler, qui devait être installé dans son village natal, et qui devait rassembler ce qui, de son point de vue, représentait les plus hautes productions picturales de l’humanité. Et de ce point de vue, impossible de se passer des oeuvres classiques hollandaises, espagnoles ou françaises. On pouvait certes faire l’économie de “l’art dégénéré” du XXe, mais pas question de se priver de Vermeer ou de Goya, de Fragonard ou de Courbet.
A vrai dire, je ne mesurais pas à quel point ce projet était important pour Hitler, peintre raté on le sait. A quel point certains dignitaires nazis étaient férus de peinture (le cas de Goering frise la pathologie) et quelle énergie avait été déployée pour regrouper en Allemagne des dizaines de milliers d’oeuvres d’art, d’antiquités, de bibelots, convoyés par trains entiers. Comme si l’Allemagne nazie avait ainsi voulu vampiriser la psyché du reste de l’Europe.
Ce travail, qui prend un peu trop souvent la forme d’un inventaire, ce qui alourdit la lecture concédons-le au passage, peut aussi nous inviter à réfléchir sur la légitimité d’une partie du patrimoine regroupé dans nos musées, trop souvent arraché à l’occasion de conquêtes militaires. L’heure de rendre de comptes pourrait sonner, comme elle sonne actuellement pour les Anglais auxquels les Grecs réclament les marbres du Parthénon.
Illustration : L’Astronome de Vermeer, l’une des premières prises de guerre nazie. Le Musée disparu, Hector Feliciano, folio histoire.
Frères humains qui après nous vivez
C’est un drame pour le portefeuille chaque année à la même période : il faut choisir deux volumes de la Pléiade pour obtenir l’indispensable agenda de la maison, sans lequel on ne saurait envisager d’exister.
Cette année le choix ne sera pas trop difficile : le second volume de Jane Austen, révélation de l’an dernier, et le premier tome de nouvelles de Tchékhov qu’un fils distrait a égaré en voyage. Le Villon, qui vient de sortir, est tentant il est vrai, mais de ce côté je suis déjà gâté : certain passé de bouquiniste m’a pourvu d’un magnifique exemplaire des œuvres du maraud, sous emboîtage, illustré de gravures sur bois de Paul G Klein.
Il manque toutefois à cette somptueuse édition, un appareil critique, fort utile pour comprendre, au-delà de la magie expressive de Villon, cette œuvre et ce personnage dont on sait, somme toute, peu de choses. En furetant dans les chroniques publiées à l’occasion de cette édition, nous apprenons que le premier véritable éditeur de Villon fut Clément Marot. Philologue avant l’heure, Marot, le poète attitré de Marguerite de Navarre, s’est évertué à regrouper les poèmes épars de son aîné pour en publier en 1533 la première édition complète et commentée, qui fera autorité pendant plusieurs siècles.
Poète libertin et iconoclaste, plusieurs fois emprisonné, Clément Marot fait partie de ces pionniers de la langue française qui ont donné leurs lettres de noblesse à cette « langue vulgaire » qui n’était pas encore reconnue, et même interdite d’impression en caractères romains, jusqu’alors réservés au latin (le français devait être imprimé en gothique). Auteurs, graveurs, imprimeurs, éditeurs ont, pour certains, fini sur le bûcher pour avoir bravé les interdits de l’église en la matière. Clément Marot, lui, devra fuir le pays pour échapper eux foudres de la Sorbonne et finira en exil à Genève.
On ne connaît pas, en revanche, le sort de François Villon, dont la trace s’est perdue, au siècle précédent, alors qu’il était âgé de trente-et-un ans. Mais on conserve de lui une belle part d’éternité :
Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous povres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merci.
Illustrations : gravure sur bois de Paul-G Klein, portrait de Clément Marot (source inconnue).
Ebouriffant Markowicz
« Il n’y a qu’en littérature qu’on ne parle pas d’interprétation. En musique on interprète Mozart ou Beethoven, au théâtre Shakespeare ou Tchekov. En littérature, c’est la même chose, chaque traduction est une interprétation». C’est en ces termes – ou à peu près, puisqu’André Markowicz l’a rappelé opportunément, la distance entre le français parlé et le français écrit est assez grande – qu’André Markowicz donc, a répondu ce vendredi 7 novembre à une question posée sur le supposé vieillissement d’une traduction, au terme d’une conférence ébouriffante à la médiathèque de Nantes. En d’autres termes, la question n’a pas grand sens, chaque traduction est une aventure en soi.
Le traducteur de Dostoïevski pour les éditions Actes Sud a toutefois esquissé une piste pour expliquer l’impression « datée » que peuvent laisser certaines traductions. Selon lui, les traductions d’œuvres étrangères ont longtemps consisté à « rendre en français » des textes écrits dans une autre langue. En essayant de faire entrer une sensibilité, une pensée étrangères dans les clous de notre langue écrite. Or « c’est le chemin inverse qu’il faut emprunter » : c’est à la langue française d’aller chercher dans ses replis la meilleure façon d’exprimer ce que l’auteur a exprimé dans sa propre langue, usant et abusant au besoin des répétitions, ce tabou français. Ce n’est pas simple parce qu’il faut malgré tout respecter la grammaire. « La grammaire c’est le vivre ensemble ».
Prenant un exemple tout simple, il s’est appuyé un instant sur la locution « je ne sais pas ». Il y a des tas de façons de l’exprimer à l’oral en français « je sais pas », « chai pas », « j’en sais rien, moi »… mais une seule à l’écrit. D’autres langues, le russe notamment, autorisent ces nuances. Comment alors faire alors, pour ne pas laisser filtrer une familiarité qui ne ferait pas partie de la proposition originale ? Comment traduire pravda, qui peut contenir à la fois les notions de vérité et de justice, dans telle ou telle circonstance ? André Markowicz, relève, au passage, que le même problème se pose en breton, idiome qu’il maitrise aussi parfaitement, d’évidence.
Chaque mot, chaque phrase peut ainsi devenir un casse-tête. Mais André Markowicz, justement, ne se prend pas la tête ; il traduit « comme on conduit une voiture », sans se poser de questions, dégagé des contraintes techniques, parce qu’il a eu la chance de disposer, en Russie, d’un maître en traduction, à la manière d’un instrumentiste qui domestique la technique aux côtés d’un maître de musique. « C’est peut-être ce qui a longtemps manqué en France, une véritable école de la traduction. »
Au-delà des questions techniques, évidemment, il a principalement été question de Dostoïevski, mais aussi de Gogol, l’écrivain qui peut écrire « les malades guérissent comme des mouches » et de Pouchkine. A propos Crime et châtiment « ce livre où tout pue, mais où le mot odeur ne doit pas apparaître une fois » Markowicz a proposé, un décryptage singulier. Les trois piliers en sont, selon lui « le poids, la puanteur et le pas », ajoutant que ce roman nous parle de résurrection, ce qui est extrêmement difficile à rendre parce qu’en français, par définition, on ne peut pas parler de Dieu. Enfin, entendons-nous.
Bref, une conférence ébouriffante, qui donne une furieuse envie de relire Dosto, mais cette fois dans la traduction de Marko, chez Actes Sud.
Photo extraite du blog “Les amis de Paris Saint-Petersbourg”. DR