Le Malais de Magellan 4

4 – L’affaire Saint-Aignan

Révélations sur les frasques de l’évêque de Séez. Marguerite présente à Louise d’étranges animaux venus des Indes occidentales. Lecourt déféré devant le tribunal ecclésiastique de Rouen. Clément persuade Léonard de partir pour la capitale normande, le port des découvreurs de terres nouvelles.

« Notre évêque s’est un peu précipité me semble-t-il, sans doute sous la pression de son inquisiteur et des prélats les plus radicaux de la cour épiscopale. Mais il est allé trop vite en besogne, il nous donne une belle occasion de le remettre à sa place. » Jehan de Frotté, le chancelier de la duchesse, ne semble pas particulièrement ému en ce début de matinée dans la salle du conseil, où Marguerite a réuni ses fidèles pour évoquer la situation. Ce petit homme trapu, presque chauve, manifeste même une certaine excitation à l’idée d’entrer en scène dans le duché dont il aura la charge au lendemain du départ de la duchesse pour son royaume de Navarre. La provocation maladroite de l’évêque Jacques de Silly, un bellâtre suffisant et dépravé, va l’autoriser à mettre les choses au point. N’en déplaise à l’Eglise, le pouvoir temporel restera à Alençon après le départ de Marguerite et ne glissera pas vers la cour de Séez, en dépit des fastes que déploie Silly pour imposer son autorité face au château. La mission confiée par François 1er  à Frotté en le plaçant auprès de sa sœur est claire : protéger ce petit duché, destiné à devenir un apanage de la famille royale, des appétits de tous les prédateurs, y compris les clercs de l’Eglise. 

« Le lieutenant général du Mesnil va nous aider » poursuit Frotté de sa voix caverneuse, qui semble aller chercher les graves au plus profond de la poitrine, le visage fendu par un  large sourire. En bon politique, le nouveau chancelier a diligenté une enquête sur l’évêque et débusqué une affaire inespérée, qui se trouve en ce moment entre les mains du lieutenant général d’Alençon. Ou plutôt entre les barreaux des geôles du château. « Le lieutenant est embarrassé parce qu’un certain Saint-Aignan, soupçonné d’être impliqué dans la disparition d’un membre de la garnison, a prononcé le nom de l’évêque à plusieurs reprises au cours de son interrogatoire, donnant des dates, des lieux précis… toutes choses en cours de vérification. Il s’agirait en fait d’une histoire de cocuage, la femme de Saint-Aignan, plus belle que vertueuse, aurait entretenu une double liaison avec ce jeune officier aujourd’hui disparu – pour lequel nous sommes fort inquiets – et Silly. Le jeune homme aurait découvert son infortune en se rendant un peu trop tôt à un rendez-vous fixé par la belle dans une maison de campagne que possède l’évêque près de Séez. Depuis ce jour on ne l’a plus revu. Saint-Aignan, qui était parfaitement au courant des turpitudes de son épouse, desquelles il tirait quelques bénéfices, jure ses grands dieux qu’il ne sait rien de plus, et surtout pas où est passée sa femme, dont on dit en ville qu’elle s’est embarquée en toute hâte pour l’Angleterre. Peut-être pourrions-nous poser quelques questions à Silly ? » conclut Frotté pas mécontent de l’effet produit par cette révélation sur un petit conseil médusé.

« Tu vois Louise, ces énormes poules noires au grand jabot rouge qui s’enfuient en gloussant, ce sont les poules d’Inde dont Clément t’a parlé. Elles nous viennent des Indes occidentales d’où les navigateurs espagnols les ont rapportées. Je les ai fait venir ici avec mon jardinier navarrais. Leur chair est abondante et délicieuse et j’ai le projet d’en faire l’élevage pour qu’elles croissent et multiplient dans mes domaines. » Marguerite a décidé de présenter elle-même ses poules d’Inde à sa nouvelle chambrière au grand déplaisir de Clément qui voit s’échapper l’occasion de faire un brin de cour à la jeune fille en cette après-midi ensoleillée. Le château est de meilleure humeur depuis l’intervention de Frotté le matin au conseil, et la duchesse s’offre le loisir d’une visite du parc, le plus bel atour de cette forteresse normande. Cette vaste clairière piquetée de bouquets de chênes, c’est un peu la forêt qui entre dans la ville, forêt qui moutonne à perte de vue et vient lécher les remparts du château du côté du soleil couchant. Léonard longe le parc lorsqu’il chevauche vers Saint-Germain puis Héloup avant de gagner la belle charpente. Ce soir il rentre à la maison avec de bonnes nouvelles. Il est possible que Mangon soit moins arrogant dans les jours qui viennent. Même si cela ne règle pas, pour l’heure, le problème de Gaspard, qui revient des champs au moment où la silhouette du typographe se découpe dans la grande porte de La Belle Charpente.

Dans le logis de l’évêque, qui s’adosse à la cathédrale de Séez, l’atmosphère est, en revanche, pesante. Jacques de Silly, tourne et retourne autour de la grande table de la salle à manger encombrée par les reliefs d’un repas à demi consommé. Etienne Mangon se tient debout à l’entrée de la pièce. « Vous y êtes allé un peu fort Mangon, il n’était pas convenu que vous passiez les fers à Lecourt. Vous allez nous mettre en difficulté » Puis après un nouveau tour de table silencieux : « Nous ne pouvons plus reculer maintenant, débrouillez-vous pour le transférer sans délai au tribunal de l’archevêché de Rouen, en sorte que les sbires de Marguerite, qui ne vont sans doute pas tarder à débarquer, ne le trouvent pas ici. » « Bien monseigneur, ce me semble aussi la meilleure solution. Cet hérétique ne pourra plus dès lors bénéficier de la protection dont il abuse éhontément dans le duché d’Alençon. » Silly n’est pas rassuré. Ce coup d’éclat ne sera évidemment pas du goût de la cour d’Alençon et pourrait augurer quelques complications dans les relations entre l’évêché et le château. Il pense juste. Mangon n’a pas encore franchi la porte de Gacé, que le lieutenant général du Mesnil quitte Alençon pour venir lui demander quelques explications sur ses relations avec certaine dame Saint-Aignan.

« Quel bon vent vous amène ? » n’hésite pas à persifler Silly, en accueillant Mesnil dans la cour de l’évêché. « Voyons-nous en privé si vous le voulez bien, répond le lieutenant général, en attrapant le coude de l’évêque avant de se diriger vers le perron du logis, cela vaudra mieux pour tout le monde. » De la conversation entre les deux hommes, enfermés dans le bureau de Silly, seuls quelques éclats de voix indistincts filtrent au-delà des vantaux de la double porte. D’évidence, l’échange est viril. Quelques gouttes de sueur perlent d’ailleurs sur le front de l’évêque, au sortir de l’entrevue. Mais une sorte de soulagement émerge discrètement derrière l’affaissement des chairs qui semblent avoir marqué un moment de décomposition du visage. Du Mesnil sort, de son côté, les traits aussi tendus que les haubans d’un navire. « Ils se sont empressés de convoyer Lecourt au tribunal de Rouen » confie simplement le lieutenant général au sergent qui l’accompagne en reprenant sa monture. « A l’heure qu’il est ils passent les frontières du duché, il est trop tard pour leur courir après. Mais ce coup précipité va coûter très cher à Silly. Sans doute la main qu’il comptait mettre sur le duché au départ de la reine. Désormais nous le tenons par les couilles, et il le sait. »

Décidément, Clément ne lâche plus Louise, s’agace Léonard par devers lui, en apercevant les deux jeunes gens, suivis à quelques pas de dame Cécile, qui s’approchent en devisant alors qu’il prend l’air devant l’atelier. Le poète parait ravi d’allumer le sourire de la jeune chambrière, qui l’écoute en chantonnant, le regard en coin. « J’accompagne ces dames chez Pierre Laisné le tailleur, commente le poète en arrivant devant l’atelier. La duchesse souhaite que sa nouvelle chambrière ait un peu d’allure, et elle a raison. N’est-ce pas Louise ? Mais c’est toi que je viens voir, ajoute-t-il. Je vais devoir laisser filer ces dames, à mon grand désespoir, nous venions à peine d’entamer la conversation. » Louise, elle, ne semble pas pressée de poursuivre sa route. « Dame Cécile m’a dit que Pierre Laisné venait de recevoir un grand coupon de velours vert. J’adorerais une longue robe de velours avec des manches bouffantes sur une jupe noire et une chemise blanche à col carré » n’hésite-t-elle pas à commenter pour Léonard, qu’elle sent un peu dépité, prisonnier de son atelier. Le typographe, les mains maculées d’encre, n’ose pas imaginer l’espiègle jeune fille dont les cheveux, qui émergent d’un petit béret, trahissent quelques reflets roux, dans une longue robe de velours vert. Il se surprend toutefois à se représenter furtivement l’architecture d’une robe serrée à la taille, comme la mode semble le vouloir ces temps-ci, faisant chanter le buste sous la chemise à l’abri du trop sage col carré.

 

« Les nouvelles ne sont pas bonnes du tout pour Lecourt » résume Clément une fois à l’abri dans l’atelier « Silly l’a envoyé à Rouen et il ne pourra sûrement pas échapper à un procès. Et Dieu sait que Rouen s’enflamme aisément, surtout avec la triste engeance qui siège au tribunal de l’archevêché. Cela dit Mangon, qui semble avoir fait du zèle dans cette histoire, est calmé pour un moment et Gaspard ne devrait pas être inquiété. Frotté tient Silly par la culotte avec l’affaire Saint-Aignan. Nul doute qu’il va faire durer le plaisir de ce côté ». Léonard ne dit rien, il réfléchit, et ne masque pas une grosse inquiétude. Non pour Lecourt, qui a bien cherché ce qui lui arrive. N’avait-il pas été prévenu ? A plusieurs reprises ? Non, mais pour Gaspard. Comment l’apprenti va-t-il réagir ?  attaché comme il l’est à son bienfaiteur. Il est capable de se jeter sur les chemins pour tenter de venir à son secours. Gaspard, l’orphelin, doit tout à Lecourt : non seulement sa paillasse et son pain depuis de longues années, mais aussi son apprentissage de la lecture et, d’une certaine façon, son élévation d’esprit. Encore que de ce point de vue, l’héritage puisse être contestable et en tout cas hautement inflammable. Au terme d’un long silence, Léonard finit par confier son inquiétude à Clément.

« Et pourquoi n’irais-tu pas toi-même aux nouvelles à Rouen. Tu es moins tête brûlée que Gaspard, qui est désormais capable de te remplacer quelques semaines à l’atelier. En tout cas je peux en faire mon affaire auprès de maître du Bois. Et j’aurais, ajoute-t-il après un temps de réflexion, une mission complémentaire à te confier. Je suis à la recherche des bois qui ont servi à illustrer la dernière édition connue des poèmes  de François Villon, faite en 1489 à Rouen. Je suis en train de rassembler l’ensemble des œuvres de ce génial saltimbanque, quasi oublié aujourd’hui, pour un ouvrage que je prépare avec Simon de Colines. Ces trois gravures doivent toujours se trouver à Rouen. Cela te ferait un beau prétexte, non ?» Certes, pense Léonard, et puis ça te permettrait de conter tranquillement fleurette à la jeune Louise pendant mon absence, crapule. Pour autant un voyage à Rouen, le port où les navigateurs embarquent pour les terres nouvelles, est une aventure extrêmement tentante. Léonard est de plus en plus fasciné par la découverte des nouveaux mondes dont l’écho devient chaque saison un peu plus perceptible à Alençon, à travers les poules d’Inde de la duchesse, les récits des colporteurs ou les révélations de Clément. L’occasion d’approcher quelques témoins de ces découvertes risque de ne pas se reproduire de sitôt. Pas avec le consentement de Simon du Bois, en tout cas. « Ce peut être une idée, sourit Léonard, j’en parle à Gaspard dès ce soir. Mais tu dois te débrouiller, de ton côté, pour m’obtenir un blanc-seing du château, et quelques livres tournois d’avance pour tes bois. Et puis j’aurais une dernière faveur à te demander avant ton départ. Peux-tu t’enquérir du manuscrit sur le découvrement de l’Inde supérieure dont tu m’as parlé. Cette aventure me trotte dans la tête, cela me ferait un infini plaisir de pouvoir en prendre connaissance. »