Le Malais de Magellan 6

6 – Jeanne d’Albret

La cour de Marguerite cour en visite au château de Longrai. Clément aux petits soins pour la nouvelle chambrière. La jeune fille séduite par la virtuosité du poète. Une nuit dans la garde-robe.

« Dites-moi Clément, pourquoi la petite Jeanne ne suit-elle pas sa mère en Navarre ? demande soudain Louise à Clément. J’entends que la duchesse ait placé sa fille en nourrice à Longrai pour être au calme dans son logis d’Alençon, mais je ne comprends pas cette longue séparation, qui va nécessairement durer des mois, peut-être des années. » « C’est parce que vous n’entendez rien à la politique »,  lui répond le premier valet de la reine de Navarre alors qu’ils chevauchent de conserve à l’arrière de la petite troupe qui se rend au château de Longrai « les princes et les princesses ne disposent pas de leur personne, encore moins de leur famille. Ce n’est pas une simple coquetterie d’avoir évoqué « la mignonne de deux rois » dans le poème que j’ai écrit à sa naissance. La fillette que nous allons visiter est à ce jour l’unique héritière du royaume de Navarre, et le roi de France qui, je vous le rappelle, a été plusieurs années otage des Espagnols, n’entend pas prendre le risque de la voir enlever à son tour. D’autant que Jeanne a eu la mauvaise idée de naître sur le domaine de la couronne de France, à Saint-Germain-en-Laye. Fille de Marguerite, son unique soeur, elle est une carte maîtresse dans son jeu et il intrigue déjà pour trouver un époux à cette petite fille qui ne parle pas encore. »

Question intrigue, Clément n’est pas en reste. Le poète a habilement manœuvré pour que Louise fasse partie de la suite de la duchesse à l’occasion de cette dernière visite à sa fille, longue de deux jours, et donc d’une nuit, hors la vue de l’omniprésente dame Cécile. Marguerite, absorbée par ses affaires, ne surveille pas ses suivantes pourvu qu’elles assurent leur tâche avec diligence et simplicité. Louise est ravie, elle portera pour la première fois ce soir sa belle robe de velours à l’occasion du dîner qu’offre Aimée de La Fayette, la gouvernante de la petite Jeanne, en son château de Longrai, château qui tient plus du manoir campagnard que du palais, mais peu importe. La petite cour est enchantée de se retrouver, le soir venu, dans la grande salle du logis pour ce diner d’apparat durant lesquels les jeux de l’esprit seront les bienvenus et les compositions des poètes attendues. Maitre Lefebvre d’Etaples est de la partie, aux côtés de Jean d’Avoise, superbe et méconnaissable dans une robe cramoisie en taffetas d’Italie.

Clément se retrouve bien sûr au centre du jeu, à la fois maître de cérémonie et bateleur d’estrade. La présence de Jacques Lefebvre d’Etaples et la gravité des récents évènements le conduisent dans un premier temps à orienter la conversation sur les choses sérieuses, notamment la prochaine création du collège des lecteurs royaux à Paris un cercle d’érudits réunis par François Ier, qui sera en mesure de clouer le bec aux Sorbonnards. Puis glissant doucement vers les frasques de l’évêque de Séez, Clément lance des sujets plus légers. Ce qui ne déplait pas à Marguerite, laquelle, en dépit de son parfait maintien, ne dédaigne pas les récits un brin sulfureux, les histoires un peu lestes. Elle n’hésite d’ailleurs pas à évoquer sa visite à l’abbaye d’Almenêches, à la demande pressante de Jeanne d’Avoise, qui la félicite pour son heureuse médiation et s’empresse de souhaiter la bienvenue à Louise dans la petite cour d’Alençon.

Louise de Chauvigny en rougit d’aise dans sa belle robe verte. Ce qui sied fort bien à la chevelure auburn qui lui tombe élégamment sur les épaules. Sa culture et son érudition ont épaté les convives tout au long du repas. D’évidence Louise a bénéficié d’une éducation soignée, en dépit des revers de fortune de la famille de Chauvigny, dont la trace se perd à la bataille de Pavie. Elle lit le latin et le grec, connait les écrits des humanistes et se trouve parfaitement à l’aise dans ce petit cénacle.  La jeune fille a pris quelques couleurs, après avoir bu deux ou trois verres du délicieux vin généreusement servi à table. Elle en goûte avec un plaisir décuplé les vers de Clément, qui a composé pour égayer la soirée quelques facéties dont il est coutumier :

« J’avais un jour un valet de Gascogne,

Gourmand, ivrogne et assuré menteur,

Pipeur, laron, jureur, blasphémateur,

Sentant la hart de cent pas à la ronde,

Au demeurant, le meilleur fils du monde… »

 

L’esprit quelque peu embrumé par les vapeurs du vin, Louise se laisse bercer par la musique de la langue et le grain de cette voix enjôleuse. La jeune chambrière est gagnée, conquise par la chaleur et le brio de Clément, lequel lui fait comprendre par des regards furtifs et appuyés que c’est pour elle, pour elle avant tout, qu’il joue les amuseurs ce soir. C’est vrai que l’on peut devenir beau par la seule magie du verbe.

« … Bref, le vilain ne s’en voulut aller

Pour si petit, mais encore il me happe,

Saie et bonnet, chausses, pourpoint et cape ;

De mes habits, en effet, il pilla

Tous les plus beaux ; et puis s’en habilla

Si justement qu’à le voir ainsi être

Vous l’eussiez pris, en plein jour, pour son maître. »

 

Les applaudissements de la petite assemblée fusent, tandis que Louise finit de fondre au bout de la table. Clément profite de la reprise des conversations pour venir lui glisser à l’oreille :

« Pourtant je veulx, mamye et mon désir,

Que vous ayez votre part d’un plaisir

Qu’en dormant l’autre nuit me survint. »

 

La jeune femme, tétanisée, ne peut s’empêcher de jeter un œil inquiet en direction de Marguerite, qui observe la scène en souriant. D’un discret mouvement de tête, la duchesse lui donne un discret blanc seing, puis se retourne vers Maître Lefevre d’Etaples et reprend la conversation.

 

C’est au mitan de la nuit, dans la garde-robe d’Aimée de La Fayette, au milieu des cottes en satin et des camelots de soie, que Clément porte l’estocade. Louise laisse le poète dégrafer doucement sa belle robe de velours et écarter sa fine chemise de lin. Le velouté de la peau de la jeune fille est à la hauteur de la promesse que laissait entrevoir la douce chaleur de son cou. Et la jeune fille découvre une géographie inédite de sa propre sensualité sous les mains savamment prudentes mais joliment expertes de Clément. Le premier valet de la duchesse s’éclipse à regret, au petit matin, du nid improvisé de la jeune chambrière, qui git endormie, la tête posée sur un amas de tissus froissés, quelques mèches éparses sur le visage apaisé.  

 

Les deux amants, pour ne pas donner prise au soupçon, s’ignorent superbement pendant les préparatifs du départ pour Alençon. C’est évidemment peine perdue. Tout le monde a remarqué le manège des deux tourtereaux pendant la soirée et noté leur mine réjouie et fatiguée au matin. Marguerite, complice passive, ne tient pas grief à Louise de ce premier écart. Elle prend même de discrètes dispositions pour que l’épisode ne transpire pas, en sorte que dame Cécile n’en soit pas alertée. La reine de Navarre honore ainsi le contrat tacite passé avec Clément, à qui elle a toujours refusé de céder, et qui trouve parfois auprès de son entourage quelques jolies compensations à l’amour platonique qu’il lui voue. Elle espère juste que ce moment d’égarement n’aura pas de conséquences fâcheuses pour la jeune fille. De toute façon Clément est appelé à la suivre en Navarre et cette passade sera bien vite oubliée. Enfin s’en persuade-t-elle inconsciemment, préférant malgré tout ne pas avoir de rivale dans le cœur de ce satané poète.