Le Malais de Magellan 5

5 – La route de Rouen

Louise laissée aux bons soins de Clément. Léonard et Guillaume partent pour Rouen. Une demi-douzaine de sauvages en provenance des Terres-neuves exposés sur le port. A la recherche des gravures de Villon.

« En parler à Gaspard oui, mais à Guillaume surtout, qui ferait un parfait compagnon d’escapade. L’idée va forcément le tenter. C’est une occasion en or pour visiter des ateliers, se frotter à des typographes et des graveurs, observer les usages, les techniques… apprendre des tas de choses en quelques semaines ». Léonard se le cache à peine, il redoute de partir seul sur les grands chemins. La route est longue jusqu’à Rouen, trente-cinq lieues et trois jours de route au bas mot. « Sans compter qu’on serait bien plus forts à deux pour affronter la grande ville » pense-t-il tout haut en approchant de La Belle Charpente.

Gaspard réagit à peine à l’annonce du transport d’Etienne Lecourt à Rouen. Le garçon semble débordé par les évènements et n’a pas le ressort pour influer sur le cours des choses. Il préfère glisser dans une douce torpeur, se laisser materner par la maîtresse de maison, l’imperturbable Anne, aux rondeurs rassurantes et moelleuses, qui l’entoure et le tranquillise. Le fait d’être jugé apte à remplacer Léonard durant quelques semaines l’emplit de reconnaissance en ces moments étranges où l’avenir se dérobe sous les pieds. Gaspard à l’abri, Léonard doit maintenant convaincre Guillaume et attendre la réponse de Simon du Bois. Ce n’est pas gagné mais Clément est habile diplomate et le poète a de l’entregent.

« Ainsi, vous nous quittez » commente Louise, les yeux plantés dans ceux de Léonard, alors qu’ils se dirigent tous deux vers l’enclos des poules d’Inde. Louise a décidé de prendre soin de la volaille de la duchesse et assure désormais la  distribution de blé en fin d’après-midi. Elle adore ça, et les grosses d’Inde le lui rendent bien, qui gloussent d’impatience à son approche. Le garçon ne sait pas comment prendre la remarque de la jeune fille ; il ne parvient pas à décrypter le ton enjoué, un peu moqueur, le sourire amusé de Louise. Léonard refuse de comprendre que cette attitude est une défense naturelle, une digue posée pour protéger leur relation. La vie a voulu qu’ils ne soient pas issus du même monde, toute ambiguïté entre eux est donc bannie aux yeux de la nouvelle chambrière de la duchesse, il devrait le savoir. Elle en a, en revanche,  parfaitement conscience. Même si elle se sent redevable envers ce jeune imprimeur, un peu gauche et bien tourmenté en ce moment, qui reste l’incarnation de l’un de ses deux sauveurs. Pour atténuer la pointe de tristesse qu’elle décèle dans ses yeux,  la jeune fille avance la main et lui presse doucement l’avant-bras : « Vous nous rapporterez des nouvelles de ces navigateurs qui découvrent chaque année de nouvelles terres, de nouvelles plantes, de nouvelle bêtes. Vous aurez des tas d’histoires à nous raconter. Nous en aurons bien besoin lorsque la cour aura déserté Alençon pour Nérac. »

Guillaume est partant pour Rouen, évidemment, et les deux garçons partagent dans l’effervescence les quelques jours que nécessite la préparation de l’entreprise. Léonard fait tout pour alléger la tâche de Guillaume qui doit terminer les bois du Coëvrot avant de quitter Alençon ; il a de son côté achevé l’impression des cahiers et obtenu, sans difficulté, l’autorisation de délaisser l’atelier durant trois ou quatre semaines. La récupération des bois gravés de la première édition de Villon intéresse aussi Maître du Bois, à qui il ne déplairait pas de publier quelques œuvres du poète, sans faire d’ombre naturellement à son ami parisien Simon de Colines. Juste pour le plaisir. Clément s’est enquis d’un bon cheval pour Guillaume dans les écuries du château et a rédigé un mot de recommandation pour maître Olivier Pierre, imprimeur-libraire à Rouen, qui pourra aider les garçons dans leur recherche et trouvera une solution pour les loger. Reste à composer un bagage léger, qui ne doit pas excéder une trentaine de livres pour ne pas surcharger les montures. Guillaume, dont Léonard admire le rapport toujours sensuel à la matière, prend un soin particulier à préparer ses fontes et ses sacoches, à les graisser, les lustrer. « La graisse, il n’y a rien de mieux pour le cuir.  Il faut penser à bien le nourrir pour qu’il reste souple sous la main. »

La graisse protège aussi de la pluie. C’est ce que constatent les garçons avec plaisir au cours de leur première journée de voyage, scandée par une série de giboulées. Longtemps les clochers de la cathédrale de Sées les suivent dans la plaine normande qui file à l’ouest vers Argentan, avant de les perdre dans le fouillis des haies du pays d’Auge. Le duché d’Alençon et ses fermes de pierre bâties s’estompe peu à peu pour faire place à une Normandie plus franche, dominée par les constructions à colombage, de terre et de bois. Il leur faut trois bonnes journées, passées pour l’essentiel dans les chemins creux du bocage normand, pour gagner Rouen et se présenter à La Barbacane, le châtelet qui monte la garde à l’entrée de la ville, sur la rive gauche de la Seine. Hérissée de clochers, la ville est une vraie pelote d’épingles plantée dans une boucle du fleuve. Léonard et Guillaume ont les joues colonisées par le poil mais sont heureux d’avoir passé sans encombre l’épreuve de ce premier voyage. Ils se sont même payé le luxe d’une nuit à la belle étoile, près d’une ferme où ils ont senti pouvoir s’installer en confiance, entourés d’une nuée d’enfants rieurs et questionneurs. Les deux garçons ont pu rôder leur discours tout au long du voyage. Ils viennent à Rouen pour se procurer des bois gravés pour maitre Simon du Bois, ce qu’indique le passeport signé par la sœur du roi, duchesse d’Alençon et reine de Navarre, qu’ils présentent à l’officier de garde. 

 

Les deux cavaliers ont à peine franchi la Seine qu’un attroupement sur les quais de la rive droite attire leur attention, la foule semble saluer le départ d’un navire ventru qui s’apprête à remonter le fleuve. « C’est le capitaine Thomas Aubert qui repart pour Dieppe avec ses sauvages, leur explique le charretier bloqué près d’eux dans les encombrements. Vous n’avez pas de chance, ils sont restés trois jours sur le pont du morutier d’Aubert à la vue de tous. » Léonard ne veut pas croire qu’il vient de rater pareil spectacle. Il se rassure en pensant que ces sauvages ne vont pas s’évaporer du jour au lendemain, il trouvera bien une occasion de les apercevoir pendant son séjour, dût-il courir à Dieppe. Le bateau, disparu à la courbe du fleuve, les cavaliers optent pour une pause à la première taverne venue sur le quai, Le Chien Jaune, histoire de capter  les échos de cet évènement inattendu autant que fabuleux.

« Il y en avait sept, leur confie la patronne, qui essuie les bols au comptoir de l’auberge, plutôt bien faits de leur personne ajoute-t-elle avec une pointe de gourmandise.  Ils ont le corps lisse et poli comme du bronze, pas un poil de barbe. On dirait qu’ils se les arrachent parce qu’ils ont des cicatrices sur les mâchoires, mais on ne sait pas trop. On ne comprend rien à ce qu’ils disent et Aubert ne voulait pas trop qu’on s’approche. Ils sont restés cantonnés sur le pont du bateau. Mais on pouvait aussi apercevoir quelques armes et trois barques. Les gars disent que les cordes de leurs arcs sont faites avec des nerfs d’animaux et que les pointes de leurs flêches sont taillées dans des arêtes de poissons. Leurs barques semblent très légères, elles sont faites d’écorces et ils peuvent, paraît-il, les porter sur l’épaule. Il faut dire qu’ils sont costauds. Aubert les a capturés au bord d’une terre que les morutiers de Dieppe ont tout bêtement appelé « Terre-Neuve ». Ils ne se sont pas trop fatigués lance-t-elle en s’esclaffant, avant d’ajouter en se retournant vers le vaisselier : c’est quand même incroyable. A n’en pas revenir ! A n’en pas revenir ! »

Léonard non plus n’en revient pas et reste un long moment noyé dans ses pensées à la table où les garçons se sont installés en attendant un salutaire pichet de cidre. Tout cela est un peu vertigineux pour le typographe alençonnais. Aussi essaie-t-il de se raccrocher à l’intendance pour ne pas chavirer, pour ne pas laisser son esprit s’évader au-delà de la mer océane et imaginer ce que signifie la découverte de peuples inconnus – oubliés de Dieu ? –  sur ces terres neuves. « Il ne faut pas qu’on tarde trop à  trouver l’atelier d’Olivier Pierre » lance-t-il à Guillaume, qui reste, pour sa part, assez placide en dégustant son bol de cidre. Guillaume est d’une égalité d’humeur, d’une constance de comportement qui épate souvent Léonard. Il en faut beaucoup pour le déstabiliser. Ce doit être dû au fait qu’il n’habite pas tout à fait dans le même monde que ses voisins. Les soubresauts, les cris, les comportements de ses contemporains lui importent peu, c’est la texture des choses, des êtres, qui l’intéressent, la matière, le bois dont ils sont faits. Et la façon dont il pourra les représenter. Des sauvages, nul doute qu’il observera en premier lieu, s’il en a l’occasion, la nature de la peau, la façon de se mouvoir dans l’espace, le langage corporel. Le reste, il le laisse volontiers aux concierges de l’existence.

 

Rouen est un dédale de rues étroites, capricieuses, dédaigneuses des alignements, jalonnée de hautes façades à colombages. Mais les deux Alençonnais n’ont pas de difficulté à se repérer dans ce labyrinthe, se dirigeant du regard grâce à la tour de la lanterne, une flèche infinie, qui domine la cathédrale, le quartier et la ville toute entière. L’atelier d’Olivier Pierre se situe rue Saint-Roman, à l’arrière de la dite cathédrale, près de la bien nommée cour des libraires. Ils ont beau avoir été prévenus, l’arrivée sur le parvis de l’édifice les tétanise un instant. La façade de Notre-Dame est un monumental livre de pierre ciselé à la gouge avec la précision d’une gravure. Guillaume ne sait plus où donner des yeux. Il n’a d’ailleurs pas le temps de s’attarder puisqu’il faut rapidement contourner le bâtiment pour trouver l’atelier de Maître Pierre et débusquer une auberge dotée d’une écurie. Tout juste a-t-il le loisir d’apercevoir quelques compagnons qui s’affairent au sommet de la tour de beurre, une étrange tour carrée qui ponctue la façade à main droite.

« Je ne sais pas où Clément Marot a rêvé que les bois gravés de la première édition de Villon pouvaient se trouver à Rouen » les refroidit rapidement Olivier Pierre qui accueille toutefois les deux Alençonnais avec bienveillance et aménité. « Nous sommes plutôt de la vieille école ici, attachés à l’enluminure, pas vraiment à la gravure. Mais je vais me renseigner et s’ils sont à Rouen vous les trouverez. » Les soupçons de Léonard reprennent soudain du corps. Clément aurait-il imaginé ce prétexte pour se débarrasser de lui, pour pouvoir tranquillement conduire sa cour auprès de la jolie Louise ? Il n’ose y croire. Mieux, en l’envoyant enquêter sur la situation de Lecourt, le poète aurait-il fait d’une pierre deux coups, apaisant au passage des esprits qui auraient pu s’échauffer à Alençon ? « Tu y vas un peu fort Léonard. Ne tombe pas à ton tour dans le procès d’intention. Lui répond Guillaume dans le lit qu’ils partagent ce premier soir dans les combles de l’atelier de maître Pierre. « Marot n’a nul besoin de t’écarter pour courtiser la jolie Louise. Il a le costume requis s’il n’a la position, et il est aux premières loges dans les allées du château. Tu n’as rien de tout ça. Ne lui fais pas porter la charge de ta condition. Donne un peu de temps au temps s’il te plait. Et je me permets de te signaler une bonne nouvelle : l’atelier de Maître Pierre est à deux pas de l’archevêché. Que je sois damné si nous n’obtenons pas assez vite des nouvelles de Lecourt. »