Archives de l’auteur : Philippe

Délicieux moyen-âge

Nous avons visité le monastère des moniales de Notre-Dame d’Almenêches. Là se trouvent trente-quatre moniales. Toutes sont propriétaires: elles ont en propre des chaudrons, des bassins de cuivre et des bijoux. Item, elles contractent des dettes dans le village; elles y mangent et s’assoient à table en société. L’argent sert à chacune pour se procurer les vivres nécessaires à la cuisine. Beaucoup  restent à l’extérieur des Complies aux Matines et elles boivent après les Complies. Théophanie est une ivrognesse. Elles n’ont pas de règle ou de terme pour se confesser ou pour communier. Soeur Hola a eu récemment un enfant d’un certain Michel du Val-Gui. Les laïcs entrent de temps en temps dans le cloître et parlent avec les moniales. Item, elles ne mangent jamais au réfectoire. Denise Dehatim a mauvaise réputation à cause de Maître Nicolas de Bleve. Elles se battent beaucoup dans le cloître et dans le choeur. Alice, chantre (cantatrix) a eu un enfant d’un nommé Chrétien. Item, la prieure a eu autrefois un enfant. Elles n’ont pas d’abbesse, parce que celle-ci est morte récemment.”

le-vin-au-moyen-c3a2ge-via-wikipedia-org
 

Eudes Rigaud dresse ici un tableau fort sombre de l’abbaye d’Almenêches. Les religieuses ne mènent aucune vie communautaire. Elles font leur propre cuisine et ont donc besoin d’ustensiles et d’argent pour se procurer des vivres. Pour la même raison, elles sortent de la clôture. Elles sont accusées d’être “propriétaires”, c’est-à-dire de posséder des biens personnels. Cette atteinte au voeu de pauvreté est particulièrement intolérable pour l’archevêque franciscain, disciple de Saint-François. Par ailleurs, plusieurs religieuses sont mères. Elles n’ont évidemment pas respecté leur voeu de chasteté. Remarquons seulement à ce sujet que l’incontinence féminine passe moins facilement inaperçue que celle des hommes! Les religieuses n’ont pas d’abbesse à l’époque de la visite, ce qui pourrait expliquer en partie leurs débordements. On a l’impression cependant qu’il s’agissait pour elles d’un mode de vie pratiqué depuis longtemps.

Ajoutons une explication d’ordre général: ces monastères féminins recrutaient parmi les filles des familles nobles. L’orientation vers la vie religieuse résultait rarement d’un choix personnel, mais s’expliquait souvent par des considérations de stratégie familiale. De telles considérations n’étaient pas non plus absentes pour les hommes: les cadets étaient souvent destinés à devenir moines, puisqu’en Normandie ils devaient laisser l’essentiel du patrimoine à l’aîné. Néanmoins, la lecture du Journal d’Eudes Rigaud laisse à penser que les vocations étaient encore moins sincères chez les femmes que chez les hommes. Les Statuta gregoriana concernant l’admission des novices à l’âge minimum de 18ans supposaient un choix personnel de la part d’un homme ou d’une femme adulte (contrairement aux anciennes pratiques de l’oblation des enfants, désormais bannies). La réalité ne paraît pas correspondre à ces louables prescriptions. Notons enfin quelques relents de misogynie dans la façon dont l’archevêque considère les religieuses. Il ne peut s’en défendre, même quand il s’agit de communautés auxquelles il n’a rien de grave à reprocher………”

Retrouvé ce texte, dont j’ai perdu la source, parmi les notes sur l’ouvrage consacré à la naissance de l’imprimerie à Alençon sur lequel je me suis remis à travailler. Marguerite de Navarre s’inquiétait en effet de la désinvolture avec laquelle était gérée l’abbaye d’Almenêches à quelques lieues d’Alençon. La période ne correspond pas (cette relation de l’archevêque de Rouen, Eudes Rigaud, est antérieure au XVIe) mais le récit est une précieuse base pour planter quelques scènes. J’apprends d’ailleurs, au passage, en cherchant une illustration, que la consommation de vin (un demi-litre à trois litres par jour selon les époques) était familière dans les couvents et les abbayes, d’hommes comme de femmes.

Casanova : le malentendu

casanovaLes tomes 2 et 3 de L’histoire de ma vie de Casanova dans La Pléiade sont annoncés pour le 13 mai prochain.  Ci-dessous, la chronique publiée à l’occasion de la publication du premier volume en 2013.

Le passage à la postérité est parfois facétieux. Monsieur de la Palisse est victime d’une chanson écrite à sa gloire de combattant (un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie), Machiavel était un diplomate éclairé que la postérité a fait machiavélique, et Casanova reste l’archétype de l’infréquentable séducteur, ce dont il se défendait avec indignation. Tout cela ne serait pas très grave si cela ne provoquait de coupables préventions à l’égard de l’un des plus grands textes du XVIIIème siècle.

« Je considère les Mémoires comme la véritable encyclopédie du XVIIIème siècle » écrivait Blaise Cendrars, en évoquant l’Histoire de ma vie de Casanova. Ce texte est, de fait, un monument littéraire, du calibre des Mémoires de Saint-Simon, des Confessions de Rousseau ou des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand. C’est à la fois la confession d’un aventurier vénitien, tour à tour religieux, militaire, musicien, diplomate, espion… et homme du monde, un récit de voyages à travers l’Europe, de Londres à Constantinople, de Naples à Amsterdam, et un témoignage unique des mœurs de l’aristocratie et de la société au siècle des Lumières. C’est aussi un ouvrage philosophique, imprégné des théories de l’époque. De Montaigne à Voltaire, il avait lu tous les philosopohes qui nourrissaient ses contemporains. Le tout est écrit dans un français incroyablement délié, teinté de quelques délicieux italianismes.

casanova

Le puritanisme du XIXème siècle ne pouvait tolérer la liberté de ton de Casanova, qui ne s’embarrasse pas, il est vrai, de périphrases pour raconter ses frasques, et il nous aura fallu attendre plus de deux siècles pour – enfin – disposer du texte original, acquis en 2010 par la Bnf, et dont la Pléiade vient de publier le premier volume. Ce premier tome est un régal. Comparé au texte jusqu’alors disponible –caviardé et pour une grande part réécrit au XIXème – il rafraîchit avec bonheur les aventures de cet escroc génial, d’une intelligence et d’une culture prodigieuses, et les leste d’une rudesse de corps de garde vivifiante, sans en ôter un poil d’intérêt.

Et, pour une fois, l’appareil critique de La Pléiade est d’une grande utilité, il permet de situer les lieux, d’identifier, quand c’est possible, les personnages et éclaire le texte de toutes les connaissances acquises par les cercles de casanovistes, qui ont conduit d’inlassables recherches pour vérifier, préciser les propos de Casanova. Mais si le Vénitien, qui se vivait avant tout comme un « homme de lettres » et qui finira d’ailleurs bibliothécaire dans un château allemand, enjolive à n’en pas douter certains évènements, les experts ne mettent aujourd’hui plus en doute la véracité de la plupart des faits rapportés, à commencer par son évasion de la prison des Plombs à Venise, épisode qui à lui seul, vaut le meilleur des romans.

Illustration : Casanova et la belle religieuse (droits inconnus)

Le journal qui achète ses lecteurs

Une tablette tactile PC 7 pouces Wifi avec house et clavier, un set de deux bagages en cuir, une montre Lip Oxford « symbole du patrimoine industriel français », c’est le cadeau de bienvenue de l’Obs, la nouvelle formule du Nouvelobs. Soit 200 € de cadeaux pour un abonnement de 195€, ramené à 129 €, parce que c’est vous M. Dossal.

l'obsJe chéris cette offre, parvenue cette semaine, pour deux raisons. La première est professionnelle. Elle va me permettre d’actualiser le cours sur les modèles économiques de la presse magazine à la rentrée prochaine. Rien de mieux qu’un exemple concret. L’Obs achète donc ses lecteurs. Ce n’est pas vraiment une information mais il est important que cela soit rappelé de temps à autre.

Les lecteurs ne savent pas à quel point on leur donne de l’argent lorsqu’ils achètent un magazine. Ils le paient 3€ et donc supposent logiquement qu’il coûte 3€. Or il en coûte 10 au bas mot (ce qui n’est pas choquant en soi, vue la qualité de la quadri, les coûts de production, d’impression, de diffusion). Le lecteur ne paie en gros que 30% du coût réel de l’objet.

C’est donc la pub qui paie les 7€ manquants. Comme les tarifs de pub sont indexés sur le nombre de lecteurs, il arrive un moment où il peut être rentable d’acheter des lecteurs pour maintenir les tarifs de pub les plus élevés possibles, lesquels assurent 70% du chiffre d’affaires (à la louche, ce peut être moins, c’est parfois plus). L’idée est quand même de  ferrer durablement les nouveaux lecteurs en leur faisant signer un « mandat de prélèvement » qui attache l’abonnement au compte en banque.

La deuxième raison est personnelle. Je vais peut-être accepter. La tablette intéresse un garçon, le bagage en cuir madame, et la montre (vraisemblablement fabriquée en Chine) me rappellera de bons souvenirs. Et puis je peux consacrer vingt minutes par semaine à parcourir l’Obs – il y a de bons papiers -, ce n’est pas plus honteux que le Point, dont je suis toujours – mystérieusement destinataire.

Mais je vais envoyer un chèque, pour voir. Pas question de me laisser vassaliser par un prélèvement. Je me souviens d’une conférence de la chef des finances de Médiapart aux rencontres de la presse en ligne il y a deux ans, qui disait que son prochain défi était de faire migrer le paiement par carte bleue vers le prélèvement automatique, qui provoque beaucoup moins de déchets lors des réabonnements.

Cette aliénation du prélèvement est une des servitudes volontaires auxquelles nous nous conformons, à mon goût, avec une désinvolture coupable. En revanche prendre le marketing à son propre jeu est un plaisir auquel on peut s’adonner sans modération.

éloge de la débroussailleuse

L’un des bénéfices de la vie à la campagne est d’épouser au plus près sa condition animale. Pas vraiment besoin de s’astreindre à courir dans les rues sans autre motivation que d’entretenir sa carcasse quand on est appelé à couper son bois l’hiver ou à domestiquer la végétation au printemps. L’exercice physique fait, en quelque sorte, partie du jeu.

myosotis 2

Adepte d’Edward T. Hall, j’ai fait disparaître il y a une quinzaine d’années les clôtures qui entouraient le terrain de la vieille ferme d’où son écrites ces lignes et sur lesquelles butaient le regard, dégageant ainsi l’horizon, laissant apparaître un dégradé de végétation qui donne d’un côté sur une petite prairie puis sur la route communale, de l’autre sur un petit bois.

En ces terres assez humides de Loire-Inférieure, la végétation est tonique et doit être régulièrement contenue, au risque de coloniser l’espace. Le recours à la débroussailleuse est donc nécessaire, en particulier au printemps. J’adore cet engin, en dépit d’une prévention coupable pour les machines trop sophistiquées (je m’obstine à râper les carottes à la main, sous les sarcasmes de la maisonnée) et du bruit strident de son moteur deux temps.

C’est une Husqvarna, un de ces engins nordiques simples et increvables – une malheureuse révision en dix ans – qui démarre rituellement au quart de tour après un hiver passé dans la poussière et l’humidité. Abreuvée d’un carburant écolo, l’Aspen, assez cher mais peu polluant, elle est équipée d’un solide fil de nylon, dont la rotation sectionne la végétation au pied, de préférence à la lame métallique, plus efficace mais plus dangereuse.

Cette débroussailleuse est un outil extrêmement fin, qui permet de sculpter la végétation au gré des saisons et des accidents du terrain. On peut ainsi choisir d’épargner tel ou tel bouquet spontané, à l’image des myosotis qui ont poussé cette année sous la ligne d’arbres qui borde le jardin. On peut quasiment araser la végétation ou laisser pousser les cheveux un peu plus longs de telle ou telle partie du terrain, dessinant ainsi une géographie différente d’une année sur l’autre.

La débroussailleuse est, en quelque sorte, la sœur bohême de la tondeuse, celle qui explore et dessine les frontières, autorise les contours flous, repousse les barbares mais peut, sur un coup de cœur, donner le droit d’asile à quelque plante, quelque fleur sans papier. Son maniement, assez simple, sous le soleil, autorise même l’esprit à vagabonder et à imaginer un billet saugrenu qui s’intitulerait « éloge de la débroussailleuse. »

Jean Blaise à tous les étages

Hasard ou télescopage de calendrier éditorial, j’apprends, quelques jours après avoir achevé un récit sur le parcours de Jean Blaise « Réenchanteur de ville » à paraître en mai aux Ateliers Henry Dougier (le fondateur des éditions Autrement), que les éditions de l’Aube annoncent, également en mai, la sortie d’un livre d’entretiens entre Jean Blaise, Stéphane Paoli et Jean Viard « Un immense besoin de culture ».

image jean blaise

L’actualité culturelle sera donc Blaisienne en mai prochain, à quelques semaines du quatrième « Voyage à Nantes » et quelques mois avant la publication de son rapport sur la culture dans l’espace public commandée par Aurélie Filippetti. Ce n’est pas totalement injustifié. Si le personnage est bien connu à Nantes, il intrigue ailleurs où l’on observe avec étonnement et gourmandise la transformation de cette ville depuis quelques années. Une ville où la culture s’est emparée de l’espace, du jardin des plantes aux chantiers navals, des douves du château aux rives de l’estuaire.

Certes Jean Blaise n’est pas toujours considéré comme prophète en son pays, et les rabat-joie manquent rarement pour brocarder chacune de ses initiatives, dénonçant généralement la « gabegie » de l’argent public. Lesquels détracteurs n’en écrasent pas moins une larme furtive en souvenir de quelques moments épiques, qu’il s’agisse d’une chanteuse d’opéra juchée sur une décapotable au milieu de la circulation ou d’un spectacle de La Fura del Baus dans un hangar désaffecté de l’île Sainte-Anne.

Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, en particulier des néo-nantais, qui saluent la richesse et le décalage de l’offre culturelle sur les bords de Loire, la joyeuse décontraction qui imprègne la ville en été, comme j’ai pu le constater en rédigeant « S’installer à Nantes ». Mais au-delà, c’est l’ensemble du monde de la culture, à Paris, Marseille ou Londres, qui observe depuis quelques années cette ville transformée en théâtre urbain, où les champignons chantent dans les jardins, où les jeux pour enfants sont des monstres japonais.

Jean Blaise n’est certes pas le seul auteur de cette transformation, mais il en est indéniablement l’inventeur et le chef d’orchestre. Le mot de Jean-Luc Courcoult, le fondateur de Royal de Luxe, qui ouvre le livre, est de ce point de vue émouvant. Le témoignage du patron du Service des espaces verts de la ville, dont le travail a été proprement réenchanté n’est pas moins instructif. Une sorte de contamination a gagné les esprits, et la ville ne se pense plus sans qu’un grain de folie ne vienne féconder les projets d’aménagement sur l’ensemble de l’espace public.

Curieusement, s’il existe des bouquins sur Royal de Luxe, les Machines de François Delarozière ou la création du Lieu Unique, le parcours de Jean Blaise n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucune mise en perspective. Sans doute parce que le personnage, plutôt discret, avance en marchant et se soucie peu du passé. Je dois avouer avoir pris plaisir à mettre en scène ce parcours de trente ans, à interroger certains acteurs de l’ombre comme Daniel Sourt, le directeur technique modeste et génial du CRDC, à proposer une vision panoramique d’une aventure qui n’a pas d’équivalent.

Une amie venue de la région parisienne me disait ne pas comprendre comment elle pouvait ne pas avoir eu vent de l’incroyable histoire de Cargo 92 et me confessait sa jalousie au lendemain de la publication de la seule video disponible sur internet. Correspondant de Libé à l’époque, je me souviens avoir eu toutes les peines du monde à passer un maigre encart lors du passage de La Mano Negra, venue jouer place de la Bourse sur le livre métallique de L’histoire de France. La culture en province ne pouvait exister, voyons.

De fait, toute une époque a quasiment disparu dans les limbes. Et je ne regrette pas de m’être replongé dans l’aventure. D’avoir confronté les mémoires des acteurs, des Bernard Bretonnière, Pierre Gralepois, Thérèse Jolly ou Astrid Gingembre. Et j’espère que le lecteur sera contaminé par cette idée simple mais presque trop évidente aujourd’hui à Nantes : l’art doit aller à la rencontre du public, interroger les représentations de tous, enchanter la rue plutôt que rester confiné dans les boites noires où il s’enferme trop souvent.

des chevilles apparentes dans un texte

La relecture à froid d’un long texte, sur lequel on a planché plusieurs mois, travaillant nécessairement par fragments, met cruellement en lumière nos faiblesses. Je viens ainsi de me livrer à la relecture panoramique du petit livre (en fait pas si petit : 13,5 x 19,5 cm) écrit ces dernières semaines, et le défaut de fabrication qui m’est apparu la plus voyant est la visibilité des chevilles, qui permettent d’emboîter les phrases.

dédicace

toute ressemblance… (source inconnue).

Il a donc a fallu faire la chasse aux « ainsi, de fait, en effet, en outre, en revanche, par ailleurs, paradoxalement, de sorte, en conséquence… » qui m’ont sauté au visage comme des têtes de clous sur une chaise de menuisier. Ces chevilles ne sont, évidemment (hum), pas inutiles. Elles servent à mieux articuler le texte, et d’une certaine façon à le fluidifier, à faire couler une phrase dans une autre, sans douleur, sans heurt. Mais, comme en toute chose, le trop est l’ennemi du bien.

Ce doit être un tic de journaliste. Contrairement à ce que certains imaginent peut-être, la plupart des papiers sont écrits sur un mode démonstratif. Le journaliste choisit un angle, après avoir réalisé son enquête, et une fois cet angle choisi, s’emploie à illustrer, à détailler l’information première, déclinée en trois niveaux au début de son article (titre, chapeau et accroche). D’où l’utilisation fréquente d’adverbes ou de locutions commodes qui permettent de rebondir d’une phrase sur l’autre, de les emboîter, pour conduire gentiment son lecteur vers la chute. « Un papier, une idée coco » c’est la règle.

Le problème est que sans ces chevilles, le paragraphe peut se disjoindre et se transformer en assemblage bancal. Il faut donc trouver des voies détournées, reprendre l’ouvrage, bien souvent au-delà de la phrase coupable. Parce que chaque coup de rabot peut remettre en cause l’équilibre de l’ensemble. C’est la raison pour laquelle l’intervention d’un correcteur qui ne connait pas le texte est toujours bienvenue.

Après quelques relectures amicales, c’est désormais le cas. On n’imagine pas le nombre de relectures nécessaires pour parvenir à un texte abouti. Il n’en reste pas moins, toujours ou presque, quelques coquilles, quelques répétitions disgracieuses. C’est à la fois la limite et le charme du travail d’artisan.

La muraille et les livres

“J’ai lu, ces derniers jours, que l’homme qui ordonna la construction, aux frontières de la Chine, d’une muraille presque infinie fut ce même empereur, Chi Hoang-ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui. Que les deux vastes opérations – les cinq à six cents lieues de pierre opposées aux barbares, l’abolition rigoureuse de l’histoire, c’est-à-dire du passé, fussent dues à la même personne, qu’elles fussent en quelque sorte ses attributs, j’en éprouvai à la fois, inexplicablement de la satisfaction et de l’inquiétude. (…)

livres brûlés

livres brûlés dans la vallée de l’Euphrate. D.R.

 

Enclore un verger ou un jardin est chose commune, mais non enclore un empire. Il n’est pas banal non plus de prétendre que la plus traditionnelle de toutes les races renonce à la mémoire de son passé, mythique ou véritable. Les Chinois avaient trois mille ans de chronologie (qui contenaient l’Empereur Jaune, Tchouang Tse, Confucius, Lao-Tse), quand Chi Hoang-ti ordonna que l’histoire commence avec lui. (…)

“Toutes choses veulent persévérer dans leur être” a écrit Baruch Spinoza : peut-être l’empereur et ses mages crurent-ils que l’immortalité nous est intrinsèque et que la corruption ne peut entrer dans un monde fermé. Peut-être l’empereur voulut-il recréer le commencement du temps et se donna-t-il le nom de Hoang-ti pour être en quelque façon Hoang-ti le légendaire empereur qui inventa l’écriture et la boussole. (…)

Chi Hoang-ti, peut-être, entoura l’Empire d’une muraille parce qu’il le savait périssable, et détruisit les livres dans la pensée que c’étaient des livres sacrés, c’est-à-dire des livres qui enseignent ce qu’enseigne l’univers entier ou la conscience de chaque homme. L’incendie des bibliothèques et la construction de la muraille sont peut-être des opérations dont chacune, secrètement, s’annule elle-même.(…)”

Jorge Luis Borgès, La muraille et les livres, Autres inquiistions, Buenos Aires 1950

 

de l’économie libidinale

Le Divin Marché, de Dany-Robert Dufour, date un peu (2007), mais c’est un précieux bréviaire pour remonter aux sources de la divinisation du sus-dit marché. Je tombe, en premier lieu sur une information qui a de quoi laisser pensif : Edward Bernays, théoricien et praticien assumé de la manipulation des foules en démocratie, n’était autre que le neveu de Sigmund Freud. pub

Les théories de Freud ont été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie réalisée par… Edward Bernays, son neveu américain, qui a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l'”économie libidinale”. Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti des idées qu’il pourrait tirer de Freud (…) Il indique que “la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire, et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions”. Mais une fois dans le troupeau, l’animal grégaire souhaite toujours exprimer son avis “par conséquent les communicateurs doivent toujours faire appel à son individualisme qui va toujours de pair avec son égotisme.” (Le divin marché pp 41/42)

J’ai fait quelques recherches sur cet Edward Bernays (un bon papier ici), c’est assez hallucinant. Il a été de tous les coups au XXe siècle (il est mort à 103 ans en 1995), du célèbre “I Want you for US Army” en 1917 à la création, au terme d’une campagne de subtiles manipulations de l’opinion, des Républiques bananières en Amérique centrale, en passant par l’enfumage des populations pour l’industrie cigarettière. Goebbels, paraît-il avait toutes ses oeuvres, dont le célèbre Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie.  extra

Il me semble qu’on trouve un parfait exemple du formatage esthétique de l’économie libidinale dont parle Stiegler dans l’invention graphique de la pin-up des années 30. La pin-up deviendra le support nécessaire d’objets à vendre en tout genre. On sait que l’invention passera ensuite au cinéma, avec celle qui deviendra la plus célèbres des pin-up, Marilyn Monroe – elle et toutes ses soeurs étant constamment mobilisées pour vendre tout et rien : des cigarettes, du parfum, des châteaux en Espagne, des pavillons de banlieue, des voitures, des tracteurs, des poids lourds, des voyages, des manteaux de fourrure, des dessous affriolants, du whisky, du rêve… (Le divin marché p 43). 

Je ne connais pas assez cet Edward pour en faire une note sérieuse, mais l’affaire mérite d’être creusée. Elle me conforte, quoi qu’il en soit, dans l’intuition qui est la mienne et que les familiers de l’atelier connaissent bien. “Notre véritable bulletin de vote c’est notre ticket de caisse.” Cela dit c’est un peu court. Et la liberté en démocratie cette “liberté de faire ce qu’on veut” est dans bien des cas une illusion, telle l’illusion de la gratuité de l’information généreusement payée par du temps de cerveau disponible, dont il pourrait être utile de prendre conscience. Non ?

Dany-Robert Dufour sera l’invité de la prochaine édition  d’Impressions d’Europe, le vendredi 10 avril au grand T, Nantes.

 

Petit Véhicule et Grosses machines

Curieux télescopage cette semaine sur la table travail, enfin sur l’écran de veille. Alors que j’achève, pour un éditeur parisien, la rédaction d’un ouvrage sur la façon dont a été réenchantée par l’art la ville de Nantes ces trente dernières années, je reçois un coup de gueule de mon éditeur nantais qui s’indigne du fait que les petites structures culturelles sont abandonnées à leur sort dans la même ville.

kawamata

L’observatoire de Kawamata à Lavau-sur-Loire. Estuaire. Arts et références

 

A bas bruit, deux camps s’opposent dans la cité. Les défenseurs des grosses machines (Royal de Luxe, Lieu Unique, Machines de l’île, Voyage à Nantes…) dont je fais partie, et les défenseurs des petites cylindrées (salles des spectacles, compagnies modestes, petits éditeurs…) dont je fais aussi partie, étant notamment édité au bien nommé Petit Véhicule, qui souffre de problèmes de visibilité, de diffusion.

royaume de Siam

Au royaume de Siam, éditions du Petit Véhicule.

En deux mots, je dois aux grosses machines des émotions inoubliables (cf la video précédente) des moments de partage incroyables et je suis persuadé que l’intrusion de l’art dans l’espace public, qu’il s’agisse d’un bateau mou, de champignons qui chantent ou de la création d’une librairie dans un village de six cents habitants, a influé sur le rapport à la création d’une multitude de gens, sur leur perception de l’espace public. Sur l’autre versant, je dois à une maison d’édition associative d’avoir publié des travaux plus personnels, des récits de voyage qui me tenaient à cœur. Ce n’est pas rien.

Le procès qui est fait aux grosses machines est, à grands traits, celui de l’argent (à droite comme à gauche). Elles pomperaient les budgets culturels, empêchant les petites maisons de prospérer dans leur ombre. Je ne suis pas certain que ce soit le cas. Enfin, je ne crois pas que les choses se jouent sur ce registre. L’opéra coûte un bras (cinq millions d’euros), faut-il pour autant le supprimer ? Même si, en ces temps de restriction budgétaire, la suppression des subventions au Petit Véhicule est un mauvais signe envoyé par le pouvoir local.

On peut, il est vrai, s’interroger sur le « fait du prince », sur le pouvoir démesuré des institutions sur telle ou telle structure. Mais sans grosses machines pas de Royal de Luxe à Nantes aujourd’hui, pas de Claude Ponti au jardin des plantes, pas d’observatoire de Kawamata à Lavau-sur Loire. Et toutes proportions gardées (vous pouvez hurler, la discussion est au café), pas de tour Eiffel, pas de Léonard de Vinci, pas de Taj Mahal, pas de Monteverdi. Sans Mécène pas de Virgile.

Faut-il chercher des boucs émissaires, trancher dans le lard, considérer qu’a priori « small is beautiful » ? Je m’autorise à en douter. Et je ne me plains par exemple que certains de mes livres n’aient obtenu qu’un succès d’estime. C’est ainsi. On peut, en revanche, se poser la question des raisons pour lesquelles les maisons d’édition de province ne parviennent pas à percer dans un monde écrasé par les grosses machines parisiennes. « Le divin marché » comme le qualifie Dany-Robert Dufour, qui sera l’invité des prochaines Impressions d’Europe, est organisé de telle sorte que la puissance de feu commerciale constitue, de fait, une arme de destruction massive.

C’est plutôt de ce côté, de ce « divin marché » qui chatouille notre instinct grégaire et modèle inconsciemment nos choix, y compris nos choix culturels, qu’il faut regarder, me semble-t-il.

La véritable histoire de France

La véritable histoire de France, pas celle de Lorant Deutsch ni celle d’Emmanuel Leroy Ladurie, a été racontée il y a quelques années par un groupe de poètes, qui avait le mérite de ne pas se prendre au sérieux, sur un grand livre de métal. Celles et ceux qui ont assisté à cette présentation, devant le palais des papes, dans les rues de Nantes ou sur le port de Caracas en conservent forcément un grand souvenir. Il existe peu d’archives visuelles, le Royal de Luxe de l’époque redoutant les captations, qui affaissent l’émotion produite par le spectacle vivant. Je viens toutefois d’en retrouver une en marge du travail que j’effectue en ce moment sur cette période. Certains d’entre vous ne connaissant pas les spectacles du Royal, n’ayant pas entendu parler de l’aventure du Melquiadès, ce cargo part faire la tournée des ports d’Amérique du sud en 1992, je me fais un plaisir de relayer ici la seule video de La véritable histoire de France en ligne. Elle est donnée à Caracas. Mettez le plein écran et accrochez vous aux branches. L’inquisition, Napoléon devant Moscou en flammes : onze minutes de délire joyeux et poétique.