Archives de l’auteur : Philippe

Le dernier carré allemand

poche

 

Le jeudi 10 août 1944, l’armée allemande est en déroute. Elle reflue sur Bouvron, au centre de la Loire-Inférieure, bousculée par l’avancée de l’armée américaine, qui, dit-on, vient d’arriver à Blain, la ville voisine. Dans Bouvron, on trépigne d’impatience, on prépare les drapeaux, on descend à la cave chercher les bouteilles : la libération tant attendue n’est plus, d’évidence, qu’une question d’heures. Las, les Américains ne viendront pas et le rêve tourne rapidement au cauchemar. Les Allemands se réorganisent, réinvestissent le bourg dès le vendredi et les habitants comprennent très vite, au son des canons crachant leurs obus de part et d’autre, qu’ils se trouvent sur une ligne de front en train de se constituer.

De fait, l’armée américaine, qui n’a pas réussi à passer la Vilaine à La Roche-Bernard, reprend son souffle sur la rive nord du canal de Nantes à Brest et concentre ses forces sur la libération de Nantes. Les Allemands en profitent pour faire sauter les ponts sur le canal, dessinant ainsi une courbe partant de l’embouchure de la Vilaine et descendant sur la Loire. Bouvron et Savenay sont pris au piège, alors que Fay-de-Bretagne, dont on aperçoit le clocher au loin, est libre.

Au sud du fleuve, la situation est encore plus tendue. Les Allemands s’accrochent quelques jours face à Nantes, avant de se replier progressivement sur le pays de Retz. Mais les combats sont rudes et traduisent la détermination allemande à protéger, coûte que coûte, Saint-Nazaire et sa base sous-marine. Des combats meurtriers opposent les premiers bataillons de FFI constitués à la hâte et l’armée allemande à Saint-Etienne-de-Montluc, au Temple-de-Bretagne. Les Allemands coulent des navires à hauteur du Pellerin pour entraver la navigation sur la Loire.

Echaudés par les lourdes pertes qu’ils ont subies à Brest, les Américains comprennent qu’ils auront toutes les peines du monde à reprendre la ville portuaire et acceptent tacitement la constitution d’un réduit allemand provisoire au bord de l’Atlantique. Ce qui leur donne les mains libres pour pouvoir poursuivre leur course vers l’est. Le scénario est d’ailleurs comparable à Lorient et à La Rochelle. Début septembre, la ligne de front est stabilisée et la poche de Saint-Nazaire constituée. Près de 130 000 civils sont ainsi enfermés sur un périmètre de 1 800 kilomètres carrés, où se sont réfugiés 32 000 soldats allemands.

Commence alors une interminable attente durant laquelle les habitants de l’ouest du département, privés de tout contact avec l’extérieur, vont subir une occupation de plus en plus dure, alors que le reste du pays danse et fête la paix retrouvée. La situation est d’autant plus dramatique pour les “empochés”, comme on les surnomme rapidement, que la ville de Saint-Nazaire,”où il ne reste plus un chat, plus un chien”, selon l’amiral Dönitz, le patron des U-Boote, a été complètement détruite par les bombardements américains de 1943 et que les campagnes avoisinantes débordent de réfugiés. On s’entasse dans les fermes, on pousse les meubles, on aménage les étables. Et de nouveaux réfugiés affluent en septembre, chassés de la zone tampon, du no man’s land qui s’institue peu à peu, où les patrouilles des deux camps s’accrochent régulièrement.

Forteresse.

A Saint-Nazaire, seule la base sous-marine, qui est devenue le coeur de la forteresse allemande, et que Hitler a demandé de défendre jusqu’au dernier homme, tient encore debout. Faute de sous-marins – il ne reste plus que trois U-Boote en août 1944 -, la base a été transformée en centre logistique où sont installés une centrale électrique, un hôpital, une boulangerie et, dit la rumeur, deux ou trois années de vivres. L’armée allemande n’est pas, pour autant, extrêmement vaillante. Composée de soldats âgés, de “malgré-nous” alsaciens rescapés de la campagne de l’Est, elle souffre rapidement, comme la population, d’isolement et de pénuries en dépit des réquisitions musclées qui se multiplient dans les campagnes.

2058_CART_Angola

De l’autre côté du front, la situation matérielle des assiégeants n’est, il est vrai, guère plus enviable. Les Forces françaises de l’intérieur, qui ont rassemblé 15 000 hommes sur la centaine de kilomètres que compte la ligne de démarcation, sont équipées de bric et de broc. Vêtus de pantalons de la Kriegsmarine, de chaussures britanniques et de blousons américains, avec de l’armement allemand récupéré, y compris des chars Tigre, ils campent parfois dans des huttes le long des cours d’eau. Mais, en dépit du froid, de la neige et du vent qui sévissent durant l’hiver 1944, ils sont du côté de la victoire, et soutenus par l’armée américaine, alors que les empochés, victimes à la fois de la fébrilité allemande et des bombardements alliés, s’inquiètent chaque jour un peu plus de la tournure que vont prendre les événements.

A l’automne, les Allemands comprennent qu’il va leur être extrêmement difficile de tenir au milieu d’une population de plus en plus démunie et négocient l’évacuation de plusieurs milliers de réfugiés. Les Américains ne sont pas très favorables à cette évacuation, considérant que cette population civile affamée est un fardeau opportun pour l’armée allemande. Une trêve est toutefois décidée. La voie ferrée, qui avait été coupée, est remise en état à Cordemais et plusieurs trains bondés sont autorisés à quitter la poche pour gagner Nantes, en octobre, puis en janvier. Soumis à une sorte de double peine, les réfugiés découvrent alors avec stupeur qu’ils sont considérés comme des collaborateurs par une partie de la population libérée. Il est vrai que les empochés vivent une situation ubuesque : ils obéissent à une administration qui n’existe plus à l’échelle du pays. Le sous-préfet de Saint-Nazaire est toujours en place et ce sont les lois de Vichy qui s’appliquent sur le périmètre de la poche, alors que la République est instaurée à quelques kilomètres.

Pénurie.

Pendant que le général de Gaulle fête le 14 janvier 1945 la libération à Nantes, les autorités de Saint-Nazaire impriment des timbres aux couleurs de la chambre de commerce pour pouvoir faire circuler le courrier dans le réduit nazairien. Les difficultés d’approvisionnement sont telles dans cette poche oubliée qu’un technicien est autorisé à franchir la ligne pour aller chercher dans le Jura des tubes de chlore afin de purifier l’eau potable, qui commence à manquer. Tout fait défaut dans la poche : il n’y a plus d’électricité, plus de carburant, plus de pneus pour les vélos, plus de vêtements. Et les soldats allemands répartis sur la ligne de front, qui souffrent eux aussi, se font de plus en plus exigeants auprès des paysans pour obtenir qui une motte de beurre, qui une poule ou une bicyclette. C’est le règne de la débrouille, même si quelques pêcheurs de Loire, qui assurent au péril de leur vie la liaison entre les FFI et les résistants de la poche, parviennent de temps à autre à apporter quelques denrées pour améliorer l’ordinaire.

Percée.

Seule La Baule, où se sont installés le commandement allemand et les autorités françaises, semble à l’abri du besoin. C’est d’ailleurs depuis l’aérodrome d’Escoublac que décolle régulièrement, à la nuit tombée, un avion léger de reconnaissance qui assure un dernier lien avec Berlin. Cet avion rapporte même à Noël une maquette de V2 pour entretenir le moral des troupes à Saint-Nazaire. Certains officiers allemands croient encore, en effet, la victoire possible grâce à la mise au point d’armements nouveaux, dont Berlin fait miroiter la création en ce rude hiver 1944. Une publication hebdomadaire, la Festung, entretient également l’illusion d’un retournement de situation, notamment pendant la contre-offensive des Ardennes, et vante l’héroïsme des défenseurs de Saint-Nazaire. Les Allemands tentent d’ailleurs une percée, quelques jours avant Noël, au sud de la Loire, et réussissent à avancer de quelques kilomètres à hauteur de La Sicaudais. Mais cette percée sera sans lendemain et l’artillerie américaine donne de la voix dans les jours qui suivent pour araser tous les points d’observation qui subsistent sur la ligne de front. La plupart des clochers tombent, s’ils ne sont déjà à terre.

Les Allemands ne désarment pas pour autant et les échanges d’obus se poursuivront jusqu’au début du mois de mai.”En avril, se souvient Emile Maillard, agriculteur à la retraite à Bouvron, qui avait 15 ans à l’époque,un éclat d’obus américain a tué notre jument, qui se trouvait dans un pré à quelques pas d’un canon allemand. Nous l’avons dépecée avec l’aide d’un ami boucher et nous avons livré la viande aux Allemands, qui avaient réquisitionné une de nos bêtes, en la faisant passer pour du boeuf. Ils n’y ont vu que du feu.” La tromperie sur la viande de cheval ne date pas d’aujourd’hui.

En dépit du faible moral de ses troupes, le général Junck, qui commande la place, ne veut pas céder. Hitler lui a demandé de tenir Saint-Nazaire jusqu’au bout, il tiendra parole : les Américains qui se présentent à Cordemais le 7 mai 1945 pour négocier la reddition allemande sont estomaqués de s’entendre répondre que Saint-Nazaire n’a pas reçu d’ordre de capitulation. Il faudra quatre rencontres, les 7 et 8 mai, pour que le général Junck accepte finalement, le 8 mai, à 13 heures, de signer la reddition.

Ce n’est que le 11 mai, trois jours après avoir négocié cette signature avec les Américains – les Allemands ne voulaient pas s’humilier à discuter avec les Français – que la dernière zone occupée en Europe rendra les armes, sur le champ de courses de Bouvron. Le calvaire n’est pas fini pour autant. Comme on soupçonne que de nombreux collaborateurs ont pu se réfugier dans la poche, l’état de siège, interdisant toute entrée et toute sortie aux habitants, sera maintenu jusqu’au samedi 9 juin 1945.

Ce texte a été publié dans les colonnes du Point en mars 2013. Je le redonne aujourd’hui pour fêter l’anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale en Europe, le 11 mai 1945, à Bouvron, Loire-Inférieure. 

Les villes sont-elles mortelles ?

Etrange télescopage : alors que je replonge dans l’histoire d’Alençon (à l’heure où la ville était pionnière de l’imprimerie, siège d’un duché florissant, dont la souveraine, Marguerite de Navarre, sœur du roi et protectrice des arts, assurait le rayonnement) un clip nous annonce qu’Alençon est décédé.

renaissance

Feu la Renaissance, maville.com

Et de fait, on se demande en parcourant les rues désertes de cette petite ville bas-normande, si les jeunes gens qui postent ce faire-part n’ont pas raison. Il y a deux ou trois ans j’avais manifesté ici mon incompréhension devant la fermeture du grand café de la ville, la Renaissance, qui restait le coeur battant de la cité pour tous les exilés de mon acabit, de retour régulier au pays.

Ne restent plus guère aujourd’hui que la magnifique librairie « Le Passage », en danger elle-aussi, et la singulière salle de spectacle « La Luciole » pour maintenir une petite flamme dans ce qui fut une ville dans tous les sens du terme, disons jusqu’à la fermeture de la seule industrie locale : Moulinex. Alençon ne cesse depuis lors de se replier, de se rétracter et se transforme en bourgade fantôme flottant dans des habits trop grands.

cg1

Le Conseil général de l’Orne, photo CG61

La faute à qui ?  A personne évidemment. Même si les élus, du département (de droite) ou de la ville (de gauche) ne sont totalement pas innocents dans cette affaire. En choisissant d’installer le siège du Conseil général en centre-ville, dans la caserne Lyautey,  plutôt que d’y installer l’antenne de l’université de Caen, les élus départementaux ont privilégié leur petit confort au détriment de la jeunesse, cantonnée à quelques kilomètres au milieu de champs de patates. La ville, elle, n’a pas trouvé mieux que d’encourager la création d’immenses et glaciales zones commerciales en périphérie, dévitalisant un peu plus le pauvre centre.

Il semblerait que la municipalité ait eu des velleités d’attaquer le clip parce qu’il nuirait à son image. Elle ferait sans doute mieux de s’intéresser au sort des dernières poches de résistance qui font encore d’Alençon une ville, comme le théâtre ou la grande librairie. Il est étonnant de constater à quel point certains élus ont du mal à comprendre l’importance de la convivialité, du commerce au sens noble du terme, dans la vie de la cité.

La réouverture de la Renaissance, la bien-nommée, serait dans cet esprit un signe beaucoup plus parlant que tous les discours.  Mais cela semble mal parti. Les villes sont peut-être mortelles, comme les civilisations.

 

Délicieux moyen-âge

Nous avons visité le monastère des moniales de Notre-Dame d’Almenêches. Là se trouvent trente-quatre moniales. Toutes sont propriétaires: elles ont en propre des chaudrons, des bassins de cuivre et des bijoux. Item, elles contractent des dettes dans le village; elles y mangent et s’assoient à table en société. L’argent sert à chacune pour se procurer les vivres nécessaires à la cuisine. Beaucoup  restent à l’extérieur des Complies aux Matines et elles boivent après les Complies. Théophanie est une ivrognesse. Elles n’ont pas de règle ou de terme pour se confesser ou pour communier. Soeur Hola a eu récemment un enfant d’un certain Michel du Val-Gui. Les laïcs entrent de temps en temps dans le cloître et parlent avec les moniales. Item, elles ne mangent jamais au réfectoire. Denise Dehatim a mauvaise réputation à cause de Maître Nicolas de Bleve. Elles se battent beaucoup dans le cloître et dans le choeur. Alice, chantre (cantatrix) a eu un enfant d’un nommé Chrétien. Item, la prieure a eu autrefois un enfant. Elles n’ont pas d’abbesse, parce que celle-ci est morte récemment.”

le-vin-au-moyen-c3a2ge-via-wikipedia-org
 

Eudes Rigaud dresse ici un tableau fort sombre de l’abbaye d’Almenêches. Les religieuses ne mènent aucune vie communautaire. Elles font leur propre cuisine et ont donc besoin d’ustensiles et d’argent pour se procurer des vivres. Pour la même raison, elles sortent de la clôture. Elles sont accusées d’être “propriétaires”, c’est-à-dire de posséder des biens personnels. Cette atteinte au voeu de pauvreté est particulièrement intolérable pour l’archevêque franciscain, disciple de Saint-François. Par ailleurs, plusieurs religieuses sont mères. Elles n’ont évidemment pas respecté leur voeu de chasteté. Remarquons seulement à ce sujet que l’incontinence féminine passe moins facilement inaperçue que celle des hommes! Les religieuses n’ont pas d’abbesse à l’époque de la visite, ce qui pourrait expliquer en partie leurs débordements. On a l’impression cependant qu’il s’agissait pour elles d’un mode de vie pratiqué depuis longtemps.

Ajoutons une explication d’ordre général: ces monastères féminins recrutaient parmi les filles des familles nobles. L’orientation vers la vie religieuse résultait rarement d’un choix personnel, mais s’expliquait souvent par des considérations de stratégie familiale. De telles considérations n’étaient pas non plus absentes pour les hommes: les cadets étaient souvent destinés à devenir moines, puisqu’en Normandie ils devaient laisser l’essentiel du patrimoine à l’aîné. Néanmoins, la lecture du Journal d’Eudes Rigaud laisse à penser que les vocations étaient encore moins sincères chez les femmes que chez les hommes. Les Statuta gregoriana concernant l’admission des novices à l’âge minimum de 18ans supposaient un choix personnel de la part d’un homme ou d’une femme adulte (contrairement aux anciennes pratiques de l’oblation des enfants, désormais bannies). La réalité ne paraît pas correspondre à ces louables prescriptions. Notons enfin quelques relents de misogynie dans la façon dont l’archevêque considère les religieuses. Il ne peut s’en défendre, même quand il s’agit de communautés auxquelles il n’a rien de grave à reprocher………”

Retrouvé ce texte, dont j’ai perdu la source, parmi les notes sur l’ouvrage consacré à la naissance de l’imprimerie à Alençon sur lequel je me suis remis à travailler. Marguerite de Navarre s’inquiétait en effet de la désinvolture avec laquelle était gérée l’abbaye d’Almenêches à quelques lieues d’Alençon. La période ne correspond pas (cette relation de l’archevêque de Rouen, Eudes Rigaud, est antérieure au XVIe) mais le récit est une précieuse base pour planter quelques scènes. J’apprends d’ailleurs, au passage, en cherchant une illustration, que la consommation de vin (un demi-litre à trois litres par jour selon les époques) était familière dans les couvents et les abbayes, d’hommes comme de femmes.

Casanova : le malentendu

casanovaLes tomes 2 et 3 de L’histoire de ma vie de Casanova dans La Pléiade sont annoncés pour le 13 mai prochain.  Ci-dessous, la chronique publiée à l’occasion de la publication du premier volume en 2013.

Le passage à la postérité est parfois facétieux. Monsieur de la Palisse est victime d’une chanson écrite à sa gloire de combattant (un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie), Machiavel était un diplomate éclairé que la postérité a fait machiavélique, et Casanova reste l’archétype de l’infréquentable séducteur, ce dont il se défendait avec indignation. Tout cela ne serait pas très grave si cela ne provoquait de coupables préventions à l’égard de l’un des plus grands textes du XVIIIème siècle.

« Je considère les Mémoires comme la véritable encyclopédie du XVIIIème siècle » écrivait Blaise Cendrars, en évoquant l’Histoire de ma vie de Casanova. Ce texte est, de fait, un monument littéraire, du calibre des Mémoires de Saint-Simon, des Confessions de Rousseau ou des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand. C’est à la fois la confession d’un aventurier vénitien, tour à tour religieux, militaire, musicien, diplomate, espion… et homme du monde, un récit de voyages à travers l’Europe, de Londres à Constantinople, de Naples à Amsterdam, et un témoignage unique des mœurs de l’aristocratie et de la société au siècle des Lumières. C’est aussi un ouvrage philosophique, imprégné des théories de l’époque. De Montaigne à Voltaire, il avait lu tous les philosopohes qui nourrissaient ses contemporains. Le tout est écrit dans un français incroyablement délié, teinté de quelques délicieux italianismes.

casanova

Le puritanisme du XIXème siècle ne pouvait tolérer la liberté de ton de Casanova, qui ne s’embarrasse pas, il est vrai, de périphrases pour raconter ses frasques, et il nous aura fallu attendre plus de deux siècles pour – enfin – disposer du texte original, acquis en 2010 par la Bnf, et dont la Pléiade vient de publier le premier volume. Ce premier tome est un régal. Comparé au texte jusqu’alors disponible –caviardé et pour une grande part réécrit au XIXème – il rafraîchit avec bonheur les aventures de cet escroc génial, d’une intelligence et d’une culture prodigieuses, et les leste d’une rudesse de corps de garde vivifiante, sans en ôter un poil d’intérêt.

Et, pour une fois, l’appareil critique de La Pléiade est d’une grande utilité, il permet de situer les lieux, d’identifier, quand c’est possible, les personnages et éclaire le texte de toutes les connaissances acquises par les cercles de casanovistes, qui ont conduit d’inlassables recherches pour vérifier, préciser les propos de Casanova. Mais si le Vénitien, qui se vivait avant tout comme un « homme de lettres » et qui finira d’ailleurs bibliothécaire dans un château allemand, enjolive à n’en pas douter certains évènements, les experts ne mettent aujourd’hui plus en doute la véracité de la plupart des faits rapportés, à commencer par son évasion de la prison des Plombs à Venise, épisode qui à lui seul, vaut le meilleur des romans.

Illustration : Casanova et la belle religieuse (droits inconnus)

Le journal qui achète ses lecteurs

Une tablette tactile PC 7 pouces Wifi avec house et clavier, un set de deux bagages en cuir, une montre Lip Oxford « symbole du patrimoine industriel français », c’est le cadeau de bienvenue de l’Obs, la nouvelle formule du Nouvelobs. Soit 200 € de cadeaux pour un abonnement de 195€, ramené à 129 €, parce que c’est vous M. Dossal.

l'obsJe chéris cette offre, parvenue cette semaine, pour deux raisons. La première est professionnelle. Elle va me permettre d’actualiser le cours sur les modèles économiques de la presse magazine à la rentrée prochaine. Rien de mieux qu’un exemple concret. L’Obs achète donc ses lecteurs. Ce n’est pas vraiment une information mais il est important que cela soit rappelé de temps à autre.

Les lecteurs ne savent pas à quel point on leur donne de l’argent lorsqu’ils achètent un magazine. Ils le paient 3€ et donc supposent logiquement qu’il coûte 3€. Or il en coûte 10 au bas mot (ce qui n’est pas choquant en soi, vue la qualité de la quadri, les coûts de production, d’impression, de diffusion). Le lecteur ne paie en gros que 30% du coût réel de l’objet.

C’est donc la pub qui paie les 7€ manquants. Comme les tarifs de pub sont indexés sur le nombre de lecteurs, il arrive un moment où il peut être rentable d’acheter des lecteurs pour maintenir les tarifs de pub les plus élevés possibles, lesquels assurent 70% du chiffre d’affaires (à la louche, ce peut être moins, c’est parfois plus). L’idée est quand même de  ferrer durablement les nouveaux lecteurs en leur faisant signer un « mandat de prélèvement » qui attache l’abonnement au compte en banque.

La deuxième raison est personnelle. Je vais peut-être accepter. La tablette intéresse un garçon, le bagage en cuir madame, et la montre (vraisemblablement fabriquée en Chine) me rappellera de bons souvenirs. Et puis je peux consacrer vingt minutes par semaine à parcourir l’Obs – il y a de bons papiers -, ce n’est pas plus honteux que le Point, dont je suis toujours – mystérieusement destinataire.

Mais je vais envoyer un chèque, pour voir. Pas question de me laisser vassaliser par un prélèvement. Je me souviens d’une conférence de la chef des finances de Médiapart aux rencontres de la presse en ligne il y a deux ans, qui disait que son prochain défi était de faire migrer le paiement par carte bleue vers le prélèvement automatique, qui provoque beaucoup moins de déchets lors des réabonnements.

Cette aliénation du prélèvement est une des servitudes volontaires auxquelles nous nous conformons, à mon goût, avec une désinvolture coupable. En revanche prendre le marketing à son propre jeu est un plaisir auquel on peut s’adonner sans modération.

éloge de la débroussailleuse

L’un des bénéfices de la vie à la campagne est d’épouser au plus près sa condition animale. Pas vraiment besoin de s’astreindre à courir dans les rues sans autre motivation que d’entretenir sa carcasse quand on est appelé à couper son bois l’hiver ou à domestiquer la végétation au printemps. L’exercice physique fait, en quelque sorte, partie du jeu.

myosotis 2

Adepte d’Edward T. Hall, j’ai fait disparaître il y a une quinzaine d’années les clôtures qui entouraient le terrain de la vieille ferme d’où son écrites ces lignes et sur lesquelles butaient le regard, dégageant ainsi l’horizon, laissant apparaître un dégradé de végétation qui donne d’un côté sur une petite prairie puis sur la route communale, de l’autre sur un petit bois.

En ces terres assez humides de Loire-Inférieure, la végétation est tonique et doit être régulièrement contenue, au risque de coloniser l’espace. Le recours à la débroussailleuse est donc nécessaire, en particulier au printemps. J’adore cet engin, en dépit d’une prévention coupable pour les machines trop sophistiquées (je m’obstine à râper les carottes à la main, sous les sarcasmes de la maisonnée) et du bruit strident de son moteur deux temps.

C’est une Husqvarna, un de ces engins nordiques simples et increvables – une malheureuse révision en dix ans – qui démarre rituellement au quart de tour après un hiver passé dans la poussière et l’humidité. Abreuvée d’un carburant écolo, l’Aspen, assez cher mais peu polluant, elle est équipée d’un solide fil de nylon, dont la rotation sectionne la végétation au pied, de préférence à la lame métallique, plus efficace mais plus dangereuse.

Cette débroussailleuse est un outil extrêmement fin, qui permet de sculpter la végétation au gré des saisons et des accidents du terrain. On peut ainsi choisir d’épargner tel ou tel bouquet spontané, à l’image des myosotis qui ont poussé cette année sous la ligne d’arbres qui borde le jardin. On peut quasiment araser la végétation ou laisser pousser les cheveux un peu plus longs de telle ou telle partie du terrain, dessinant ainsi une géographie différente d’une année sur l’autre.

La débroussailleuse est, en quelque sorte, la sœur bohême de la tondeuse, celle qui explore et dessine les frontières, autorise les contours flous, repousse les barbares mais peut, sur un coup de cœur, donner le droit d’asile à quelque plante, quelque fleur sans papier. Son maniement, assez simple, sous le soleil, autorise même l’esprit à vagabonder et à imaginer un billet saugrenu qui s’intitulerait « éloge de la débroussailleuse. »

Jean Blaise à tous les étages

Hasard ou télescopage de calendrier éditorial, j’apprends, quelques jours après avoir achevé un récit sur le parcours de Jean Blaise « Réenchanteur de ville » à paraître en mai aux Ateliers Henry Dougier (le fondateur des éditions Autrement), que les éditions de l’Aube annoncent, également en mai, la sortie d’un livre d’entretiens entre Jean Blaise, Stéphane Paoli et Jean Viard « Un immense besoin de culture ».

image jean blaise

L’actualité culturelle sera donc Blaisienne en mai prochain, à quelques semaines du quatrième « Voyage à Nantes » et quelques mois avant la publication de son rapport sur la culture dans l’espace public commandée par Aurélie Filippetti. Ce n’est pas totalement injustifié. Si le personnage est bien connu à Nantes, il intrigue ailleurs où l’on observe avec étonnement et gourmandise la transformation de cette ville depuis quelques années. Une ville où la culture s’est emparée de l’espace, du jardin des plantes aux chantiers navals, des douves du château aux rives de l’estuaire.

Certes Jean Blaise n’est pas toujours considéré comme prophète en son pays, et les rabat-joie manquent rarement pour brocarder chacune de ses initiatives, dénonçant généralement la « gabegie » de l’argent public. Lesquels détracteurs n’en écrasent pas moins une larme furtive en souvenir de quelques moments épiques, qu’il s’agisse d’une chanteuse d’opéra juchée sur une décapotable au milieu de la circulation ou d’un spectacle de La Fura del Baus dans un hangar désaffecté de l’île Sainte-Anne.

Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, en particulier des néo-nantais, qui saluent la richesse et le décalage de l’offre culturelle sur les bords de Loire, la joyeuse décontraction qui imprègne la ville en été, comme j’ai pu le constater en rédigeant « S’installer à Nantes ». Mais au-delà, c’est l’ensemble du monde de la culture, à Paris, Marseille ou Londres, qui observe depuis quelques années cette ville transformée en théâtre urbain, où les champignons chantent dans les jardins, où les jeux pour enfants sont des monstres japonais.

Jean Blaise n’est certes pas le seul auteur de cette transformation, mais il en est indéniablement l’inventeur et le chef d’orchestre. Le mot de Jean-Luc Courcoult, le fondateur de Royal de Luxe, qui ouvre le livre, est de ce point de vue émouvant. Le témoignage du patron du Service des espaces verts de la ville, dont le travail a été proprement réenchanté n’est pas moins instructif. Une sorte de contamination a gagné les esprits, et la ville ne se pense plus sans qu’un grain de folie ne vienne féconder les projets d’aménagement sur l’ensemble de l’espace public.

Curieusement, s’il existe des bouquins sur Royal de Luxe, les Machines de François Delarozière ou la création du Lieu Unique, le parcours de Jean Blaise n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucune mise en perspective. Sans doute parce que le personnage, plutôt discret, avance en marchant et se soucie peu du passé. Je dois avouer avoir pris plaisir à mettre en scène ce parcours de trente ans, à interroger certains acteurs de l’ombre comme Daniel Sourt, le directeur technique modeste et génial du CRDC, à proposer une vision panoramique d’une aventure qui n’a pas d’équivalent.

Une amie venue de la région parisienne me disait ne pas comprendre comment elle pouvait ne pas avoir eu vent de l’incroyable histoire de Cargo 92 et me confessait sa jalousie au lendemain de la publication de la seule video disponible sur internet. Correspondant de Libé à l’époque, je me souviens avoir eu toutes les peines du monde à passer un maigre encart lors du passage de La Mano Negra, venue jouer place de la Bourse sur le livre métallique de L’histoire de France. La culture en province ne pouvait exister, voyons.

De fait, toute une époque a quasiment disparu dans les limbes. Et je ne regrette pas de m’être replongé dans l’aventure. D’avoir confronté les mémoires des acteurs, des Bernard Bretonnière, Pierre Gralepois, Thérèse Jolly ou Astrid Gingembre. Et j’espère que le lecteur sera contaminé par cette idée simple mais presque trop évidente aujourd’hui à Nantes : l’art doit aller à la rencontre du public, interroger les représentations de tous, enchanter la rue plutôt que rester confiné dans les boites noires où il s’enferme trop souvent.

des chevilles apparentes dans un texte

La relecture à froid d’un long texte, sur lequel on a planché plusieurs mois, travaillant nécessairement par fragments, met cruellement en lumière nos faiblesses. Je viens ainsi de me livrer à la relecture panoramique du petit livre (en fait pas si petit : 13,5 x 19,5 cm) écrit ces dernières semaines, et le défaut de fabrication qui m’est apparu la plus voyant est la visibilité des chevilles, qui permettent d’emboîter les phrases.

dédicace

toute ressemblance… (source inconnue).

Il a donc a fallu faire la chasse aux « ainsi, de fait, en effet, en outre, en revanche, par ailleurs, paradoxalement, de sorte, en conséquence… » qui m’ont sauté au visage comme des têtes de clous sur une chaise de menuisier. Ces chevilles ne sont, évidemment (hum), pas inutiles. Elles servent à mieux articuler le texte, et d’une certaine façon à le fluidifier, à faire couler une phrase dans une autre, sans douleur, sans heurt. Mais, comme en toute chose, le trop est l’ennemi du bien.

Ce doit être un tic de journaliste. Contrairement à ce que certains imaginent peut-être, la plupart des papiers sont écrits sur un mode démonstratif. Le journaliste choisit un angle, après avoir réalisé son enquête, et une fois cet angle choisi, s’emploie à illustrer, à détailler l’information première, déclinée en trois niveaux au début de son article (titre, chapeau et accroche). D’où l’utilisation fréquente d’adverbes ou de locutions commodes qui permettent de rebondir d’une phrase sur l’autre, de les emboîter, pour conduire gentiment son lecteur vers la chute. « Un papier, une idée coco » c’est la règle.

Le problème est que sans ces chevilles, le paragraphe peut se disjoindre et se transformer en assemblage bancal. Il faut donc trouver des voies détournées, reprendre l’ouvrage, bien souvent au-delà de la phrase coupable. Parce que chaque coup de rabot peut remettre en cause l’équilibre de l’ensemble. C’est la raison pour laquelle l’intervention d’un correcteur qui ne connait pas le texte est toujours bienvenue.

Après quelques relectures amicales, c’est désormais le cas. On n’imagine pas le nombre de relectures nécessaires pour parvenir à un texte abouti. Il n’en reste pas moins, toujours ou presque, quelques coquilles, quelques répétitions disgracieuses. C’est à la fois la limite et le charme du travail d’artisan.

La muraille et les livres

“J’ai lu, ces derniers jours, que l’homme qui ordonna la construction, aux frontières de la Chine, d’une muraille presque infinie fut ce même empereur, Chi Hoang-ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui. Que les deux vastes opérations – les cinq à six cents lieues de pierre opposées aux barbares, l’abolition rigoureuse de l’histoire, c’est-à-dire du passé, fussent dues à la même personne, qu’elles fussent en quelque sorte ses attributs, j’en éprouvai à la fois, inexplicablement de la satisfaction et de l’inquiétude. (…)

livres brûlés

livres brûlés dans la vallée de l’Euphrate. D.R.

 

Enclore un verger ou un jardin est chose commune, mais non enclore un empire. Il n’est pas banal non plus de prétendre que la plus traditionnelle de toutes les races renonce à la mémoire de son passé, mythique ou véritable. Les Chinois avaient trois mille ans de chronologie (qui contenaient l’Empereur Jaune, Tchouang Tse, Confucius, Lao-Tse), quand Chi Hoang-ti ordonna que l’histoire commence avec lui. (…)

“Toutes choses veulent persévérer dans leur être” a écrit Baruch Spinoza : peut-être l’empereur et ses mages crurent-ils que l’immortalité nous est intrinsèque et que la corruption ne peut entrer dans un monde fermé. Peut-être l’empereur voulut-il recréer le commencement du temps et se donna-t-il le nom de Hoang-ti pour être en quelque façon Hoang-ti le légendaire empereur qui inventa l’écriture et la boussole. (…)

Chi Hoang-ti, peut-être, entoura l’Empire d’une muraille parce qu’il le savait périssable, et détruisit les livres dans la pensée que c’étaient des livres sacrés, c’est-à-dire des livres qui enseignent ce qu’enseigne l’univers entier ou la conscience de chaque homme. L’incendie des bibliothèques et la construction de la muraille sont peut-être des opérations dont chacune, secrètement, s’annule elle-même.(…)”

Jorge Luis Borgès, La muraille et les livres, Autres inquiistions, Buenos Aires 1950

 

de l’économie libidinale

Le Divin Marché, de Dany-Robert Dufour, date un peu (2007), mais c’est un précieux bréviaire pour remonter aux sources de la divinisation du sus-dit marché. Je tombe, en premier lieu sur une information qui a de quoi laisser pensif : Edward Bernays, théoricien et praticien assumé de la manipulation des foules en démocratie, n’était autre que le neveu de Sigmund Freud. pub

Les théories de Freud ont été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie réalisée par… Edward Bernays, son neveu américain, qui a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l'”économie libidinale”. Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti des idées qu’il pourrait tirer de Freud (…) Il indique que “la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire, et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions”. Mais une fois dans le troupeau, l’animal grégaire souhaite toujours exprimer son avis “par conséquent les communicateurs doivent toujours faire appel à son individualisme qui va toujours de pair avec son égotisme.” (Le divin marché pp 41/42)

J’ai fait quelques recherches sur cet Edward Bernays (un bon papier ici), c’est assez hallucinant. Il a été de tous les coups au XXe siècle (il est mort à 103 ans en 1995), du célèbre “I Want you for US Army” en 1917 à la création, au terme d’une campagne de subtiles manipulations de l’opinion, des Républiques bananières en Amérique centrale, en passant par l’enfumage des populations pour l’industrie cigarettière. Goebbels, paraît-il avait toutes ses oeuvres, dont le célèbre Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie.  extra

Il me semble qu’on trouve un parfait exemple du formatage esthétique de l’économie libidinale dont parle Stiegler dans l’invention graphique de la pin-up des années 30. La pin-up deviendra le support nécessaire d’objets à vendre en tout genre. On sait que l’invention passera ensuite au cinéma, avec celle qui deviendra la plus célèbres des pin-up, Marilyn Monroe – elle et toutes ses soeurs étant constamment mobilisées pour vendre tout et rien : des cigarettes, du parfum, des châteaux en Espagne, des pavillons de banlieue, des voitures, des tracteurs, des poids lourds, des voyages, des manteaux de fourrure, des dessous affriolants, du whisky, du rêve… (Le divin marché p 43). 

Je ne connais pas assez cet Edward pour en faire une note sérieuse, mais l’affaire mérite d’être creusée. Elle me conforte, quoi qu’il en soit, dans l’intuition qui est la mienne et que les familiers de l’atelier connaissent bien. “Notre véritable bulletin de vote c’est notre ticket de caisse.” Cela dit c’est un peu court. Et la liberté en démocratie cette “liberté de faire ce qu’on veut” est dans bien des cas une illusion, telle l’illusion de la gratuité de l’information généreusement payée par du temps de cerveau disponible, dont il pourrait être utile de prendre conscience. Non ?

Dany-Robert Dufour sera l’invité de la prochaine édition  d’Impressions d’Europe, le vendredi 10 avril au grand T, Nantes.