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La fable des abeilles, quand les vices privés contribuent au bien public.

Peu connue du grand public, étrangement oubliée par les intellectuels français du XXe siècle, la Fable des abeilles de Bernard de Mandeville est réputée dans le monde anglo-saxon pour être l’un des textes fondateurs, pour ne pas dire le texte fondateur, du libéralisme économique. Adam Smith s’est ouvertement inspiré de ce court essai, délicieusement provocateur, très drôle, qui a pu il est vrai se révéler destabilisant pour  un certain nombre de théoriciens des lumières, comme ce fut le cas de notre bon Jean-Jacques. Que nous dit cette fable ? Tout simplement que la dynamique d’une société repose sur les débordements, les excès,  les “friponeries” d’un certain nombre de ses membres, Qu’une société trop policée court à sa perte et à son extinction. Ce qu’avait pressenti Nietszche -nous y reviendrons. Laissons parler l’auteur, un médecin hollandais d’origine française vivant en Angleterre au début du XVIIIe siècle :

” L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés. Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme en dépit d’eux-mêmes. La tempérance et la sobriété des uns facilitaient l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres. L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était corrélé au noble défaut de prodigalité. Le luxe fastueux des uns occupait des millions de pauvres pour le satisfaire. La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore. L’envie même, l’amour-propre et la vanité, fers de lance de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, faisaient la meilleure partie du négoce. (…) C’est ainsi que le vice produisant la ruse et la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie. Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres mêmes vivaient plus agréablement que les riches ne le faisaient auparavant.”

Cette fable, assez courte, a provoqué un véritable scandale lors de sa parution. Ce qui n’a pas le moins du monde destabilisé son facétieux auteur, qui a répondu point par point à ses détracteurs, au fil de longs commentaires, aussi drôles qu’argumentés. Le philosophe Dany-Robert Dufour, auteur de l’excellent Divin Marché qui signe la dernière mise en forme de cette fable, propose une belle édition commentée de ce texte, alourdie il est vrai d’un avant-propos un peu lourdingue, mais agrémentée de quelques délicieux forfaits de Mandeville, comme L’Apologie des Maisons de joie, qui lui vaudront une amicale absolution.

Le divin marché

Il est des livres magiques dans lesquels on retrouve formulées clairement des intuitions confuses. Le Divin Marché est de ceux-là. Et je n’en suis qu’à la moitié. Je n’en éprouve pas moins le besoin de fixer par écrit quelques idées qui me viennent à l’esprit et qui pourraient s’échapper au fil de la lecture tant cet ouvrage est dense et copieux. Je voudrais surtout éclairer, à la lumière de cette réflexion, deux phénomènes : la résurgence d’un Islam radical dans le monde et l’incroyable fortune d’un parti d’extrême-droite en France qui ne laissent pas de susciter des colonnes d’analyses et de commentaires.

moutonsLa thèse de Dany-Robert Dufour est, somme toute, assez simple. Les découvertes scientifiques ont bouleversé notre relation au monde, mais n’ont pas résolu nos problèmes métaphysiques. Une nouvelle croyance est donc née discrètement au XVIIIeme siècle, basée sur l’approche de Newton, selon laquelle l’univers est une splendide machinerie où les forces s’équilibrent naturellement. Le chantre de cette nouvelle doctrine, Adam Smith, a élaboré une théorie selon laquelle, ce qui est valable pour la nature l’est aussi pour l’humanité. Ainsi l’ensemble des intérêts égoïstes de tous les humains s’équilibre et produit une société assurant le bonheur de tous. C’est « la main invisible » du marché.

Cette théorie « libérale », principalement portée par les Anglo-Saxons, en particulier les Américains, a prospéré tranquillement au cours du XIXème siècle, tout en étant contenue en Europe et dans le reste du monde par une vision plus classique de l’organisation de la société, plus portée à la régulation, dans des pays dotés de pouvoirs politiques forts et interventionnistes. Mais elle a peu à peu gagné le reste de la planète, en s’appuyant sur une illusion partagée : l’idée que le bonheur est intimement liée au consumérisme, à la possession toujours plus grande d’objets apportant le susdit bonheur (relire à ce propos l’excellente Société de la consommation de Baudrillard). N’hésitant pas, au besoin, à utiliser les découvertes en psychologie pour promouvoir une « économie libidinale » fondée sur les instincts primaires de population, réduite à un « troupeau » de consommateurs aveuglés.

divin market

Cette relation au bonheur terrestre a, peu à peu, sonné le glas des religions (à l’exception notable du protestantisme, marchéo-compatible, aux Etats-Unis), au profit de revendications contemporaines qui s’expriment dans cette magnifique formule qu’est « le pouvoir d’achat » (magistralement mis en boite ici).  Et créé un vide métaphysique qui commence à déstabiliser sérieusement les populations les plus fragiles, progressivement oubliées par cette « main invisible » au profit des plus malins, qui ont peu à peu dévoyé de système en faisant sauter, à la fin du XXème, les dernières barrières de régulation. En deux mots, le pouvoir politique a perdu la main, au profit des tenants d’une théorie qui s’est peu à peu transformée en religion.

Les perdants à ce petit jeu, cette fois c’est moi qui parle, commencent à donner de la voix. Ils se trompent, bien entendu, mais il est assez curieux que peu d’intellectuels et pratiquement aucun parti politique n’aient mis le doigt sur le fond du problème. Ce n’est pas la conduite des affaires publiques qui est en cause, mais la relation du « troupeau » à la consommation. Et de ce point de vue nous sommes tous coupables. Enchainés par cette croyance que l’objet fait le bonheur, et piégés en permanence par les stratégies toujours plus subtiles déployées pour nous fourguer une camelote jetable (la mode, l’air du temps, le progrès technique…).

Mais revenons sur les perdants. Une citation de Dany-Robert Dufour tout d’abord, éclairante en elle-même : “Le Marché, ce dieu postmoderne (…) est capable de concentrer sur lui la haine des dieux qui échappent encore à son influence. Certes, le monde est en voie de globalisation, mais il existe encore de vastes zones pré-modernes. Entre ces deux zones, pré- et postmodernes, c’est à une nouvelle guerre de religions que nous assistons. Les religions pré-modernes savent bien bien que si elles ne réussissent pas à détruire par tous les moyens possibles le Marché, c’est le Marché qui les détruira. On assiste donc à une radicalisation des religions pré-modernes au titre desquelles il faut évidemment compter ces pans de l’Islam prêts à en découdre avec le Marché et ses incarnations (la société occidentale, les multinationales etc…). Comment oublier que ce fut un des temples les plus visibles du Marché qui fut visé le 11 septembre 2001 avec la destruction des tours jumelles du bien nommé World Trade Center ?”

Les seconds perdants, plus proches de nous, voteront Front National aux prochaines élections (59% des ouvriers selon les dernières estimations). Laissés pour compte par le système, ils expriment ainsi leur colère contre ce Divin Marché qui ne tient pas ses promesses à leur égard. Mais, ne nous y trompons pas, leur rêve est bien de rejoindre le troupeau. Un plus petit troupeau certes, mais plus sûr, le troupeau national. Ces deux sortes de perdants ne sont pas méprisables par définition. Ils n’acceptent tout simplement pas les règles du jeu qui leur sont imposées. Ils se trompent évidemment d’adversaires et de méthodes.

La plus grande difficulté n’est-elle pas de mettre en lumière les causes profondes du trouble ? Décidément, les intellectuels, les grands esprits, nous manquent cruellement ces temps-ci.

de l’économie libidinale

Le Divin Marché, de Dany-Robert Dufour, date un peu (2007), mais c’est un précieux bréviaire pour remonter aux sources de la divinisation du sus-dit marché. Je tombe, en premier lieu sur une information qui a de quoi laisser pensif : Edward Bernays, théoricien et praticien assumé de la manipulation des foules en démocratie, n’était autre que le neveu de Sigmund Freud. pub

Les théories de Freud ont été mises à profit, via leur adaptation au monde de l’industrie réalisée par… Edward Bernays, son neveu américain, qui a exploité (d’abord pour le fabricant de cigarettes Philip Morris) les immenses possibilités d’incitation à la consommation de ce que son oncle appelait l'”économie libidinale”. Le génie de Bernays, c’est d’avoir vu très tôt le parti des idées qu’il pourrait tirer de Freud (…) Il indique que “la solitude physique est une vraie terreur pour l’animal grégaire, et que la mise en troupeau lui cause un sentiment de sécurité. Chez l’homme, cette crainte de la solitude suscite un désir d’identification avec le troupeau et avec ses opinions”. Mais une fois dans le troupeau, l’animal grégaire souhaite toujours exprimer son avis “par conséquent les communicateurs doivent toujours faire appel à son individualisme qui va toujours de pair avec son égotisme.” (Le divin marché pp 41/42)

J’ai fait quelques recherches sur cet Edward Bernays (un bon papier ici), c’est assez hallucinant. Il a été de tous les coups au XXe siècle (il est mort à 103 ans en 1995), du célèbre “I Want you for US Army” en 1917 à la création, au terme d’une campagne de subtiles manipulations de l’opinion, des Républiques bananières en Amérique centrale, en passant par l’enfumage des populations pour l’industrie cigarettière. Goebbels, paraît-il avait toutes ses oeuvres, dont le célèbre Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie.  extra

Il me semble qu’on trouve un parfait exemple du formatage esthétique de l’économie libidinale dont parle Stiegler dans l’invention graphique de la pin-up des années 30. La pin-up deviendra le support nécessaire d’objets à vendre en tout genre. On sait que l’invention passera ensuite au cinéma, avec celle qui deviendra la plus célèbres des pin-up, Marilyn Monroe – elle et toutes ses soeurs étant constamment mobilisées pour vendre tout et rien : des cigarettes, du parfum, des châteaux en Espagne, des pavillons de banlieue, des voitures, des tracteurs, des poids lourds, des voyages, des manteaux de fourrure, des dessous affriolants, du whisky, du rêve… (Le divin marché p 43). 

Je ne connais pas assez cet Edward pour en faire une note sérieuse, mais l’affaire mérite d’être creusée. Elle me conforte, quoi qu’il en soit, dans l’intuition qui est la mienne et que les familiers de l’atelier connaissent bien. “Notre véritable bulletin de vote c’est notre ticket de caisse.” Cela dit c’est un peu court. Et la liberté en démocratie cette “liberté de faire ce qu’on veut” est dans bien des cas une illusion, telle l’illusion de la gratuité de l’information généreusement payée par du temps de cerveau disponible, dont il pourrait être utile de prendre conscience. Non ?

Dany-Robert Dufour sera l’invité de la prochaine édition  d’Impressions d’Europe, le vendredi 10 avril au grand T, Nantes.