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La muraille et les livres

“J’ai lu, ces derniers jours, que l’homme qui ordonna la construction, aux frontières de la Chine, d’une muraille presque infinie fut ce même empereur, Chi Hoang-ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui. Que les deux vastes opérations – les cinq à six cents lieues de pierre opposées aux barbares, l’abolition rigoureuse de l’histoire, c’est-à-dire du passé, fussent dues à la même personne, qu’elles fussent en quelque sorte ses attributs, j’en éprouvai à la fois, inexplicablement de la satisfaction et de l’inquiétude. (…)

livres brûlés

livres brûlés dans la vallée de l’Euphrate. D.R.

 

Enclore un verger ou un jardin est chose commune, mais non enclore un empire. Il n’est pas banal non plus de prétendre que la plus traditionnelle de toutes les races renonce à la mémoire de son passé, mythique ou véritable. Les Chinois avaient trois mille ans de chronologie (qui contenaient l’Empereur Jaune, Tchouang Tse, Confucius, Lao-Tse), quand Chi Hoang-ti ordonna que l’histoire commence avec lui. (…)

“Toutes choses veulent persévérer dans leur être” a écrit Baruch Spinoza : peut-être l’empereur et ses mages crurent-ils que l’immortalité nous est intrinsèque et que la corruption ne peut entrer dans un monde fermé. Peut-être l’empereur voulut-il recréer le commencement du temps et se donna-t-il le nom de Hoang-ti pour être en quelque façon Hoang-ti le légendaire empereur qui inventa l’écriture et la boussole. (…)

Chi Hoang-ti, peut-être, entoura l’Empire d’une muraille parce qu’il le savait périssable, et détruisit les livres dans la pensée que c’étaient des livres sacrés, c’est-à-dire des livres qui enseignent ce qu’enseigne l’univers entier ou la conscience de chaque homme. L’incendie des bibliothèques et la construction de la muraille sont peut-être des opérations dont chacune, secrètement, s’annule elle-même.(…)”

Jorge Luis Borgès, La muraille et les livres, Autres inquiistions, Buenos Aires 1950