Archives de catégorie : Notes de lecture

de l’orthographe

le 20ème

Ce cadeau pour tous mes frères qui ont de problèmes avec les doubles consonnes (Le 20ème de cavalerie, Morris et Goscinny, Spirou, 1965). Retrouvé ce gag d’anthologie en creusant dans les albums de Lucky Luke à la recherche de ce qui structurait l’imaginaire d’un enfant des années soixante, sa fascination pour les Etats-Unis, les grands espaces.

 

 

Un peu la guerre

« C’est un travail de dépouillement, d’abandon, de reddition, pour lequel il n’y a ni bon, ni mauvais profil, ni lignes de défense, ni parade, ni pose. Juste la recherche du rien. Si on s’y adonne, l’écriture livrera alors un relevé précis des étapes de cet affranchissement, et m’aurait-on demandé où je voulais en venir, j’aurais répondu que je voyais très bien, à ceci près que j’avais désigné comme le seul art poétique qui valût la peine : Ecrire comme ça me chante. L’écriture aura été le papier carbone de ma vie. »

rouaudJean Rouaud écrit comme ça lui chante et ses livres sont le papier carbone de sa vie, enfin de sa vie poétique. Un peu la guerre est le troisième volume de cette « vie poétique », qui qui poursuit ce cycle autobiographique, ou plutôt ce vagabondage de l’esprit, cette exploration du temps. Lequel livre s’achève, alors que notre homme tient un kiosque de journaux à Paris, par le contrat signé pour son premier roman « Les Champs d’honneur » avec Jérôme Lindon. Une délivrance plus qu’une joie. « Comme si une dernière vague m’avait déposé sain et sauf sur la plage alors que j’étais en train de me noyer ». Cette troisième partie est somptueuse. Mais il faut, pour y parvenir, accepter un peu de guerre, voire pas mal de guerre.

Un peu la guerre est une balade littéraire dans les années de formation du jeune Rouaud, étudiant en lettres à Nantes. Une balade qui emprunte des chemins escarpés (de très belles pages sur Bernal Diaz del Castillo), de plus balisés (Proust et Breton) qui fait au passage du petit bois avec Aragon, mais qui se heurte à « la mort du roman » décrétée au moment précis où notre narrateur solitaire et ombrageux entame ses études littéraires. Il tourne beaucoup autour de cette question, qui le taraude manifestement pendant des années. Et puis après avoir longtemps cherché comment dire le monde, il se retourne : « Moi aussi j’avais mes Polynésiens, mes Gitans. Et de la même façon leurs qualificatifs étaient un chapelet d’injures : ploucs, paysans, péquenots, bouseux. Je n’avais qu’à leur prêter les mêmes vertus que les ethnologues accordent spontanément aux peuples primitifs. Un Sauvage c’est quelqu’un qu’on observe avec distance tout en partageant sa façon de vivre, dont on considère que les mœurs singulières jurent avec notre monde moderne tout en veillant à y déceler une solution future pour la survie de l’humanité. Mes sauvages avaient vécu en Loire-Inférieure. J’étais l’un d’eux. »

Bien vu. Tellement bien vu que le kiosquier remporte le Goncourt avec ce premier livre. Jean Rouaud aurait pu sortir son violon pour nous conter cette histoire invraisemblable. Il ne le fait pas, préférant nous dire ses inquiétudes, ses atermoiements. Il prend le ticket, honore son contrat de cinq volumes, marqué par le mémorable Pour vos cadeaux et s’en va écrire « comme ça lui chante ». Ce qu’il fait ici avec le talent si particulier qui est le sien. Cette phrase qui ne commence jamais, ni ne se termine. Qui vous prend par la main et vous promène dans les couloirs de la pensée. Cette lecture érudite et poétique, parfois drôle, souvent grave, du demi siècle écoulé peut être vertigineuse et il faut pour cela accepter la règle du jeu : vous ne savez pas où l’auteur vous emmène, c’est “comme ça lui chante”.

La presqu’île

La presqu’île de Julien Gracq est une sorte de road movie lent et poisseux qui se déroule entre Savenay et Guérande, dans la partie tourbeuse de Loire-Inférieure, où un vaste marais, la Brière, dessine une tache huileuse sur la carte. Une longue nouvelle d’une densité telle que l’on est contraint, à l’image de Simon, qui tue le temps en vagabondant sur les routes, de s’arrêter régulièrement au bord du chemin pour s’imprégner des tableaux qui se succèdent sans répit à travers les vitres de la voiture. Pour laisser infuser la lecture visuelle de cette campagne, apparemment sans caractère et sans relief.

brière

Il est des livres qui donnent le vertige, qui peuvent même provoquer une sorte de nausée, comme le ferait un repas trop copieux, trop riche. C’est le cas de cette Presqu’île où il ne se passe pourtant rien, rien de rien. L’étrange et singulière qualité de Gracq est de faire parler les paysages, de leur donner corps, mieux encore, de leur donner une âme. Ce géographe fait écrivain est décidément un cas à part dans la littérature.

« Presqu’aussitôt qu’il eut tourné au bout de la ligne droite il sortit du marais et il aperçut, barrant la perspective, une bâtisse brune et massive, liserée d’un cordon de pierre blanche, qui était l’église sans clocher de Malassac. Tassée sur sa butte, la laide église décapitée, soulevait lourdement ses épaules veuves au-dessus du paysage. Simon songea que l’on voyait partout dans les marches de la Bretagne de ces bâtisses rechignées, brûlées sans doute au temps de la Chouannerie, rebâties hautes et larges, mais que des souscriptions trop mesquines avaient dû châtrer au dernier moment de leur clocher : espèces de silos liturgiques, de granges-aux-âmes, qui semblaient entreposer au rabais pour ces campagnes terreuses non le pain du ciel mais plutôt le foin. Puis il pensa que ces églises punissaient une des plus laides campagnes de France… »

Gracq transperce ainsi les paysages, et leur fait, en quelque sorte, rendre gorge. Les contraint à avouer leurs significations cachées, à livrer leurs secrets enfouis. C’est vertigineux. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes dans ce décor totalement privé de relief. La presqu’île pourrait être, d’une certaine façon, un roman d’apprentissage à la lecture du paysage. Une géographie humaine habillée de géographie physique.

Illustration : La Brière, Tour d’Hexagone à cheval. Elodie. 

de la servitude volontaire

Les après-midi pluvieuses ont leur vertu. J’ai ainsi joué aux étagères musicales ce samedi ans le bureau pour faire un peu de place à la littérature, qui explosait dans ses deux petites armoires, et offrir un refuge décent aux documents de travail. Exit donc l’Histoire, qui a trouvé asile dans le couloir, pour faire place à la philosophie et aux essais, et ouverture des colonnes littéraires aux auteurs sans domicile fixe.

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 On devrait ranger sa bibliothèque au moins une fois par an, la dégraisser régulièrement, comme le note Helène Hanff dans son merveilleux petit livre « 84, Charing Cross Road ». Ce que je n’ai pas manqué de faire, en sacrifiant quelques kilos d’Histoire hérités de ma précédente vie de bouquiniste. Ce nettoyage a plusieurs vertus, la moindre n’étant pas de redécouvrir certains titres oubliés ou fossilisés sous quelque couche sédimentaire. Et puis le fait de modifier la géographie d’une étagère renouvelle le regard porté sur les titres lorsque, le soir, on cherche un brin de compagnie.

 Sont ainsi remontés à la surface plusieurs ouvrages portés disparus depuis des mois, parmi la boétielesquels un tout petit bonhomme de bouquin le Discours de la servitude volontaire de La Boétie aux éditions Mille et une nuits, et La presqu’île de Julien Gracq. Je suis ravi d’avoir retrouvé ce discours, inlassablement acheté puis offert, que j’ai cherché en vain à plusieurs reprises. Ce texte, nous dit la quatrième de couverture de cette édition en français moderne « analyse les rapports maitre-esclave qui régissent le monde et reposent sur la complaisance, la flagornerie et l’humiliation de soi-même ».

 Pour peu que l’on accepte de transposer la tyrannie vers ce qu’il est convenu d’appeler – pour faire court- la société de consommation ou la société du spectacle (du pain et des jeux), ce texte n’a rien perdu de son actualité : « Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir. »

Je ne sais pas si ce discours peut parler aujourd’hui à un garçon de seize ans. Mais je vais essayer. Il a l’avantage d’être très court mais l’inconvénient de puiser ses exemples dans l’antiquité et demande un peu de souplesse intellectuelle. Mais sa force est d’avoir été écrit par un garçon de dix-huit ans, d’en conserver toute la fraîcheur et de faire de La Boétie une sorte de « Rimbaud de la pensée » comme le suggère Sèverine Auffret, la « traductrice » dans la postface. C’est osé, mais pas complètement infondé.

Illustration : bibliothèque maison, assemblage de planches de second choix teintées et cirées.

de l’inconvénient d’être lecteur

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Il est des années où, fauché, on parvient à trouver un libraire compréhensif qui vous offre discrètement l’agenda de la pléiade. Il en est d’autres où un retour à meilleure fortune permet de doubler le plaisir en achetant deux ouvrages de la collection, pour bénéficier sans scrupule aucun du précieux agenda, dont le cuir s’assouplira au fil des mois, pour finir en décembre tanné comme une bonne vieille chaussure.

Le choix des deux titres n’en reste pas moins délicat. Cette année, il s’est imposé sans trop d’états d’âme. Le premier volume de Casanova ayant rejoint les rangs de la bibliothèque dès sa sortie au printemps (notons au passage que cette édition définitive n’apporte pas les surprises annoncées), les deux volumes de Barbey d’Aurevilly ayant été acquis d’occasion cet été, la route était ouverte pour quelques découvertes suggérées dans cet atelier au fil des conversations.

 Les deux élus sont donc Jane Austen et Emil Cioran. Un rapprochement qui peut faire sursauter, convenons-en, puisqu’il ne répond à aucune logique, ne convoque aucune cohérence. Il répond juste à une manie du lecteur, celle d’alterner la lecture de romans et celle d’essais. Pour Cioran, nous attendrons d’ailleurs un peu. Il faut être bien campé sur ses assises pour affronter l’animal, au risque de finir plus vite qu’à son tour au fond de la Loire. Je n’en ai pas moins lu avec délectation « La tentation d’exister » et « de l’inconvénient d’être né » il y a quelques années.  cioran

 Pour l’heure, la vraie bonne surprise est Jane Austen, avec laquelle le lecteur impatient n’a pas pu s’empêcher de faire connaissance. Il s’imaginait une espèce de sœur Brontë, proposant quelque mélodrame glacial et déchirant dans des châteaux hantés balayés par les vents. Et il découvre une espèce de Cervantés en jupon, facétieuse et pleine d’esprit, qui semble justement s’amuser avec les codes du roman, notamment avec le roman « gothique » qui était en vogue à l’époque en cette fin de XVIIIe.

 Mais n’allons pas trop vite. Nous n’en sommes qu’aux premiers chapitres du premier roman «  L’abbaye de Nothanger », et laissons le fil se dérouler. Et puis peut-être céderons-nous, par la suite, aux injonctions amicales de quelques lectrices inconditionnelles de cet auteur essentiellement connu pour son best-seller « Orgueil et préjugés », qui invitent à lire Jane Austen en VO, en raison de la singularité de sa langue.

Nous verrons. En attendant, l’acheteur aveugle qui s’est muni de ces deux ouvrages, n’est pas mécontent de découvrir un point commun aux deux impétrants : une propension à manier l’humour, dans des registres complètement différents certes (j’entends déjà des hauts cris) qui augure de quelques sourires bienvenus, le soir au coin du poêle.

Illustration : Jane Austen (source inconnue)

Un hiver sans Montaigne, mais avec qui ?

Le succès de librairie du petit ouvrage d’Antoine Compagnon sur Montaigne est un de ces beaux mystères qui auront marqué l’année. C’est, qu’elle qu’en soit l’explication, une excellente nouvelle, et invite à ne pas désespérer de nos contemporains, en cette période de catastrophisme ambiant et de volatilité de la pensée. Montaigne était confronté à une situation autrement plus redoutable que la nôtre – les guerres de religion – ce qui ne l’a pas empêché de déployer une pensée ayant allégrement résisté aux siècles.  Cet homme qui en une formule lapidaire « on mesure sa fortune à l’aune de ses besoins » vous cloue au sol tous les pleurnichards de la terre.

compagnonLes Essais restent le cadeau redouté de tous mes amis, qui savent mon admiration pour cette bible du savoir vivre, au sens premier. Cela n’affaiblit pas, pour autant, le désarroi que l’on peut ressentir face à la vacuité de la pensée contemporaine, à la terrible absence de regard panoramique sur l’existence que propose un « honnête homme » de cette trempe. On aimerait pourtant, découvrir un type de cette épaisseur : simple, pas bêcheur, pas sectaire, posant une distance amusée sur les peurs du moment, parlant sans prévention de la vie et de la mort, dont la pensée serait éclairée par les découvertes de la psychologie et de la science contemporaines.

Bref, existe-t-il un Montaigne discret, caché dans les rayons des librairies, dont l’existence nous serait masquée par les sunlights de l’actualité ? Les lecteurs, de passage régulier ou non dans cet atelier ont-ils des auteurs, des ouvrages qui leur semblent poser un peu sérieusement, une lecture fine, solide et pourquoi pas joyeuse de l’humaine condition en ces temps de confusion généralisée et de pensée jetable ?

 Les timides, toujours aussi nombreux, peuvent se contenter d’une référence.

Satané Barbey

Il est des livres qui font souffrir comme l’escalade d’une montagne, dont on abandonne cent fois la lecture, et que l’on reprend cent fois, sentant confusément que le paysage se dégagera un jour, que cette montée conduit quelque part, même si l’on peste régulièrement contre l’auteur, ses manies, ses digressions, ses envolées, les impasses où il nous fourvoie.

 barbey prêtreOn pourrait citer Au dessous de volcan de Malcolm Lowry, ou la Recherche de Proust. Je vis actuellement ce genre d’épreuve avec Un prêtre marié de Barbey d’Aurevilly. Dix fois abandonné, dix fois repris, ce livre diabolique, dont l’issue dramatique est écrite depuis la première ligne, vous cannibalise l’esprit, vous fait porter la malédiction qui pèse sur le héros dont on ne sait comment on finira, un jour, par se débarrasser.

 On est ici exaspéré par la nature butée de Sombreval, ce prêtre défroqué à la Révolution, qui revient hanter un château délabré au pays de son enfance, en compagnie de sa fille. Laquelle, après avoir compris qu’elle était le fruit d’amours interdites, a décidé de consacrer sa vie à Dieu, au risque de rendre fou son jeune voisin, ensorcelé par sa beauté. On n’en est pas moins ébahi par l’inventivité des images “… je ne sais quel tremblement dans la mâture de cet homme…” et l’acuité du regard de l’auteur sur la nature humaine, les prisons mentales qu’il se construit. Même si Barbey le porte avec des lunettes catholiques, quelque peu obscurcies par l’idée récurrente de péché.

Le style de Barbey, mélange singulier de brutalité et d’élégance, ses images qui sentent l’écurie et les salons décrépis de l’aristocratie finissante, ses fulgurances, comme celle-ci, extraite des Diaboliques (citée de mémoire), « Les premiers cheveux blancs dans sa toison annonçaient la fin de l’Empire et l’arrivée des barbares », font de ce dandy réactionnaire, défenseur de Baudelaire, un auteur inclassable, relégué au purgatoire des lettres, aux côtés de Mirbeau, de Huysmans et de Bloy. Mais quelle langue et quel diable d’homme ! Le lecteur n’est pas ménagé, il doit suivre, en dépit des détours, des bourbiers et des chemins creux. Sinon tant pis pour lui. Qu’il aille se faire pendre ailleurs. Nous n’en tâcherons pas moins de nous accrocher aux flans de la colline dans cette Normandie du XIXème, imperméable au cours du temps. Même si l’on doit encore souffrir un peu.

Le Chevalier des Touches et Les Diaboliques me semblent les portes la plus engageantes pour entrer dans cette oeuvre.

La dernière escale d’Alvaro Mutis

« Chaque grue des quais, chaque jonc de la rive, chaque embarcation qui traversait les eaux immobiles de la baie dans un silence irréel avait une présence si nette que j’eus l’impression que le monde venait d’être inauguré. » C’est pour retrouver des phrases comme celles-ci que je viens de replonger dans « La dernière escale du tramp steamer », survivant des trois petits bouquins d’Alvaro Mutis qui m’avaient enchanté il y a une dizaine d’années.

mutisAlvaro Mutis, vient de disparaitre, il avait 90 ans. Un âge vénérable, tout comme celui des navires qui traversent ses courts romans, peuplés de cargos avachis, de marins apatrides et de femmes incendiaires. Alvaro Mutis, appartenait, comme le relève Philippe Lançon dans Libération, « en mode mineur à l’espèce des guépards lettrés sud-américains », de Gabriel Garcia Marquez, dont il était l’ami, à Jorge-Luis Borgès. « En mode mineur » sans doute parce que Mutis a peu produit, et n’a pas légué une œuvre d’une surface comparable à ces grands fauves.

« Les yeux gris, presque cachés par les sourcils fournis, avaient ce regard caractéristique de qui a passé une bonne partie de sa vie en mer. Ils regardent fixement l’interlocuteur, mais donnent toujours l’impression de ne pas perdre de vue un point éloigné, un horizon supposé, indéterminé et cependant immuablement présent. » Alvaro Mutis n’était pas seulement le peintre inspiré des interstices du monde, des rivages et des fleuves, c’était aussi un observateur méticuleux de ses personnages, souvent écartelés entre plusieurs cultures, à l’image de son héros, Maqroll el Gaviero, sorte de Corto Maltese du pauvre, qui aurait navigué sur des cargos poussifs dans des estuaires poisseux.

La magie de cette prose lente, économe de ses mots, tient aussi aux réflexions que Mutis glisse ici ou là dans les monologues intérieurs de ses protagonistes. « A mesure que le temps passe, le recoin où les images vont se cacher est plus profond, plus secret et moins exploré. C’est ainsi que travaille l’oubli : aussi profond que soit le lien qui les unit à nous, nos propres affaires nous deviennent étrangères par le pouvoir mimétique, trompeur et constant du présent instable. »

Mais en dépit de l’atmosphère épaisse et parfois graisseuse de ces romans, malgré le caractère désenchanté de la plupart de ses personnages, la lecture de Mutis, laisse une douce empreinte. Il y a toujours une sorte de détachement joyeux et de noblesse d’âme dans le propos, que l’on retrouve dans “La neige de l’Amiral” et “Ilona vient avec la pluie”, titres également publiés dans les cahiers rouges de Grasset.

Eloge du carburateur

C’est l’histoire d’un universitaire qui se reconvertit dans la réparation de motocyclettes. Ou plutôt celle d’un passionné de mécanique qui s’était égaré en philosophie politique. C’est une réflexion intelligente et drôle sur le bouleversement que s’est opéré insidieusement ces dernières années dans notre rapport au monde matériel.  C’est un livre qui sent le cambouis, le métal chauffé et le caoutchouc brûlé. Un livre plein de bielles, de vibrequins et de vis platinées. Où l’auteur  trafique les vieilles coccinelles Volkswagen dans le fond d’un entrepôt de Chicago avec la bourse que lui verse le gouvernement pour étudier Tocqueville. Mais ce n’est pas pour autant un simple plaidoyer pour la culture technique ou le travail manuel, pour la réhabilitation d’une certaine forme d’intelligence aujourd’hui dévaluée, voire méprisée.

éloge du carburateur

Matthew B. Crawford, brillant étudiant en philosophie, devenu directeur d’un think tank à Washington, propose une analyse assez fine du mouvement semble-t-il inexorable qui incite les sociétés développées à former quasi exclusivement des « cols blancs » qui deviennent insensiblement esclaves d’un monde matériel sur lequel ils n’ont plus aucune prise. « Je cherche à comprendre les présupposés qui nous amènent à considérer comme inévitables, voire désirables notre croissant éloignement de toute activité manuelle ». Alors, que, comme le relevait Anaxagore « C’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. »  .

 Impossible de résumer en une courte note, toute la sinuosité de l’exposé*, toujours illustré par quelque anecdote mécanique, quelque problème insoluble posé par une moto qui hoquette, et qui montre à quel point le monde matériel, l’univers de la réparation mobilise différentes formes d’intelligence, n’apprend pas seulement l’échec, l’humilité, mais participe à la construction d’une sorte d’ « honnête homme ». Parce que Crawford va plus loin « La réorganisation de la personnalité de l’homme moderne autour de la consommation passive tend nécessairement à affecter notre culture politique. »

 Selon lui, l’appropriation du monde matériel par une sphère économique désincarnée, pilotée par des entreprises multinationales qui font fabriquer nos objets en Chine ou ailleurs et nous empêchent d’avoir prise sur eux, n’est pas seulement un danger technique. C’est avant tout l’avènement d’une nouvelle forme de servilité. Et de conclure : « En Occident, les institutions sont organisées de façon à prévenir la concentration du pouvoir politique… En revanche nous avons échoué à prévenir la concentration du pouvoir économique… Et nous recherchons la consolation dans la consommation compulsive, laquelle agit comme une drogue et nous évite de faire face à la réalité. »

*le seul reproche pourrait être, paradoxalement, l’abus de références techniques et philosophiques., qui polluent, parfois, la lecture.

Quand les historiens saluent Corto Maltese

« Pratt a saisi plusieurs aspects remarquables de la période – le premier quart du XXème – avec parfois une avance considérable sur les historiens professionnels. Dans les années 70, quand il concevait ses albums, la première guerre mondiale était encore largement vue de façon nationale, diplomatique, militaire. Lui montre que la guerre a été mondiale dès que les puissances européennes impériales l’ont déclarée : ainsi il fait se rencontrer des Sikhs de l’Armée d’Inde avec leur turban kaki et l’uniforme britannique et des Indiens de l’Orénoque. »

 cortoCet extrait d’un papier d’Annette Becker, professeur à Nanterre, est l’un des multiples éclairages que propose le hors-série estival consacré à Corto Maltese par L’Histoire et Marianne. Passionnant. Je l’ai découvert, avec un peu de retard, en cette fin d’été. Ce document extrêmement complet, signé par une brochette de sommités – universitaires, chercheurs, diplomates – remet en perspective l’œuvre d’Hugo Pratt, et montre à quel point le père de Corto a su s’appuyer sur une érudition époustouflante (il s’était constitué une bibliothèque de 20 000 ouvrages) pour tisser la trame sur laquelle il faisait évoluer son héros.

 Mais plus encore qu’un festival d’érudition, qui remet en lumière la guerre des trains blindés dans la Russie Tsariste (Corto Maltese en Sibérie) l’incroyable histoire du peuplement de la Guyane  Hollandaise (Suite Carabïenne) ou les batailles épiques qu’a conduit l’Italie en Ethiopie (Les Ethiopiques), ce supplément montre à quel point des pans entiers de la lutte auxquelles se sont livrées les grandes puissances sur le globe au début du XXème, ont été oubliés, méprisés ou écartés par l’historiographie officielle.

corto 2On a peine à imaginer, à la lecture de tous ces articles, qui soulignent tous la pénétration de l’auteur (né en Ethiopie, longtemps basé en Argentine), quel pouvait être l’état d’esprit d’Hugo Pratt lorsqu’il réalisait ces planches destinées à séduire un public de gamins espiègles, lecteurs de Pif Gadget. C’est en effet dans Pif Gadget, une publication pour mioches du Parti communiste français, que la plupart des aventures de Corto Maltese ont été pré-publiées avant d’être réunies en albums. Quel pouvait être son sentiment lorsqu’il greffait sur un substrat historique patiemment travaillé, des aventures rocambolesques et parfaitement invraisemblables pour tenir l’attention de son jeune lectorat.

 L’humour avec lequel Corto observe le monde insensé dans lequel il évolue, le recours à la littérature – on croise parfois au détour d’une page Jack London, Ernest Hemingway ou Jorge-Luis Borges – ont sans doute été ses moyens les plus sûrs pour envoyer à la postérité certains signaux que les universitaires commencent aujourd’hui à décrypter. Quoi qu’il en soit ce supplément invite chacun d’entre nous à ressortir les albums poussiéreux perdus dans les bibliothèques pour relire avec des yeux d’adultes les aventures pas si extravagantes que ça de l’invincible et nonchalant Corto Maltese.