Archives de catégorie : Humeurs

Frères humains qui après nous vivez

C’est un drame pour le portefeuille chaque année à la même période : il faut choisir deux volumes de la Pléiade pour obtenir l’indispensable agenda de la maison, sans lequel on ne saurait envisager d’exister.

gravure villon2Cette année le choix ne sera pas trop difficile : le second  volume de Jane Austen, révélation de l’an dernier, et le premier tome de nouvelles de Tchékhov qu’un fils distrait a égaré en voyage. Le Villon, qui vient de sortir, est tentant il est vrai, mais de ce côté je suis déjà gâté : certain passé de bouquiniste m’a pourvu d’un magnifique exemplaire des œuvres du maraud, sous emboîtage, illustré de gravures sur bois de Paul G Klein.

Il manque toutefois à cette somptueuse édition,  un appareil critique, fort utile pour comprendre, au-delà de la magie expressive de Villon, cette œuvre et ce personnage dont on sait, somme toute, peu de choses. En furetant dans les chroniques publiées à l’occasion de cette édition, nous apprenons que le premier véritable éditeur de Villon fut Clément Marot. Philologue avant l’heure, Marot, le poète attitré de Marguerite de Navarre, s’est évertué à regrouper les poèmes épars de son aîné pour en publier en 1533 la première édition complète et commentée, qui fera autorité pendant plusieurs siècles.

clément marot 2

Poète libertin et iconoclaste, plusieurs fois emprisonné, Clément Marot fait partie de ces pionniers de la langue française qui ont donné leurs lettres de noblesse à cette « langue vulgaire » qui n’était pas encore reconnue, et même interdite d’impression en caractères romains, jusqu’alors réservés au latin (le français devait être imprimé en gothique). Auteurs, graveurs, imprimeurs, éditeurs ont, pour certains, fini sur le bûcher pour avoir bravé les interdits de l’église en la matière. Clément Marot, lui, devra fuir le pays pour échapper eux foudres de la Sorbonne et finira en exil à Genève.

On ne connaît pas, en revanche, le sort de François Villon, dont la trace s’est perdue, au siècle précédent, alors qu’il était âgé de trente-et-un ans. Mais on conserve de lui une belle part d’éternité :

Frères humains qui après nous vivez

 N’ayez les coeurs contre nous endurcis,

Car, si pitié de nous povres avez,

Dieu en aura plus tost de vous merci.

 

Illustrations : gravure sur bois de Paul-G Klein, portrait de Clément Marot (source inconnue).

 

 

 

de l’irresponsabilité considérée comme un des beaux-arts

Les écologistes auront réussi une prouesse remarquable à Notre-Dame-des-Landes : discréditer durablement la désobéissance civile. En soufflant sur les braises d’un conflit qu’ils savaient explosif, ils ont affaissé cette belle idée en lui retirant sa force première : la non-violence.walden

Certes, leurs responsables patentés se sont précipités samedi soir sur les plateaux de télévision pour s’indigner contre les exactions commises à Nantes ou à Toulouse. Mais il faudrait être sacrément angélique pour être dupe de ce double langage. Le communiqué envoyé ce dimanche 2 novembre matin à la presse par les « Zadistes », avec lesquels les « défenseurs » de l’environnement vivent, travaillent, occupent les lieux depuis plus de deux ans ne laisse d’ailleurs guère de doutes sur la question :

« Évidemment la presse accusera les « casseurs », des « groupes venus de l’extérieur », mais samedi dans les rues de Nantes, comme ailleurs dans nos luttes, nous faisons bloc. Il n’y a pas de « groupes radicaux » qui « s’infiltrent » dans les luttes. Il y a diverses présences unies dans une commune détermination. »

frap3nov2_webCette ambiguité permanente entretenue entre les groupes, cette confusion des valeurs, risque fort de s’avérer redoutable à terme. Et les jeunes anges qui participent à ce joyeux bordel ne mesurent peut-être pas qu’ils jouent contre leur propre camp. L’extrême-droite se frotte évidemment les mains, qui déclarait dimanche soir engranger les adhésions à Nantes « pendant que les fils de bourges jouent aux révolutionnaires ».

Mais au-delà de ce naufrage politique, ce sont les luttes futures qui risquent d’être durablement entachées. Elles seront nécessairement frappées de suspicion et d’arrière-pensées anti-démocratiques et sectaires. Les écolos ont une grande responsabilité dans cette dérive, quoi qu’ils cultivent l’irresponsabilité comme un des beaux-arts, il faut le reconnaître.

La puissance publique (dont on va finir par se demander si elle ne se satisfait pas de ce petit jeu) n’en doit pas moins conserver son sang-froid et éviter de répondre à la violence par la violence. Il faut savoir arrêter une guerre disait l’autre.

Illustration lâchement piquée à mon ami Frap. http://frap-dessins.blogspot.fr/

Nddl : il faut savoir arrêter une guerre

Les politiques doivent savoir jusqu’où ne pas aller trop loin, à l’image de parents confrontés à un ado buté, aveuglé par un romantisme béat qui le pousse à mettre sa vie en danger. Il est temps de mettre un terme à la plaisanterie Notre-Dame-des-Landes. Certes il n’y a pas encore eu de mort en Loire-Atlantique, mais le drame de Sivens est une alerte qu’il faut savoir entendre.

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Dans un conflit, le fait d’avoir raison n’est pas toujours un argument suffisant pour l’emporter. Et il y a bien longtemps que l’on est sorti, dans cette affaire, de la confrontation rationnelle. Pour avoir assisté il y a deux ans à la tentative d’expulsion de zadistes perchés à dix mètres du sol, je crois pouvoir témoigner du fait qu’une partie de ces jeunes gens est prête à mettre sa vie en jeu pour un champ de patates. Il faut savoir les protéger d’eux-mêmes.

Certes cette plaisanterie va coûter un bras à la collectivité et donc au contribuable – sans doute plus que si l’aéroport avait été construit – certes Nantes va souffrir à terme d’un aéroport enclavé, comme la ville souffre aujourd’hui d’une gare implantée en dépit du bon sens au milieu du XIXéme, mais c’est ainsi, on est sorti du champ politique pour entrer dans le champ religieux.

On peut déplorer qu’une jeunesse déboussolée préfère s’indigner pour un morceau de bitume dans une prairie à vaches que de lutter, par exemple, contre l’esclavagisme en vigueur chez les producteurs de leurs propres vêtements, mais d’évidence cela ne sert pas à grand-chose. Seul le temps permettra de mettre en perspective la vacuité de cette lutte, ne serait-ce qu’au regard des véritables enjeux environnementaux.

L’abandon de Notre-Dame-des-Landes ne mettra évidemment pas un terme au développement du transport aérien, moins polluant que l’automobile – il peut sembler idiot de le rappeler -, il provoquera tout juste un peu plus d’étalement urbain et pourrira un peu plus la vie des Nantais. Mais ce n’est, somme toute, pas un drame. La société du spectacle et des clowns tristes a gagné.

Laissons les retourner à leurs cabanes dans les arbres, leurs champs de carottes et laissons-leur briser quelques vitrines pour fêter cette grande victoire contre le « capitalisme triomphant ». On se nourrit des caricatures que l’on peut. Rien ne remplace l’expérience, et la seule bonne façon de sortir de cette histoire par le haut est de placer ces jeunes gens devant leurs propres contradictions et d’observer la « commune libre » qu’ils entendent instituer à Notre-Dame-des-Landes. Il est possible qu’il soit plus difficile de construire que de détruire.

Photo : le figaro.fr

Bookshops and traffic jam

bookDifficile de passer quelques jours à Londres sans faire un saut charing cross road, la rue des bouquinistes, à la lisière de Soho et de Covent garden. De bouquinistes et de libraires il n’en reste malheureusement plus guère, l’Angleterre n’échappant pas à l’hémorragie qui vide les villes de leurs librairies. Depuis quelques années deux bookshops disparaissent chaque semaine au Royaume-Uni. Marks and Co, la boutique rendue célèbre par Hélène Hanff et son délicieux 84 Charing cross road, n’a pas résisté à la désaffection des amateurs de livres anciens, même si, pour l’heure, le 84 est inoccupé.

Le libraire voisin ne cache d’ailleurs pas une certaine lassitude lorsqu’on lui demande des nouvelles de la célèbre enseigne. « Il y a bien longtemps que Marks a mis la clef sous la porte » répond-il un brin exaspéré, retrouvant toutefois le sourire lorsque l’on s’avance vers lui avec les trois volumes de la correspondance de Jack London, édités par les presses universitaires de Stanford. Impossible en effet de repartir de Londres sans un souvenir de papier. Il est des maniaques qui ne savent pas quitter un pays sans rapporter un livre.

traffic jamCela faisait une éternité que je n’avais pas mis les pieds à Londres. Le charme britannique opère toujours dans les rues de la ville, où le kitch british est toujours roi, qui s’expose dans les vitrines, sur les vêtements, comme une sorte de pied de nez éclatant à la grisaille du ciel. Mais la ville respire mal, étouffée par une circulation oppressante – ce « traffic jam » si bien nommé – et victime d’un urbanisme désordonné. Seul le quartier bobo de Chelsea, à l’Ouest semble avoir échappé à la frénésie de constructions qui dévore le centre et la rive sud de la Tamise du côté de la City.

Ce fouillis urbain, bordélique et inconfortable, autorise un regard plus distancié sur Paris, dont l’urbanisme austère, les grands boulevards haussmaniens font, en comparaison, figure de jardin ordonné et paisible. Finalement, le côté cartésien des Français, cette manie de tout tailler au cordeau, de tout réglementer, est parfois exaspérant mais n’a pas que de mauvais aspects. Il permet, à tout le moins, de vivre dans des villes fréquentables au quotidien. Il semble que la folie du moment soit de s’exiler à Londres pour échapper aux rigidités hexagonales. Il n’est pas exclu qu’on en revienne.

Illustrations : dr

Point final

the journal

« Apprendre que tu as une conscience me fait chaud » commentait il y a quelques jours un ami facétieux à l’annonce d’une négociation avec Le Point, prêt à m’accorder la « clause de conscience». C’est fait, je viens de recevoir ce samedi mon certificat de travail, assorti d’un bienvenu chèque pour « solde de tout compte ».

Après avoir tempêté sur ce blog contre l’hebdomadaire, je me dois aujourd’hui d’être fair play et de saluer l’élégance du journal, qui m’a proposé, au lendemain de mon dernier post, cette sortie « par le haut » d’un conflit passablement dissymétrique.

La clause de conscience est une disposition rarement accordée par les journaux, à tel point que je n’avais pas même pensé à la demander. Elle permet à un journaliste de quitter un support dont il ne partage plus la ligne éditoriale, en bénéficiant du régime juridique du licenciement. Pour faire appliquer cette disposition « comportant un enjeu éthique », le journaliste doit cependant apporter la preuve d’une modification très substantielle de la ligne éditoriale de la publication pour laquelle il travaille. Ce qui n’était pas gagné et pouvait supposer une longue guerilla juridique. En m’accordant cette disposition, le journal respecte l’esprit et la lettre du billet qui a déclenché ce conflit.

« C’est la première fois que nous sommes confrontés à une telle situation » m’a confié le représentant du Point lors du long échange qui a débloqué les choses. Je veux bien le croire. Je ne connais pas, pour autant, les raisons exactes qui ont poussé l’hebdomadaire à m’accorder cette faveur. Ce n’est pas,  m’a-t-on affirmé, la pression mise par les deux malheureux billets sur ce blog. Le Point en subit bien d’autres tous les jours, à la suite des papiers polémiques qu’il publie.

Serait-ce la simple force de persuasion des arguments développés ici ? Le fait d’avoir pointé la « phobie administrative » du journal ? Quelques amicales recommandations en interne ? Mystère. Je peux seulement dire aujourd’hui que je suis soulagé et content. C’est une belle sortie, qui me convient sur la forme comme sur le fond. Et puis c’est peut-être un peu naïf, mais cela montre que la bonne foi, exprimée sans prévention, peut être une arme aussi efficace que la justice.

Certes, le chèque, que j’ai immédiatement porté à la banque pour éteindre l’incendie sur mon compte, ne me servira guère qu’à rembourser les dettes contractées pour faire face à un été catastrophique. Mais il me permet de repartir requinqué et de tourner proprement cette page étonnante de ma vie professionnelle. Merci encore à toutes et à tous pour l’amical soutien manifesté ici et ailleurs.

Le Point atteint de phobie administrative

C’est un comportement assez partagé que de reprocher ses propres turpitudes à ses contemporains. Le Point, qui n’est pas avare de dénonciations enflammées, notamment contre les administrations, est pourtant atteint de phobie administrative aigüe. L’hebdomadaire, après m’avoir congédié sans autre forme de procès pour une humeur publiée sur ce blog après douze ans de bons et loyaux services, se refuse à me délivrer un certificat de travail, gentiment demandé par courrier recommandé  le 29 juillet dernier.

déclarationNon que ce certificat me soit d’une grande utilité professionnelle, mais il se trouve que la maison qui conserve la misérable épargne salariale que le journal m’a fait souscrire d’office, exige ce certificat pour m’autoriser à récupérer mes billes. Ce dont le modeste pigiste que je suis a un besoin criant après s’être fait limoger sans le moindre fifrelin d’indemnité. Ajoutons que sans certificat de travail, le salarié est privé de toute prétention au chômage.

 Selon la loi de la République, tout employeur est contraint de délivrer  ce certificat à un employé dont il se sépare, quelle qu’en soit la cause (licenciement, démission, rupture conventionnelle…). Il est vrai que là on ne sait pas trop où on est puisque le journal me présente toujours comme faisant partie de ses effectifs, après m’avoir confirmé le fait qu’il ne faisait plus appel à mes services. Et donc ne m’emploie plus. Allez comprendre.persecutes_

 On peut toutefois esquisser une hypothèse. En refusant de me délivrer ce certificat de travail, l’hebdomadaire, propriété du milliardaire François Pinault – il est amusant de le rappeler – joue la montre, à l’image d’un Thévenoud, en tablant sur l’impunité dont il est sûr de bénéficier. Et économise ainsi  « le solde de tout compte » dont il est redevable. Par bonheur, la loi n’est pas la même pour tous. Entre un malheureux pigiste, qui n’a pas même les moyens d’engager un procès et un grand journal, il n’y a pas photo. Continuons donc à donner des leçons à la terre entière, à dénoncer les chômeurs indélicats, l’incurie des administrations, la malhonnêteté des politiques à longueur de colonnes.

C’est ça le journalisme contemporain coco.

Illustrations : DR

de l’habillage de la copie

Le grand public ne le sait pas toujours, ce ne sont pas les journalistes qui « habillent » leur copie à paraître dans les journaux ou les magazines. Ce sont les secrétaires de rédaction (ou secrétaires d’édition) qui choisissent les titres, rédigent parfois les chapeaux (ou chapôs), souvent les inter-titres, qui taillent au besoin dans les textes et insèrent les illustrations. Bref qui mettent en scène la copie dans la page. C’est un métier à part entière, qui bénéficie d’ailleurs du statut de journaliste. Pour mémoire, le célèbre « J’Accuse » de Zola n’est pas de Zola, qui avait titré « Lettre au Président de la République ».

j'accuse La mission du secrétaire de rédaction est d’attirer l’attention du lecteur sur tel ou tel papier. De faire en sorte qu’il soit lu, si possible en entier. L’offre et la demande sont en effet extrêmement déséquilibrées dans un journal ou un magazine. Si l’ensemble de la copie représente une, deux, voire trois heures de lecture, on sait que le lecteur n’y consacrera guère, en moyenne, qu’une petite vingtaine de minutes (d’où le nom du quotidien gratuit 20 minutes). Les articles sont donc en concurrence les uns avec les autres. La plupart des titres seront parcourus, les chapeaux un peu moins, quelques accroches parfois (toujours l’info en début de papier coco) et au bout du compte seuls quatre ou cinq sujets seront lus in extenso.

Cette mise en scène est une gymnastique périlleuse, qui fait courir le risque de « survendre » un papier en musclant sa titraille. Mais la signature reste celle du journaliste. Il m’est ainsi arrivé une histoire étonnante il y a une dizaine d’années : celle d’être poursuivi devant la XVIIème chambre du tribunal correctionnel de Paris pour un chapeau artificiellement gonflé que je n’avais pas écrit, lequel accusait Philippe de Villiers de « corruption », alors qu’il était question dans le papier d’une observation de la chambre des comptes lui reprochant en jargon financier un « saucissonnage » de marché public. Nuance. Le journal a été beau joueur, a assumé la boulette, et le tribunal a relaxé le signataire du papier. Merci.

 valeursSi certains supports, réputés sérieux, ont longtemps résisté à l’attrait de la titraille racoleuse, les digues ont peu à peu cédé devant la religion de l’émotion, apparue avec la télévision. Et aujourd’hui, rares sont les supports qui échappent à cette surenchère. Les papiers ne cessent de raccourcir et « les angles » deviennent de plus en plus aigus : un papier une idée, si possible des bons et des méchants, des riches et des pauvres, des tricheurs et des gens bien, des exploiteurs et des exploités, des bosseurs et des fainéants, c’est selon. Les journaux sont emportés par la logique binaire qui s’est emparée d’internet. C’est, il est vrai, une question de survie. Au risque de céder à l’implacable logique marketing, qui veut que plus on caresse son lecteur dans le sens du poil, plus on colle à ses représentations, plus on confirme ses idées reçues, plus il sera tenté de passer à l’acte d’achat. La presse est un miroir.

Du coup les supports en rajoutent, enfoncent des portes ouvertes, renoncent à certaines précautions élémentaires et participent de la confusion des esprits à laquelle nous assistons. Quand vous vous énervez devant cette surenchère, il y aura toujours un chef pour vous répondre, une Une racoleuse à l’appui  : « regarde ce qui se vend et ce qui ne se vend pas ».  De fait France Dimanche, dont la fiabilité des informations est légendaire, vend 370 520 exemplaires par semaine, quand Le Monde Diplomatique en vend 142 000 chaque mois (source OJD 2012/2013).

Les médias peuvent et doivent, bien sûr, être mis sur la sellette. Mais les consommateurs d’information sont aussi autorisés à s’interroger sur leur mode de consommation, sur la manière dont cette information leur est vendue (ou pas d’ailleurs, rappelons que quand un produit est gratuit c’est le consommateur le produit), comment elle est mise en scène. Ce devrait presque faire partie des fondamentaux de l’éducation.

Série d’été dernière, cette humeur a été publiée une première fois en novembre 2013. 

de l’art de virer un journaliste

Patron de presse n’est pas un métier facile. Comment virer un pigiste* à qui l’on n’a pas grand-chose à reprocher sinon un billet impertinent sur un blog improbable, tout en s’asseyant sur le droit du travail. La solution est un peu byzantine mais peut s’avérer efficace. Il suffit de faire comme si de rien n’était et de ne plus lui donner de travail. Juridiquement, l’animal ne peut rien reprocher à son employeur, il est toujours officiellement collaborateur du support, comme en atteste sa présence dans la liste des journalistes maison. Il suffit de laisser s’éteindre progressivement ses revenus pour qu’il ne puisse plus arguer d’une collaboration régulière (l’une des particularités du statut de journaliste-pigiste étant que ses bulletins de paie font office de contrat de travail).

le point

En publiant le 14 février, un billet d’humeur intitulé « Les sous-doués de la presse parisienne » dont les familiers de ce blog se souviennent peut-être, je ne méconnaissais pas le risque de déplaire à la rédaction parisienne du Point, pour laquelle je travaille – travaillais devrais-je dire – depuis plus de douze ans. Mais je ne m’imaginais pas que les choses prendraient une tournure aussi curieuse : viré dans les faits mais non pour la galerie. La rédaction en chef du Point n’est pas avare de critiques acerbes à l’égard de la terre entière, mais supporte très mal la critique à son auguste encontre, sans oser l’avouer.

Bien que l’on ne m’en ait pas informé, mon affaire était pliée au lendemain de la publication du billet (je suis au passage flatté par la puissance de feu de ce modeste blog). Cet impertinent devait être licencié sans autre forme de procès. Problème toutefois : quel motif allait-on invoquer ? Douze années de collaboration régulière attestée par autant de bulletins de paye, sans pouvoir arguer d’une faute grave, voilà qui risquait de faire grimper l’ardoise des indemnités. La meilleure solution était donc de ne pas bouger et de faire comprendre, en creux, au coupable, qu’il était désormais indésirable.

Intrigué par ce licenciement qui ne disait pas son nom, j’ai dans un premier temps tenté d’en savoir plus auprès de mon chef de service, sans succès. Silence radio. Je viens de mener une petite enquête qui confirme le scénario : « Tu n’es pas officiellement viré parce qu’ils ne veulent pas te payer d’indemnités. Ils jouent la montre. » Mes amis pigistes me conseillent de monter au créneau, bulletins de paye en bandoulière et lettres recommandées au poing. Je ne le ferai pas. Pour avoir déjà mené un combat comme celui-ci, je sais toutes les prises de tête, les nuits sans sommeil qu’impliquent une guerre de tranchées. Montaigne a raison quand il dit qu’il vaut souvent mieux « perdre sa vigne que la plaider ».

Et puis me lancer dans une procédure m’aurait muselé. Le droit est une matière subtile, où l’intox joue un grand rôle. Alors qu’aujourd’hui je peux allègrement me libérer d’une étiquette devenue de plus en plus pesante, de plus en plus infernale à assumer. Les patrons du Point, reclus dans leur tour d’ivoire, avenue du Maine, ne le mesurent pas encore mais, à coup de Unes grotesques et méprisantes, l’image du journal s’est singulièrement dégradée ces dernières années. Confessons-le : je serai content de ne plus y être associé quand le journal aura l’amabilité de me rayer de ses tablettes.

 

*Le pigiste est un journaliste indépendant payé à la ligne.

 

Hewlet Packard N°5

Les images frappantes sont parfois utiles pour prendre la mesure de certaines réalités. Celle que propose Dimanche Ouest-France est particulièrement évocatrice : le prix de de l’encre pour imprimante HP (150 € les 10 ml) est supérieur à celui du parfum Chanel N°5 (110 € les 10 ml).

marylin

Nul besoin d’être grand spécialiste pour se rendre compte  que les fabricants d’imprimantes ont mis au point ces dernières années une stratégie diabolique pour faire prospérer leur business en s’appuyant sur la vente de consommables. Chacun a pu constater que la baisse continue du prix des machines correspondait à une hausse du tarif des cartouches. A tel point que certaines imprimantes sont aujourd’hui à peine plus chères que les recharges !

C’est même plus malin que ça. Au terme d’une recherche rapide, on tombe sur une enquêtre du Guardian qui met à jour une pratique encore plus perverse : entre le début des années 2000 et nos jours, la quantité de liquide présent dans les cartouches a été divisé par 3 ou 4 suivant les marques. Ceci alors que l’emballage est de la même taille. Autre technique machiavélique  : les imprimantes mentent sur le niveau d’encre qui reste utile et bloquent unilatéralement l’impression au-dessous d’un certain seuil, ainsi que le révèle une enquête publiée récemment par Rue 89.

Il fut un temps où l’on trouvait sur internet des kits de remplissage de cartouches composés d’une seringue et d’une bouteille d’encre noire qui permettait de contourner ce racket organisé. C’est de plus en plus difficile. D’autant que désormais les têtes des cartouches ont gagné en… fragilité. Restent, il est vrai, les boutiques qui proposent de recharger les cartouches usagées. Mais ces commerçants avisés sont peu à peu entrés dans la ronde en alignant progressivement leurs prix sur celui des grandes marques.

Un adolescent américain, cité par Ouest-France, a évalué à 370 millions de dollars l’économie que ferait l’administration de son pays en adoptant le Garamond, une police de caractère moins gourmande en encre que le Times new roman, pour ses documents officiels. L’idée n’est pas idiote. Mais l’administration pourrait peut-être, en premier lieu, aller jeter un œil du côté des fabricants. Il ne serait pas surprenant de découvrir un jour que cette escroquerie à grande échelle soit le résultat d’une entente amicale entre gens de bonne compagnie – défenseurs par ailleurs de la loi du marché et de la libre concurrence – qui auraient trouvé là une confortable et transparente rente de situation.

de l’indignation sélective

Le rapprochement est peut-être brutal, choquant, mais il est mathématiquement correct : le million d’euros* de dégâts causé samedi aux services publics nantais aurait permis de servir un million de repas aux réfugiés centrafricains qui errent en ce moment sur les routes et dans les camps de toile du pays.

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Alors que les journaux, les réseaux sociaux débordent d’accusations, d’invectives, pour pointer les responsabilités de ce dérapage ridicule et imbécile, des populations crèvent allégrement sur les routes et dans les camps, chassés par une redoutable guerre civile.

Il se trouve qu’un de mes fils vit et travaille actuellement dans ce chaudron africain et passe ses journées et ses nuits à tenter de trouver des solutions pour les milliers de réfugiés qui convergent vers la frontière camerounaise. Essayez de lui parler de Notre-Dame-des-Landes, pour voir.

L’humanitaire n’est certes pas la panacée, mais bon sang les causes un peu sérieuses, un peu épaisses, ne manquent pas pour les jeunes gens qui veulent changer le monde. Il faut sortir un peu, plutôt que de casser le tramway de grand-maman, qui n’en peut mais. Cette focalisation aveugle de la révolte me fait penser aux ados des banlieues qui brûlent les voitures de leurs voisins au pied de leur immeuble.

Nul doute que ce billet aura moins de succès que le précédent, qui a fait exploser la fréquentation de cet atelier. Peu importe, s’il invite trois opposants égarés ici, exaltés par la lutte contre l’implantation d’un parking pour avions dans un pré, à réfléchir deux secondes. Mais j’en doute fort. Le monde est une représentation, et chacun choisit celle qui l’arrange, désigne ses bons et ses méchants. Il n’est pourtant pas interdit de prendre un peu de recul et de s’interroger sur la hiérarchie de ses indignations.

* dernière estimation en date

Illustration : camp de réfugiés en Centrafrique, droits inconnus.