Archives de catégorie : Chroniques

La Pérouse, le loser magnifique

La Pérouse est victime, un peu comme La Palice, d’une formule dont il n’a pas eu connaissance mais qui colle à sa mémoire comme le scotch du capitaine Haddock. « A-t-on des nouvelles de monsieur de La Pérouse » aurait demandé Louis XVI avant de monter sur l’échafaud. Cette question a suffi à classer l’un des plus grands explorateurs du XVIIIe parmi les navigateurs infréquentables, lui qui fut paradoxalement le plus attachant, les plus pacifique et le plus éclairé des découvreurs français sur les mers du globe.

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Il faut dire que l’expédition La Pérouse n’était pas destinée à frapper les mémoires. Nulle conquête à son programme. Le navigateur, à la tête d’une flottille de deux vaisseaux marchands transformés à Brest en frégates – La Boussole et l’Astrolabe – avait pour mission de remplir les blancs sur la planisphère, d’en préciser les contours. Accompagné d’une bordée de scientifiques – astronomes, botanistes, naturalistes, minéralogistes, physiciens, et même un mathématicien – il avait pour programme de faire progresser la connaissance dans un maximum de disciplines. Durant trois années, au cours desquelles il prendra un soin maniaque de la santé de son équipage, La Pérouse explore les côtes les plus ingrates du globe, Alaska, Kamtchatka, îles volcaniques du Pacifique, dans le but de dresser des cartes fiables pour les navigateurs et d’affûter la précision des instruments de mesure.

La Pérouse ne découvre aucune terre majeure. Il refuse même de planter le drapeau français sur certaines îles inconnues, à l’image de l’île Mowée, ce dont il s’explique de façon touchante dans son journal. « Les philosophes doivent gémir sans doute de voir que des hommes, par cela seul qu’ils ont des canons et des baïonnettes, comptent pour rien soixante-mille de leurs semblables ; que, sans respect pour leurs droits les plus sacrés, ils regardent comme un objet de conquête une terre que ses habitants ont arrosée de leur sueur, et qui, depuis tant de siècles, sert de tombeau à leurs ancêtres. Ces peuples ont heureusement été connus à une époque où la religion ne servait plus de prétexte à la violence et à la cupidité. Les navigateurs modernes n’ont pour objet, en décrivant les mœurs des peuples nouveaux, que de compléter l’histoire de l’homme ; leur navigation doit achever la reconnaissance du globe ; et les lumières qu’ils cherchent à répandre ont pour unique but de rendre plus heureux les insulaires qu’ils visitent, et d’augmenter leurs moyens de subsistance. »

Son  second, Langle, commandant de l’Astrolabe, sera victime aux îles Samoa de la philosophie de l’expédition, qui prônait le respect absolu des “naturels”, massacré sur une plage avec douze membres de l’expédition alors qu’il descendait chercher de l’eau en chaloupe. La Pérouse, s’il a lu Rousseau, n’est pourtant jamais dupe. Et prend ses distances avec le mythe du « bon sauvage » tout restant attentif à ne jamais utiliser la force. Il refuse ainsi se venger lorsque Langle est assassiné.

Au terme de ce tour du monde qui devait durer quatre ans, l’expédition La Pérouse est engloutie par un ouragan aux abords de l’île Vanikoro, près de la Nouvelle-Guinée. La Révolution ne daignera que très tard, trop tard, partir à la recherche de cet envoyé du roi, et les traces du naufrage ne seront découvertes qu’en 1828, après la mort des derniers survivants. « Le voyage autour du monde », dont l’essentiel nous est parvenu à cheval, par Barthélémy de Lesseps (l’oncle de Ferdinand), débarqué lors d’une escale en Sibérie orientale, est un peu fastidieux à lire, en raison des nombreuses notations scientifiques qui le scandent, compréhensibles par les seuls navigateurs. Cela n’en reste pas moins un document précieux et édifiant sous de nombreuses coutures, comme la critique du colonialisme espagnol aux Philippines ou le regard porté sur les mœurs des « naturels » croisés ici ou là, la condition de la femme, de l’Alaska à la Terre de Feu.

Illustration : l’expédition La Pérouse sur les côtes de l’Alaska (musée La Pérouse, Albi).

et Dieu créa Gotlib

« Qui a dérangé les cinq tonnes de bois qui étaient dans la cour ? » est une accusation rituelle à la maison lorsque l’on veut calomnier un enfant. La Rubrique-à-brac une bande dessinée que l’on suce dès le berceau et tout le monde connait par cœur les dialogues du petit poucet de Gotlib. L’état pitoyable de la collection témoigne, au besoin, du commerce qui en est fait.

hamsterGotlib nous revient ces jours-ci dans un hors-série Pilote-Fluide et une exposition au musée d’art et d’histoire du judaïsme. Les éditeurs, le public, les médias n’arrêtent pas de faire leurs adieux à ce grand maître de la bande dessinée, qui a pourtant rangé ses pinceaux il y a trente ans. Gotlib, quatre-vingt printemps, confesse que ça le fatigue un peu, mais il fait avec. Son interview est parfaite.

Pas de révélation majeure dans ce hors-série, mais quelques belles reproductions, notamment la pochette de Pervers Pepper Lonely Hearts club band. Et puis la dernière planche complète, qui date de 1986 : La Genèse. « Puis Dieu créa la peau de banane et il vit que la peau de banane était bonne. Il y eut un soir, il y eut un matin. »

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Appris, en fouinant, que Marcel Gotlieb l’avait échappé belle pendant la guerre, juif hongrois qu’il était. Ce type a une histoire, un parcours complètement fous. C’est sans doute de ce parcours de miraculé qu’il a tiré l’incroyable liberté qui est la sienne. Gotlib a porté le jeu entre le texte et le dessin sur des cimes jusqu’alors inexplorées et dessalé toute une génération de dessinateurs, au nombre desquels Edika, Binet ou Larcenet.

burpMon héros personnel est le professeur Burp et ses présentations naturalistes : le pluvian, dentiste du crocodile, le corbeau qui parle, le putois… Les fables de La Fontaine aussi sont des morceaux d’anthologie, avec ses morales revues et corrigées : le savetier qui place son argent chez le financier ou le loup végétarien, martyrisé par l’agneau, qui finit par manger son psychanalyste.

Bref, Gotlib n’est pas une option dans une bibliothèque, c’est une évidence. Un signe de bienvenue, une preuve d’humanité. Une maison où il y a une Rubrique-à-brac ne peut être tout à fait mauvaise.

 

de l’indignation sélective

Le rapprochement est peut-être brutal, choquant, mais il est mathématiquement correct : le million d’euros* de dégâts causé samedi aux services publics nantais aurait permis de servir un million de repas aux réfugiés centrafricains qui errent en ce moment sur les routes et dans les camps de toile du pays.

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Alors que les journaux, les réseaux sociaux débordent d’accusations, d’invectives, pour pointer les responsabilités de ce dérapage ridicule et imbécile, des populations crèvent allégrement sur les routes et dans les camps, chassés par une redoutable guerre civile.

Il se trouve qu’un de mes fils vit et travaille actuellement dans ce chaudron africain et passe ses journées et ses nuits à tenter de trouver des solutions pour les milliers de réfugiés qui convergent vers la frontière camerounaise. Essayez de lui parler de Notre-Dame-des-Landes, pour voir.

L’humanitaire n’est certes pas la panacée, mais bon sang les causes un peu sérieuses, un peu épaisses, ne manquent pas pour les jeunes gens qui veulent changer le monde. Il faut sortir un peu, plutôt que de casser le tramway de grand-maman, qui n’en peut mais. Cette focalisation aveugle de la révolte me fait penser aux ados des banlieues qui brûlent les voitures de leurs voisins au pied de leur immeuble.

Nul doute que ce billet aura moins de succès que le précédent, qui a fait exploser la fréquentation de cet atelier. Peu importe, s’il invite trois opposants égarés ici, exaltés par la lutte contre l’implantation d’un parking pour avions dans un pré, à réfléchir deux secondes. Mais j’en doute fort. Le monde est une représentation, et chacun choisit celle qui l’arrange, désigne ses bons et ses méchants. Il n’est pourtant pas interdit de prendre un peu de recul et de s’interroger sur la hiérarchie de ses indignations.

* dernière estimation en date

Illustration : camp de réfugiés en Centrafrique, droits inconnus. 

La langue est une arme de guerre*

Mexico-facts-Montezuma-II1« L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne » par Bernal Diaz del Castillo est sans doute l’un des témoignages historiques les plus précieux et les plus fous qu’il nous soit donné de consulter**. Ce récit de la conquête de Mexico, l’une des plus grandes villes du monde en 1520, par quatre-cents espagnols hallucinés, ce choc frontal entre deux civilisations inconnues l’une à l’autre, par l’un de ses acteurs, est à la fois un document poignant et une mine d’informations sur une civilisation disparue.

Nous ne reviendrons pas ici sur la thèse publiée par un chercheur français l’an dernier, *** assurant que ce récit a été écrit par Hernan Cortès lui-même, ce n’est pas l’objet de cette chronique. Non, c’est une dimension peu explorée qui nous intéresse ici. Dans l’édition que j’ai pu récupérer (Club des libraires de France, 1959), décevante au demeurant en ce qu’elle ne donne pas le texte dans son intégralité, il est un aspect de ce choc des cultures relevé par le traducteur, Dominique Aubier, dans sa préface, qui donne à penser :

« Deux langues sont en présence et vont se faire une guerre insoupçonnée. Elles ne possèdent ni la même distribution harmonique, et donc pas la même vitesse, pas la même perméabilité aux choses étrangères, ni la même adhérence au réel. Le castillan est bref, bisyllabique, direct. Il ne s’embarrasse pas du discours. Il a le don de percer la vérité. Il colle au réel. Il procède par vitesse et coup de sonde. Il possède l’éclair et la foudre, pratique l’illumination. La décision et l’action lui conviennent. Elle y entraîne. Ses démarches grammaticales et logiques décrivent une sorte de réalisme naturiste, d’une extrême efficacité sur des hommes simples.

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La nahualt (langue des Aztèques) occupe l’attention par un vocabulaire luxueusement riche en syllabes, où la longueur du mot semble décrire le système mental de coagulation d’images qui se contaminent entre elles. Les mots lancent en effet de longs circuits de sens passionnels qui se réfèrent à des symboles religieux eux-mêmes en métamorphose (…) L’appartenance du vocabulaire à la vision légendaire et sacrée n’autorise pas la liberté, ni le regard direct et concret sur les choses. Le monde, pour un Mexicain, est d’abord une apparence légendaire. Sacrée elle aussi, la langue n’a aucun pouvoir dialectique.

Ainsi deux idiomes s’affrontent, mais ne se répondent pas. Quand les Espagnols demandent en désignant un village sur la côte ; « Quel est ce village ? » et que les Indiens inquiets, désireux de comprendre, disent à haute voix « Qu’est-ce qu’ils demandent ? », les Espagnols acceptent le son indien de “qu’est-ce qu’ils demandent” pour le nom du village. Les Espagnols ne cherchent pas à comprendre mais à nommer. (…) Le heurt entre ces deux structures mentales se fait dans les plaines et les montagnes de l’actuel Mexique comme à l’état pur. Et c’est presque une expérience de laboratoire qui se réalise en terrain neuf, en cours de découverte. »

J’ai un peu taillé dans le texte, mais le sens est là. Deux structures mentales, deux représentations du monde, deux attitudes face à l’inconnu, deux langues. Impossible de faire la part entre l’univers mental et la langue, puisque la langue est l’expression de cette structure mentale. Mais cela donne quand même à penser. Nous sommes autant les maîtres que les esclaves de notre propre langue.

*Mis à jour le 19 février, **L’édition courante est intitulée “La conquête du Mexique”, Babel, Actes Sud, *** thèse remarquable, voir les commentaires.

Illustrations : Montezuma, l’empereur Aztèque, itinéraire de Cortès. 

Les sous-doués de la presse parisienne

L’arrogance de la presse parisienne, dont certains éminents représentants ont dû être remis à leur place par le service d’ordre de la Maison blanche lors du récent voyage de François Hollande, n’a d’égale que son incapacité à affronter la crise qui la secoue. Baisse inexorable du lectorat, effondrement des ventes, inaptitude à gérer le passage au numérique, comme le relève l’ami Eric Chalmel… La solution trouvée est une surenchère dans la caricature, l’aboiement systématique et l’exploration de la vie privée des personnages publics, tout en appelant au secours le Pouvoir pour boucher les trous béants de sa trésorerie.

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Son incapacité à se pencher sur les questions de fond, bien illustrée par le traitement des municipales, pour lesquelles Paris n’a pas encore découvert que les enjeux n’étaient plus communaux mais métropolitains, devient de plus en plus embarrassante pour ces braves donneurs de leçons. Marseille c’est la mafia, Nantes un aéroport, Toulouse, du cassoulet à la viande de cheval… N’en jetez plus. Les médias audiovisuels ne sont pas en reste. Même France-Inter devient inaudible le matin, engoncé dans la suffisance de ses éditorialistes, l’agressivité systématique de ses interviewers, qui coupent la parole en permanence à leurs invités ne laissant jamais une réponse se déployer.

 Du coup les politiques se réfugient dans la langue de bois, ne fonctionnent plus que par petites phrases, et le débat s’appauvrit chaque jour un peu plus. J’ai décliné l’invitation à participer aux dossiers que prépare Le Point sur les municipales, dont les angles sont, de mémoire : les abus de pouvoirs des maires et leurs réalisations pharaoniques. On n’est pas loin du « tous pourris », tous bons à jeter. Voilà qui va relever le niveau du débat démocratique. Sans doute cela va-t-il booster les ventes artificiellement à court terme, mais il est vraisemblable que le calcul ne sera pas payant sur la durée. C’est presque triste à dire, mais seule la presse économique, pour laquelle j’ai travaillé pendant huit ans, respecte la province, s’intéresse aux aspects concrets de la vie hors du périphérique, à ce qui fait le pays. Ne parlons évidemment pas de la culture, chasse gardée d’un cénacle de chroniqueurs parisiens. En province d’ailleurs « la création » n’existe pas. On rôde un spectacle à Rennes ou à Lyon. On le « crée » à Paris, même s’il a été déjà été joué cent fois.

Basta. Il est possible que je brûle mes vaisseaux en publiant une telle humeur. Si quelque chef zélé du Point tombe dessus, ma collaboration à ce grand magazine pourrait faire long feu. Mais pour tout dire, je m’en moque un peu. Ce sont eux qui sont venus me chercher il y a un peu plus de dix ans. La vie est ailleurs désormais, et la presse se réinvente autrement. Amen.

Un peu la guerre

« C’est un travail de dépouillement, d’abandon, de reddition, pour lequel il n’y a ni bon, ni mauvais profil, ni lignes de défense, ni parade, ni pose. Juste la recherche du rien. Si on s’y adonne, l’écriture livrera alors un relevé précis des étapes de cet affranchissement, et m’aurait-on demandé où je voulais en venir, j’aurais répondu que je voyais très bien, à ceci près que j’avais désigné comme le seul art poétique qui valût la peine : Ecrire comme ça me chante. L’écriture aura été le papier carbone de ma vie. »

rouaudJean Rouaud écrit comme ça lui chante et ses livres sont le papier carbone de sa vie, enfin de sa vie poétique. Un peu la guerre est le troisième volume de cette « vie poétique », qui qui poursuit ce cycle autobiographique, ou plutôt ce vagabondage de l’esprit, cette exploration du temps. Lequel livre s’achève, alors que notre homme tient un kiosque de journaux à Paris, par le contrat signé pour son premier roman « Les Champs d’honneur » avec Jérôme Lindon. Une délivrance plus qu’une joie. « Comme si une dernière vague m’avait déposé sain et sauf sur la plage alors que j’étais en train de me noyer ». Cette troisième partie est somptueuse. Mais il faut, pour y parvenir, accepter un peu de guerre, voire pas mal de guerre.

Un peu la guerre est une balade littéraire dans les années de formation du jeune Rouaud, étudiant en lettres à Nantes. Une balade qui emprunte des chemins escarpés (de très belles pages sur Bernal Diaz del Castillo), de plus balisés (Proust et Breton) qui fait au passage du petit bois avec Aragon, mais qui se heurte à « la mort du roman » décrétée au moment précis où notre narrateur solitaire et ombrageux entame ses études littéraires. Il tourne beaucoup autour de cette question, qui le taraude manifestement pendant des années. Et puis après avoir longtemps cherché comment dire le monde, il se retourne : « Moi aussi j’avais mes Polynésiens, mes Gitans. Et de la même façon leurs qualificatifs étaient un chapelet d’injures : ploucs, paysans, péquenots, bouseux. Je n’avais qu’à leur prêter les mêmes vertus que les ethnologues accordent spontanément aux peuples primitifs. Un Sauvage c’est quelqu’un qu’on observe avec distance tout en partageant sa façon de vivre, dont on considère que les mœurs singulières jurent avec notre monde moderne tout en veillant à y déceler une solution future pour la survie de l’humanité. Mes sauvages avaient vécu en Loire-Inférieure. J’étais l’un d’eux. »

Bien vu. Tellement bien vu que le kiosquier remporte le Goncourt avec ce premier livre. Jean Rouaud aurait pu sortir son violon pour nous conter cette histoire invraisemblable. Il ne le fait pas, préférant nous dire ses inquiétudes, ses atermoiements. Il prend le ticket, honore son contrat de cinq volumes, marqué par le mémorable Pour vos cadeaux et s’en va écrire « comme ça lui chante ». Ce qu’il fait ici avec le talent si particulier qui est le sien. Cette phrase qui ne commence jamais, ni ne se termine. Qui vous prend par la main et vous promène dans les couloirs de la pensée. Cette lecture érudite et poétique, parfois drôle, souvent grave, du demi siècle écoulé peut être vertigineuse et il faut pour cela accepter la règle du jeu : vous ne savez pas où l’auteur vous emmène, c’est “comme ça lui chante”.

du café et des livres

Il est des lieux qui ont ce « je ne sais quoi » d’immédiatement attachant. La présence de livres y est, en général, pour beaucoup. Mais pas que. Une librairie, une bibliothèque peuvent être aussi glaciales qu’un supermarché. Un café, un salon de thé, peuvent être plus détestables qu’un fast-food. Le tout nouveau café-librairie « Les Bien-aimés », rue de la Paix à Nantes, est de ces lieux où l’on aimerait pouvoir se réfugier à chaque coin de rue. C’est Cathie Barreau, laquelle sort ces jours-ci un roman chez Buchet-Chastel, qui m’a fait découvrir l’établissement, ouvert en octobre, où nous avons préparé de concert la sortie de l’ouvrage au Lieu Unique.

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Le sourire de Géraldine, qui a monté avec Cécile ce projet un peu fou mais diablement bien pensé, n’a pas été la moindre des surprises. Géraldine, qui fut journaliste dans une vie antérieure, est en effet une de mes anciennes étudiantes. Cécile, elle, vient du cinéma. Et le nom de ce café-librairie « Les Bien-aimés » a été donné en référence à un film de Christophe Honoré.

« Les Bien-aimés » outre la référence au film, est en quelque sorte la profession de foi de cet établissement simple et discrètement chaleureux, tout en profondeur et en recoins, où les deux complices proposent uniquement les livres, les films, mais aussi les nourritures terrestres qu’elles aiment. Parce que l’on peut y prendre un café, un thé, mais aussi s’y restaurer. Pas d’office d’éditeurs ici. Pas de pression des diffuseurs, le catalogue de la maison procède d’une « subjectivité assumée » d’un parti pris maison, de bon aloi. J’y ai notamment trouvé les « Leçons sur Tchouang-Tseu » chez Arlea de Jean-François Billeter, que je recommande au passage.

Mais au-delà de la découverte d’un nouveau lieu, où j’aurai plaisir à passer un moment entre deux rendez-vous en ville, les « Bien-aimés » semblent d’entrée offrir quelque chose de plus. Au cours de mes deux premières visites j’y ai en effet croisé, sans l’avoir prémédité un instant, des personnages inattendus. Notamment Benjamin Gauducheau, un jeune journaliste qui a passé plusieurs années en Chine, et qui vient de publier un remarquable portrait d’un journaliste chinois « à l’école de la censure » dans la dernière livraison de la revue XXI.

Benjamin, qui n’est pas inconnu de ce blog, participera prochainement à une causerie sur la Chine à la librairie (le programme est sur le site). Le hasard me dira-t-on. J’ai la faiblesse de ne pas croire totalement au hasard. Mieux, de considérer que, quel que soit l’endroit où l’on vit, au fond de la campagne ou dans quelque obscure ville de province, il est toujours possible de faire des rencontres singulières. La meilleure preuve étant il y a quelques années la rencontre improbable avec Jean Rouaud (qui vient de sortir un nouvel opus) au fond de la brousse de Loire-Inférieure et qui a donné naissance à des rendez-vous littéraires de belle mémoire.

Les « Bien-aimés » font sans nul doute partie de ces lieux où des rencontres précieuses auront lieu. La simplicité la gentillesse et cette espèce de détermination tranquille que l’on sent dans le regard de Cécile et Géraldine en témoignent. Elles devront peut-être juste se garder de la compagnie des quelques fâcheux qui ne manquent pas de se manifester dans les endroits trop ouverts. Mais c’est un moindre mal. L’essentiel pour l’heure est de leur permettre d’atteindre un chiffre d’affaires qui les autorise à mener à bien cette aventure un peu folle mais tellement réjouissante.

Illustration lâchement piquée sur le site de la librairie

Fragments éphémères

C’est l’histoire d’un vieux routier de l’édition parisienne, Robert Dubois, à qui une jeune stagiaire offre une liseuse électronique pour consulter plus confortablement les manuscrits qui lui sont envoyés chaque semaine. Un cadeau qui va bouleverser la vie de cet éditeur en fin de carrière dont la maison est, comme toutes les autres de la place, confrontée à la crise de l’édition .

la liseuseC’est drôle, émouvant et plutôt bien écrit. Outre un tableau de moeurs de l’édition parisienne, quelques réflexions sur les manies des auteurs, le jeu des attachées de presse, celui des représentants, l’angoisse des libraires… ce petit roman sans prétention propose une réflexion amusée sur les évolutions possibles de l’écrit avec l’arrivée d’internet. Notre éditeur décide ainsi de se lancer dans l’aventure d’un nouveau medium en ligne, dont il confie la conception aux stagiaires de la maison, des jeunes gens issus de l’école normale supérieure ou de sciences po. Et ouvre des pistes aussi loufoques qu’inventives pour imaginer ce que sera demain notre rapport à l’écrit lorsque nous serons tous équipés de liseuses, de tablettes ou d’engins portables, comme celle de confier à de grands écrivains la tenue de chroniques quotidiennes, de devinettes ou de feuilletons.

La lecture de ce petit livre m’a donné, en ce début d’année, une idée pour élargir la géographie de ce blog et continuer à en explorer les possibilités, dans la limite des  mes maigres connaissances de l’outil. Il s’agit d’ouvrir une page éphémère pour soumettre, chaque jour si possible, au visiteur, une note extraite des carnets sur lesquels je relève depuis des années les passages, les saillies débusquées au cours de mes lectures. Cette citation sera accessible en cliquant sur la photo du carnet sur la colonne de droite (pour l’heure il faut cliquer sur le lien au pied de l’image).

Pour des raisons pratiques (il serait trop lourd et trop chronophage de créer une page chaque jour) cette citation sera éphémère et disparaîtra chaque fois qu’elle sera remplacée; il en ira de même pour les éventuels commentaires, prolongements ou réactions. Ce qui pourra peut-être laisser place à une plus grande spontanéité, à une plus grande liberté de ton. Nous verrons bien.

Je ne relaie pas ce papier sur les réseaux sociaux, histoire de tester pendant quelques jours cette configuration, et de l’améliorer au besoin. Au plaisir.

 

 

 

de l’architecture des blogs

“The medium is the message” disait Mac Luhan, que l’on traduit généralement en français par “Le message, c’est le medium” formule qui, curieusement,  inverse les termes de la proposition tout en respectant le sens. C’est peut-être exagéré, mais cela s’éprouve avec les échanges en ligne.

messaqgeInternet a inventé un medium inédit avec la communication écrite à plusieurs dans des espaces horizontaux, comme les réseaux sociaux, ou verticaux comme les blogs ou encore les commentaires des articles de presse en ligne. « On n’a pas encore assez de recul, expliquait un chercheur lors des dernières rencontres de la presse en ligne, mais le poulailler qui s’ébat au pied des articles de presse doit être étudié. C’est un objet sociologique inexploré. » On comprenait à demi-mot qu’il le considérait comme une forme archaïque de quelque chose en devenir.

De fait les cadres assez rigides des formulaires de contribution et surtout l’architecture des différents supports induisent de nouvelles formes d’expression. Sur la forme comme sur le fond. Les réseaux sociaux sont le royaume de la réflexion binaire (j’aime, j’aime pas) et des formules lapidaires. Ces réseaux ont toutefois une grande vertu, celle de diffuser l’information par capillarité et d’embrasser toute une communauté en quelques clics.

 Les blogs, quant à eux, induisent des conversations à l’aveugle avec des interlocuteurs connus ou inconnus qui s’empilent chronologiquement. Ils participent parfois à la création de communautés partageant des centres d’intérêt communs. Mais leur structure verticale souffre d’un manque évident de souplesse, privée d’arborescence, interdisant toute conversation privée ou plus spécialisée qui pourrait se déployer horizontalement. Comme dans un salon lorsque l’on s’installe à part pour converser.

 Sur le fond, ces cadres induisent aussi des incompréhensions. La puissance de feu de l’écrit, qui n’est pas pondérée par la présence physique (le langage “non verbal”), les différences de sensibilité, l’illusoire protection de l’anonymat, peuvent provoquer des frottements douloureux. Comme c’est, par exemple le cas sur la République des livres de Pierre Assouline.

 Tout cela est passionnant à observer, même si cela provoque parfois de redoutables quiproquos. Cette rigidité formelle est inéluctablement appelée à évoluer, les cadres vont s’assouplir, et de nouvelles formes d’échanges, de conversations vont voir le jour. Et une fois encore il est possible que Mac Luhan ait raison : le medium influera sur le message.