Archives de catégorie : Chroniques

Le problème Spinoza

Spinoza est un problème. Son grand œuvre L’Ethique est un fagot d’épines, impénétrable au commun des lecteurs, qui exige de se munir d’un coupe-coupe pour pénétrer phrase après phrase dans l’univers mental de l’auteur. Pour autant, tout lecteur un peu curieux, qui l’a croisé ici ou là, sent que cet homme a des choses à nous dire. Bergson n’écrivait-il pas « tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza. »

spinoza

Comment faire alors ? J’ai tenté de l’aborder par la bande cet été, au grand dam d’amies philosophes, qui ne jurent que par le texte. « Le texte, Philippe, le texte ». C’est ça les filles, et si je ne comprends rien, comment je fais ? Le Spinoza  de Alain, n’est pas mal, quoiqu’un peu laborieux. Plus convaincant, plus clair et plus abordable est le Spinoza, une philosophie de la joie de Robert Misrahi. On commence à toucher là à la pensée de ce juif iconoclaste, excommunié pour avoir remis en cause la représentation de Dieu au XVIIe.

Le propos n’est pas ici de résumer en trois lignes la philosophie de Spinoza, au risque de nous faire agonir par le premier érudit de passage. On peut toutefois esquisser l’idée que pour Spinoza, Dieu n’est autre que la nature, de laquelle nous procédons et à laquelle nous appartenons. Et que notre bonheur n’est pas à chercher du côté des passions mais du côté de la raison. Raison que l’on doit parvenir à hisser au rang de passion pour connaître une joie intérieure sans entrave et sans limite. Bref pour mourir réconcilié avec le monde.

le problème SpinozaMais pour celles et ceux qu’une approche philosophique effraie ou ennuie d’avance, il est un roman qui conjugue plusieurs vertus, celle du plaisir de lecture, de la culture religieuse, historique et philosophique : Le problème Spinoza, paru cette année en poche, qu’une main amie a eu la bonne idée de m’offrir. Ce roman du psychiatre américain Irvin Yalom est un pur délice, en dépit d’une construction binaire qui peut paraître un peu téléphonée (il s’agit des vies parallèles de Baruch Spinoza et d’Alfred Rosenberg, théoricien nazi qui confisqua la bibliothèque de Spinoza).

Yalom, au fil d’un récit d’une désarmante limpidité, nous invite dans l’atelier de Spinoza, où ce dernier polissait des lentilles pour gagner sa vie, et nous permet de comprendre le parcours de ce génie – le mot n’est pas ici galvaudé – qui a consacré sa vie à bâtir une philosophie de l’existence, débarrassé de ses préjugés et du poids de la tradition religieuse. C’est à la fois simplissime et bouleversant. J’ai lu les 500 pages en deux jours, emporté par cette double biographie, par ailleurs fort bien documentée… et couru à la librairie me procurer La méthode Schopenhauer du même Irvin Yalom.

Illustrations : portrait apocryphe Spinoza (la Malleauxlivres),”Le problème Spinoza”, le livre de poche. 

Cahier de vacances

Il va bientôt être temps d’ouvrir les volets de l’atelier et de se pencher à nouveau sur la table de travail. L’été aura eu la double vertu de faire refroidir la température du lieu, qui s’était exagérément élevée en juin à l’évocation de quelques péripéties professionnelles de l’artisan, et de régler leur sort à quelques ouvrages qui patientaient sur les rayons de la bibliothèque.

bagnolL’été aura aussi permis d’effectuer quelques réglages techniques qu’auront peut-être relevés les familiers. L’atelier y a gagné en sobriété et va ainsi se préserver des marques trop visibles d’échauffement. Ainsi les compteurs de consultation sur les réseaux sociaux ont-ils disparu, qui témoignaient un peu trop abruptement de la différence de fréquentation entre sujets d’actualité et chroniques plus intemporelles. La préoccupation principale n’est pas ici quantitative.

Venons-en aux lectures de l’été. Elles reflètent le vagabondage de l’esprit que l’on s’accorde lorsque l’on est dégagé de toute contrainte. Enfin de toute contrainte, pas tout à fait, puisque le jeu était de piocher parmi les ouvrages présents dans la bibliothèque. Seule exception, le petit Proust bleu qui trônait sur tous les comptoirs des libraires cet été.

Côté littérature nous pouvons nous enorgueillir de la découverte de Colette avec un délicieux bouquin De ma fenêtre, chronique déliée de la vie parisienne pendant la guerre. Beaucoup plus subtil que ne le laissait imaginer une espèce de prévention idiote contre l’auteur. Ensuite Le Hussard sur le toit de Giono. Parfait roman de hamac : touffu, haletant, enlevé, presque brouillon, que je rangerais sans doute inconsidérément aux côtés des Racines du ciel  de Romain Gary, lu en juin, ou des Cavaliers de Joseph Kessel. La préoccupation était plus régionale avec Béatrix de Balzac, qui se déroule à Guérande. Mouais. Un peu trop imprégné de romantisme à mon goût. Dans le registre, Balzac souffre de la comparaison avec Jane Austen, mais le second volume de la Pléiade attendra Noël. Tentative avortée enfin d’achever Un prêtre marié de Barbey, trop noir, trop désespérant pour l’heure. Ajoutons une bande dessinée, offerte par les enfants, sur le voyage de Bougainville, qui m’a permis de découvrir l’existence d’une jeune botaniste embarquée clandestinement sur l’un des navires et qui s’avère, après vérification, être la première femme à avoir effectué le tour du monde. Nous y reviendrons.

Côté essais, ce fut l’été Spinoza. Avec dans un premier temps le Spinoza, une philosophie de la joie, de Robert Misrahi puis le Spinoza de Alain. Incapable de lire philosophe dans le texte mais pressentant quelques atomes crochus avec le personnage, je ne suis pas mécontent de commencer à entrevoir la vision du monde du personnage. Et pour achever cet été, retour à Borgès, toujours avec autant de plaisir. Une prochaine chronique sera consacrée à son essai sur le style.

Commandé également quelques bouquins à la librairie La Plume, dont les références traînaient dans mes carnets : La consolation de la philosophie de Boëce, Shantaram de Grégory David Roberts et un contemporain espagnol, Javier Cercas, Anatomie d’un instant. Une commande très décousue, convenons-en, mais qui n’a d’autre vocation que de peupler la bibliothèque pour les longues soirées d’hiver.

Bonne fin de vacances à tous. Elles s’achèvent en Bretagne si l’on en croit certain adage, qui tend à se vérifier cette année « A Brest, il y a deux saisons : le quinze août et l’hiver ».

En anglais dans le texte

C’est une étrange opération de l’esprit que celle de plonger dans un autre univers linguistique que le sien. Plus déstabilisante que celle de changer de costume ou de maison. Une espèce de prévention inconsciente nous retient, nous souffle à l’oreille que c’est décidément trop difficile, qu’on n’y parviendra pas, malgré les années passées à étudier la grammaire anglaise ou allemande sur les bancs de l’école.

 pride 2Curieusement, je n’ai jamais eu ce genre de prévention à l’oral. Question de tempérament sans doute, et d’origine aussi : la Normandie bénéficie d’une proximité historique et géographique avec l’Angleterre, qui a toujours favorisé les échanges entre les deux rivages de la Manche. Je viens, ainsi, de découvrir que Jane Austen avait passé une partie de sa vie à deux pas de Basingstoke, la petite ville anglaise jumelée avec Alençon, où j’ai séjourné, collégien. Et puis j’aime la musique de l’anglais, la plasticité de cette langue, beaucoup plus souple et déliée que ne l’est le français. Pour être honnête, je suis plutôt un praticien, à l’oral, de l’anglais de Yasser Arafat. Cet anglais basique, débarrassé de son accent tonique, ce plus petit dénominateur commun qui sert de langue véhiculaire sur une grande partie de la planète, cette espèce de Land Rover de l’expression, qui permet de se faire comprendre en Tanzanie comme en Inde, en Russie comme au Laos.

En revanche, à quelques rares exceptions, je ne m’étais guère jusqu’alors frotté aux grands textes britanniques. Trop pauvre en vocabulaire, pensais-je, pour ne pas souffrir immodérément et perdre ainsi le plaisir de la lecture. Les journaux passent encore, quelques articles ici ou là et deux ou trois ouvrages, dont un Somerset Maugham de belle mémoire. Mais, sans doute par fainéantise, jamais mes auteurs de langue anglaise favoris, que sont Robert-Louis Stevenson ou Joseph Conrad.

Encouragé, et piqué au vif sur ce blog par quelques lectrices anglophiles, me voici aujourd’hui plongé dans « Pride and Préjudice » de Jane Austen, en anglais dans le texte, acquis la semaine dernière, en poche, chez Coiffard à Nantes. L’affaire commençait mal : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife. » Il me semblait comprendre le sens de cette première phrase, sans toutefois connaître le sens précis de “acknowledged”. Mais si je m’arrêtais à chaque mot, on n’en sortirait jamais.

 J’ai donc adopté une technique toute simple pour les premiers chapitres. Une première lecture en anglais, acceptant les éventuelles imprécisions dues à l’incompréhension de quelques mots, puis une relecture en français dans la traduction de La pléiade pour vérifier que je n’avais pas fait de contre sens. J’étais terrorisé à l’idée de ne pas goûter à la qualité des dialogues de Jane Austen, de passer à côté des traits d’esprit qui émaillent le texte, et qui en font tout le sel.

 Et, au bout d’une dizaine de ces courts chapitres, la magie a peu à peu opéré, et la relecture est devenue presque superflue. Me voilà désormais plongé dans l’univers linguistique britannique de la fin du XVIIIe, ce versant de la langue que l’on nous apprenait à l’école, où les racines latines sont encore très nombreuses et facilement intelligibles. Où cet humour anglais, tout en subtilité et en retenue, se déploie en version originale. Et puis j’adore ce genre de raccourci que l’anglais se permet « you can but see one of my daughters… ». Ce but me botte parce qu’il résume toute la souplesse de langue, qui s’embarrasse assez peu de grammaire.

Pardon d’avance aux anglophones et anglophiles de passage qui décèleront ici toute la naïveté du propos, mais nous dirons, pour nous faire pardonner, que ce billet s’adresse plutôt aux lecteurs qui n’osent pas franchir le pas. Comme pour apprendre à nager, le plus simple est peut-être de se jeter à l’eau.

Série d’été, cette chronique a été publiée une première fois en janvier 2014

Livres en ligne : le bon filon

L’une des caractéristiques de l’homo clientelus est d’être un animal grégaire. Les grands groupes de commerce en ligne l’ont bien compris en menant, en premier lieu, la guerre du référencement sur les moteurs de recherche.

LRBIl y a bien longtemps qu’Amazon a gagné sa place au sommet du panthéon google. Mais ce groupe est aussi malin dans le livre d’occasion puisque c’est une filiale d’Amazon, Abebooks, qui occupe le haut du pavé dans le commerce du livre ancien. On notera au passage une affection immodérée de ce groupe pour la lettre A.  Le référencement est si habilement fait que lorsque vous tapez les deux mots « livre rare », pour retrouver le site des bouquinistes français, baptisé « livre-rare-book », vous tombez, en première occurrence sur… Abebooks.

 Si les professionnels ou les amateurs familiers de la recherche de livres ne font plus guère attention à cette hiérarchie googelesque en se dirigeant directement vers le site des bouquinistes, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici qu’il y a une différence fondamentale entre les deux sites.

livre-rare-book est en effet un site indépendant, fondé par un libraire Lyonnais, qui mutualise les fonds de 500 bouquinistes français et permet d’acquérir toute sorte de livres sans intermédiaire et sans commission. Pour chaque recherche les résultats donnent l’adresse, le téléphone et le mail de chaque libraire avec qui l’acheteur négocie directement. Les libraires paient juste une redevance mensuelle proportionnelle au nombre de fiches mises en ligne.kiosque

 Mais ce site, qui propose 3,5 millions de livres, peine à s’imposer. Il a référencé plus de 500 libraires, et n’en compte plus aujourd’hui que 482, manifestement bousculé par les grosses machines, où l’on trouve bien souvent les mêmes ouvrages à un prix un peu plus élevé (de nombreux bouquinistes mettent leur fonds sur plusieurs sites et les grands opérateurs incluent leur commission dans le prix public).

 Ceci est donc une petite pub gratuite pour livre-rare-book, où vous aurez outre le plaisir de lire des fiches à l’ancienne, extrêmement précises, la satisfaction de faire travailler d’authentiques professionnels, lesquels pour la plupart, seraient contraints de fermer boutique sans cette précieuse ressource. Et pour les visiteurs qui ne sont pas familiers des livres d’occasion, il est peut-être utile de rappeler qu’ils peuvent ainsi se procurer la plupart des titres en vente dans le commerce dans leurs éditions originales pour, en règle générale, un prix comparable à celui d’une édition de poche. Etant évidemment entendu que c’est la rareté qui fait le prix et qu’un Spirou de 1948 sera vraisemblablement plus cher que le Goncourt de l’an dernier.

Illustration : improbables librairies

Série d’été : ce billet a été publié une première fois en octobre 2013

Il faut canoniser Sylvestre II

Jean XXIII et Jean-Paul II canonisés, voilà qui porte à 82 sur 266 le nombre de super-papes, compte non tenu des variations saisonnières et des antipapes qui se glissent parfois dans la liste.terre

 Cette canonisation fleure un peu la manœuvre diplomatique du nouveau souverain pontife. Elle risque, qui plus est, d’encombrer un peu plus un calendrier des fêtes déjà rempli plus que de raison. Cette canonisation traduit surtout une injustice flagrante à l’égard de certains papes oubliés, qui n’ont pas la chance de trôner au paradis des saints.

 Qu’on en juge : Sylvestre II, pape de l’an mil (999-1003) ne figure pas au palmarès des super-papes. Ce n’est pourtant pas le dernier venu. Mathématicien émérite, astronome réputé, bricoleur de génie, grand politique, on ne lui doit rien moins que l’introduction des chiffres arabes en Europe,  l’invention de la pendule à balancier, l’officialisation de la rotondité de la terre et la création de la France moderne (c’est lui qui, évêque, lance les capétiens en sacrant Hugues). Excusez du peu.pendule

Le Monde avait déjà attiré l’attention il y a quelques années sur ce pape étonnant lors d’une série sur l’an Mil, lui attribuant l’invention de la pendule, un symbole troublant pour tout mécréant un peu superstitieux. Mais ce petit moine français, plus connu sous le nom de Gerbert d’Aurillac, n’était pas seulement un bricoleur facétieux, c’était également un grand mathématicien, un astronome réputé, qui a réussi à faire admettre à l’Eglise que la terre était ronde*, mettant ainsi un terme à près de quinze siècles d’obscurantisme coupable (les Grecs le savaient depuis Pythagore).

Certes, Sylvestre n’est pas allé jusqu’à imposer le zéro et à admettre que la terre tournait autour du soleil, n’exagérons pas. Mais ses trouvailles n’étaient quand même pas misérables et auraient pu justifier une petite place dans l’historiographie officielle à défaut du panthéon catholique.

Mais Gerbert semble avoir pêché par zèle politique. Après avoir mis les capétiens sur orbite, ce bon petit français s’est mêlé d’un peu trop près des affaires temporelles, créant des églises autonomes, et de fait des états souverains, en Pologne et en Hongrie. Ce qui a fini par agacer. Du coup, il est tombé dans l’oubli.

 Il est possible que ce mot, pourtant envoyé dans les nuages par l’intermédiaire du cloud computing, ne suffise pas à réhabiliter la mémoire de Gerbert auprès des hautes sphères de l’Eglise. Mais sachez Sylvestre, si vous tombez sur cette humeur, que votre fan club n’est pas complètement mort. Après Jean XXIII et Jean-Paul II, il faudra sans doute attendre encore un peu, mais l’avenir dure longtemps, vous êtes bien placé pour le savoir.

*rappelons que le procès de Galilée portera sur le fait que le terre tourne et non qu’elle soit ronde.

suite de la série d’été : cette chronique a été publiée une première fois en octobre 2013

L’école perd la main

Ce devait arriver un jour : l’apprentissage de l’écriture cursive sera facultative dans quarante-cinq états américains à la rentrée. Il serait désormais inutile de faire perdre leur temps aux enfants avec cette technique d’un autre âge, à l’heure où les cahiers sont remplacés dans les cartables par des tablettes et des ordinateurs portables.

lettre camusL’information laisse songeur. Comment peut-on assimiler l’écriture cursive à une simple technique qui mobiliserait seulement des compétences manuelles ? Mystère. Les Américains sont de grands pragmatiques certes, mais sur ce coup là ils y vont quand même un peu fort. Le hasard veut que je sois en ce moment plongé dans un bouquin passionnant « éloge du carburateur » où il est opportunément rappelé, pour aller vite, que l’articulation entre la main et le cerveau est l’une des caractéristiques qui fait le propre de l’homme. Et que nous sommes, lentement mais inexorablement, en train de nous déposséder de l’une de nos principales qualités.

Pour faire un peu de provocation on peut toutefois rapprocher cette information d’une donnée qui ne laisse pas de me surprendre : les écoliers français n’apprendront pas plus cette année que les années précédentes à taper sur un clavier avec leurs dix doigts. L’apprentissage de cette technique n’est pas incluse dans les programmes. Ainsi les enfants français, comme leurs parents, sont-ils irrémédiablement des handicapés du clavier, qui taperont vraisemblablement toute leur vie avec deux doigts.

Ne serait-il pas possible de conjuguer les deux apprentissages, comme on apprend deux langues sans dommage dans les familles bilingues ? L’éducation nationale semble ne s’être jamais posé la question. Seuls les enfants qui disposent de parents un peu malins, à la fois attentifs à l’écriture manuelle et capables de se fendre de quelques euros pour acquérir un logiciel d’apprentissage du clavier, seront correctement armés pour utiliser au mieux les machines, tout en étant capables d’écrire une lettre d’amour à la main. On a les fractures sociales qu’on mérite.

Illustration : Camus à Sartre

série d’été 2014, cette chronique a été publiée une première fois en septembre 2013. 

Le principe de Peter

Oserez-vous apprendre, dans une révélation brutale, pourquoi les écoles ne dispensent pas la sagesse, pourquoi les tribunaux ne rendent pas la justice, pourquoi la prospérité n’apporte pas le bonheur, pourquoi les projets utopiques n’aboutissent jamais à des utopies ? Ne prenez pas votre décision à la légère. La décision de lire « Le principe de Peter » est irrévocable. Si vous le lisez, jamais vous ne pourrez vénérer aveuglément vos supérieurs, ni dominer vos inférieurs. Le principe de Peter, une fois connu, ne peut être oublié.

peter

C’est ainsi, à peu de chose près que débute Le principe de Peter, un petit bouquin paru en 1970, retrouvé sur le marché aux livres mardi. De fait, je n’avais pas oublié cette théorie simplissime et géniale qui s’énonce en deux formules : « Dans une hiérarchie tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » par conséquent « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » En revanche un employé ne progressera plus quand il aura atteint son seuil d’incompétence. C’est son “plateau de Peter”. Et là il pourra rester jusqu’à la fin de ses jours, empoisonnant durablement la vie de ses contemporains. Le principe de Peter explique aussi les raisons pour lesquelles les gens super-compétents ne peuvent trouver leur place dans un système hiérarchique, qu’il déstabilisent et dont ils remettent au cause les fondements.

Mais je ne me souvenais pas des stratégies d’évitement qui y étaient présentées et de la conclusion, qui traduit aujourd’hui toute la prescience et l’intelligence des auteurs : L.J. Peter et Peter Hull, dans un texte ou chaque phrase ou presque est un trait d’esprit.

Les exemples qui illustrent la démonstration ont certes un peu vieilli, mais avec un peu d’imagination, il n’est pas difficile de le remettre au goût du jour. L’actualité nous en fournit tous les matins, à toutes les échelles, de la crise des subprimes à la mise en oeuvre de la réforme des rythmes scolaires. La démonstration est résumée ici (la fiche wiki est assez bien faite). Une citation pour donner l’ambiance : Wellington parcourant la liste des officiers qu’on lui donnait pour la campagne de 1810 au Portugal s’exclama : « J’espère que lorsque l’ennemi prendra connaissance de ces noms, il tremblera autant que moi. »

On peut contester certaines affirmations, tel le théorème de Hull  : “L’accumulation des pistons de plusieurs protecteurs égale la somme de leur piston propre multipliée par leur nombre.” mais dans l’ensemble la théorie est d’une belle tenue.

Je n’aurais pas pensé à faire l’article pour ce délicieux petit bouquin, si je n’avais pas réalisé récemment que les jeunes générations ne connaissent pas cet essai, qui, de fait, reste forcément dans les mémoires de ceux qui l’ont lu. Mais j’invite ceux qui en auraient, conservé qu’un souvenir diffus, à le relire rapidement. Notamment la dernière partie et « l’incompétence créatrice », où il est fait cadeau au lecteur quelques idées simples qui lui permettent de ne pas sombrer dans le désespoir : « Mieux vaut allumer une seule bougie que de maudire la compagnie d’électricité de Thomas Edison. »

Nous entamons avec cette note de lecture, publiée une première fois en septembre 2013, la réédition estivale de quelques chroniques. L’atelier n’en reste pas moins ouvert tout au long de l’été. 

On ne se souvient que de ce qui nous transforme

“Au moment où nous commençons à inscrire dans notre mémoire une trace de ce que nous avons vécu, certains des réseaux de cellules nerveuses qui composent notre cerveau se transforment en inscrivant en nous ce souvenir. Et ainsi, de manière apparemment paradoxale, c’est notre capacité même à devenir autre, à nous transformer, sans même le ressentir, à mesure que nous vivons des expériences nouvelles, qui nous permet de nous souvenir de ce que nous avons vécu.

AmeisenCe qui ne nous transforme pas ne nous laisse pas de souvenir. Et pour cette raison, de manière apparemment étrange, si nous sommes capables de nous souvenir de ce que nous avons vécu, c’est parce que nous ne sommes plus les mêmes que lorsque nous l’avons vécu. C’est parce que nous sommes devenu autre. Je est un autre, disait Rimbaud. Toute mémoire, tout souvenir, est la ,preuve vivante que je deviens constamment autre. Que nous devenons constamment autres.

Nous sommes faits de mémoire et d’oubli. Et cette part d’oubli – cet oubli partiel de nos transformations permanentes – joue probablement un rôle important dans la préservation, tout au long de notre existence, de notre sentiment d’identité et de continuité.

Les réseaux de cellules nerveuses qui nous permettent aujourd’hui de reconnaître sans étonnement notre visage dans le miroir ont changé de manière subtile – s’adaptent progressivement aux modifications que le passage du temps a causées, dit Antonio Damasio. Si nous savons que c’est notre visage – que c’est de nous qu’il s’agit -, c’est parce que nous avons en partie, confusément, oublié que notre visage a changé.

Tout souvenir qui émerge à notre conscience émerge d’une reconstruction. Se souvenir implique, au niveau cérébral, une réelle opération de recomposition, à partir de la mobilisation de traces multiples, discrètes, morcelées, réparties dans de nombreux réseaux de cellules nerveuses dispersés à travers différentes régions de notre cerveau.

Et ainsi la mémoire est non seulement la preuve vivante que je deviens continuellement autre, mais aussi que ce je émerge en permanence d’un nous.”

Sur les épaules de Darwin, Les battements du temps, Jean-Claude Ameisen, Les liens qui libèrent, p173, 174. 

La com à l’épreuve des réseaux

On en apprend un peu plus chaque année sur les arrière-cuisines du web lors de la restitution des travaux et le retour de stage des étudiants qui se destinent aux métiers du numérique. Les familiers de ce blog se souviennent peut-être de la mise en lumière l’an dernier des “fermes de contenus” dans le champ du journalisme.

Cette année, le plus frappant est sans doute l’installation durable des réseaux sociaux dans l’univers de la communication. Le phénomène est en train de bouleverser les usages, les techniques et les stratégies d’un secteur jusqu’alors à l’abri de l’interactivité.

trains

Expliquons-nous. Entreprises, institutions, associations s’appuyaient jusqu’à présent sur des techniques assez classiques pour faire passer leurs messages. Newsletters, sites internet, publications papier, affichage, flyers, relations presse, évènements, encarts publicitaires… étaient l’arsenal habituel de tout communicant chargé de promouvoir une structure, qu’il s’agisse d’un organisateur de spectacles, d’un éditeur de livres ou d’une Caisse d’allocation familiales (tout le monde communique désormais).

Les réseaux sociaux, les blogs et l’apparition de la « société de la recommandation » sont en train de faire exploser cette communication verticale entre l’émetteur d’un message (la structure) et le récepteur (le blaireau). La publicité conserve certes une puissance de persuasion redoutable en faisant vibrer la corde du désir, mais elle ne suffit plus. On se fie désormais de plus en plus aux recommandations de ses « amis », on aime partager ses coups de cœur, confronter ses avis, ses opinions. On cherche des informations sur les forums de discussion pour vérifier la fiabilité de tel ou tel produit, de tel ou tel service.

sncfCertaines entreprises semblent terrorisées par ces nouveaux usages et se placent sur la défensive en payant des services pour soigner leur « e-réputation », chasser tous les messages négatifs qui pourraient apparaître sur le web. Toute leur politique de communication peut en effet se trouver discréditée par une révélation embarrassante d’un employé sur facebook ou sur twitter, un message dévastateur, comme celui-ci, génial, intitulé cher Crédit Mutuel, posté sur youtube. Elles se placent donc sur la défensive, pour essayer de soigner son e-réputation.

L’une des solutions venue à l’esprit des communicants a consisté, dans un premier temps, à allumer des contre-feux en ouvrant des comptes sur les réseaux, où il est expliqué que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sans grand succès : les comptes des institutions ne sont pas fréquentés, ou s’ils le sont c’est de manière artificielle en « achetant » des faux amis (on peut le faire !) par paquets. Un artifice qui ne trompe pas grand monde.

On fait donc de plus en plus appel à des professionnels, des « community managers » un métier apparu récemment et en plein développement, des jeunes gens en général, qui sont chargés d’animer les communautés et de faire vivre une certaine forme d’interactivité. Leur métier consiste à poster des messages positifs, à entretenir une convivialité maîtrisée sur les réseaux, à draguer sur les forums pour ramener du trafic sur le site internet de la maison qui les emploie, bref à se substituer aux vecteurs classiques de la communication pour séduire une classe d’âge qui ne lit plus les journaux, regarde peu la télé et échappe ainsi aux radars conventionnels.

C’est le côté obscur de la force. Mais ce métier peut aussi se révéler précieux pour dynamiser une structure, faire partager une expérience, une histoire, à l’image de ce qu’a fait une étudiante pour promouvoir un théâtre. En ouvrant les rideaux sur la genèse d’une création, en instaurant un dialogue avec les abonnés, en conversant sur facebook avec les enfants venus visiter le théâtre, elle a popularisé, donné envie et convaincu un large public de fréquenter la salle pour laquelle elle travaillait.

Mieux, une autre étudiante, férue de musiques nouvelles, en stage dans un café-concert à Paris, a bluffé son monde en doublant la fréquentation du lieu grâce à un habile management sur les réseaux sociaux (twitter en appel, facebook en plate-forme). Elle n’a rien moins que créé son emploi (mais est quand même venue passer son exam).

D’évidence quelque chose est en train de changer dans le monde de la com. Le récepteur de messages ne veut plus être un simple réceptacle d’informations ou d’émotions, il souhaite interagir, critiquer, donner son avis au besoin, et les gourous de la com et de la publicité vont désormais devoir tenir compte de cette nouvelle donne. Ce n’est pas si simple parce que le “commmunity management” est gourmand en personnel, exigeant (il doit faire appel à des modérateurs malins et cultivés). Il y aura donc des morts, comme dans la presse, et de nouveaux arrivants. Mais ce qui est sans doute le plus réjouissant (sans pour autant faire preuve de naïveté, l’intox a encore de beaux jours devant elle) c’est qu’une certaine forme de rigidité formelle, de verticalité, de condescendance, a vécu.

Illustrations : wingz.fr, tweet SNCF engineering.

un peu d’air

Hoedic

 

Machine débranchée, modération activée… quelques bords vivifiants en perspective avec Hoëdic en ligne de mire. Réouverture de l’atelier le 11 ou 12 juin. Portez-vous bien. Ph.

 

Illustration : île d’Hoëdic, wiki