Archives de l’auteur : Philippe

La forme d’une Place

La revue Place Publique change de barreur ces jours-ci. Thierry Guidet, son fondateur, passe la main à Franck Renaud. L’occasion est belle de saluer cette revue singulière qui s’est imposée au fil des ans autour d’un projet inédit : observer le monde comme il va, dans toutes ses dimensions – politique, économique, sociétale, culturelle – sur une aire géographique définie, l’estuaire de la Loire en l’occurrence, sans faire de localisme.

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Un tel projet est imaginable à Paris, mais en province, voyons. Ce n’est pas sérieux. La province est forcément imbibée de régionalisme, plombée par ses particularismes. On ne réfléchit pas de la même façon à Nantes ou à Toulouse, à Lyon ou à Marseille. On manque forcément de recul. Thierry Guidet nous a prouvé le contraire en dix ans, et a mis en lumière la vitalité intellectuelle d’un territoire, somme toute assez discret, qui n’a pas besoin de passer par Paris pour exister.

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La compagnie du fleuve, Thierry Guidet, Joca Seria

L’idée directrice est assez simple : les mouvements qui secouent la société, les évolutions qu’elle connaît, les craquements qu’elle subit ne sont pas moins sensibles ici qu’ailleurs. L’urbanisme, le patrimoine, le rapport à la nature, les fractures sociales, les bouleversements de l’économie, les créations artistiques peuvent être observées, ici comme ailleurs, avec le recul nécessaire, sans sensiblerie particulière.

Il est vrai que l’estuaire de la Loire, qui fut longtemps l’une des principales portes d’entrée du Royaume de France, est un lieu de passage, d’échanges, ventilé par l’air frais venu de l’océan, où l’on se préoccupe peu de l’ancrage géographique des uns et des autres (j’ai d’ailleurs appris que Thierry Guidet était un homme du Nord en lisant sa bio). Cela simplifie les choses.

Les exemples qui illustrent les grandes questions évoquées à chaque numéro sont évidemment régionaux. Mais s’ils donnent de la chair aux sujets traités, ils n’en posent pas moins les problèmes de fond. Lorsque l’on parle de la construction de CHU à Nantes, c’est la nouvelle façon de concevoir l’hôpital qui importe. Lorsqu’il est question d’étalement urbain, de transports collectifs ou de collaboration entre universités, c’est sur la vraie vie que l’on se penche. Mais avec le recul qu’offre une revue, où la copie n’est pas cotée, où la réflexion peut se déployer.

Ce luxe n’aurait pas été possible, il faut le préciser, sans le soutien de l’ensemble de la place, collectivités locales comprises. Mais l’indépendance dont fait preuve la revue, faisant appel à des contributeurs de toutes tendances, n’a, à ma connaissance, jamais été prise en défaut. Tout juste pourrait-on lui reprocher une certaine rondeur dans le traitement des sujets, qui peut décourager le lecteur à la recherche de sensations fortes.

Le bloc-notes de Thierry Guidet nous manquera certes, mais Franck Renaud n’est pas dépourvu de talent. Le choix est malin de prendre un expatrié, qui a vécu longtemps en Asie, pour renouveler le regard sur la ville. Et puis Thierry, par ailleurs auteur, n’a pas dit son dernier mot, nous l’espérons bien. Sa remontée de la Loire En compagnie du fleuve, reste un grand souvenir de lecture. Nul doute qu’il prendra désormais le temps, qu’il n’avait plus, de travailler la distance.

La confrérie des chasseurs de livres

Comment résister à un titre pareil ? a fortiori s’il évoque les premiers temps de l’imprimerie et l’itinéraire de François Villon, l’une des figures les plus attachantes de la littérature françoise.
Je viens de refermer, étourdi, La confrérie des chasseurs de livres, dévoré en une journée et demie. Etourdi oui, par ce polar ésotérique haletant et agaçant, érudit et désinvolte, mais au bout de compte assez jouissif. On sent que l’auteur a pris plaisir à balader Villon dans les replis caillouteux de Terre sainte à la recherche des textes anciens qui vont bouleverser la chrétienté.

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La confrérie des chasseurs de livres, Raphaël Jerusalmy, Actes Sud Babel. 316 p.

« La confrérie des chasseurs de livres » est un exercice d’uchronie assez malin, qui prend appui sur l’évaporation de François Villon en 1463, lequel disparait des radars à trente-deux ans, au lendemain de son bannissement par le Parlement de Paris. De fait, le brigand poète n’a laissé aucune trace dans l’Histoire après cet élargissement, et laisse sur leur faim ses « frères humains » qui après lui vivent. L’auteur, Raphaël Jerusalmy, intellectuel franco-israelien (ou l’inverse), au parcours presque aussi fantasque que Villon, imagine que cette libération (Villon était condamné à « être pendu et étranglé ») est le fruit d’un marché avec le roi de France, qui cherche à déstabiliser le Vatican contre lequel il est en conflit.

En deux mots Villon et son acolyte Colin – une brute sympathique, on retrouve là les codes du polar médiéval – ont pour double mission d’exhumer des textes antiques qui vont remettre en cause l’autorité de l’église, notamment la République de Platon, et d’inciter les tous premiers imprimeurs à arroser le pays de copies de ces textes. Une sorte de révolution culturelle à bas bruit qui préfigure les lumières. On apprend au passage que Louis XI, plutôt connu pour sa cruauté, était avec les Médicis un esprit éclairé qui combattait à sa manière l’obscurantisme de l’Eglise.

C’est indéniable, Raphaël Jerusalmy est un authentique érudit, qui a parfaitement intégré le bouleversement culturel que va provoquer la généralisation de l’imprimerie et la fin de la confiscation du savoir par les clercs. L’auteur se laisse parfois emporter par sa plume, au fil d’une intrigue assez complexe où tout le monde est le jouet de tout le monde, mais il propose au bout du compte une lecture poétique de l’Histoire qui n’aurait peut-être pas déplu à Villon : « Quoi qu’en pensent Jerusalem et les Médicis, ce sont les rimailleurs qui changeront la donne, pas les docteurs et les métaphysiciens. Les humanistes ne sont que les papes d’un nouveau genre, pontifiant de même, briguant chaires de faculté et rentes à vie tout autant que les clercs. »

Raphaël Jerusalmy, Normalien puis espion (sic) est aujourd’hui marchand de livres anciens à Tel Aviv. Ce qui donne à « La confrérie des chasseurs de livres » un bienvenu parfum d’encre et de cuir. C’est aussi un fin connaisseur des traditions catholiques et juives ainsi que des querelles religieuses et politiques qui agitaient l’époque, de Paris à Florence, de Gênes à Saint-Jean d’Acre, de Lyon à Jérusalem.

La dimension cachée

« Pour les Américains, passer la tête par la porte d’un bureau revient à demeurer hors du bureau. Si le visiteur demeure sur le seuil, tenant la porte ouverte pour parler à une personne qui se trouve à l’intérieur, il est toujours considéré comme hors de la maison, et même si le corps entier est à l’intérieur d’une pièce, du moment qu’il s’appuie au chambranle de la porte, on considère qu’il conserve un point d’ancrage à l’extérieur et qu’il n’a pas complètement pénétré à l’intérieur du territoire de l’autre. Aucun de ces critères spatiaux ne vaut en Allemagne du Nord. Dans chaque cas où l’Américain estime qu’il reste à l’extérieur, il a déjà pénétré dans le territoire de l’Allemand et par définition est entré dans son intimité. (…)

Dans leurs bureaux les Américains travaillent portes ouvertes. Les Allemands les ferment. Mais, en Allemagne, la porte fermée ne signifie pas pour autant que celui qui est derrière souhaite la tranquillité ou fait quelque chose de secret. Simplement pour les Allemands, les portes ouvertes produisent un effet désordonné et débraillé. La fermeture de la porte préserve l’intégrité de la pièce et assure aux personnes la réalité d’une frontière protectrice qui les préservent de contacts trop intimes (…)

La méconnaissance de ce fait élémentaire s’est révélée être la cause de frictions et de malentendus sérieux entre administrateurs allemands et américains en Europe. C’est ainsi que j’ai eu l’occasion d’être contacté par une compagnie qui avait des succursales dans le monde entier. La première question que l’on me posa fut : « Comment peut-on obtenir des Allemands qu’ils gardent leurs portes ouvertes ? ». Dans les bureaux de cette firme les portes ouvertes traumatisaient les Allemands.  Les portes fermées donnaient au contraire aux Américains le sentiment d’une conspiration générale. (…)

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« Après deux millénaires de contact, les Occidentaux et les Arabes ne se comprennent toujours pas. Au Moyen-Orient les Américains sont immédiatement saisis par deux impressions contradictoires. En public ils étouffent et se sentent submergés par l’intensité des odeurs et des bruits ainsi que par la densité de la foule ; au contraire dans les maisons arabes ils se sentiront mal à l’aise, vulnérables et quelque peu déplacés à cause des espaces trop vastes (…)

Au cours des entretiens que j’ai eu avec des Arabes, j’ai été frappé par l’emploi fréquent qu’ils faisaient du mot « tombe » à propos des espaces clos. En un mot, les Arabes ne sont pas gênés d’être entourés par la foule mais détestent être entourés par des murs. Ils sont beaucoup plus sensibles que nous à l’impression d’entassement dans les espaces intérieurs. A ma connaissance, un espace clos doit posséder au moins trois qualités pour satisfaire un Arabe : l’ampleur d’abord et le dégagement, de hauts plafonds ensuite, qui n’obstruent pas le champ visuel ; et enfin une vue dégagée. Ce sont là précisément les caractéristiques des espaces intérieurs où nous avons vu que les Américains se sentent mal à l’aise. (…)

Les structures proxémiques  aident à découvrir beaucoup d’autres aspects de la culture arabe. Par exemple il est quasiment impossible de donner une définition abstraite de la notion de frontière ou de limite. Il y a ce qu’on appelle les « abords » d’une ville, mais des limites permanentes sous forme de lignes invisibles n’existent pas. Dans mon travail avec les Arabes j’ai eu beaucoup de difficulté pour traduire notre notion de frontière en des termes qui leur fussent intelligibles. Pour mieux définir la différence de nos deux points de vue culturels en la matière, j’imaginai de dresser un inventaire des empiètements de frontière. Mais je ne suis pas encore parvenu à découvrir une notion qui ressemble même de loin à notre notion d’empiètement. (…)

En bref, nous nous trouvons devant des structures proxémiques très diverses. Leur analyse permet de découvrir les cadres culturels cachés qui déterminent la structure du monde perceptif d’un peuple donné. Le fait de percevoir le monde de façon différente entraîne à son tour des différences dans la façon de définir les critères de l’entassement, de concevoir les relations interpersonnelles ou de concevoir la politique intérieure ou internationale. »

Extraits de “La dimension cachée” Edward T. Hall, anthropologue américain, 1966.

 

 

Le premier oeuf

Belle surprise ce matin lors de la visite matinale du poulailler : la petite noire, une Marans, avait pondu son premier œuf, un bel œuf roux comme savent le faire ces poules des Charentes. Je suis d’autant plus touché que j’avais passé la journée précédente en compagnie de mes trois pensionnaires pour procéder à l’agrandissement de l’enclos et rafraîchir la maison (je rêve parfois de la peindre à la manière des poulaillers de Tex Avery) . Cette marque d’affection me va droit au cœur.

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Il faut préciser que pour cette seconde couvée (les poules de l’an dernier, que j’avais laissé(es) en liberté, ont été mangées par le renard du bois voisin, gasp !), il y a une innovation de taille : la présence d’un coq. Un magnifique coucou de Rennes, encore adolescent, que m’a proposé un voisin. L’enclos risquait de se révéler un peu petit. Je leur ai donc aménagé une salle à manger avec des piquets de récup et le dernier morceau de grillage qui traînait.

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Pourquoi un coq, me direz-vous ? puisque l’objectif principal est d’avoir des œufs et non des poussins. C’est la faute de l’ami Olivier, auquel nous avons rendu visite cet été en Creuse, pour qui un poulailler sans coq est une faute de goût, doublée d’une punition pour les poules, qui ne pourraient pleinement s’épanouir sans coq.

Olivier m’a ainsi conseillé la lecture d’un petit livre : Le poil et la plume de la comédienne Anny Duperey, qui élève des poules… en Creuse. Un charmant petit bouquin, où l’on apprend des tas de choses sur les mœurs des bêtes à plumes, et sur les dégâts commis sur leur comportement par les élevages en batterie (la plupart des poules ne savent plus couver).

Yseult, la crêpière de La Maison du port de Lavau, qui possède une longue expérience en matière des poules, a toutefois douché mon enthousiasme ce midi. « Un coq avec deux poules, tu vas les retrouver en charpie, il lui en faut au moins une demi-douzaine. » Bon, trois je veux bien, mais pas plus ou alors il faut encore agrandir l’enclos. L’an dernier j’en ai eu quatre, c’était exagéré, on s’est retrouvé débordés par les œufs : quatre par jour ! Et puis il n’est pas question de faire un élevage.

Pour l’heure tout va bien, c’est la petite noire, la Marans, qui fait la loi et le jeune coq doit faire la queue à la cantine quand mademoiselle est à table. On verra bien ce que l’avenir nous dira. Quoi qu’il en soit, je prends un grand plaisir à les visiter chaque soir et chaque matin, à les observer gratter la terre ou se coucher à l’ombre pendant la journée. Je n’avais jamais imaginé m’attacher à des poules.

Et puis sait-on jamais, si l’une d’elles se met à couver, je laisse faire. Des poussins au printemps, ce serait la classe ! Une poule suivie par une ribambelle de poussins c’est quand même, sans faire de violon, un sacré spectacle.

 

 

L’entretien

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L’état de la justice française permet-il de lire celui de la société ? Les convictions que l’avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti a cultivées dans les cours d’assises en font la démonstration. A sa manière. Forte. D’Edwy Plenel et de Médiapart dont il fustige les « méthodes abjectes » aux Le Pen père et fille – « le premier s’occupe des juifs, la seconde des arabes » – à qui ont été abandonnés les sujets de société « victimes de la pensée unique », « Aquittador » dissèque les ressorts d’une société « hyper » puritaine, hygiéniste et moralisatrice, « hyper » victimaire, normée et politiquement correct, in fine qui infantilise, déresponsabilise, et obstrue les « vrais débats qui font civilisation ». Résultat, une compression des espaces de liberté qui retire à la France le statut de “Pays des droits de l’homme”.

Une fois n’est pas coutume, je relaie ici un long entretien donné par l’avocat Eric Dupont-Moretti à Denis Lafay pour La Tribune. Une réflexion tonique sur l’état de la justice et de la société, qui montre, s’il était besoin, que le débat n’est pas encore mort dans ce pays. L’entretien est ici, le lien : http://acteursdeleconomie.latribune.fr/debats/grands-entretiens/2015-06-25/eric-dupond-moretti-l-hyper-moralisation-pourrit-notre-societe.html

 

Le divin marché

Il est des livres magiques dans lesquels on retrouve formulées clairement des intuitions confuses. Le Divin Marché est de ceux-là. Et je n’en suis qu’à la moitié. Je n’en éprouve pas moins le besoin de fixer par écrit quelques idées qui me viennent à l’esprit et qui pourraient s’échapper au fil de la lecture tant cet ouvrage est dense et copieux. Je voudrais surtout éclairer, à la lumière de cette réflexion, deux phénomènes : la résurgence d’un Islam radical dans le monde et l’incroyable fortune d’un parti d’extrême-droite en France qui ne laissent pas de susciter des colonnes d’analyses et de commentaires.

moutonsLa thèse de Dany-Robert Dufour est, somme toute, assez simple. Les découvertes scientifiques ont bouleversé notre relation au monde, mais n’ont pas résolu nos problèmes métaphysiques. Une nouvelle croyance est donc née discrètement au XVIIIeme siècle, basée sur l’approche de Newton, selon laquelle l’univers est une splendide machinerie où les forces s’équilibrent naturellement. Le chantre de cette nouvelle doctrine, Adam Smith, a élaboré une théorie selon laquelle, ce qui est valable pour la nature l’est aussi pour l’humanité. Ainsi l’ensemble des intérêts égoïstes de tous les humains s’équilibre et produit une société assurant le bonheur de tous. C’est « la main invisible » du marché.

Cette théorie « libérale », principalement portée par les Anglo-Saxons, en particulier les Américains, a prospéré tranquillement au cours du XIXème siècle, tout en étant contenue en Europe et dans le reste du monde par une vision plus classique de l’organisation de la société, plus portée à la régulation, dans des pays dotés de pouvoirs politiques forts et interventionnistes. Mais elle a peu à peu gagné le reste de la planète, en s’appuyant sur une illusion partagée : l’idée que le bonheur est intimement liée au consumérisme, à la possession toujours plus grande d’objets apportant le susdit bonheur (relire à ce propos l’excellente Société de la consommation de Baudrillard). N’hésitant pas, au besoin, à utiliser les découvertes en psychologie pour promouvoir une « économie libidinale » fondée sur les instincts primaires de population, réduite à un « troupeau » de consommateurs aveuglés.

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Cette relation au bonheur terrestre a, peu à peu, sonné le glas des religions (à l’exception notable du protestantisme, marchéo-compatible, aux Etats-Unis), au profit de revendications contemporaines qui s’expriment dans cette magnifique formule qu’est « le pouvoir d’achat » (magistralement mis en boite ici).  Et créé un vide métaphysique qui commence à déstabiliser sérieusement les populations les plus fragiles, progressivement oubliées par cette « main invisible » au profit des plus malins, qui ont peu à peu dévoyé de système en faisant sauter, à la fin du XXème, les dernières barrières de régulation. En deux mots, le pouvoir politique a perdu la main, au profit des tenants d’une théorie qui s’est peu à peu transformée en religion.

Les perdants à ce petit jeu, cette fois c’est moi qui parle, commencent à donner de la voix. Ils se trompent, bien entendu, mais il est assez curieux que peu d’intellectuels et pratiquement aucun parti politique n’aient mis le doigt sur le fond du problème. Ce n’est pas la conduite des affaires publiques qui est en cause, mais la relation du « troupeau » à la consommation. Et de ce point de vue nous sommes tous coupables. Enchainés par cette croyance que l’objet fait le bonheur, et piégés en permanence par les stratégies toujours plus subtiles déployées pour nous fourguer une camelote jetable (la mode, l’air du temps, le progrès technique…).

Mais revenons sur les perdants. Une citation de Dany-Robert Dufour tout d’abord, éclairante en elle-même : “Le Marché, ce dieu postmoderne (…) est capable de concentrer sur lui la haine des dieux qui échappent encore à son influence. Certes, le monde est en voie de globalisation, mais il existe encore de vastes zones pré-modernes. Entre ces deux zones, pré- et postmodernes, c’est à une nouvelle guerre de religions que nous assistons. Les religions pré-modernes savent bien bien que si elles ne réussissent pas à détruire par tous les moyens possibles le Marché, c’est le Marché qui les détruira. On assiste donc à une radicalisation des religions pré-modernes au titre desquelles il faut évidemment compter ces pans de l’Islam prêts à en découdre avec le Marché et ses incarnations (la société occidentale, les multinationales etc…). Comment oublier que ce fut un des temples les plus visibles du Marché qui fut visé le 11 septembre 2001 avec la destruction des tours jumelles du bien nommé World Trade Center ?”

Les seconds perdants, plus proches de nous, voteront Front National aux prochaines élections (59% des ouvriers selon les dernières estimations). Laissés pour compte par le système, ils expriment ainsi leur colère contre ce Divin Marché qui ne tient pas ses promesses à leur égard. Mais, ne nous y trompons pas, leur rêve est bien de rejoindre le troupeau. Un plus petit troupeau certes, mais plus sûr, le troupeau national. Ces deux sortes de perdants ne sont pas méprisables par définition. Ils n’acceptent tout simplement pas les règles du jeu qui leur sont imposées. Ils se trompent évidemment d’adversaires et de méthodes.

La plus grande difficulté n’est-elle pas de mettre en lumière les causes profondes du trouble ? Décidément, les intellectuels, les grands esprits, nous manquent cruellement ces temps-ci.

Les sept piliers de la sagesse

L’Arabie Saoudite est le seul pays au monde qui porte le nom d’une famille. La famille Séoud ou Saoud, c’est selon. Quand j’étais petit on disait d’ailleurs d’Arabie Séoudite. Mais les Anglais semblent avoir gagné et Saoudi Arabia s’est imposé. Ce n’est pas scandaleux puisque l’Arabie Saoudite a une autre singularité : c’est l’un des deux pays au monde, avec le Congo de Stanley, qui doit son existence à un aventurier anglais : Thomas Edward Lawrence, plus connu sous l’appellation Lawrence d’Arabie.

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Cette histoire incroyable : l’unification des tribus de bédouins qui peuplaient la péninsule arabique en 1916 pour briser le joug de l’empire Ottoman, allié de l’Allemagne, est racontée par Lawrence lui-même dans un ouvrage d’anthologie Les sept piliers de la sagesse. Aujourd’hui encore on ne fait pas bien la part entre la réalité historique et les aspects romanesques du récit. Mais peu importe, le fond est bien là. En persuadant le Chérif de La Mecque, Hussein ibn Ali, de prendre la tête de la rébellion contre les Turcs, l’agent anglais Lawrence, réussit à unifier la péninsule sous la souveraineté hachémite. Le récit de la guerilla menée dans le désert avec Faiçal, le fils d’Hussein, contre les troupes ottomanes, ne laisse aucun doute sur la réalité de l’engagement de Lawrence, qui disparait pendant trois ans dans le costume de bédouin, se déplace à dos de chameau et dort sous la tente. Il accompagne ainsi le fils du Chérif jusqu’à Damas.

Malheureusement pour Lawrence, le grand état panarabique qui aurait pu voir le jour suite à la chute de l’empire Ottoman, en 1919, ne sera pas créé. Les Français et les Anglais préférant conserver chacun une partie du gâteau, respectivement la Syrie et l’Irak. Pire, quelques années plus tard, en 1924, Hussein ibn Ali est déposé par le chef d’une famille rivale, Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, qui donne naissance à l’Arabie Saoudite. L’Abdelazzziz en question, qui n’était pas précisément un modèle de décontraction en matière religieuse, est d’ailleurs le père du nouveau roi qui vient d’être intronisé. Il est permis, au passage, de ne pas être très enthousiaste à l’idée de voir le président de la République française se précipiter pour féliciter le nouveau souverain d’un pays qui professe un islam délirant, où les femmes n’existent pas et où la justice se règle à coups de sabre et de fouet.

Les sept piliers de la sagesse est l’un de ces rares ouvrages qui se lit à la fois comme un document historique et comme une œuvre littéraire. Il fait partie de ces quelques grands récits, avec celui de Bernal Diaz del Castillo, dont on dit désormais qu’il a été écrit par Cortès lui-même, qui racontent l’histoire en marchant. Nous disent quelque chose des hommes qui ont façonné le monde tel qu’il est aujourd’hui, comment en ont été dessinés les contours, physiques mais aussi mentaux. Ce n’est pas rien, en ces périodes où l’on s’interroge beaucoup sur le retour en force de certain islam. Quoi qu’il en soit, c’est un grand souvenir de lecture (attention c’est un pavé). Je l’ai pour ma part lu dans la collection Payot voyageurs, traduit par Charles Mauron. Mais il semble que ce soit la « version d’Oxford » publiée en 2009 par Phébus (traduction d’Eric Chédaille) soit celle qui fasse aujourd’hui référence.

Les sept piliers de la sagesse, T.E. Lawrence, Phébus, 2009. Broché, 25,35€, poche 11,50€.

L’affaire est dans le sac

Finalement ce sera Poe, Edgard, dans la pléiade. Cioran est décidément trop noir pour accompagner des vacances. Pas mécontent pour autant d’avoir relu La tentation d’exister et découvert Histoire et Utopie. De très belles pages sur la Russie, mais une fascination morbide pour les tyrans. Donc, donc, pas Cioran sur ce coup là, mais nous y reviendrons. Voyons voir. Il doit y avoir ce qu’il faut dans les pléiades, pour satisfaire l’exigence d’un bagage léger : un seul bouquin, mais un bon, autant que faire se peut. Les pléiades ne sont pas regroupées, mais s’intercalent dans l’ordre alphabétique de la bibliothèque. Côté littérature Jane Austen ouvre le bal, mais c’est une lecture encore fraîche. Ensuite Balzac. Toute la comédie humaine est disponible (dix volumes) dans la première édition (grenat, le code couleur par siècle n’était pas encore adopté) héritage d’une vie antérieure de bouquiniste. Lu récemment Béatrix, qui se déroule près de Guérande, après Les illusions perdues. Pas mal, mais risqué si ça ne marche pas. Barbey, maintenant. Toujours ensablé dans Un prêtre marié, magnifique mais diabolique. Barbey, c’est un peu le Cioran romancier du XIXéme, M. Court me pardonnera j’espère. Baudelaire ensuite. Pourquoi ne pas relire un peu de prose de Baudelaire. Le spleen de Paris, un de ces textes qui m’ont éveillé à la langue. Pas relu depuis bien longtemps. Tentant. Mais poursuivons. Borges, trop facile, les volumes (première édition) ont les dorures qui se sont enfoncées dans le cuir tant les volumes ont été été manipulés. Je me suis fait un plaisir de les balader sous les tropiques. J’aime les livres qui ont voyagé.

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Dostoïevski qui a accompagné le transsibérien, Yourcenar qui a fait l’Afrique ou Proust, victime rafistolée d’Asie, ont une place à part dans ce panthéon local. Mon préféré reste le Yourcenar, qui n’a pas bougé, qui s’est même bonifié avec le temps. Le cuir est souple sous la main. Mais déjà relu Les Mémoires d’Hadrien et L’œuvre au noir. Donc donc, Baudelaire. Au fait Poe, où est le Poe ? Chez un des garçons sans doute. Effectivement. Ah oui Poe, traduit par Baudelaire, pas mal. Un cadeau d’anniversaire d’Isabelle, en 1987, pour mes trente-et-un-ans. Relu à cette occasion, mais pas depuis. Un peu exaspéré à l’époque, confessons-le, par la tournure fantastique que prennent Les aventures d’Arthur Gordon Pym. Mais bon, ça se retente. Le volume n’est pas trop gros, il n’a plus de boitier ni de rhodoïd, mais il est avenant. C’est Bachelard qui m’a ramené cet hiver à Poe. Dans L’eau et les rêves, Bachelard s’appuie souvent sur Poe pour dérouler sa rêverie, notamment sur les aventures d’Arthur Gordon Pym : « Cette œuvre est comme on le sait un récit de voyages, un récit de naufrages. Ce récit est encombré de détails techniques sur la vie maritime. nombreuses sont les pages où le narrateur, féru d’idées scientifiques plus ou moins solides, aboutit à une surcharge fatigante d’observations techniques (…) Au temps de ma première lecture je n’avais trouvé qu’ennui à cet ouvrage, et bien que je fusse dès la vingtième année un admirateur d’Edgard Poe, je n’avais pas eu le courage d’achever la lecture de ces interminables et monotones aventures (…) J’ai compris [alors] que cette aventure qui, en apparence, court sur deux océans, est en réalité une aventure de l’inconscient, une aventure qui se meut dans la nuit d’une âme. Et ce livre, que le lecteur guidé par la culture rhétorique peut prendre pour pauvre et inachevé, s’est révélé au contraire comme le total achèvement d’un rêve d’une singulière unité. »

Autre question au moment de boucler le sac. Machine ou pas machine ? Laptop or not Laptop ? Une question qui ne se posait pas il y a une dizaine d’années mais qui, désormais, s’impose. Tout bien pesé ce sera non, pas d’ordinateur, fût-il portable. Cela limitera les possibilités d’intervention dans cet atelier, mais un petit décrochage ne fera pas de mal. Le lieu reste cependant ouvert aux familiers, qui n’ont pas besoin de montrer patte blanche. Pour les visiteurs de passage, un filtrage du premier commentaire est installé, pour nous préserver des trolls. Mais un simple clic depuis un téléphone portable permettra, au besoin, de valider la publication. Voilà, voilà. Direction le sud donc. Annonay, pays des frères Montgolfier et du papier Canson, dans un premier temps,  puis Avignon, où nous tâcherons d’assister à quelque représentation théâtrale. Retour par la Creuse et  les Charentes. En ne doutant pas que la jeunesse aura pris soin de la maison pendant que les chats sont partis. Bon juillet à tous.

hypertrophie de l’âme

Cioran. Photo : DR

Si, dans l’ordre de l’esprit, nous voulons peser les réussites depuis la Renaissance jusqu’à nous, celles de la philosophie ne nous arrêteront pas, la philosophie occidentale ne l’emportant guère sur la grecque, l’hindoue ou la chinoise. Tout au plus les vaut-elle sur certains points. comme elle ne représente qu’une variété de l’ordre philosophique en général, on pourrait, à la rigueur se passer d’elle et lui opposer les méditations d’un Cankara, d’un Lao-Tseu, d’un Platon.

Il n’en va pas de même pour la musique, cette grande excuse du monde moderne, phénomène sans parallèle dans aucune autre tradition; où trouver ailleurs l’équivalent d’un Monteverdi, d’un Bach, d’un Mozart ? C’est par elle que l’Occident révèle sa physionomie et atteint à la profondeur. S’il n’a créé ni une sagesse ni une métaphysique qui lui fussent absolument propres, ni même une poésie dont on put dire qu’elle est sans exemple, il a projeté, en revanche, dans ses productions musicales, toute sa force d’originalité, sa subtilité, son mystère et sa capacité d’ineffable. Il a pu aimer la raison jusqu’à la perversité; son vrai génie fut pourtant un génie affectif. Le mal qui l’honore le plus : l’hypertrophie de l’âme. Sans la musique il n’eut produit qu’un style de civilisation quelconque, prévu… S’il dépose donc son bilan, elle seule témoignera qu’il ne s’est pas gaspillé en vain, qu’il avait vraiment quoi perdre.

Emil Cioran, La tentation d’exister. Pl, p 290/291.