Louis XVI est du Voyage

Mise en page 1L’une des curiosités du prochain Voyage à Nantes, qui se déroulera du 28 juin au 1er septembre, est l’ouverture au public de l’un des salons les plus secrets du royaume : le Cercle Louis XVI. L’ancienne « Chambre littéraire de Nantes » fondée en 1760 par le duc d’Aiguillon et le marquis de Becdelièvre, président de la Chambre des comptes de Bretagne et transformée en 1769 en « Cercle de Société » n’est rien moins que le plus ancien Cercle de France. Il est installé dans un magnifique appartement de 450 mètres carrés de l’hôtel Montaudouin, dans un immeuble dominant la place… Louis XVI.

le veilleurLes organisateurs du Voyage à Nantes ont, semble-t-il, obtenu l’ouverture au public de ce cercle très privé, que cinq Républiques n’ont pas réussi à ébranler, en proposant un évènement rarissime : l’exposition de l’un des tableaux de Georges de La Tour, propriété du Musée des Beaux-Arts, Le Vielleur, qui fera sa première apparition au terme d’une patiente et méticuleuse restauration. Mais attention il faudra sans doute faire la queue pour pénétrer dans les salons feutrés où les aristocrates de l’Ouest se réunissent depuis deux siècles et demi, en toute discrétion, pour « assister à des conférences à caractère géopolitique, artistique ou historique », jouer au bridge, au billard où commenter la vie littéraire.

Le Cercle Louis XVI sera l’une des cinquante étapes de ce parcours urbain long d’une quinzaine de kilomètres – matérialisé au sol par une ligne verte – qui entend faire de Nantes une destination singulière chaque été. Mais si quelques curiosités patrimoniales sont au menu, les expositions et performances d’artistes contemporains n’en restent pas moins le principal prétexte, à l’image de la création « Follow the leaders » sur laquelle travaille actuellement l’Espagnol Isaac Cordal et qui sera installée place du Bouffay. Il s’agit, si l’on comprend bien, d’une représentation de ce qui nous attend si nous suivons sans discernement les prophètes du libéralisme. Brrrrrr.

Cordal

Le menu de cette édition, à petit budget en 2013, trois millions d’euros, est assez copieux. Il inclut comme l’an dernier un vaste restaurant en plein air, installé sous des serres agricoles décapotables aux confins de l’île de Nantes. Voilà de quoi épater les amis pendant l’été et s’empailler joyeusement sur la pertinence de dépenser l’argent public en fantaisies diverses et variées en période de crise.

Illustrations : “Le voyage à Nantes”, copyright Théo Mercier et Erwan Fichou, “Le Veilleur” de Georges de La Tour, “Follow the leaders”, Isaac Cordal. Oeuvres pour le VAN sous copyright.

Histoire à dormir debout

« Il faut imaginer le choc : c’est comme si on apprenait que les Mémoires de Commynes ont été écrits par Louis XI, ou les Mémoires d’outre-tombe par Napoléon » écrit Philippe Lançon dans la critique de Cortés et son double publié par l’anthropologue Christian Duverger en début d’année. Il est vrai que la thèse de ce chercheur, prise au sérieux par une partie de la presse, est pour le moins gonflée. Ce ne serait pas Bernal Diaz del Castillo, l’un des lieutenants de Cortés, qui aurait écrit le récit de la prise de Mexico par les Espagnols mais Cortés lui-même.cortès

Les historiens se seraient donc fourvoyés depuis cinq siècles, en se trompant sur la paternité de ce texte fondateur, ce récit épique qui relate l’un des épisodes les plus fous de l’histoire de l’humanité : la conquête de la plus grande ville du monde (Mexico comptait un million d’habitants en 1520) par une bande de quatre cents conquistadors hallucinés que les Aztèques prenaient pour des dieux. Plus prudent que la plupart de ses confrères, Lançon ne cache pas son scepticisme devant cette révélation tardive, s’appuyant la brillante démonstration d’un spécialiste reconnu de la période (Duverger n’est pas le premier venu dans le domaine) qui fleure le conte à la Borgès. On entre ici dans les querelles d’école dont sont friands les chercheurs français, qui ont attribué il y a quelques années les pièces de Molière à… Corneille.

 Mais peu importe finalement. Puisque cette polémique nous renvoie à un texte fabuleux, considéré comme l’un des trésors de la langue espagnole, mais qui est surtout à mes yeux l’un des témoignages les plus précieux de l’histoire moderne. Ce choc frontal entre deux civilisations qui avaient prospéré pendant des siècles dans l’ignorance totale l’une de l’autre, et qui va aboutir en quelques années à l’effondrement de la plus fragile. C’est un récit proprement bouleversant écrit par l’un des acteurs de cette confrontation invraisemblable, qui atteint son paroxysme lors de la fuite nocturne des Espagnols, désertant Mexico en catimini pour ne pas courir le risque d’être massacrés par des Aztèques exaspérés, qui commencent à mettre en doute leur qualité de dieux, intelligemment cultivée par Cortès. histoire véridique

Ce texte Histoire véridique de la conquête de la nouvelle Espagne  publié dans les années soixante par le Club français du livre est, semble-t-il, épuisé en Poche. Seule La Découverte en propose désormais une traduction complète. Je viens de la commander à la librairie le Passage d’Alençon, faute de retrouver l’exemplaire du Club français. Les bons livres finissent souvent ainsi : des trous sur les étagères, parce qu’on n’a pas su s’empêcher de les prêter à quelque ami, qui lui-même répugne inconsciemment à s’en départir. Mais comme dirait d’Alembert (de mémoire) “Malheur à tout livre qui ne demande pas à être relu.”

The talk of the town

Emouvant papier dans le « New-Yorker » du 29 avril sur les attentats de Boston, que Laurent et Marie ont eu la gentillesse de rapporter d’une escapade à New-York.  Chacun le sait, nos représentations sur les Etats-Unis méritent d’être inlassablement revisitées, pour nous départir des clichés récurrents et insistants qui polluent notre regard sur ce pays qui n’en est pas un, ou plutôt qui n’est pas un.

new-yorkerLa chronique hebdomadaire « the talk of the town » du New-Yorker est une bonne façon de se rafraîchir les neurones, de capter l’air du temps propre à la côte Est. Elle était donc consacrée la semaine dernière à Boston, cette ville « insulaire », jalouse de son histoire et de sa singularité. “You can spend years, or even decades in Boston, without feeling like a Bostonian commente George Packer, l’auteur du talk, qui ajoute “the city has thousand charms, but it has always been easier to like than to love.”

Et pourtant il s’est passé quelque chose d’inattendu dans les minutes et les heures qui ont suivi l’attentat. Tout le monde s’est immédiatement mobilisé, dans le calme et avec détermination.  « A pediatric résident who had almost finish the race jumped over the barricades and evaded the police to tend the victims ». Suit une série d’exemples qui révèle une solidarité tranquille et attentive à la manière américaine, un peu boy-scout mais diablement efficace. Le papier se termine par la mail d’un habitant qui ne s’était jamais vraiment senti chez lui dans cette ville d’apparence un peu froide. « In terms of attitude, I often identify more with the people of San Francisco or New-York than with those of Boston. But when the marathon bombers Strock, I took his personality. They attacked my city. I felt a real kindship, a real connection with the people of Boston, all the people of Boston. And I realized that I don’t just live here. This is my home.”

On peut évidemment gloser sur ce sentiment de fraternité qui soude une communauté dans l’épreuve. Mais le témoignage de Laurent et Marie sur leur récent séjour à New-York, où ils ont presque regretté de ne pas avoir emmené leurs enfants, tant ils ont goûté à l’atmosphère détendue à New-York, à la gentillesse des habitants, à leur prévenance, dans une ville qui a su se débarrasser du stress urbain qui prévaut à Paris, en chassant notamment les automobiles, confirme l’impression de détente que les Américains ont su instaurer dans leurs grandes villes de l’Est.

La lecture du New-Yorker, où il est aussi question cette semaine d’un nouveau restaurant français, « Le philosophe » où le client gagne un repas gratuit s’il est capable de citer tous les philosophes hexagonaux « de Montaigne à Derrida », montre s’il était besoin, qu’il est toujours imprudent de porter un jugement unique et définitif sur les Américains, qui, peut-être plus encore que tous les autres peuples, est un composé rétif à toute caricature. Voilà qui m’enchante, avant d’entamer un travail sur les Etats-Unis des années quatre-vingt.

 

Les mots grillent dans la bouche

Après tant d’heures passées à marcher sans rencontrer l’ombre d’un arbre, ni une pousse d’arbre, ni une racine de quoi que ce soit, on entend l’aboiement des chiens.

C’est que parfois au milieu de ce chemin qui n’en finit pas, on a eu l’impression qu’il y aurait rien, après; qu’on ne trouverait rien de l’autre côté, au bout de cette plaine sillonnée de crevasses et de ruisseaux à sec. Mais oui, il y a quelque chose. Il y a un village. On entend les chiens aboyer, on sent dans l’air l’odeur de la fumée et on la savoure, cette odeur des gens, comme une espérance. Mais le village est encore très loin. C’est le vent qui le rapproche.

On marche depuis l’aube. Maintenant il doit être quatre heures de l’après-midi. Quelqu’un jette un coup d’oeil au ciel, approche son regard de l’endroit où est suspendu le soleil, et dit : “il doit pas être loin de quatre heures.”

Ce quelqu’un, c’est Meliton. Avec lui il y a Faustino, Esteban et moi. On est quatre. Je compte : deux devant et deux autres derrière. Je regarde derrière moi et je ne vois personne. Alors, je me dis : “On est quatre.” il y a un moment, vers onze heures; on était une vingtaine; mais, pincée par pincée, les autres se sont égaillés jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ce noeud qu’on forme, nous.

Faustino dit : “Il se pourrait bien qu’il pleuve.” On lève tous le nez et on regarde un lourd nuage noir qui passe au dessus de nos têtes. Et on se dit “ça se pourrait bien.”

On ne dit pas ce qu’on pense. Ca fait longtemps qu’elle nous a quittés, l’envie de parler. Elle nous a quittés avec la chaleur. On parlerait bien volontiers, ailleurs, mais ici, c’est trop fatiguant. Ici on parle et avec cette chaleur qu’il fait dehors les mots grillent dans la bouche, ils se racornissent là, sur la langue, et finissent par vous étouffer…

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Extrait de “On nous a donné la terre”, première nouvelle du “Llano en flammes” de Ruan Rulfo (traduit de l’espagnol par Gabriel Laculli). Folio, Gallimard. illustration : Juan Rulfo.

Bob Morane et Maupassant

Les bouquinistes étaient en petite formation ce mardi sur le marché aux livres de Nantes, mais la pêche s’est révélée fructueuse et la balade plaisante dans les rues de la ville, en compagnie d’un garçon de douze ans, peu familier de la grande ville. “L’hiver a été très dur” commente Antoine, l’un des piliers du marché, “et il va encore y avoir des victimes cette année”. L’un des spécialistes des monographies historiques a ainsi annoncé qu’il fermerait boutique en 2013, après avoir rédigé un ultime catalogue. “Sa clientèle traditionnelle, essentiellement composée d’universitaires, s’est évaporée sur internet”. bob

Nous n’en avons pas moins fureté sur les stands et le fiston a porté son choix sur une compilation de Bob Morane, où son regroupés trois titres. Curieusement ce n’est pas le nom du héros, qui a séduit le garçon mais la titre d’une chanson consacrée à ce proto Indiana Jones, dont il connait les paroles par coeur. Le père n’en a pas moins été ravi de ce choix qui l’a replongé dans les délices de l’adolescence, à l’époque où il dévorait, sur son lit, les jambes battant la mesure, les aventures de ce héros aux cheveux en brosse, confronté aux manigances  de l’insaisissable Ombre jaune.

Ce devait être l’époque où les profs l’invitaient à lire Maupassant, cet auteur désuet qui l’ennuyait à mourir avec ses histoires de paysans bourrus, de sortilèges et d’intrigues bourgeoises. Il faut croire que les temps ont changé puisque l’ado aux cheveux désormais gris a débusqué avec bonheur une édition complète des Contes et nouvelles du sorcier normand qu’il cherchait depuis des lustres. Une édition étonnante, en deux volumes, sorte de pléiade du pauvre, reliée cuir, en papier bible sortie par les éditions Albin Michel dans les années soixante. Quinze euros les deux volumes en parfait état, avec jaquettes sous emboitage. Une misère. Maupassant

Certes, cette collection est un peu moins travaillée que la pléiade, et ne propose pas d’appareil critique. Tout juste quelques notes en bas de page pour préciser le vocabulaire puisé dans le registre normand et quelques locutions régionales, mais ce n’est pas gênant. La lecture de Maupassant se passe volontiers de notes érudites (même s’il n’est pas inutile de savoir que Maupassant était imprégné par la philosophie de Schopenhauer), comme j’ai pu le constater, assis dans la rue, en dégustant les premières nouvelles, alors que le garçon était absorbé, dans une boutique de jeux à peindre une figurine, à l’invitation d’un tenancier malin. Du coup, perdus dans nos univers respectifs, nous en avons oublié d’acheter le carton à dessin que nous étions venus chercher en ville. Peu importe, nous étions un peu en voyage ce mardi dans la grande ville, goûtant ensemble ces premiers jours de vacances sans nous soucier de l’heure, et nous sommes revenus lestés d’aventures qu’il ne sera pas déplaisant découvrir dans les jours à venir sous le soleil campagnard.

à la recherche du festival disparu

Elégant et sobre, “Atlantide “, le nouveau festival des littératures de Nantes, qui aura lieu du vendredi 31 mai au dimanche 2 juin, vient de lever le voile sur sa programmation. Il y aura indéniablement du beau linge autour d’Alberto Manguel, le directeur artistique de la manifestation, notamment Ismaïl Kadare et Antonio Lobo Antunes. Voilà qui envoie du bois.

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Les organisateurs, au premier rang desquels Le Lieu Unique, n’ont pas pris de risque inconsidéré pour cette première édition à gros budget , qui a pour thème “Les mythes dans le temps présent”. Il y aura peu de débats et les quelques rencontres seront animées par de grosses pointures, parmi lesquelles Laure Adler et William Irigoyen. Ce thème a été choisi dans la logique du titre de la manifestation “Atlantide”, lequel fleure un peu la trouvaille marketing, dans la lignée de l’image internationale de la ville : tout ce qui se crée désormais en Loire-Inférieure est placé sous la bannière de l’Atlantique. Cela confère à l’évènement un parfum d’embruns et d’aventure qui peut chatouiller l’imaginaire de l’exo-lecteur.

Mais ne faisons pas de mauvais esprit. Alberto Manguel, qui fut le lecteur de José-Luis Borgès, est, dans cet atelier, une icône intouchable. Et puis la plus belle maison d’édition nantaise ne porte-t-elle pas le doux nom d’Atalante ? En outre le programme, par sa sobriété son intelligence, a de quoi réjouir le lecteur le plus exigeant. Seront notamment présents Rachid Boudjedra, Laurent Gaudé et Patrick Deville. On y trouvera, par ailleurs, un marché de livres anciens et d’occasion qui se déploiera sur l’allée de bois entre le Lieu unique et la Cité des congrès, tenu par mes chers amis du Mardi du livre. Et puis la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire ainsi que mon éditeur nantais, le Petit Véhicule, seront de la partie.

Tout cela va me faire regretter une coupable absence ce dernier week-end de mai, durant lequel je serai à Montpellier, pour l’assemblée générale du groupe d’intérêt agricole de ma copine vigneronne-auteur, Catherine. On ne peut pas être partout. Mais nul doute qu’une bonne âme se dévouera pour nous en révéler les bons moments.

Des images et des livres

“Pourquoi cette habitude de placer sur les étagères où s’accumulent, où s’empilent les livres, des photographies, cartes postales, des reproductions de tableaux ? C’est pour moi plus qu’une habitude, une nécessité, comme si je voulais qu’avant d’avoir accès aux pages imprimées des images soient là, comme si seule leur présence allait donner vie à ce qui autrement risquait de n’être qu’un discours, mots, lettres, peut-être même lettres mortes.
pipeAinsi, alors que les livres sont classés selon un strict ordre alphabétique, se créent des voisinages intempestifs. Voisinages voulus parfois : la photographie de Sartre fumant sa gitane papier maïs est placée à côté de celle de Flaubert avec sa bouffarde et ses bacchantes de Gaulois; celle de Sylvie Germain devant la Bible qui inspire ses personnages. Plus souvent les voisinages sont arbitraires ou étranges : Merleau-Ponty en short et en chemise grande ouverte, est à côté d’un Goethe plutôt compassé, prenant la pose du grand penseur; une photographie du jeune Valéry, col dur et yeux clairs, au visage illuminé, se trouve tout près du Cheval dévoré par un lion de Géricault; un dessin de Matisse qui, en quelques traits de crayon, nous donne à voir la grâce d’une femme pensive est accolé au portrait de quatre philosophes austères qui jettent un regard réprobateur sur une femme nue, alanguie, de Modigliani.
géographe Quand je cherche un livre dans ma bibliothèque, je m’attarde d’abord un instant sur l’image qui le cache; non elle ne le dissimule pas, elle permet au contraire d’aller vers lui. Cette collection de photographies, de reproductions de tableaux ou dessins, constitue pour une part mon “musée imaginaire”. Mais je ne veux pas qu’il demeure immobile. Je le renouvelle de temps à autre, je puise dans mes “réserves”, j’en sors des cartes postales; achetées au cours d’un voyage ou que m’ont adressées des amis.
camusAlors mon paysage change et les livres s’animent, se réveillent. Dans une autre pièce, plus intime, sont fixées sur un mur les photographies de ceux que j’aime le plus au monde. personne ne peut les voir que moi. Elles représentent bien plus qu’un paysage. elles sont ma vie, la source fraîce de ma vie.”

J.B. Pontalis “Le Dormeur éveillé”.

Pour ma part les images ne sont pas devant les livres, elles les entourent, les accompagnent, leur répondent. Mais sans la présence de ces images, la bibliothèque me semblerait privée de vie. Sans La tour de Babel de Brueghel ou une facétie de Gil jourdan, Borgès ne serait pas tout à fait le même, Montaigne ne serait qu’un vieux crabe. Aujourd’hui fenêtre ouverte sur le printemps, festival de chant d’oiseaux. Du coup, reprise de Darwin, en écho à cette joyeuse lutte pour l’existence.

illustrations : pipe découpée je sais plus où, Le géographe de Vermeer, Albert Camus et sa clope.

Confetti d’empire

C’est une île minuscule perdue dans l’océan indien, un banc de sable entouré d’une ceinture de récifs coralliens. Tellement perdue qu’elle ne figurait pas sur les cartes marines, en 1761, lorsqu’une frégate française de la Compagnie des Indes, chargée d’esclaves malgaches embarqués clandestinement, s’y brisa les côtes par une nuit sans lune. Ce naufrage donnera lieu à l’un des épisodes les plus fous de l’histoire de la navigation.
tromelinL’île Tromelin, confetti inhospitalier de l’empire français, en permanence balayé par les vents, mais peuplé par trois fonctionnaires de Météo France, refait ces jours-ci surface dans l’actualité, en raison d’un accord contesté avec Maurice, qui en revendique la propriété.
Ce joli conflit territorial m’a renvoyé à un livre étonnant, “Les naufragés de l’île Tromelin” publié il y a deux ou trois ans, que j’avais dû lire, un peu à reculons confessons-le, pour animer une causerie avec son auteur, Irène Frain, à l’occasion de Plumes d’Equinoxe, la manifestation littéraire du Croisic. Et quelle ne fut pas ma surprise, de découvrir, au fil de ce récit somme toute bien conduit, une histoire incroyable, tirée de faits réels, digne de l’aventure de la Méduse.

Les rescapés de l’Utile, dont le capitaine est devenu fou au lendemain du naufrage, ont en effet construit deux villages de fortune sur cet îlot de sable qui culmine à sept mètres d’altitude, l’un pour les blancs, l’autre pour les esclaves, et reconstruit en deux mois, de toute pièce, une embarcation pour tenter de rejoindre Madagascar. Problème : au moment de partir, le navire s’est avéré trop petit pour embarquer tout le monde, et les soixante esclaves survivants, ont été abandonnés sur place avec quelques vivres et la disposition d’une vague source d’eau saumâtre.
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Quinze ans plus tard, la Corvette du capitaine Tromelin aborde l’île et y trouve sept femmes vêtues de plumes d’oiseau et un bébé de huit mois. Elles avaient réussi à entretenir une flamme pendant quinze ans sans le moindre bout de bois, se nourissant d’oeufs d’oiseaux et de tortues. Un récit poignant, qui s’inspire des travaux d’un chercheur, Max Guérout, qui a travaillé des années sur l’histoire de ce naufrage et réussi à en reconstituer l’essentiel grâce aux témoignages écrits des marins et à des recherches minutieuses conduites sur le site.
Avouons-le, je n’avais pas une bonne image d’Irène Frain, dont j’ai découvert à cette occasion qu’elle était agrégée de lettres classiques, mais surtout qu’il s’agissait d’une femme charmante, pas pimbèche pour un sou, et qu’elle était, au moment de la sortie su livre, totalement imprégnée par son sujet.
Mais au-delà de l’anecdote, c’est un vrai beau récit d’aventures, qui remet en perspective certaine histoire noire du XVIIIe.

Aventures africaines

Ebène, « aventures africaines », est un livre de journaliste, écrit à la serpe, un brin décousu. Une suite de tableaux que l’auteur n’a pas pris la peine de relier les uns aux autres. Mais c’est un document exceptionnel, qui permet de sentir de toucher, d’approcher au plus près ce continent si difficile à comprendre pour les blancs que nous sommes.
camion_africain La qualité de l’éclairage que propose Ryszard Kapuscinski, tient à la posture singulière de ce journaliste polonais, débarquant au Ghana en 1957 pour couvrir l’accès à l’indépendance des premiers pays africains : il est désargenté, et doit donc partager, la plupart du temps, les conditions de vie, de transport, de ses hôtes ; il est l’envoyé d’une l’agence de presse du bloc communiste et n’enfile pas les mêmes lunettes que ses confrères occidentaux pour peindre la décolonisation. Il n’en reste pas moins blanc, et regardé comme tel par les Africains.
ébène
C’est un livre plein de camions, de déserts, de coups d’état – il est l’un des premiers témoins de la révolte des noirs à Zanzibar en 1963 – de soif, de poussière, de gri-gris, qui témoigne d’une connaissance en profondeur du continent, et d’une grande pénétration. « Le contexte dans lequel doit se produire un bond vers le royaume de la liberté place un grand nombre d’Africains devant un dilemme. En eux cohabitent deux loyautés menant entre elles une lutte douloureuse et inextricable. D’un côté il y a la mémoire historique, profondément codée, de leur clan et de leur peuple. De l’autre, il s’agit d’entrer dans la famille des Etats indépendant, à condition de renier tout égoïsme et aveuglement ethnique. »

On voit que, cinquante ans plus tard, nombre d’Africains ne sont pas encore sortis de ce dilemme. Mais l’essentiel n’est pas là, ce n’est pas un livre politique. C’est un regard porté depuis le bas, la cabine d’un camion dans le désert mauritanien, sur le pont d’un bateau en fuite devant les garde-côtes tanzaniens, ou dans la chaleur d’un appartement de Lagos, en beau milieu d’un quartier déshérité. « C’est un signe d’intégration et de respect, que tu sois régulièrement cambriolé » lui explique un ami Nigérian « tu participes ainsi à la vie de la rue, du quartier ». Dans ce quartier où chacun possède une chose et une seule : une chemise, un marteau ou une casserole, un bien précieux qui lui permettra peut-être de travailler et de manger demain, comme gardien, maçon ou cuisinier.
Lalibela
Parce que l’avenir ne peut pas se concevoir au-delà du jour prochain. Il y a de très belles lignes sur le rapport au temps. Sur cet Africain qui n’est pas l’esclave du temps, comme nous le sommes, mais son maître. Il faut bien qu’il possède quelque chose. Nous venons d’arriver, au terme d’un voyage épuisant à Labilela, sur les hauts-plateaux éthiopiens. Et nous découvrons cette dizaine d’églises taillées dans la montagne au XIIème siècle. Une pépite africaine, alors noyée dans un désert de misère. Le récit n’est pas pour autant pleurnichard, il est sec et brut. Kapuscinski ne se donne pas le loisir de dégouliner sur sa copie, l’eau est trop précieuse sous les tropiques.

Bref, vachement bien. Mais, pardon les filles, c’est peut-être un livre de garçons. Il manque cruellement d’histoires d’amour.

L’ouverture de la chasse aux enfants

Amateur de littérature léchée et de perfection formelle, passe ton chemin. Grenouilles de Mo Yan, qu’une lectrice amie a déposé discrètement dans un recoin de l’atelier, est un objet littéraire singulier, qui se moque des conventions. Un livre de paysan mal dégrossi, échevelé, un peu brouillon, curieusement construit (et d’évidence traduit au pas de course) mais au bout du compte un conte foisonnant, touchant et généreux. La maladresse et la spontanéité de Mo Yan me fait un penser aux jeunes écrivains cambodgiens venus à Saint-Nazaire l’an dernier, qui doivent tout réinventer, au lendemain d’une Révolution assassine, en puisant aux deux sources de leur inspiration : une tradition millénaire et une histoire vécue insensée.
mo yanS’agit-il d’un document sur le quotidien d’un village chinois dans années soixante, de la biographie colorée d’une sage-femme courant les campagnes sur son vélo, d’une réflexion voilée sur la Révolution culturelle ? On hésite longtemps, à la lecture des cent premières pages, un brin déstabilisé par les noms des personnages, « Wang le foie », « Xiao lèvre-inférieure », ou « Petit Trot », le narrateur. Mais on se laisse assez vite emporter dans les rues et les arrière-cours de ce village, sur les pas d’une bande de mioches, qui mangent du charbon, « pour voir » et font les quatre-cent coups, au fil d’un récit souvent drôle, toujours décontracté, jamais pleurnichard. On se dit qu’il y a du Rabelais dans cet auteur, qui ne prend pas de gants pour nous montrer la crudité de son monde.

Et puis, tout d’un coup, l’histoire bascule. La tante de petit Trot, cette sage-femme adorée de tous, devenue gynécologue, se raidit. Le parti a décidé de contrôler les naissances. Un enfant par femme, deux dans le meilleur des cas, si le premier est une fille. La tradition chinoise, qui veut que le garçon soit l’héritier sacré de la lignée familiale, se heurte à la nouvelle discipline collective. Mais la consigne est stricte et ne supporte aucune exception. Les femmes qui accouchent se voient implanter, d’autorité, un stérilet, les hommes sont contraints de subir une vasectomie, se perçoivent « castrés comme des cochons ». La tante, qui a épousé la cause du parti, faute d’avoir pu épouser l’homme de sa vie, est inflexible. La vie au village devient un enfer, les femmes se terrent, les hommes se rebellent, les drames se succèdent.

Petit Trot, devenu grand, assiste ainsi, impuissant mais complice – militaire, il ne peut pas désobéir au parti – à la mort de sa jeune femme victime d’un avortement raté. Il y a du sang, des larmes, des scènes d’une crudité invraisemblable, et pourtant, d’évidence, puisées dans la réalité. C’est brut, dur, violent, mais le récit n’est jamais malsain. Toujours placé à légère distance. Tout le monde a raison, tout le monde a tort. Et chacun joue sa partition, souvent au péril de sa vie. L’enfant, le désir d’enfant – on comprendra plus tard l’image de la grenouille – est au centre de cette fresque qui court jusqu’à nos jours.
grenouilles
Et Grenouilles nous renvoie, avec cette distance propre à l’Asie, avec cette façon de ne jamais prendre le monde au sérieux, à certain fond de la culture chinoise. « La meilleure façon de dénouer un problème épineux est d’observer calmement comment les choses évoluent et de faire avancer son bateau dans le fil du courant. » Mo Yan, pour le peu que l’on puisse en juger par la traduction, ne semble pas être un grand styliste. Mais le prix Nobel de l’an dernier, est un conteur hors pair, c’est indéniable. Et puis, il a une qualité, qui explique sans doute son succès hors de Chine. Il nous fait toucher, l’air de rien, le fond commun de la nature humaine. Courageux un jour, lâche le lendemain, généreux le matin et radin le soir, intelligent toujours et imbécile parfois, Petit trot, devenu “Têtard”, auteur de théâtre médiocre, est un peu notre frère à tous.