Les sous-doués de la presse parisienne

L’arrogance de la presse parisienne, dont certains éminents représentants ont dû être remis à leur place par le service d’ordre de la Maison blanche lors du récent voyage de François Hollande, n’a d’égale que son incapacité à affronter la crise qui la secoue. Baisse inexorable du lectorat, effondrement des ventes, inaptitude à gérer le passage au numérique, comme le relève l’ami Eric Chalmel… La solution trouvée est une surenchère dans la caricature, l’aboiement systématique et l’exploration de la vie privée des personnages publics, tout en appelant au secours le Pouvoir pour boucher les trous béants de sa trésorerie.

ayrault

Son incapacité à se pencher sur les questions de fond, bien illustrée par le traitement des municipales, pour lesquelles Paris n’a pas encore découvert que les enjeux n’étaient plus communaux mais métropolitains, devient de plus en plus embarrassante pour ces braves donneurs de leçons. Marseille c’est la mafia, Nantes un aéroport, Toulouse, du cassoulet à la viande de cheval… N’en jetez plus. Les médias audiovisuels ne sont pas en reste. Même France-Inter devient inaudible le matin, engoncé dans la suffisance de ses éditorialistes, l’agressivité systématique de ses interviewers, qui coupent la parole en permanence à leurs invités ne laissant jamais une réponse se déployer.

 Du coup les politiques se réfugient dans la langue de bois, ne fonctionnent plus que par petites phrases, et le débat s’appauvrit chaque jour un peu plus. J’ai décliné l’invitation à participer aux dossiers que prépare Le Point sur les municipales, dont les angles sont, de mémoire : les abus de pouvoirs des maires et leurs réalisations pharaoniques. On n’est pas loin du « tous pourris », tous bons à jeter. Voilà qui va relever le niveau du débat démocratique. Sans doute cela va-t-il booster les ventes artificiellement à court terme, mais il est vraisemblable que le calcul ne sera pas payant sur la durée. C’est presque triste à dire, mais seule la presse économique, pour laquelle j’ai travaillé pendant huit ans, respecte la province, s’intéresse aux aspects concrets de la vie hors du périphérique, à ce qui fait le pays. Ne parlons évidemment pas de la culture, chasse gardée d’un cénacle de chroniqueurs parisiens. En province d’ailleurs « la création » n’existe pas. On rôde un spectacle à Rennes ou à Lyon. On le « crée » à Paris, même s’il a été déjà été joué cent fois.

Basta. Il est possible que je brûle mes vaisseaux en publiant une telle humeur. Si quelque chef zélé du Point tombe dessus, ma collaboration à ce grand magazine pourrait faire long feu. Mais pour tout dire, je m’en moque un peu. Ce sont eux qui sont venus me chercher il y a un peu plus de dix ans. La vie est ailleurs désormais, et la presse se réinvente autrement. Amen.

de l’orthographe

le 20ème

Ce cadeau pour tous mes frères qui ont de problèmes avec les doubles consonnes (Le 20ème de cavalerie, Morris et Goscinny, Spirou, 1965). Retrouvé ce gag d’anthologie en creusant dans les albums de Lucky Luke à la recherche de ce qui structurait l’imaginaire d’un enfant des années soixante, sa fascination pour les Etats-Unis, les grands espaces.

 

 

Un peu la guerre

« C’est un travail de dépouillement, d’abandon, de reddition, pour lequel il n’y a ni bon, ni mauvais profil, ni lignes de défense, ni parade, ni pose. Juste la recherche du rien. Si on s’y adonne, l’écriture livrera alors un relevé précis des étapes de cet affranchissement, et m’aurait-on demandé où je voulais en venir, j’aurais répondu que je voyais très bien, à ceci près que j’avais désigné comme le seul art poétique qui valût la peine : Ecrire comme ça me chante. L’écriture aura été le papier carbone de ma vie. »

rouaudJean Rouaud écrit comme ça lui chante et ses livres sont le papier carbone de sa vie, enfin de sa vie poétique. Un peu la guerre est le troisième volume de cette « vie poétique », qui qui poursuit ce cycle autobiographique, ou plutôt ce vagabondage de l’esprit, cette exploration du temps. Lequel livre s’achève, alors que notre homme tient un kiosque de journaux à Paris, par le contrat signé pour son premier roman « Les Champs d’honneur » avec Jérôme Lindon. Une délivrance plus qu’une joie. « Comme si une dernière vague m’avait déposé sain et sauf sur la plage alors que j’étais en train de me noyer ». Cette troisième partie est somptueuse. Mais il faut, pour y parvenir, accepter un peu de guerre, voire pas mal de guerre.

Un peu la guerre est une balade littéraire dans les années de formation du jeune Rouaud, étudiant en lettres à Nantes. Une balade qui emprunte des chemins escarpés (de très belles pages sur Bernal Diaz del Castillo), de plus balisés (Proust et Breton) qui fait au passage du petit bois avec Aragon, mais qui se heurte à « la mort du roman » décrétée au moment précis où notre narrateur solitaire et ombrageux entame ses études littéraires. Il tourne beaucoup autour de cette question, qui le taraude manifestement pendant des années. Et puis après avoir longtemps cherché comment dire le monde, il se retourne : « Moi aussi j’avais mes Polynésiens, mes Gitans. Et de la même façon leurs qualificatifs étaient un chapelet d’injures : ploucs, paysans, péquenots, bouseux. Je n’avais qu’à leur prêter les mêmes vertus que les ethnologues accordent spontanément aux peuples primitifs. Un Sauvage c’est quelqu’un qu’on observe avec distance tout en partageant sa façon de vivre, dont on considère que les mœurs singulières jurent avec notre monde moderne tout en veillant à y déceler une solution future pour la survie de l’humanité. Mes sauvages avaient vécu en Loire-Inférieure. J’étais l’un d’eux. »

Bien vu. Tellement bien vu que le kiosquier remporte le Goncourt avec ce premier livre. Jean Rouaud aurait pu sortir son violon pour nous conter cette histoire invraisemblable. Il ne le fait pas, préférant nous dire ses inquiétudes, ses atermoiements. Il prend le ticket, honore son contrat de cinq volumes, marqué par le mémorable Pour vos cadeaux et s’en va écrire « comme ça lui chante ». Ce qu’il fait ici avec le talent si particulier qui est le sien. Cette phrase qui ne commence jamais, ni ne se termine. Qui vous prend par la main et vous promène dans les couloirs de la pensée. Cette lecture érudite et poétique, parfois drôle, souvent grave, du demi siècle écoulé peut être vertigineuse et il faut pour cela accepter la règle du jeu : vous ne savez pas où l’auteur vous emmène, c’est “comme ça lui chante”.

La presqu’île

La presqu’île de Julien Gracq est une sorte de road movie lent et poisseux qui se déroule entre Savenay et Guérande, dans la partie tourbeuse de Loire-Inférieure, où un vaste marais, la Brière, dessine une tache huileuse sur la carte. Une longue nouvelle d’une densité telle que l’on est contraint, à l’image de Simon, qui tue le temps en vagabondant sur les routes, de s’arrêter régulièrement au bord du chemin pour s’imprégner des tableaux qui se succèdent sans répit à travers les vitres de la voiture. Pour laisser infuser la lecture visuelle de cette campagne, apparemment sans caractère et sans relief.

brière

Il est des livres qui donnent le vertige, qui peuvent même provoquer une sorte de nausée, comme le ferait un repas trop copieux, trop riche. C’est le cas de cette Presqu’île où il ne se passe pourtant rien, rien de rien. L’étrange et singulière qualité de Gracq est de faire parler les paysages, de leur donner corps, mieux encore, de leur donner une âme. Ce géographe fait écrivain est décidément un cas à part dans la littérature.

« Presqu’aussitôt qu’il eut tourné au bout de la ligne droite il sortit du marais et il aperçut, barrant la perspective, une bâtisse brune et massive, liserée d’un cordon de pierre blanche, qui était l’église sans clocher de Malassac. Tassée sur sa butte, la laide église décapitée, soulevait lourdement ses épaules veuves au-dessus du paysage. Simon songea que l’on voyait partout dans les marches de la Bretagne de ces bâtisses rechignées, brûlées sans doute au temps de la Chouannerie, rebâties hautes et larges, mais que des souscriptions trop mesquines avaient dû châtrer au dernier moment de leur clocher : espèces de silos liturgiques, de granges-aux-âmes, qui semblaient entreposer au rabais pour ces campagnes terreuses non le pain du ciel mais plutôt le foin. Puis il pensa que ces églises punissaient une des plus laides campagnes de France… »

Gracq transperce ainsi les paysages, et leur fait, en quelque sorte, rendre gorge. Les contraint à avouer leurs significations cachées, à livrer leurs secrets enfouis. C’est vertigineux. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes dans ce décor totalement privé de relief. La presqu’île pourrait être, d’une certaine façon, un roman d’apprentissage à la lecture du paysage. Une géographie humaine habillée de géographie physique.

Illustration : La Brière, Tour d’Hexagone à cheval. Elodie. 

de la servitude volontaire

Les après-midi pluvieuses ont leur vertu. J’ai ainsi joué aux étagères musicales ce samedi ans le bureau pour faire un peu de place à la littérature, qui explosait dans ses deux petites armoires, et offrir un refuge décent aux documents de travail. Exit donc l’Histoire, qui a trouvé asile dans le couloir, pour faire place à la philosophie et aux essais, et ouverture des colonnes littéraires aux auteurs sans domicile fixe.

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 On devrait ranger sa bibliothèque au moins une fois par an, la dégraisser régulièrement, comme le note Helène Hanff dans son merveilleux petit livre « 84, Charing Cross Road ». Ce que je n’ai pas manqué de faire, en sacrifiant quelques kilos d’Histoire hérités de ma précédente vie de bouquiniste. Ce nettoyage a plusieurs vertus, la moindre n’étant pas de redécouvrir certains titres oubliés ou fossilisés sous quelque couche sédimentaire. Et puis le fait de modifier la géographie d’une étagère renouvelle le regard porté sur les titres lorsque, le soir, on cherche un brin de compagnie.

 Sont ainsi remontés à la surface plusieurs ouvrages portés disparus depuis des mois, parmi la boétielesquels un tout petit bonhomme de bouquin le Discours de la servitude volontaire de La Boétie aux éditions Mille et une nuits, et La presqu’île de Julien Gracq. Je suis ravi d’avoir retrouvé ce discours, inlassablement acheté puis offert, que j’ai cherché en vain à plusieurs reprises. Ce texte, nous dit la quatrième de couverture de cette édition en français moderne « analyse les rapports maitre-esclave qui régissent le monde et reposent sur la complaisance, la flagornerie et l’humiliation de soi-même ».

 Pour peu que l’on accepte de transposer la tyrannie vers ce qu’il est convenu d’appeler – pour faire court- la société de consommation ou la société du spectacle (du pain et des jeux), ce texte n’a rien perdu de son actualité : « Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir. »

Je ne sais pas si ce discours peut parler aujourd’hui à un garçon de seize ans. Mais je vais essayer. Il a l’avantage d’être très court mais l’inconvénient de puiser ses exemples dans l’antiquité et demande un peu de souplesse intellectuelle. Mais sa force est d’avoir été écrit par un garçon de dix-huit ans, d’en conserver toute la fraîcheur et de faire de La Boétie une sorte de « Rimbaud de la pensée » comme le suggère Sèverine Auffret, la « traductrice » dans la postface. C’est osé, mais pas complètement infondé.

Illustration : bibliothèque maison, assemblage de planches de second choix teintées et cirées.

du café et des livres

Il est des lieux qui ont ce « je ne sais quoi » d’immédiatement attachant. La présence de livres y est, en général, pour beaucoup. Mais pas que. Une librairie, une bibliothèque peuvent être aussi glaciales qu’un supermarché. Un café, un salon de thé, peuvent être plus détestables qu’un fast-food. Le tout nouveau café-librairie « Les Bien-aimés », rue de la Paix à Nantes, est de ces lieux où l’on aimerait pouvoir se réfugier à chaque coin de rue. C’est Cathie Barreau, laquelle sort ces jours-ci un roman chez Buchet-Chastel, qui m’a fait découvrir l’établissement, ouvert en octobre, où nous avons préparé de concert la sortie de l’ouvrage au Lieu Unique.

les bien aimés

Le sourire de Géraldine, qui a monté avec Cécile ce projet un peu fou mais diablement bien pensé, n’a pas été la moindre des surprises. Géraldine, qui fut journaliste dans une vie antérieure, est en effet une de mes anciennes étudiantes. Cécile, elle, vient du cinéma. Et le nom de ce café-librairie « Les Bien-aimés » a été donné en référence à un film de Christophe Honoré.

« Les Bien-aimés » outre la référence au film, est en quelque sorte la profession de foi de cet établissement simple et discrètement chaleureux, tout en profondeur et en recoins, où les deux complices proposent uniquement les livres, les films, mais aussi les nourritures terrestres qu’elles aiment. Parce que l’on peut y prendre un café, un thé, mais aussi s’y restaurer. Pas d’office d’éditeurs ici. Pas de pression des diffuseurs, le catalogue de la maison procède d’une « subjectivité assumée » d’un parti pris maison, de bon aloi. J’y ai notamment trouvé les « Leçons sur Tchouang-Tseu » chez Arlea de Jean-François Billeter, que je recommande au passage.

Mais au-delà de la découverte d’un nouveau lieu, où j’aurai plaisir à passer un moment entre deux rendez-vous en ville, les « Bien-aimés » semblent d’entrée offrir quelque chose de plus. Au cours de mes deux premières visites j’y ai en effet croisé, sans l’avoir prémédité un instant, des personnages inattendus. Notamment Benjamin Gauducheau, un jeune journaliste qui a passé plusieurs années en Chine, et qui vient de publier un remarquable portrait d’un journaliste chinois « à l’école de la censure » dans la dernière livraison de la revue XXI.

Benjamin, qui n’est pas inconnu de ce blog, participera prochainement à une causerie sur la Chine à la librairie (le programme est sur le site). Le hasard me dira-t-on. J’ai la faiblesse de ne pas croire totalement au hasard. Mieux, de considérer que, quel que soit l’endroit où l’on vit, au fond de la campagne ou dans quelque obscure ville de province, il est toujours possible de faire des rencontres singulières. La meilleure preuve étant il y a quelques années la rencontre improbable avec Jean Rouaud (qui vient de sortir un nouvel opus) au fond de la brousse de Loire-Inférieure et qui a donné naissance à des rendez-vous littéraires de belle mémoire.

Les « Bien-aimés » font sans nul doute partie de ces lieux où des rencontres précieuses auront lieu. La simplicité la gentillesse et cette espèce de détermination tranquille que l’on sent dans le regard de Cécile et Géraldine en témoignent. Elles devront peut-être juste se garder de la compagnie des quelques fâcheux qui ne manquent pas de se manifester dans les endroits trop ouverts. Mais c’est un moindre mal. L’essentiel pour l’heure est de leur permettre d’atteindre un chiffre d’affaires qui les autorise à mener à bien cette aventure un peu folle mais tellement réjouissante.

Illustration lâchement piquée sur le site de la librairie

effet d’optique

Ne soyons pas trop dépensier en rapprochements historiques. Mais quand même. Une remarque m’a frappé hier lors d’un entretien avec un jeune architecte dans le cadre d’un travail de commande sur ce qu’il est convenu d’appeler les « industries culturelles et créatives ». Ce jeune homme a mis au point, en croisant son savoir-faire d’informaticien, sa fibre artistique et sa formation d’architecte, une technique inédite de sculpture de la lumière qu’il ne cesse de peaufiner. Il a notamment participé à l’habillage le palais du roi de Thaïlande à Bangkok.

Léonard« On en revient à la Renaissance, avant le moment où les sciences et l’art ont divergé. » lâche-t-il timidement. Ce garçon, qui a fait un choix radical après avoir obtenu son diplôme, celui de creuser un sillon singulier, fait partie de cette génération de jeunes gens qui mettent aujourd’hui au point dans les caves, les friches industrielles ou les appartements obscurs, des techniques inédites, des œuvres aujourd’hui inclassables, à la croisée des arts et du numérique.

Cette remarque a résonné avec l’entretien précédent, au cours duquel mon interlocuteur, initiateur d’un “laboratoire des arts et des technologies”, évoquait le changement de logiciel mental dans les cerveaux de la génération qui pointe, nourrie d’écrans, et familière d’outils dont nous découvrons laborieusement les possibilités. « Les ados ont décloisonné les spécialités, et conjuguent naturellement l’écrit, la musique, le son, la video, les arts graphiques avec une facilité déconcertante ».

Je pourrais également évoquer la découverte, au cours de cette enquête, de métiers par moi inconnus, comme les designers sonores, qui planchent sur la texture du son qui sera donné aux voitures électriques, ou évoquer les recherches discrètes qui sont faites pour équiper les cimetières de demain. On pourrait parler de l’arrivée annoncée des imprimantes 3D pour usiner les pièces en carbone des Airbus. Mais là n’est pas le propos.

Pour filer le rapprochement historique, on peut avoir le sentiment que nous ne sommes pas encore outillés pour regarder l’époque avec les bonnes lunettes. La Renaissance est une invention d’historiens. Elle ne se savait pas Renaissance, ne se lisait pas comme telle. La pile électrique a été inventée par Volta sous Bonaparte. Qui s’en préoccupait alors ?

Ce travail de commande est passionnant en ce qu’il met en lumière un mouvement qui se propage à bas bruit, loin des projecteurs de l’actualité. Il est passionnant en ce qu’il réconcilie recherche intuitive, préoccupation esthétique, culture académique (les laboratoires de recherche pluri-disciplinaires se multiplient entre écoles supérieures d’art et de technologie) et ingénierie numérique.

Et nos petits Français, qui sortent des écoles des beaux-arts, d’archi, de design, des écoles d’ingénieurs, nos geeks que l’on moque volontiers, ont une force singulière, celle de disposer – quoi qu’on en dise – d’un fonds culturel rare, de baigner dans un univers qui n’est pas exclusivement mercantile, ce qui leur permet de concevoir des jeux vidéos, des applications numériques, d’imaginer des outils qui conjuguent allègrement esthétique et inventivité technique.

La culture contribue sept fois plus au PIB que l’industrie automobile, relève une récente étude, basée sur les données de l’Insee. Edwy Pleynel lors des dernières rencontres de la presse en ligne, se disait persuadé que nous vivions une époque comparable à celle de la découverte de l’imprimerie, dont nous nous sommes incapables de mesurer les conséquences. Ces « industries culturelles et créatives » selon la dénomination du chercheur américain Richard Florida, sont peut-être en train de dessiner une époque qui ne connait pas encore son nom.

Fragments éphémères

C’est l’histoire d’un vieux routier de l’édition parisienne, Robert Dubois, à qui une jeune stagiaire offre une liseuse électronique pour consulter plus confortablement les manuscrits qui lui sont envoyés chaque semaine. Un cadeau qui va bouleverser la vie de cet éditeur en fin de carrière dont la maison est, comme toutes les autres de la place, confrontée à la crise de l’édition .

la liseuseC’est drôle, émouvant et plutôt bien écrit. Outre un tableau de moeurs de l’édition parisienne, quelques réflexions sur les manies des auteurs, le jeu des attachées de presse, celui des représentants, l’angoisse des libraires… ce petit roman sans prétention propose une réflexion amusée sur les évolutions possibles de l’écrit avec l’arrivée d’internet. Notre éditeur décide ainsi de se lancer dans l’aventure d’un nouveau medium en ligne, dont il confie la conception aux stagiaires de la maison, des jeunes gens issus de l’école normale supérieure ou de sciences po. Et ouvre des pistes aussi loufoques qu’inventives pour imaginer ce que sera demain notre rapport à l’écrit lorsque nous serons tous équipés de liseuses, de tablettes ou d’engins portables, comme celle de confier à de grands écrivains la tenue de chroniques quotidiennes, de devinettes ou de feuilletons.

La lecture de ce petit livre m’a donné, en ce début d’année, une idée pour élargir la géographie de ce blog et continuer à en explorer les possibilités, dans la limite des  mes maigres connaissances de l’outil. Il s’agit d’ouvrir une page éphémère pour soumettre, chaque jour si possible, au visiteur, une note extraite des carnets sur lesquels je relève depuis des années les passages, les saillies débusquées au cours de mes lectures. Cette citation sera accessible en cliquant sur la photo du carnet sur la colonne de droite (pour l’heure il faut cliquer sur le lien au pied de l’image).

Pour des raisons pratiques (il serait trop lourd et trop chronophage de créer une page chaque jour) cette citation sera éphémère et disparaîtra chaque fois qu’elle sera remplacée; il en ira de même pour les éventuels commentaires, prolongements ou réactions. Ce qui pourra peut-être laisser place à une plus grande spontanéité, à une plus grande liberté de ton. Nous verrons bien.

Je ne relaie pas ce papier sur les réseaux sociaux, histoire de tester pendant quelques jours cette configuration, et de l’améliorer au besoin. Au plaisir.

 

 

 

de l’inconvénient d’être lecteur

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Il est des années où, fauché, on parvient à trouver un libraire compréhensif qui vous offre discrètement l’agenda de la pléiade. Il en est d’autres où un retour à meilleure fortune permet de doubler le plaisir en achetant deux ouvrages de la collection, pour bénéficier sans scrupule aucun du précieux agenda, dont le cuir s’assouplira au fil des mois, pour finir en décembre tanné comme une bonne vieille chaussure.

Le choix des deux titres n’en reste pas moins délicat. Cette année, il s’est imposé sans trop d’états d’âme. Le premier volume de Casanova ayant rejoint les rangs de la bibliothèque dès sa sortie au printemps (notons au passage que cette édition définitive n’apporte pas les surprises annoncées), les deux volumes de Barbey d’Aurevilly ayant été acquis d’occasion cet été, la route était ouverte pour quelques découvertes suggérées dans cet atelier au fil des conversations.

 Les deux élus sont donc Jane Austen et Emil Cioran. Un rapprochement qui peut faire sursauter, convenons-en, puisqu’il ne répond à aucune logique, ne convoque aucune cohérence. Il répond juste à une manie du lecteur, celle d’alterner la lecture de romans et celle d’essais. Pour Cioran, nous attendrons d’ailleurs un peu. Il faut être bien campé sur ses assises pour affronter l’animal, au risque de finir plus vite qu’à son tour au fond de la Loire. Je n’en ai pas moins lu avec délectation « La tentation d’exister » et « de l’inconvénient d’être né » il y a quelques années.  cioran

 Pour l’heure, la vraie bonne surprise est Jane Austen, avec laquelle le lecteur impatient n’a pas pu s’empêcher de faire connaissance. Il s’imaginait une espèce de sœur Brontë, proposant quelque mélodrame glacial et déchirant dans des châteaux hantés balayés par les vents. Et il découvre une espèce de Cervantés en jupon, facétieuse et pleine d’esprit, qui semble justement s’amuser avec les codes du roman, notamment avec le roman « gothique » qui était en vogue à l’époque en cette fin de XVIIIe.

 Mais n’allons pas trop vite. Nous n’en sommes qu’aux premiers chapitres du premier roman «  L’abbaye de Nothanger », et laissons le fil se dérouler. Et puis peut-être céderons-nous, par la suite, aux injonctions amicales de quelques lectrices inconditionnelles de cet auteur essentiellement connu pour son best-seller « Orgueil et préjugés », qui invitent à lire Jane Austen en VO, en raison de la singularité de sa langue.

Nous verrons. En attendant, l’acheteur aveugle qui s’est muni de ces deux ouvrages, n’est pas mécontent de découvrir un point commun aux deux impétrants : une propension à manier l’humour, dans des registres complètement différents certes (j’entends déjà des hauts cris) qui augure de quelques sourires bienvenus, le soir au coin du poêle.

Illustration : Jane Austen (source inconnue)