Corriger à Nantes

L’heure est à la mise à jour du guide « S’installer à Nantes » dont la première édition date de juin 2011. La seconde paraîtra en novembre 2014. Ce « Nantes » était l’un des premiers titres d’une collection lancée par une jeune maison d’éditions parisienne « Héliopoles », qui trace depuis lors sa route avec intelligence et ténacité. La collection compte désormais une vingtaine de titres, parmi lesquels Londres et Montréal, mais aussi Lorient et Mulhouse.

nantesL’exercice est à la fois passionnant et délicat : il s’agit de présenter une ville à des lecteurs qui souhaitent s’y installer durablement. Leur donner les clefs, en quelque sorte, leur expliquer les mentalités, les usages, mais aussi balayer tous les champs de préoccupation d’un nouvel arrivant (le logement, l’école, le commerce, les déplacements, la culture, les loisirs …). L’avantage est qu’il ne s’agit surtout pas d’un guide touristique. On peut donc, quand c’est justifié, dire du mal, évoquer les points faibles de la ville, les mauvais plans, les embouteillages…

La géographie d’une ville étant le fruit de son histoire – c’est particulièrement vrai pour Nantes où les comblements de la Loire ont bouleversé la physionomie du centre – j’ai pris un grand plaisir lors de la rédaction de la première mouture à esquisser l’histoire de cette ville, qui fut longtemps l’un des premiers ports du royaume (ce qui explique que l’on y délivre encore les passeports). Ce ne sera malheureusement pas la partie la plus importante à retoucher, la lecture de l’histoire du XVIIIe ayant peu bougé depuis 2011.

En revanche, il va falloir vérifier les horaires, les adresses, les téléphones des commerçants, des crèches et des piscines. Pas très excitant, me direz-vous. Je vais pourtant le faire avec plaisir, après avoir sacrifié au rite d’une petite séance de travail à Paris, avec Zoé et Christophe, mes éditeurs. La maison ne roule pas sur l’or, mais elle conduit cette collection avec une conviction, un humour, un entrain qui réconcilierait le plus cossard des auteurs avec le travail.

Allez, une petite louche pour donner l’ambiance (le premier qui m’allume pour avoir ouvert sur Julien Gracq est à l’amende d’une citation plus évocatrice) :

« Ni tout à fait terrienne, ni tout à fait maritime : ni chair, ni poisson… » La formule de Julien
Gracq sied bien à Nantes. Ville portuaire, place de négoce, la cité des Ducs chère à l’écrivain de Saint-Florent-le-Vieil est tournée d’un côté vers l’océan, de l’autre vers la vallée de la Loire. Ni totalement bretonne, ni vraiment vendéenne, partagée entre les toits en ardoise au nord et les premières tuiles au sud, Nantes est un carrefour entre terre et mer, une ville d’échanges, à l’image des ports d’estuaire du nord de l’Europe, dont elle fut longtemps la rivale. Les multiples influences qui ont marqué son histoire, venues d’Espagne, de Hollande ou des Antilles, en font une cité ouverte, quelque peu détachée de son arrière-pays. Nantes, première agglomération urbaine de l’Ouest – 600 000 habitants – est une ville en soi. Il n’y a pas d’accent nantais, pas d’identité affirmée non plus, on est Nantais par adoption, par choix, peu importe d’où l’on vient. On y retrouve toutefois une manière de vivre propre aux gens de l’Ouest, qui se traduit par une certaine réserve de prime abord mais s’estompe rapidement quand la confiance est installée.

Bonne semaine sous le soleil, et si vous avez des bons plans à signaler, n’hésitez pas.

de l’art de virer un journaliste

Patron de presse n’est pas un métier facile. Comment virer un pigiste* à qui l’on n’a pas grand-chose à reprocher sinon un billet impertinent sur un blog improbable, tout en s’asseyant sur le droit du travail. La solution est un peu byzantine mais peut s’avérer efficace. Il suffit de faire comme si de rien n’était et de ne plus lui donner de travail. Juridiquement, l’animal ne peut rien reprocher à son employeur, il est toujours officiellement collaborateur du support, comme en atteste sa présence dans la liste des journalistes maison. Il suffit de laisser s’éteindre progressivement ses revenus pour qu’il ne puisse plus arguer d’une collaboration régulière (l’une des particularités du statut de journaliste-pigiste étant que ses bulletins de paie font office de contrat de travail).

le point

En publiant le 14 février, un billet d’humeur intitulé « Les sous-doués de la presse parisienne » dont les familiers de ce blog se souviennent peut-être, je ne méconnaissais pas le risque de déplaire à la rédaction parisienne du Point, pour laquelle je travaille – travaillais devrais-je dire – depuis plus de douze ans. Mais je ne m’imaginais pas que les choses prendraient une tournure aussi curieuse : viré dans les faits mais non pour la galerie. La rédaction en chef du Point n’est pas avare de critiques acerbes à l’égard de la terre entière, mais supporte très mal la critique à son auguste encontre, sans oser l’avouer.

Bien que l’on ne m’en ait pas informé, mon affaire était pliée au lendemain de la publication du billet (je suis au passage flatté par la puissance de feu de ce modeste blog). Cet impertinent devait être licencié sans autre forme de procès. Problème toutefois : quel motif allait-on invoquer ? Douze années de collaboration régulière attestée par autant de bulletins de paye, sans pouvoir arguer d’une faute grave, voilà qui risquait de faire grimper l’ardoise des indemnités. La meilleure solution était donc de ne pas bouger et de faire comprendre, en creux, au coupable, qu’il était désormais indésirable.

Intrigué par ce licenciement qui ne disait pas son nom, j’ai dans un premier temps tenté d’en savoir plus auprès de mon chef de service, sans succès. Silence radio. Je viens de mener une petite enquête qui confirme le scénario : « Tu n’es pas officiellement viré parce qu’ils ne veulent pas te payer d’indemnités. Ils jouent la montre. » Mes amis pigistes me conseillent de monter au créneau, bulletins de paye en bandoulière et lettres recommandées au poing. Je ne le ferai pas. Pour avoir déjà mené un combat comme celui-ci, je sais toutes les prises de tête, les nuits sans sommeil qu’impliquent une guerre de tranchées. Montaigne a raison quand il dit qu’il vaut souvent mieux « perdre sa vigne que la plaider ».

Et puis me lancer dans une procédure m’aurait muselé. Le droit est une matière subtile, où l’intox joue un grand rôle. Alors qu’aujourd’hui je peux allègrement me libérer d’une étiquette devenue de plus en plus pesante, de plus en plus infernale à assumer. Les patrons du Point, reclus dans leur tour d’ivoire, avenue du Maine, ne le mesurent pas encore mais, à coup de Unes grotesques et méprisantes, l’image du journal s’est singulièrement dégradée ces dernières années. Confessons-le : je serai content de ne plus y être associé quand le journal aura l’amabilité de me rayer de ses tablettes.

 

*Le pigiste est un journaliste indépendant payé à la ligne.

 

La com à l’épreuve des réseaux

On en apprend un peu plus chaque année sur les arrière-cuisines du web lors de la restitution des travaux et le retour de stage des étudiants qui se destinent aux métiers du numérique. Les familiers de ce blog se souviennent peut-être de la mise en lumière l’an dernier des “fermes de contenus” dans le champ du journalisme.

Cette année, le plus frappant est sans doute l’installation durable des réseaux sociaux dans l’univers de la communication. Le phénomène est en train de bouleverser les usages, les techniques et les stratégies d’un secteur jusqu’alors à l’abri de l’interactivité.

trains

Expliquons-nous. Entreprises, institutions, associations s’appuyaient jusqu’à présent sur des techniques assez classiques pour faire passer leurs messages. Newsletters, sites internet, publications papier, affichage, flyers, relations presse, évènements, encarts publicitaires… étaient l’arsenal habituel de tout communicant chargé de promouvoir une structure, qu’il s’agisse d’un organisateur de spectacles, d’un éditeur de livres ou d’une Caisse d’allocation familiales (tout le monde communique désormais).

Les réseaux sociaux, les blogs et l’apparition de la « société de la recommandation » sont en train de faire exploser cette communication verticale entre l’émetteur d’un message (la structure) et le récepteur (le blaireau). La publicité conserve certes une puissance de persuasion redoutable en faisant vibrer la corde du désir, mais elle ne suffit plus. On se fie désormais de plus en plus aux recommandations de ses « amis », on aime partager ses coups de cœur, confronter ses avis, ses opinions. On cherche des informations sur les forums de discussion pour vérifier la fiabilité de tel ou tel produit, de tel ou tel service.

sncfCertaines entreprises semblent terrorisées par ces nouveaux usages et se placent sur la défensive en payant des services pour soigner leur « e-réputation », chasser tous les messages négatifs qui pourraient apparaître sur le web. Toute leur politique de communication peut en effet se trouver discréditée par une révélation embarrassante d’un employé sur facebook ou sur twitter, un message dévastateur, comme celui-ci, génial, intitulé cher Crédit Mutuel, posté sur youtube. Elles se placent donc sur la défensive, pour essayer de soigner son e-réputation.

L’une des solutions venue à l’esprit des communicants a consisté, dans un premier temps, à allumer des contre-feux en ouvrant des comptes sur les réseaux, où il est expliqué que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sans grand succès : les comptes des institutions ne sont pas fréquentés, ou s’ils le sont c’est de manière artificielle en « achetant » des faux amis (on peut le faire !) par paquets. Un artifice qui ne trompe pas grand monde.

On fait donc de plus en plus appel à des professionnels, des « community managers » un métier apparu récemment et en plein développement, des jeunes gens en général, qui sont chargés d’animer les communautés et de faire vivre une certaine forme d’interactivité. Leur métier consiste à poster des messages positifs, à entretenir une convivialité maîtrisée sur les réseaux, à draguer sur les forums pour ramener du trafic sur le site internet de la maison qui les emploie, bref à se substituer aux vecteurs classiques de la communication pour séduire une classe d’âge qui ne lit plus les journaux, regarde peu la télé et échappe ainsi aux radars conventionnels.

C’est le côté obscur de la force. Mais ce métier peut aussi se révéler précieux pour dynamiser une structure, faire partager une expérience, une histoire, à l’image de ce qu’a fait une étudiante pour promouvoir un théâtre. En ouvrant les rideaux sur la genèse d’une création, en instaurant un dialogue avec les abonnés, en conversant sur facebook avec les enfants venus visiter le théâtre, elle a popularisé, donné envie et convaincu un large public de fréquenter la salle pour laquelle elle travaillait.

Mieux, une autre étudiante, férue de musiques nouvelles, en stage dans un café-concert à Paris, a bluffé son monde en doublant la fréquentation du lieu grâce à un habile management sur les réseaux sociaux (twitter en appel, facebook en plate-forme). Elle n’a rien moins que créé son emploi (mais est quand même venue passer son exam).

D’évidence quelque chose est en train de changer dans le monde de la com. Le récepteur de messages ne veut plus être un simple réceptacle d’informations ou d’émotions, il souhaite interagir, critiquer, donner son avis au besoin, et les gourous de la com et de la publicité vont désormais devoir tenir compte de cette nouvelle donne. Ce n’est pas si simple parce que le “commmunity management” est gourmand en personnel, exigeant (il doit faire appel à des modérateurs malins et cultivés). Il y aura donc des morts, comme dans la presse, et de nouveaux arrivants. Mais ce qui est sans doute le plus réjouissant (sans pour autant faire preuve de naïveté, l’intox a encore de beaux jours devant elle) c’est qu’une certaine forme de rigidité formelle, de verticalité, de condescendance, a vécu.

Illustrations : wingz.fr, tweet SNCF engineering.

un peu d’air

Hoedic

 

Machine débranchée, modération activée… quelques bords vivifiants en perspective avec Hoëdic en ligne de mire. Réouverture de l’atelier le 11 ou 12 juin. Portez-vous bien. Ph.

 

Illustration : île d’Hoëdic, wiki

 

 

 

 

de la cigarette

Le Monde nous apprend que la planète compte 1,3 milliards de fumeurs. Rapporté à la population adulte, cela peut sembler élevé mais c’est tout à fait plausible au regard du nombre impressionnant de fumeurs en Afrique et en Asie, notamment la Chine. C’est dingue comme les Chinois fument, leurs cigarettes sont – au demeurant – assez bonnes.

cigJe fais partie de ces 1,3 milliards de fumeurs. C’est mal. Je n’en disconviens pas. Et comme 90% des fumeurs je me passerais volontiers de cette redoutable addiction. J’ai d’ailleurs arrêté pendant sept ans, pour reprendre, comme un imbécile, en Inde, où l’on vend les cigarettes à l’unité.

Pour autant, si je ne revendique pas cette manie, je n’en suis pas moins de plus en plus exaspéré par le discours moraliste et manichéen des autorités sur le sujet. « Fumer tue » est-il écrit sur les paquets de cigarette, sur lesquels on exhibe les tumeurs les plus affreuses. Ce qu’on se garde bien de faire sur les bouteilles de rouge. Pourtant l’alcool, produit addictif s’il en est, tue autant que le tabac, sinon plus.

Ce moralisme nous vient, curieusement, des Etats-Unis, le pays qui a été le premier à valoriser le tabac, puis à le saupoudrer insidieusement de substances addictives. Pays qui est devenu le plus intolérant sur le sujet, comme il le sera vraisemblablement dans le futur pour l’obésité, qu’il aura pourtant contribué à exporter avec ses sodas. Mais passons.

Ce qui m’exaspère le plus dans le discours officiel c’est l’angélisme des arguments : fumer est une tare, c’est mal, c’est dangereux, il faut donc arrêter et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Comme si 1,3 milliards de personnes se soumettaient à cette habitude pour le seul plaisir de se suicider et d’empoisonner la vie de leurs contemporains.

C’est un peu plus compliqué que ça. Outre le fait que c’est un plaisir, le tabac est un régulateur d’humeur extrêmement précieux pour les fumeurs qui, pour la plupart, n’ont pas besoin de recourir à des excès alimentaires ou à des régulateurs chimiques pour faire face aux aléas de la condition humaine.

Et arrêter de fumer, je peux en témoigner, n’est pas anodin, comme on se garde bien de le signaler aux candidats. Cela bouscule le métabolisme et provoque de sérieux désordres physiologiques. L’organisme, rompu à un certain équilibre, se rebelle pendant des années et se dérègle par ailleurs : l’appétit, c’est bien connu, se réveille dangereusement et le sommeil est troublé, dans le meilleur des cas. Souvent des dérangements étonnants peuvent surgir, qui sont liés à la physiologie de chacun, à la façon dont l’organisme a de se défendre contre ce qu’il considère comme un déséquilibre.

Du point de vue psychologique, le plus grand trouble provient du dérèglement du temps. Pour un fumeur, le temps est l’espace qui se déroule entre deux cigarettes. Pour un fumeur abstinent (on reste fumeur toute sa vie) le temps devient un tapis infini qui n’est plus rythmé que par les repas. Il est évidemment possible de s’arrêter, mais ce n’est pas aussi innocent qu’on veut bien le laisser croire.

« La liberté, c’est de pouvoir toute chose sur soi » disait Montaigne. Ce principe m’a aidé à tenir pendant des années. Et aujourd’hui je dois convenir avoir renoncé à une partie de ma liberté. Mais, curieusement, la chasse aux fumeurs, le mépris public dans lequel ils sont tenus, modifie peu à peu cette perspective. Il y a comme une fraternité du défi dans le regard de deux fumeurs inconnus qui se retrouvent sur un trottoir pour en griller une. Une sorte de pied-de-nez au moralisme ambiant qui sacrifie une à une les libertés au nom de la sacro-sainte sécurité.

Ce billet n’est évidemment pas un appel au crime. Le plus simple reste de ne pas commencer. Mais la société gagnerait, me semble-t-il à adopter un discours un peu moins vindicatif à l’égard des fumeurs. Un peu plus en phase avec la réalité aussi. Le tabac est une substance qui a accompagné l’humanité depuis des temps immémoriaux (en Occident c’est plus récent, certes). Son usage a été encouragé par les autorités (qu’on se souvienne des Troupes distribuées aux militaires) dopée par le commerce, le cinéma et la publicité, sa composition sciemment modifié par les industriels. Fumer modérément du vrai tabac (100% tabac devient aujourd’hui un argument commercial, on croit rêver) n’est pas nécessairement une tare. Amis fumeurs, même si demain j’arrête, c’est promis, vous conservez toute ma considération.

Pas de mémoire sans oubli

La mémoire est essentiellement constituée d’oubli. La preuve, je ne me souviens plus qui a dit ça.  Ce qui est sûr c’est qu’il est impossible de vivre sans oublier, comme le montre Borges dans une de ses nouvelles les plus vertigineuses, où le héros se souvient de tout, de chaque feuille d’un arbre, de chaque mot de l’histoire naturelle de Pline, et qui finit par s’enfermer dans une pièce vide pour sortir de l’enfer d’une mémoire qui le dévore.

arbre remarquable

Chacun sait que notre mémoire est sélective, infidèle et créatrice. Nos souvenirs sont soumis à nos humeurs, se façonnent avec le temps, se modèlent, parfois se réinventent. Un bon exercice pour s’en convaincre est de relire un livre à quelques années d’intervalle. On découvre bien souvent un autre ouvrage, qui résonne différemment en nous, et peut parfois nous raconter une autre histoire.

Si, comme le disait Proust – de mémoire -, l’identité d’un individu, c’est sa mémoire, l’histoire de sa vie telle qu’il se la raconte à lui-même – on doit convenir que l’identité est une construction subjective. Internet est, insidieusement, en train de modifier les choses. Il n’est pas certain que nous ayons pris toute la mesure de ce que cela signifie. La récente admonestation de l’Union Européenne à l’égard de Google devrait pourtant nous alerter. En l’état actuel, nous ne sommes plus les pilotes de notre mémoire, le récit de notre vie telle que nous nous la racontons à nous-même, pour reprendre Proust, ou telle que nous la racontons aux autres, fait progressivement place à des algorithmes souverains, qui décident pour nous ce qui a de l’importance ou non.

En soi, le fait que nous ayons été pris en photo au cours d’une soirée arrosée il y a dix ans, que nous ayons dévoilé nos opinions politiques il y a cinq ans sur un forum de discussion, n’est pas dramatique. Mais il est des informations d’ordre intime ou familial que l’on peut souhaiter ne pas partager avec tout le monde. On peut être l’objet de la désinvolture de tel ou tel interlocuteur, de telle ou telle administration, ou plus embarrassant d’un acte de malveillance délibérée.

Le problème avec les algorithmes est qu’ils ne réfléchissent pas. Ils ont une logique quantitative et font monter en référence les liens les plus consultés. Or, tout journaliste le sait : les mauvaises nouvelles ont toujours plus de succès que les bonnes. Donc mécaniquement, elles montent plus sûrement dans les moteurs. J’en ai fait l’expérience il y a quelques années avec un papier sur un forum, qui me traitait rien moins que de « révisionniste » pour une phrase maladroite écrite dans un bouquin sur l’immigration bas-bretonne à Saint-Nazaire.

Ce « révisionniste » est resté gravé dans le marbre pendant quatre ans jusqu’à ce que je trouve la parade. Ce n’est pas très grave, tout journaliste, tout auteur, s’expose et c’est la loi du genre. Pour autant la pérennité et la disponibilité d’informations qui peuvent porter atteinte à l’intégrité d’un individu, d’éléments biographiques obsolètes, de données de vie privée, posent à mon avis question. La mention de condamnations en justice est par exemple problématique. Si la justice, dans sa grande sagesse, a prévu des délais de prescription, les informations diffusées sur internet échappent à tout contrôle. Ainsi, en l’état actuel des choses, les données débusquées par google sur un individu, avec ou sans son accord, resteront disponibles en ligne ad vitam aeternam. Il me semble qu’on ne mesure pas ce que cela signifie à terme sur la construction de l’identité des générations qui arrivent.

 

Illustration : arbres remarquables

 

Montaigne, la vie sans loi

« Or les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens qui en haine d’équalité ont faute d’équité. Mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus. Il n’est rien si lourdement et largement fautier que les lois, ni si ordinairement. Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit pas justement par où il doit. »

montaigne

Il faut attendre la page 175 du Montaigne de Pierre Manent, qui vient de paraître chez Flammarion, pour lire ce troublant passage des Essais (III, 13) et enfin toucher des yeux la promesse du livre, sous-titré « La vie sans loi », formulée sur la quatrième de couverture : « Montaigne est engagé dans une entreprise de recomposition des autorités, dont le moi de chacun de nous voudrait être l’heureux héritier. Il faut entrer dans son atelier pour découvrir ce que cette entreprise comporte d’audace et de ruse, de vertu et de vice, de vérité et de mensonge. »

S’il ne remplit pas sa promesse, la vertu de cet ouvrage, un brin laborieux, qui s’égare trop souvent du côté de Pascal et de Rousseau, est ailleurs. Elle est de déminer les Essais, de faire la part entre les concessions accordées à l’époque, les facéties, et l’incroyable liberté de penser que s’accorde Montaigne. Pierre Manent nous propose, en quelque sorte, une lecture au second degré des Essais, ainsi que le note Patrick Rodel : « Des étapes autrefois admises qui jalonnaient le parcours de Montaigne du stoïcisme au scepticisme en passant par l’épicurisme, il ne reste plus grand chose dans la lecture que nous propose Manent. Ce qui semble l’emporter c’est une destruction, pour ne pas dire une déconstruction, du projet philosophique qui, depuis l’Antiquité et Socrate, tend à ordonner la pensée et la vie humaines sous l’autorité de la raison. »

De fait, et c’est ce qui fait toute la modernité de Montaigne, qui saute allègrement au-dessus des Lumières si l’on peut dire, le vieux Gascon n’accorde guère plus de crédit à la raison, à la construction philosophique qu’à la religion (en dépit des précautions diplomatiques qu’exigeaient l’époque). Montaigne est un intuitif, qui fait la part belle au corps, aux sens. « Puisqu’on ne peut simplement croire les sens comme les épicuriens, ni les congédier comme les stoïciens : « il n’y a point de science ». Les sens troublent l’entendement et sont troublés par les passions de l’âme, de sorte qu’ultimement, et toute notre ignorance se rassemble pour ainsi dire en ce point, nous ne savons pas si nous dormons ou si nous veillons. »

Il y aurait donc du Tchouang Tseu dans Montaigne. Ce n’est pas complétement idiot. Cet essai de Pierre Manent nous montre, à tout le moins – comme le rappelle le long passage sur la condition animale – que Montaigne n’a pas dit son dernier mot, que les Lumières ont peut-être investi un peu abusivement dans la raison humaine, qu’un peu d’humilité ne serait pas inutile. C’est une bonne nouvelle.

Montaigne, la vie sans loi, Flammarion, 366 p. 22€.

une lecture politique de Houellebecq

Les deux dernières grandes manifestations populaires qui ont défrayé la chronique, celle contre le mariage pour tous et celle, samedi, contre la politique économique jugée trop libérale du gouvernement, renvoient à nos représentations archétypales de la droite et de la gauche. La droite serait conservatrice en matière de mœurs et libérale en matière économique. A l’inverse la gauche serait libérale en matière de mœurs et antilibérale en matière économique.

Michel Houellebecq

J’aime beaucoup Michel Houellebecq en ceci qu’il fait exploser ces représentations. Ce qui le rend inclassable politiquement et particulièrement agaçant aux yeux d’un grand nombre de lecteurs. Expliquons-nous. Dans Extension du domaine de la lutte, redoutable petit bouquin, Houellebecq met en lumière, avec la crudité qui le caractérise, la misère sexuelle contemporaine. Misère sexuelle qui n’est pas liée à une quelconque misère économique puisque son personnage principal est ingénieur. L’auteur pointe, avec l’ironie et le cynisme qui le caractérisent, la « loi du marché » sexuelle qui prévaut depuis la libéralisation des mœurs à la fin des années soixante, loi du marché qui fait des moches et des gros, plus que des pauvres, les nouveaux parias de la société. Parias qui errent dans les coursives du sexe tarifé pour trouver leur consolation.

C’est très bien vu, et c’est ce qui fait à mes yeux, la modernité de Houellebecq. Dans son dernier roman La carte et le territoire Houellebecq s’amuse cette fois avec la loi du marché de l’art, dont il pointe avec délices, les dérives économiques. Il épingle également la folie de la société de consommation, qui interdit à son héros de retrouver d’une année sur l’autre les vêtements qu’il aime, qui ne sont plus fabriqués au nom du culte imbécile de la nouveauté. La fin du roman est absolument délirante, et montre de quelle manière la fortune peut conduire à la folie. Ce roman, que j’ai lu sur le tard, exaspéré par le tintamarre médiatique provoqué à sa sortie, est une vraie réussite, où le cynisme des ouvrages précédents a fait place à une savoureuse ironie.

Le côté inclassable, agaçant, déstabilisant, de Houellebecq proviendrait ainsi du fait que l’auteur des Particules élémentaires serait de droite en matière de mœurs mais de gauche en matière économique, comme le relève un récent colloque consacré à son œuvre. C’est un peu rapide certes, mais pas idiot. Les individus de ce bois ne doivent pas être très nombreux, mais ils ont le mérite d’interroger nos représentations et sont l’incarnation d’une précieuse liberté de penser.

Photo : Paris-Match

Rwanda : la guerre qui ne dit pas son nom

Sorte de Fabrice à Waterloo, il se trouve que j’arpentais l’Afrique des grands lacs en novembre 1991, au début de la crise Rwandaise, avec l’intention de poser mon sac sur les bords du lac Kivu. Visa refusé à Bujumbura, la capitale du Burundi voisin, j’ai dû me résoudre à survoler Kigali pour filer directement sur Entebbe, en Ouganda.

homme blancJe n’entends, depuis lors, jamais sans émotion évoquer le génocide qui s’est produit trois ans plus tard dans ce pays longtemps réputé pour être une région bénie des dieux. Et si l’heure est aujourd’hui à la Mémoire, il faudra sans doute encore un peu de temps pour que l’Histoire fasse la part des choses et permette d’établir les responsabilités dans cet effroyable déchaînement de violence. Trop d’acteurs sont encore en scène, de part et d’autre, à commencer par Agathe Habyarimana, la veuve du président assassiné, toujours réfugiée en France, et Paul Kagame, l’actuel président du pays. Trop d’intérêts inavouables sont encore en jeu.

Quelques éléments de contexte ne sont toutefois pas superflus, qui permettent à tout le moins de replacer ce drame dans son histoire et sa géographie. Et on sait à quel point Mitterrand, en particulier sur la fin de son deuxième mandat était obnubilé par l’Histoire.

Le Rwanda et le Burundi, issus du démantèlement d’une colonie allemande à la fin de la première guerre mondiale, ont longtemps été placés sous protectorat belge et étaient situés à la charnière du monde francophone et anglophone (entre le Congo Belge, aujourd’hui la RDC, francophone, et l’Ouganda anglophone). En 1990, le Rwanda et le Burundi étaient en quelque sorte des postes avancés de la sphère d’influence française en Afrique de l’Est, qui bénéficiaient d’une monnaie convertible en francs.

Mitterrand, qui connaissait bien son Histoire, avait en mémoire la crise de Fachoba, en 1898, qui, au moment du partage de l’Afrique, avait privé les Français de leur grand rêve – relier la côte occidentale à la côte orientale du continent – au profit des Anglais, lesquels souhaitaient, de leur côté tracer une verticale reliant l’Egypte à l’Afrique du Sud. Sa lecture du conflit Rwandais était une lecture géopolitique. Si le FPR, venu d’Ouganda, prenait le pouvoir à Kigali, le Rwanda allait, de son point de vue, inévitablement basculer dans la sphère anglophone, ce qui s’est d’ailleurs produit.

Ceci explique sans doute en partie l’aveuglement du vieux Président, qui n’a pas su ou voulu voir la préparation des événements du printemps 1994, même si, il est utile de la rappeler, l’armée française n’était plus présente es qualité au Rwanda au moments des faits puisqu’elle avait quitté les lieux en décembre 1993.

Une autre donnée est, me semble-t-il, à prendre en compte dans la lecture de ces événements tragiques : le contrôle des richesses naturelles de l’Est du Congo. Cette région est l’objet de convoitises de toutes les grandes compagnies occidentales. C’est en effet l’une des régions du monde les plus riches en métaux précieux et en terres rares. Il ne fait plus guère de doute que les rebelles qui contrôlent aujourd’hui cette région sont armés par le Rwanda de Kagame, qui tire là l’essentiel de son revenu.

Il est extrêmement compliqué de faire la part des responsabilités dans ce jeu à multiples acteurs et plusieurs échelles, où les grandes puissances jouent leur partition, en premier lieu dans le champ économique, continuant à ponctionner allègrement les richesses du sous-sol Africain. Mais on le verra dans les années qui viennent, l’enjeu linguistique n’est pas marginal pour les occidentaux sur un continent en pleine explosion démographique. Rappelons que la seconde ville francophone du monde est désormais… Kinshasa.  Et la lutte d’influence entre l’anglais et le français semble reprendre le la vigueur en Afrique, comme en témoigne l’étonnante étude publiée le mois dernier à l’occasion du sommet de la francophonie.

Illustration : L’homme blanc, éditions Joca Seria. Récit de voyage en Afrique de l’Est.