Pas de mémoire sans oubli

La mémoire est essentiellement constituée d’oubli. La preuve, je ne me souviens plus qui a dit ça.  Ce qui est sûr c’est qu’il est impossible de vivre sans oublier, comme le montre Borges dans une de ses nouvelles les plus vertigineuses, où le héros se souvient de tout, de chaque feuille d’un arbre, de chaque mot de l’histoire naturelle de Pline, et qui finit par s’enfermer dans une pièce vide pour sortir de l’enfer d’une mémoire qui le dévore.

arbre remarquable

Chacun sait que notre mémoire est sélective, infidèle et créatrice. Nos souvenirs sont soumis à nos humeurs, se façonnent avec le temps, se modèlent, parfois se réinventent. Un bon exercice pour s’en convaincre est de relire un livre à quelques années d’intervalle. On découvre bien souvent un autre ouvrage, qui résonne différemment en nous, et peut parfois nous raconter une autre histoire.

Si, comme le disait Proust – de mémoire -, l’identité d’un individu, c’est sa mémoire, l’histoire de sa vie telle qu’il se la raconte à lui-même – on doit convenir que l’identité est une construction subjective. Internet est, insidieusement, en train de modifier les choses. Il n’est pas certain que nous ayons pris toute la mesure de ce que cela signifie. La récente admonestation de l’Union Européenne à l’égard de Google devrait pourtant nous alerter. En l’état actuel, nous ne sommes plus les pilotes de notre mémoire, le récit de notre vie telle que nous nous la racontons à nous-même, pour reprendre Proust, ou telle que nous la racontons aux autres, fait progressivement place à des algorithmes souverains, qui décident pour nous ce qui a de l’importance ou non.

En soi, le fait que nous ayons été pris en photo au cours d’une soirée arrosée il y a dix ans, que nous ayons dévoilé nos opinions politiques il y a cinq ans sur un forum de discussion, n’est pas dramatique. Mais il est des informations d’ordre intime ou familial que l’on peut souhaiter ne pas partager avec tout le monde. On peut être l’objet de la désinvolture de tel ou tel interlocuteur, de telle ou telle administration, ou plus embarrassant d’un acte de malveillance délibérée.

Le problème avec les algorithmes est qu’ils ne réfléchissent pas. Ils ont une logique quantitative et font monter en référence les liens les plus consultés. Or, tout journaliste le sait : les mauvaises nouvelles ont toujours plus de succès que les bonnes. Donc mécaniquement, elles montent plus sûrement dans les moteurs. J’en ai fait l’expérience il y a quelques années avec un papier sur un forum, qui me traitait rien moins que de « révisionniste » pour une phrase maladroite écrite dans un bouquin sur l’immigration bas-bretonne à Saint-Nazaire.

Ce « révisionniste » est resté gravé dans le marbre pendant quatre ans jusqu’à ce que je trouve la parade. Ce n’est pas très grave, tout journaliste, tout auteur, s’expose et c’est la loi du genre. Pour autant la pérennité et la disponibilité d’informations qui peuvent porter atteinte à l’intégrité d’un individu, d’éléments biographiques obsolètes, de données de vie privée, posent à mon avis question. La mention de condamnations en justice est par exemple problématique. Si la justice, dans sa grande sagesse, a prévu des délais de prescription, les informations diffusées sur internet échappent à tout contrôle. Ainsi, en l’état actuel des choses, les données débusquées par google sur un individu, avec ou sans son accord, resteront disponibles en ligne ad vitam aeternam. Il me semble qu’on ne mesure pas ce que cela signifie à terme sur la construction de l’identité des générations qui arrivent.

 

Illustration : arbres remarquables

 

10 réflexions sur « Pas de mémoire sans oubli »

  1. Gaëtan

    La presse papier décline mais de curieuses expériences éditoriales renouvellent le genre et pourraient à nouveau donner l’envie de se déplacer jusque chez son marchand de journaux. Le 1 hebdo est de ses expériences inventives. Le numéro de cette semaine traite justement (et uniquement, c’est l’une de ses originalités) du sujet de ton billet : le big data et l’anonymat.

  2. retourautexte

    “Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible,
    ont le doigt nous menace et nous dit : “souviens-toi”!
    […]
    Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
    Chuchote : Souviens-toi! […]

    Remember!Souviens-toi! prodigue! Esto memor!
    (Mon gosier de métal parle toutes les langues)
    Les minutes, mortel folêtre, sont des gangues
    Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or!

    Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
    Qui gagne sans tricher, à tout coup! c’est la loi,
    Le jour décroit ; la nuit augmente ; souviens-toi!
    le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
    [….]

    Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Spleen et Idéal. LXXXV. L’horloge

    C’est le même qui dit : “J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans”.
    La mémoire n’est pas tant constituée d’oublis que l’oubli est la condition de possibilité même de la mémoire sommée de lutter contre.

  3. Philippe Auteur de l’article

    Evidemment Eric. J’ai failli faire un paragraphe sur “l’homme, ce misérable petit tas de secrets” comme disait Malraux (secrets, qui, paradoxalement, recouvrent des choses plus partagées et plus communes que chacun ne l’imagine, les psychanalystes pourraient en témoigner) mais je risquais de m’embarquer un peu loin (un papier un angle, coco !). Mais cette transparence systématique pose le problème du sac à dos de petits secrets que chacun transporte sur son dos, en le déposant quand il est trop lourd chez le curé ou le psy, voire en le noyant dans les liqueurs. L’oubli, conscient ou non, a entre autres vertus, celle de faire respirer la mémoire.

  4. Eric Chalmel

    Si comme disait Proust l’homme est sa mémoire, je pense que celle-ci ne va pas sans la notion de secret – ne serait-ce que pour éviter de mettre trop de soi sur la Toile. Mémoire et transparence = danger ?

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