Le Malais de Magellan 6

6 – Jeanne d’Albret

La cour de Marguerite cour en visite au château de Longrai. Clément aux petits soins pour la nouvelle chambrière. La jeune fille séduite par la virtuosité du poète. Une nuit dans la garde-robe.

« Dites-moi Clément, pourquoi la petite Jeanne ne suit-elle pas sa mère en Navarre ? demande soudain Louise à Clément. J’entends que la duchesse ait placé sa fille en nourrice à Longrai pour être au calme dans son logis d’Alençon, mais je ne comprends pas cette longue séparation, qui va nécessairement durer des mois, peut-être des années. » « C’est parce que vous n’entendez rien à la politique »,  lui répond le premier valet de la reine de Navarre alors qu’ils chevauchent de conserve à l’arrière de la petite troupe qui se rend au château de Longrai « les princes et les princesses ne disposent pas de leur personne, encore moins de leur famille. Ce n’est pas une simple coquetterie d’avoir évoqué « la mignonne de deux rois » dans le poème que j’ai écrit à sa naissance. La fillette que nous allons visiter est à ce jour l’unique héritière du royaume de Navarre, et le roi de France qui, je vous le rappelle, a été plusieurs années otage des Espagnols, n’entend pas prendre le risque de la voir enlever à son tour. D’autant que Jeanne a eu la mauvaise idée de naître sur le domaine de la couronne de France, à Saint-Germain-en-Laye. Fille de Marguerite, son unique soeur, elle est une carte maîtresse dans son jeu et il intrigue déjà pour trouver un époux à cette petite fille qui ne parle pas encore. »

Question intrigue, Clément n’est pas en reste. Le poète a habilement manœuvré pour que Louise fasse partie de la suite de la duchesse à l’occasion de cette dernière visite à sa fille, longue de deux jours, et donc d’une nuit, hors la vue de l’omniprésente dame Cécile. Marguerite, absorbée par ses affaires, ne surveille pas ses suivantes pourvu qu’elles assurent leur tâche avec diligence et simplicité. Louise est ravie, elle portera pour la première fois ce soir sa belle robe de velours à l’occasion du dîner qu’offre Aimée de La Fayette, la gouvernante de la petite Jeanne, en son château de Longrai, château qui tient plus du manoir campagnard que du palais, mais peu importe. La petite cour est enchantée de se retrouver, le soir venu, dans la grande salle du logis pour ce diner d’apparat durant lesquels les jeux de l’esprit seront les bienvenus et les compositions des poètes attendues. Maitre Lefebvre d’Etaples est de la partie, aux côtés de Jean d’Avoise, superbe et méconnaissable dans une robe cramoisie en taffetas d’Italie.

Clément se retrouve bien sûr au centre du jeu, à la fois maître de cérémonie et bateleur d’estrade. La présence de Jacques Lefebvre d’Etaples et la gravité des récents évènements le conduisent dans un premier temps à orienter la conversation sur les choses sérieuses, notamment la prochaine création du collège des lecteurs royaux à Paris un cercle d’érudits réunis par François Ier, qui sera en mesure de clouer le bec aux Sorbonnards. Puis glissant doucement vers les frasques de l’évêque de Séez, Clément lance des sujets plus légers. Ce qui ne déplait pas à Marguerite, laquelle, en dépit de son parfait maintien, ne dédaigne pas les récits un brin sulfureux, les histoires un peu lestes. Elle n’hésite d’ailleurs pas à évoquer sa visite à l’abbaye d’Almenêches, à la demande pressante de Jeanne d’Avoise, qui la félicite pour son heureuse médiation et s’empresse de souhaiter la bienvenue à Louise dans la petite cour d’Alençon.

Louise de Chauvigny en rougit d’aise dans sa belle robe verte. Ce qui sied fort bien à la chevelure auburn qui lui tombe élégamment sur les épaules. Sa culture et son érudition ont épaté les convives tout au long du repas. D’évidence Louise a bénéficié d’une éducation soignée, en dépit des revers de fortune de la famille de Chauvigny, dont la trace se perd à la bataille de Pavie. Elle lit le latin et le grec, connait les écrits des humanistes et se trouve parfaitement à l’aise dans ce petit cénacle.  La jeune fille a pris quelques couleurs, après avoir bu deux ou trois verres du délicieux vin généreusement servi à table. Elle en goûte avec un plaisir décuplé les vers de Clément, qui a composé pour égayer la soirée quelques facéties dont il est coutumier :

« J’avais un jour un valet de Gascogne,

Gourmand, ivrogne et assuré menteur,

Pipeur, laron, jureur, blasphémateur,

Sentant la hart de cent pas à la ronde,

Au demeurant, le meilleur fils du monde… »

 

L’esprit quelque peu embrumé par les vapeurs du vin, Louise se laisse bercer par la musique de la langue et le grain de cette voix enjôleuse. La jeune chambrière est gagnée, conquise par la chaleur et le brio de Clément, lequel lui fait comprendre par des regards furtifs et appuyés que c’est pour elle, pour elle avant tout, qu’il joue les amuseurs ce soir. C’est vrai que l’on peut devenir beau par la seule magie du verbe.

« … Bref, le vilain ne s’en voulut aller

Pour si petit, mais encore il me happe,

Saie et bonnet, chausses, pourpoint et cape ;

De mes habits, en effet, il pilla

Tous les plus beaux ; et puis s’en habilla

Si justement qu’à le voir ainsi être

Vous l’eussiez pris, en plein jour, pour son maître. »

 

Les applaudissements de la petite assemblée fusent, tandis que Louise finit de fondre au bout de la table. Clément profite de la reprise des conversations pour venir lui glisser à l’oreille :

« Pourtant je veulx, mamye et mon désir,

Que vous ayez votre part d’un plaisir

Qu’en dormant l’autre nuit me survint. »

 

La jeune femme, tétanisée, ne peut s’empêcher de jeter un œil inquiet en direction de Marguerite, qui observe la scène en souriant. D’un discret mouvement de tête, la duchesse lui donne un discret blanc seing, puis se retourne vers Maître Lefevre d’Etaples et reprend la conversation.

 

C’est au mitan de la nuit, dans la garde-robe d’Aimée de La Fayette, au milieu des cottes en satin et des camelots de soie, que Clément porte l’estocade. Louise laisse le poète dégrafer doucement sa belle robe de velours et écarter sa fine chemise de lin. Le velouté de la peau de la jeune fille est à la hauteur de la promesse que laissait entrevoir la douce chaleur de son cou. Et la jeune fille découvre une géographie inédite de sa propre sensualité sous les mains savamment prudentes mais joliment expertes de Clément. Le premier valet de la duchesse s’éclipse à regret, au petit matin, du nid improvisé de la jeune chambrière, qui git endormie, la tête posée sur un amas de tissus froissés, quelques mèches éparses sur le visage apaisé.  

 

Les deux amants, pour ne pas donner prise au soupçon, s’ignorent superbement pendant les préparatifs du départ pour Alençon. C’est évidemment peine perdue. Tout le monde a remarqué le manège des deux tourtereaux pendant la soirée et noté leur mine réjouie et fatiguée au matin. Marguerite, complice passive, ne tient pas grief à Louise de ce premier écart. Elle prend même de discrètes dispositions pour que l’épisode ne transpire pas, en sorte que dame Cécile n’en soit pas alertée. La reine de Navarre honore ainsi le contrat tacite passé avec Clément, à qui elle a toujours refusé de céder, et qui trouve parfois auprès de son entourage quelques jolies compensations à l’amour platonique qu’il lui voue. Elle espère juste que ce moment d’égarement n’aura pas de conséquences fâcheuses pour la jeune fille. De toute façon Clément est appelé à la suivre en Navarre et cette passade sera bien vite oubliée. Enfin s’en persuade-t-elle inconsciemment, préférant malgré tout ne pas avoir de rivale dans le cœur de ce satané poète.

 

 

Le Malais de Magellan 7

7 – Le Hâvre de grâce

Les garçons localisent Lecourt mais perdent la trace des gravures de Villon. Départ pour le Hâvre de Grâce. Un charpentier de marine évoque l’expédition de Magellano. Léonard décide de retrouver le manuscrit de Pigafetta.

 

Guillaume avait raison, les jeunes gens ne tardent pas à recueillir des nouvelles de Lecourt. Enfin, à le localiser, faute d’informations sur sa condition et son état. C’est en effet au rez-de-chaussée du palais épiscopal que se situent les prisons de l’archevêché, palais qui jouxte la cathédrale. Et c’est là que le curé de Condé est vraisemblablement enfermé, en attendant une première instruction. Un bâtiment somptueux, élevé voilà quelques années par le cardinal d’Amboise, le précédent archevêque de Rouen. « Dis-donc, il avait les moyens ton cardinal » commente Guillaume en observant la façade de ce palais aux belles et grandes fenêtres à meneaux s’étageant sur trois niveaux, lui donnant des allures de château urbain. « Il avait surtout des relations puisqu’il était le principal conseiller du bon roi Louis XII. De mémoire c’est lui qui avait obtenu du pape l’annulation du premier mariage de Louis, l’autorisant à épouser Anne, la duchesse de Bretagne. Un mariage d’amour figure-toi, Louis adorait Anne, ce n’est pas si courant chez les têtes couronnées. Le roi a été éternellement reconnaissant à l’archevêque de Rouen, qui ne s’est pas fait prier pour embellir son archevêché à sa guise. »

 

Ebahi par l’ornementation des vitraux, Léonard n’en est pas moins songeur « et après l’Eglise s’étonne que certains fidèles se scandalisent de l’étalement de telles richesses. S’il y a une indignation que je partage avec Lecourt, c’est bien le commerce des indulgences. D’une certaine façon on peut dire que les vitraux de ce palais sont payés par les années de purgatoire que les bourgeois croient s’éviter en versant leur écot au clergé. Je ne suis pas certain que le Christ aurait marché dans ce coup là. Enfin le Christ des Evangiles traduites par maitre Lefebvre. Ce n’est peut-être pas le même après tout. »

 

« Ah, les garçons, vous voilà. J’ai quelques informations pour vous ». Maitre Pierre les interpelle à leur retour à l’atelier. « J’ai fait un tour rapide de mes amis libraires et, comme je m’en doutais, il est quasi certain que  les bois du Villon n’ont pas été gravés à Rouen et qu’ils ne s’y trouvent vraisemblablement pas. Je vais vous expliquer pourquoi. Il me semble que ça va t’intéresser Guillaume. » Asseyez -vous deux minutes leur lance-t-il leur montrant le banc qui fait face à sa table de travail, encombrée d’épreuves. Nous avons à Rouen l’une des plus belles écoles d’enluminures du royaume, encouragée et financée par le cardinal d’Amboise, qui adorait les riches ouvrages illustrés. Il en a d’ailleurs offert plusieurs à la famille royale et la bibliothèque du palais archiépiscopal en regorge. Lorsque la gravure s’est développée, dans la foulée de l’imprimerie, les enlumineurs rouennais n’ont pas voulu céder la place. Ils ont donc gardé la main sur le tracé des illustrations et la mise en couleur, la rehausse de certains exemplaires, reléguant les graveurs à l’unique besogne de la taille du bois, de la taille en épargne comme on dit. De simples exécutants en quelque sorte. Cette technique a produit des gravures excessivement fleuries, au décor plein, emplissant chaque pouce d’un cadre bordé d’arabesques. A la manière des anciens manuscrits. »

 

« Les authentiques graveurs sur bois, plutôt issus du monde de la sculpture, ont pour leur part créé un univers plus sobre. Leur mission n’était, il est vrai, pas tout à fait la même. Il s’agissait dans la plupart des cas d’illustrer des textes en  langue vulgaire. Des manuels pratiques, d’organisation ménagère ou de médecine, comme vous avez dû en imprimer chez Simon du Bois. » Guillaume, fort intéressé, acquiesce. Le graveur se retrouve dans ce portrait, lui qui pensait être un cas isolé, un profil singulier  dans son petit monde alençonnais. Maître Pierre poursuit «  Ils ont ainsi imaginé des images expressives et immédiatement lisibles. Il s’agit bien souvent de la seule figuration d’un personnage, campé de face ou légèrement de profil, ou de scènes de la vie quotidienne comme c’est le cas pour la première édition du Villon. C’est ce qui me fait dire que ces bois ont été gravés à Paris et non à Rouen. Si ça se trouve l’ensemble du livre a même été imprimé à Paris. Vous savez comme moi que les cartouches indiquant la provenance des ouvrages ne veulent pas dire grand-chose, tant les autorités sont versatiles et les inquisiteurs prompts à sévir, contraignant les imprimeurs à la plus grande prudence. »

 

La piste des gravures semble bel et bien s’arrêter ici. Les deux garçons n’en sont pas trop désappointés. Guillaume, ragaillardi et légitimé dans son art et sa pratique se dit qu’il pourra peut-être proposer ses services à Clément pour cette nouvelle édition – après tout, les bois originaux du Villon ne sont pas d’une facture irréprochable, sont même un peu gauches s’il en croit les estampes de l’exemplaire que leur a confié le poète – et Léonard voit se profiler une respiration salutaire dans l’attente de nouvelles concrètes de Lecourt. « Et si on en profitait pour filer à Dieppe voir ces sauvages que nous avons ratés à notre arrivée » propose-t-il à Guillaume. « Aubert doit remonter la Seine. Il ne peut naviguer qu’en profitant du courant à flot, quand la mer se retire de l’estuaire » l’interrompt Olivier Pierre. « Il ne sera pas facile à localiser avant quelques jours. Si vous vous intéressez aux sauvages, il vaut mieux essayer de l’intercepter au Havre de Grâce, cela vous permettrait de découvrir le port nouveau que vient de fonder le roi François, pour justement armer les navires qui partent vers le nouveau monde. »

 

Il n’en faut pas plus pour convaincre les deux garçons, qui enfourchent leur monture dès le petit matin et filent vers les rives de la mer océane, enveloppés par les vapeurs cotonneuses du fleuve. La nuit est déjà tombée lorsqu’ils s’attablent à l’auberge du Roi François au pied des remparts du Havre de Grâce. Il règne une belle confusion dans cet estaminet qui occupe le rez-de chaussée, où les serveuses ont le verbe haut et le téton généreux, à l’image de la jolie brunette qui leur découvre un paysage vertigineux en se penchant pour déposer leurs doubles chopines. « Les choses ne commencent pas trop mal » sourit Guillaume qui observe, la paupière mi-close, les tenues et les gestes de la population bigarrée et braillarde qui peuple le lieu. On est  loin, de fait, de la retenue et de l’élégance bourgeoise qui prévaut dans les rues de Rouen. Mais cette atmosphère de marins débraillés et de commerçants vantards n’est pas pour déplaire aux jeunes gens. Ils ne devraient pas éprouver trop de difficultés à obtenir les informations qu’ils recherchent au prix d’une ou deux chopines. Avec la complicité de leur jolie brunette, Marie-Anne, ils convient ainsi à leur table un grand gaillard corpulent et crasseux,  manifestement familier des lieux, qui commande illico un verre de rhum.

 

« Aubert, Aubert. Il me semble qu’il est passé aujourd’hui et reparti avec la marée » leur  répond ce Jean Mabire, charpentier de marine de son état, dont les mains calleuses mais musclées et agiles, trahissent le travail quotidien du bois. Mabire, qui a l’alcool bavard, leur confie louer ses services à la journée pour assurer les réparations urgentes sur les navires de retour de campagne avant leur descente de l’estuaire. Natif de Rouen il est venu tenter la fortune au Hâvre de Grâce il y a une dizaine d’années sans grand succès. Il confesse une fâcheuse tendance à dépenser ses maigres gains, le soir venu dans les tavernes du port. « Des sauvages venus de la Terre-Neuve, c’est vrai qu’on n’en voit pas souvent » ajoute-t-il en découvrant une bouche édentée, « même si les morutiers de Dieppe ont maintenant pris le pli d’aller pêcher de l’autre côté de la mer océane. Mais ce ne sont pas ceux-là, moi, que j’aimerais rencontrer, mais bien plutôt ceux des îles Malucques. Ceux qui cultivent les épices et sont couverts d’or, ainsi que les a vus, de ses yeux vus, Richard Le Normand, le charpentier d’Evreux, le seul Français revenu, dit-on, de l’incroyable expédition d’un capitaine Portugais, un certain Magellano, il y a une demi-douzaine d’années.»

 

Léonard marque un temps d’arrêt. S’agirait-il de l’aventure dont lui a parlé Clément l’autre jour, de la navigation autour du monde dont la reine mère possède le récit ? Reprenant ses esprits, l’imprimeur bombarde le charpentier de questions, prenant le soin de commander une autre rasade de rhum à Marie-Anne, que Guillaume couve d’un œil de plus en plus chaleureux. « Vous connaissez ce Normand ?  Vous l’avez rencontré ? C’est lui-même qui vous a parlé de ces sauvages ? De ce capitaine Magellano ? »  « Oh, je l’ai vu une fois, sur le chantier, avant son dernier embarquement pour les Indes orientales, il y a trois ou quatre ans. Il venait chercher quelques pièces de chêne maigre pour bricoler sur le pont. C’est là qu’il m’a parlé de cette aventure. Il voulait à tout prix retourner aux Malucques, mais pas par la route prise quelques années plus tôt, qui avait fait souffrir le martyre aux équipages. La route de l’Orient est beaucoup plus simple et beaucoup plus courte que celle des Indes occidentales disait-il, en évoquant ce pays de cocagne, ce chapelet d’îles qui regorge d’épices, où les gens vont nus, portant une simple pièce de toile autour de la nature. Richard avait amassé un beau ballot d’épices, qu’il conservait précieusement enroulé dans son hamac, mais capturé par les Portugais aux îles du Cap-Vert sur le chemin du retour, il avait tout perdu avant de remettre le pied dans le port de Séville. Il entendait bien se refaire cette fois et s’acheter, à son retour, l’atelier dont il rêvait. Malheureusement, si l’on en croit la rumeur, la caraque sur laquelle il s’est embarqué a sombré corps et biens au large du cap de Bonne-Espérance. On l’a appris un an plus tard. Il avait eu de la chance une fois, il n’en a pas eu deux.»

 

Ce récit plonge Léonard dans une mer de perplexité. « C’est incroyable, songe-t-il. Cette aventure, si elle est avérée, se promène en fragments, en lambeaux, disséminée ici dans le cabinet d’une princesse, là dans la taverne d’un port. Elle doit forcément courir les quais, sauter d’île en île, de comptoir en entrepôt. Se déformer aussi, ou être déformée à l’envi par des princes qui conservent jalousement les découvertes de navigateurs qui restent leurs obligés. Il faudrait rassembler tout ça, à tout le moins imprimer le récit de ce Pigafetta, le rendre public, donner à tous, et non plus aux seuls puissants, la possibilité de comprendre comment est fait ce monde. Il y a peut-être une possibilité. Si je me souviens bien, Clément m’a dit qu’il avait eu accès au manuscrit du découvrement de l’Inde supérieure offert à la reine-mère. Il faut absolument que je trouve un moyen de le consulter moi aussi, et de le copier. »

Le Malais de Magellan 8

8 – Les malheurs de Louise

Louis atteinte d’un mal inconnu. Le mal de Naples ? Projets de mariage de dame Cécile. Clément, en partance pour Nérac, écrit à Léonard. Bonnes nouvelles du manuscrit de Pigafetta mais mauvaises de Lecourt, qui s’entête devant les inquisiteurs.

Clément est loin de se douter de l’attention que lui porte Léonard en ce moment précis. Confiné dans le donjon du château – dame Cécile lui a interdit l’accès des appartements privés de Marguerite –  il a de toutes autres préoccupations. Louise est alitée depuis deux jours, frappée par une fièvre subite et, semble-t-il, une éruption de taches sur l’ensemble du corps. Enfin c’est ce qu’il a cru comprendre des informations qu’a bien voulu lui délivrer maître Coëvrot, le médecin de la duchesse. L’homme de l’art ne sait que trop penser de l’apparition de ces efflorescences qui font songer par certains aspects à une attaque du « mal napolitain », une affection vénérienne dont Clément a été victime quelques mois plus tôt. Maître Coëvrot s’en remet pour l’heure au seul traitement connu pour apaiser les démangeaisons et faire régresser l’éruption : une friction quotidienne de l’ensemble du corps avec un onguent à base de mercure. Le médecin fait son possible pour soigner, sinon guérir, la jeune fille à quelques jours du départ de la cour pour la Navarre, mais il va devoir la laisser aux bons soins de dame Cécile. Clément, pour sa part, doit se résoudre à partir sans avoir revu son éphémère conquête. La duchesse, à laquelle le médecin a confié ses doutes, lui a fait comprendre qu’il était désormais indésirable au palais. Il doit quitter le duché au plus tôt pour ouvrir la route de Poitiers, vers laquelle la petite troupe de Navarrais est appelée à se diriger.

 

« Vous veillerez sur elle jusqu’à son complet rétablissement. Ensuite la meilleure solution sera de l’envoyer quelques semaines en convalescence chez Jeanne d’Avoise. Je vais faire prévenir Jeanne, qui sera ravie d’avoir un peu de compagnie. » Marguerite a pris dame Cécile à part dans l’embrasure d’une croisée donnant sur la cour du château, inondée par le soleil de midi et encombrée à cette heure par les préparatifs du départ. Les attelages sont sortis, les charrons à l’œuvre et le souffle de la forge dispute l’espace sonore aux coups de marteau du maréchal ferrant qui rebondissent sur les façades. Un léger parfum de crottin et de foin frais monte jusqu’aux fenêtres. L’équipage doit être prêt à l’aube pour une première étape vers Beaumont, sur le chemin du Mans. Dans le palais on s’active à dépendre les tapisseries et à remplir les coffres. Marguerite n’a pas caché à sa gouvernante la possible cause du mal de Louise, dont elle se sent confusément responsable. « Il va nous falloir la marier rapidement si je comprends bien » commente dame Cécile en devançant la pensée de Marguerite « avant qu’elle ne fasse une nouvelle bêtise. Je vais me mettre en quête d’un mari qui pourrait convenir à sa condition. Un gentilhomme campagnard serait parfait, mais les hobereaux à marier ne courent pas les chemins dans le duché. Peut-être devra-t-elle se satisfaire d’un homme de robe ou d’un clerc. Je ne manquerai pas de vous tenir au fait. » 

 « Il faudra que j’ajoute une notice sur le mal de Naples à ce sommaire » songe Jean Coëvrot en feuilletant, à l’autre bout du palais, l’un des exemplaires du Sommaire de toute médecine et chirurgie que vient de lui livrer Gaspard. « Je désespérais de voir ce livre achevé avant mon départ », confie-t-il à l’apprenti, en caressant avec délicatesse la reliure de parchemin souple qui couvre ce premier tirage. « Tu ne pas peux imaginer comme je suis heureux. C’est un grand moment de voir un si long travail prendre forme. De tenir enfin entre ses mains, un objet que l’on va pouvoir transmettre, qui va circuler de main en main auprès de médecins du royaume et, sait-on jamais, au-delà. Tu n’oublieras pas de féliciter Guillaume pour la qualité de ses gravures.  Demande d’ailleurs à Simon du Bois de lui réserver sur mon compte un exemplaire du prochain lot, celui qui doit partir pour Amboise. » Gaspard ne cache pas non plus la joie qu’il éprouve à remplir cette étrange et belle mission qui consiste à livrer un ouvrage à son auteur. D’autant que la maison du Bois s’est mise en quatre pour réussir ce premier livre illustré, qui dégage des perspectives inédites à l’atelier d’Alençon, dont l’enseigne va désormais rayonner jusqu’à la cour de France. L’apprenti en oublierait presque son bienfaiteur, Etienne Lecourt, dont il attend toujours des nouvelles en provenance de Rouen.

 

A Léonard Cabaret, typographe, aux bons soins de maître Olivier Pierre, libraire rue Saint-Roman à Rouen.

Mon cher Léonard,

J’aurai quitté Alençon lorsque tu recevras ce pli. La reine Marguerite me demande de lui ouvrir dès demain la route de Poitiers où elle part retrouver son mari sur le chemin de la Navarre. Rien n’a filtré ici sur le sort de Lecourt. Silly s’est cloîtré dans son palais épiscopal et son inquisiteur n’a plus donné signe de vie.

Tu me diras si vous avez pu mettre la main sur les bois gravés du Villon, mais ne t’inquiète pas outre-mesure si ce n’est pas le cas. Je viens de voir le rendu des gravures de Guillaume sur l’ouvrage de maître Coëvrot et suis fort impressionné par la qualité de son travail. Ton ami est tout à fait en mesure de réaliser les illustrations lui-même. Nous verrons cela le moment venu, sans doute au printemps prochain. Je compte en effet passer l’hiver à Nérac.

En attendant, une plaisante mission t’attend. Il va te falloir prendre soin de Louise, qui est tombée malade après ton départ. Rien de dramatique semble-t-il, même s’il m’est difficile d’en juger puisque je n’ai pas été autorisé à la voir. A ton retour elle sera vraisemblablement en convalescence chez Jeanne d’Avoise. La duchesse n’a pas voulu alerter l’abbaye et souhaite la garder sous sa protection. Je la soupçonne de vouloir lui trouver un mari pour la mettre définitivement à l’abri du couvent. Mais rien n’est fait et tu as encore un peu de temps pour jouer les joli-cœurs à l’orée des bois si cela te tente.

Comme tu me l’as demandé, je vais m’enquérir de l’ouvrage du chevalier Pigafetta sur le découvrement des Indes supérieures. J’en parlerai à la reine-mère lors de notre prochaine rencontre, vraisemblablement à Fontainebleau, elle ne refusera pas de me confier le manuscrit s’il s’agit d’en faire une copie pour la bibliothèque de sa fille. Mais il te faudra sans doute bouger pour venir le consulter. Nous reparlerons de tout cela.

Ecris-moi à ton retour et donne-moi de bonnes nouvelles de Lecourt et de Louise. Vous allez me manquer, je commence à m’attacher un peu trop à cette bonne ville d’Alençon.

au château des ducs, le 2 septembre 1529, ton ami Clément Marot

 

Léonard est à la fois satisfait et inquiet en refermant le pli de Clément, qu’il vient de découvrir en arrivant à Rouen. Satisfait d’avoir des nouvelles fraiches d’Alençon et d’en prendre connaissance sur le ton alerte et gai de Marot. Inquiet pour Louise et pour Lecourt. D’évidence, l’affection de Louise n’est pas bénigne, auquel cas Clément l’aurait passée sous silence. Mais de quel mal peut-il s’agir ? Il sera difficile d’en savoir plus avant le retour en Alençon. S’il est démuni pour porter un quelconque secours à la jeune fille, Léonard peut, en revanche, lui témoigner discrètement son attachement en lui envoyant quelques nouvelles au manoir d’Avoise. Un billet imprimé par exemple, histoire de se dérouiller les doigts sur la presse d’Olivier Pierre, cela aurait une certaine allure. Elles ne doivent pas être nombreuses les demoiselles à recevoir des lettres imprimées, juste pour elles. Quant à Lecourt, il semble que cette fois les choses aient avancé. Olivier Pierre a demandé à voir les garçons au calme, il a des informations précises sur charges retenues contre le curé de Condé. Une excellente nouvelle enfin : une possibilité se dessine de consulter le manuscrit de Pigafetta. Cette perspective l’excite et l’enchante. Il en est de plus en plus convaincu : ce voyage va bien au-delà de la simple découverte des Indes supérieures par la route de l’occident. S’il est complet, s’il conte effectivement la première circumnavigation autour de la terre, c’est un livre extraordinaire qu’il n’ose imaginer, un jour, coucher sur une presse.

« Je ne vais pas vous le cacher messieurs, les nouvelles de Lecourt ne sont pas bonnes. » Maître Pierre n’y va pas par quatre chemins pour informer les garçons sur le sort d’Etienne Lecourt. Son informateur à l’archevêché, le frère Thomas, lui a brossé un tableau apocalyptique de la situation du curé de Condé. « Je ne le savais pas mais c’est la seconde fois qu’il est poursuivi pour hérésie et, vous n’apprendrez rien, il ne bénéficie pas à Rouen du soutien de la duchesse Marguerite. Qui plus est, cet âne bâté s’entête à soutenir des positions blasphématoires. Selon frère Thomas il continue à prétendre que « les saints n’ont point de puissance, que c’est folie d’aller en pèlerinage et voyages et qu’il n’y a pas lieu de révérer les reliques ». Plus grave, il claironne que « les indulgences ne sont qu’abus de pardons et que c’est autant de perdu que d’y consacrer de l’argent ». Ajoutons pour la bonne bouche, et cela devrait vous plaire même si cela aggrave son cas, il prétend « que la sainte écriture a longtemps été cachée sous la latin et qu’il est grand temps de la mettre en français. » Bref, du pain bénit pour l’inquisiteur, lequel se fait un plaisir de noter avec précision toutes ses déclarations pour enrichir son acte d’accusation. C’est à se demander si Lecourt ne souhaite pas endosser les habits du martyre. Il ne peut pas en douter : de telles déclarations le mènent tout droit au bûcher. » Guillaume et Léonard se regardent, silencieux et désarmés. Que faire ? « Il faut maintenant attendre que l’instruction soit menée à son terme, et ça peut durer des semaines, voire des mois » ajoute maître Pierre « mais vous savez maintenant l’essentiel. Lecourt a choisi de ne rien céder. Sa seule chance réside désormais dans une intervention royale. C’est sans doute ce qu’il cherche, afin de faire bouger les choses et progresser ses idées. C’est extrêmement risqué mais c’est ainsi. »

 

Le Malais de Magellan 9

9 – La librairie

Retour à Alençon. Frotté s’attache les services de Léonard et le nomme libraire du château. Longue conversation avec Louise dans la bibliothèque du palais. Des nouvelles de Clément et du manuscrit de Pigafetta. Louise propose son aide à Léonard.

Les rues d’Alençon semblent vides, privées de leur agitation familière lorsque les deux cavaliers s’engagent dans la rue Saint-Blaise après avoir franchi la porte de Séez. Les échoppes ont fermé de bonne heure en cette fin d’après-midi d’automne, comme si la ville, frappée de langueur, avait envie de se coucher de bonne heure. « C’est la dépression habituelle au lendemain de chaque départ de la duchesse » commente Guillaume, pas fâché pour autant à la perspective de retrouver son galetas au-dessus des Sept colonnes. « La fête est finie, et Dieu sait quand elle reprendra, maintenant qu’elle est reine de Navarre. Elle ne reviendra plus tous les ans, il va falloir nous y faire. » La duchesse s’attache toutefois à poursuivre l’embellissement de la ville, si l’on en croit l’activité des compagnons qui achèvent les ornements du grand portail de l’église Notre-Dame au passage des garçons. Guillaume en profite pour héler deux jeunes tailleurs de pierre noyés dans la poussière et pour leur donner rendez-vous, la nuit tombée, à la taverne. Léonard n’a pas, lui, la tête, aux réjouissances. Il est impatient de voir dans quel état d’esprit se trouve maître du Bois et se dirige sans détour vers la rue du jeudi et la place du palais.

« Te voilà enfin » lui lance Maitre du Bois dont le grand sourire dément le ton faussement irrité. L’imprimeur ne saurait avoir un mot agréable. « Nous ne sommes pas des femmes que diable ! » a-t-il coutume de lancer pour justifier ses mœurs d’ours, mais tout dans son attitude trahit la joie de revoir son compagnon. Assis sur une fesse sur le seul banc praticable dans un atelier désordonné comme jamais, Léonard ne se fait pas prier pour dérouler les évènements qui l’ont éloigné pendant près de six semaines. Gaspard, qui écoute religieusement ce récit tout en nettoyant la presse n’est pas étonné d’apprendre que son protecteur tient la dragée haute aux inquisiteurs. Il n’en doutait guère et veut croire que le panache du curé de Condé sera récompensé le moment venu. Son tour venu, il est tout content de transmettre à Léonard les compliments du médecin de la duchesse, qui a emporté ravi le premier tirage du Sommaire de toute médecine et va vraisemblablement présenter l’ouvrage à la cour. Léonard se garde, pour l’heure, de confier à Simon du Bois l’idée qui se fait jour dans son esprit : l’impression du Pigafetta sous les presses de l’atelier d’Alençon. Il doit tout d’abord prendre connaissance du manuscrit et se familiariser avec les caractères romains. Pas question en effet de céder au gothique, même si cela tourne au casus belli avec maître du Bois. Sa religion est faite : si l’on veut que les choses avancent, il faut passer au-dessus des anathèmes de la Sorbonne et imposer ses choix typographiques. Belle surprise de ce point de vue, Marguerite a laissé une commande à l’atelier avant de quitter Alençon : l’impression d’un long poème, Le Miroir de l’âme pècheresse, qu’elle souhaite voir imprimé en caractères romains. « Tu vas être content, commente Simon du Bois en souriant, nous allons devoir acquérir une nouvelle fonte. En attendant, tu es convoqué au palais par le chancelier de la duchesse. Frotté veut te voir, il a hâte d’avoir des nouvelles de Lecourt et a des choses à te proposer semble-t-il. Vas-y demain matin à la première heure après une bonne nuit de repos.»

« Merci Léonard, je vais transmettre ces nouvelles à la reine de Navarre, qui avisera. Elle seule est en mesure de sonder les humeurs du roi et de décider si une intervention pour sauver cet écervelé de Lecourt est souhaitable ou non.» Le ton de Frotté est singulièrement chaleureux, en ce matin d’automne, dans la petite bibliothèque du palais où le chancelier reçoit le jeune typographe. Contrairement à la posture habituelle des gens de cour, et si l’on excepte naturellement l’incorrigible Clément, Frotté ne se place pas en surplomb dans son échange avec Léonard. Il l’interroge simplement sur le mode d’une conversation familière et les deux hommes en viennent rapidement à échanger sans prévention sur la situation à Alençon. « J’ai fait libérer Saint-Aignan pour calmer un peu le jeu » explique le petit homme chauve à la voix caverneuse et envoûtante, qui dégage une impression de solidité minérale, d’inébranlable assurance, avant d’ajouter dans un sourire  «au prix d’une précieuse confession écrite, qui évoque explicitement les exploits de Silly avec sa femme. Voilà qui me permet de tenir l’évêque en respect. Il semble calme pour l’heure, mais je reste sur mes gardes. Je dois être attentif au pouls du duché, aux variations de l’atmosphère en ville, et pour cela j’ai besoin de quelques hommes de confiance, hors du cercle des officiers royaux. Pour ne rien te cacher je me suis un peu renseigné sur ton compte pendant ton absence, sur la famille Cabaret et la Belle Charpente. Du simple et du rude, mais du solide si j’ai bien compris, hors quelques frasques bien naturelles pour un garçon de ton âge. J’ai une proposition à te faire, qui nous permettrait de nous rencontrer en toute tranquillité. Que dirais-tu de prendre soin, quelque heures par semaine, de la librairie – ou de la bibliothèque je ne sais pas trop ce qu’il faut dire – de la duchesse ? De la classer, la mettre à jour, t’occuper des reliures et pourquoi pas l’enrichir ?»

Léonard tente de conserver son calme mais son sang ne manque pas de le trahir en envahissant son visage jusqu’à la pointe des oreilles aussi vite qu’une vague aventureuse obscurcit le sable sec à marée montante. Frotté a l’élégance de ne pas sourire. Il semble se réjouir sincèrement de pouvoir compter désormais ce jeune imprimeur agile et débrouillard parmi ses collaborateurs, dans cette cité qu’il découvre depuis peu. Léonard, de son côté, sent confusément que quelque chose est en train de basculer dans sa vie. Comme si ce voyage à Rouen lui avait, sans qu’il s’en rende compte, permis de franchir une marche et ouvert les portes d’un monde qu’il supposait lui être interdit. Certes, le jeune homme n’est pas dupe : il se trouve au bon endroit au bon moment, maîtrise une technique précieuse aux puissants en ces temps de grand changement et de grandes incertitudes. Mais il ne s’interdit pas pour autant un accès de vanité en regagnant la Belle Charpente, imaginant tour à tour les réactions de la maisonnée lorsqu’il annoncera qu’il est désormais le libraire en titre du château.

« Ainsi c’est bien vrai, vous êtes le nouveau libraire. » Léonard est saisi. Il a reconnu la voix de Louise, identifiable entre toutes par son velouté et son ton légèrement moqueur. Il attendait, au fond de lui, ce moment avec grande impatience, mais s’est pourtant bien gardé de le provoquer, refusant de pousser son cheval jusqu’à Avoise en dépit des conseils réitérés de Guillaume. Juché sur un escabeau de bois, tourné vers les rayonnages, il se sent idiot et n’ose se retourner. Comme il entend aussi se montrer un peu vexé pour la préférence donnée à Clément en son absence, il a toutes les raisons de prendre son temps. « Je voulais vous remercier pour la superbe lettre que vous m’avez envoyée de Rouen » poursuit la jeune femme, qui s’efforce de dissiper la gêne du garçon, « elle m’a été d’un grand réconfort pendant ma convalescence, comme une fenêtre ouverte sur le grand air après l’épisode mortifère que je venais de vivre. Je l’ai relue tous les jours.» Léonard se retourne doucement et découvre un visage lumineux sur lequel la maladie a juste laissé quelques taches de son du plus bel effet. Pour ne pas laisser place à l’émotion, la jeune fille, simplement vêtue d’une robe ventre de puce et coiffée d’un bêret en peau de taupe, sous lequel elle a ramassé ses cheveux, continue sur sa lancée. « J’ai su votre retour et je vous ai attendu quelques jours à Avoise. Ne vous voyant pas venir, je n’ai pas résisté à l’idée d’accompagner madame Jeanne pour sa sortie hebdomadaire en ville et j’en ai profité pour rendre visite à dame Cécile. Mais je vous le jure, ajoute-t-elle comme pour s’excuser de son intrusion, je ne savais pas que vous étiez au château. Je viens de l’apprendre. Je suis tellement contente de vous voir, vous m’avez manqué savez-vous ? »

Léonard ne sait comment réagir. Il descend de son escabeau, s’approche de la jeune fille et s’asseoit sur le rebord de la table de travail. « Vous ne me dérangez pas Louise. Moi aussi je suis ravi de vous revoir. Je suis surtout content de vous trouver en bonne santé. Vous m’avez fait peur, mais tout semble rentré dans l’ordre. Rien ne pouvait me faire plus plaisir… sauf peut-être le fait d’avoir désormais la main sur cette magnifique librairie, probablement l’une des plus belles de France et de Navarre. » L’endroit, à l’abri des circulations du palais est idéal pour entamer une longue conversation. Louise ne cesse de questionner Léonard sur son voyage et s’attache singulièrement au passage des voyageurs au Hâvre de Grâce. Habile, vive, elle comprend rapidement l’intérêt que porte Léonard à un précieux manuscrit en possession de la reine-mère, qu’il appelle curieusement « Le Pigafetta ». « Savez-vous qu’elle est auprès de son fils, à Fontainebleau, en ce moment ? » lance Louise. C’est Clément qui vient de me l’apprendre. Il est appelé à rejoindre la cour, qui se prépare à une longue expédition depuis Fontainebleau. Le roi veut profiter de la tenue des Etats de Bretagne, à Vannes, pour présenter le dauphin au pays, enfin aux duchés de Normandie et de Bretagne. Le jeune François est en effet duc de Bretagne, par héritage de sa mère, la reine Claude. Sa majesté entend en profiter pour rattacher définitivement le duché à la couronne. C’est ce que j’ai compris entre les lignes de la lettre de Clément, qui tente, semble-t-il, de conserver mon attachement en me faisant quelques confidences. Nous dirons qu’il conserve mon amitié, ajoute-t-elle les yeux baissés, mais j’ai peur qu’il ait définitivement perdu mon affection. « Et vous, si vous savez aussi lire entre les lignes » reprend-elle en relevant ses yeux verts dont l’éclat transperce le jeune homme « vous comprenez que Clément va passer à Fontainebleau, rencontrer la reine-mère, puis venir traîner ses guêtres en Bretagne. Peut-être pourriez-vous lui demander de faire une petite place pour le manuscrit dans ses fontes, non ? »

 

Le Malais de Magellan 10

10 – La Cave aux bœufs

Louise écrit à Léonard. Clément en possession du manuscrit de Pigafetta. Une visite de Claude Garamont. La bibliothèque de Marguerite livre quelques secrets. Léonard fait un pas de côté à La Cave aux Bœufs.

 

Léonard,

M’auriez-vous ensorcelée ? Je vais finir par me poser la question. Il ne se passe plus une heure, depuis votre évocation de Magellano, sans que mon attention ne quitte les prairies enneigées d’Avoise pour s’envoler vers les mers océanes, sans que le gémissement d’une branche ne me suggère le craquement de la coque d’un navire. Moi qui n’ai jamais vu la mer – comme je vous envie –je n’ai désormais qu’une hâte, celle de prendre connaissance du récit de Pigafetta, d’entendre la voix de cet Italien nous parler des terres nouvelles où prospèrent des plantes inconnues, des bêtes fabuleuses, où les sauvages vivent à l’état de nature.

Vous me pardonnerez, je l’espère, la liberté prise de consulter Clément lorsque que vous aurez pris connaissance des nouvelles que je viens de recevoir. Notre poète, qui me répond sur le chemin de Fontainebleau, a obtenu de Marguerite un billet demandant à la reine mère de lui confier le manuscrit afin d’en réaliser une copie pour sa librairie d’Alençon. Vous lisez bien : il le tient dans ses bagages et sera bientôt en mesure de nous le confier, enfin de vous le confier, même si je vous supplierai bien entendu, le moment venu, de me laisser le lire. Clément ajoute une histoire étonnante. Il semble que Pigafetta ait disparu à Venise après avoir vainement tenté de faire éditer lui-même ce récit. Comme si certaines autorités redoutaient que la représentation du monde soit mise en question par cette publication.

Il va falloir vous préparer à partir pour Caen, Bayeux ou l’abbaye du Mont Saint-Michel, c’est l’itinéraire qui se dessine pour la cour sur le chemin de la Bretagne.  Le royal équipage doit ensuite passer quelques semaines à Chateaubriant, chez Françoise de Foix, à qui le roi voue une grande affection (en dépit de la jalousie maladive de son mari, Jean de Laval, me précise, cabotin, Clément). A ce propos, je me dois de vous préciser une chose, Léonard, en sorte qu’aucun malentendu ne s’installe entre nous. Clément me confie à vos bons soins avec une insistance trop appuyée pour être tout à fait honnête. Il devrait pourtant savoir que je ne suis pas libre de mes élans et que dame Cécile me cherche actuellement un mari. Je ne sais pas si je le souhaite mais je suis sûre d’une chose, je ne veux à aucun prix retourner au couvent.

Mais je m’égare. Ayez la gentillesse de jeter ce billet au feu après l’avoir lu. Je passerai vous voir jeudi, dans votre antre au château. En attendant je vais rêver de sifflement dans les voiles, de poissons volants et d’îles inconnues.

Votre amie, Louise de Chauvigny

 

« Il n’est pas question que tu nous quittes avant que nous ayons achevé Le miroir de l’âme pêcheresse. J’ai promis à la duchesse de lui livrer un premier lot pour Pâques.» Maître du Bois n’est pas content, pas content du tout « je me permets de te rappeler que tu nous a abandonnés cinq semaines à la fin de l’été, causant un grand retard dans nos livraisons. Cette imprimerie n’est pas un moulin où l’on vient travailler quand l’envie nous prend. » Léonard se doutait qu’il serait difficile d’arracher un prochain congé à Maître du Bois, mais il lui fallait tenter le coup. Tant pis, il devra attendre quelques semaines et sera sans doute contraint de pousser jusqu’à Chateaubriant pour retrouver Clément. Mais il aura, en échange, un beau prétexte : prendre avec lui les premiers exemplaires du livre de Marguerite, ou, à tout le moins, un jeu d’épreuves, et les soumettre à Clément, qui pourra procéder à de précieux arbitrages. Il n’est pas simple de composer dans une langue vivante, mouvante, dont l’orthographe, la ponctuation, la grammaire même, manquent d’assise, se cherchent d’une formule à l’autre, d’une page à la suivante. Le travail n’en est pas moins passionnant, a fortiori depuis que l’atelier a acquis une fonte complète de caractères romains, comprenant une variation à l’italienne, certains parlent d’italiques, réalisée par Daniel Augereau à Paris. C’est le jeune apprenti de ce graveur réputé, un certain Claude Garamont, qui est venu livrer la marchandise, passionné comme Léonard par l’évolution de la graphie. « J’aimerais, à mon tour, créer une nouvelle fonte » a confié le jeune homme le soir de sa venue, devant une chopine aux Sept colonnes « mais je vois l’œil de la lettre  un peu plus grand et l’ensemble un peu plus souple, j’ai l’idée de doter les empattements d’une petite voûte sous la plante des pieds, pour donner l’impression au lecteur que les lettres marchent à pas de loup sur la ligne. »

Le vent peut bien passer sous les portes, l’encre geler dans l’encrier, les mains blanchir sous les gants de peau, Louise ne déroge plus, chaque jeudi, à la visite rituelle qu’elle effectue désormais à la librairie du château. Les deux jeunes gens s’y retrouvent à l’abri des regards pour échanger les bribes d’informations qu’ils ont pu recueillir au cours de la semaine. Léonard en épluchant les quelques rares récits de voyages en nouvelle Espagne de la bibliothèque, Louise en multipliant les échanges de courriers avec les relations qu’elle entretient à la cour de Navarre. La chambrière a choisi de s’installer dans la bibliothèque de Léonard plutôt que dans son lit. Ce qui lui permet de participer activement à ses recherches, qui sont désormais devenues leurs recherches, et de partager sa compagnie sans s’exposer aux dangers que supposerait une relation charnelle. Enfin, c’est ainsi qu’elle voit les choses. Léonard, à la fois étonné et ravi de la tournure que prend ce compagnonnage, laisse faire et observe. L’imprimeur ne veut surtout pas insulter l’avenir, un avenir dont les contours ne cessent de se modifier et dans lequel il a renoncé à se projeter.

Ce jeudi c’est par un biais inattendu que leur approche du voyage de Magellano s’enrichit singulièrement. « J’en ai parlé incidemment à Frotté cette semaine », explique Léonard assis en équilibre sur son coin de table « et je comprends mieux maintenant les raisons pour lesquelles le récit de Pigafetta n’intéresse personne, ou, à tout le moins, pas grand monde. » Louise, qui tente de se réchauffer en sautant d’un pied sur l’autre, les fesses collées à la cheminée, l’invite du regard à poursuivre. « Frotté a entendu parler de cette affaire lors d’un conseil restreint du roi consacré à la façon de s’affranchir du traité de Tordesillas. Il s’agissait de permettre à nos marins de pousser au-delà des Terres Neuves. Ce traité, tu le sais, a divisé les terres à découvrir entre les royaumes d’Espagne et du Portugal. Frotté se souvient que ce Magellano était considéré comme un traitre à sa patrie, le Portugal, qui s’était trompé sur la situation des îles Malucques en empruntant un chemin beaucoup trop long pour les atteindre, et avait échoué dans sa mission. Sans compter le fait qu’il avait péri en chemin. Un aventurier sans intérêt donc. Infréquentable qui plus est. »

Léonard a maintenant labouré les quelques ouvrages évoquant la conquête espagnole des Indes Occidentales et les premiers pas des Portugais en Asie et commence à se faire une idée un peu plus précise de la configuration des terres émergées. Sa bible est devenue la Suma de Goegrafia, de Martin Fernandez de Enciso, un atlas espagnol que Marguerite a rapporté de Madrid lors de son voyage pour négocier la libération du roi, son frère. Le jeune homme ne comprend pas tout aux notations en espagnol, aux conseils de navigation, et voit bien que les contours des îles, le dessin des continents, s’estompent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’Europe, mais il se fait à l’idée petit à petit que la terre est vraiment ronde ainsi que le prétendaient les Grecs et que l’affirme Ptolémée, dont Marguerite possède une splendide traduction manuscrite, issue de la librairie de son père. « Arrête donc de te torturer les méninges et viens respirer le bon air de l’hiver » lui lance Guillaume dont la silhouette se découpe dans l’encadrement de la porte de la librairie. Louise est partie depuis bien longtemps, et Léonard se rend compte qu’il n’a pas vu le temps passer, absorbé par la contemplation de l’atlas de Fernandez. « Tu ne vas pas t’encalminer dans cette librairie. Il faut sortir un peu. J’ai quelque chose à te proposer. Puisque ta Louise joue les princesses, viens donc avec moi à La Cave aux Bœufs, il y a une excellente bière et quelques donzelles pas trop farouches qui seront ravies d’entamer une conversation avec un garçon ayant ses entrées au château. »

Ce n’est pas une taverne mais une étuve dans laquelle Guillaume conduit Léonard par les rues éteintes de la ville. Comme si l’humidité de la nuit normande s’était transformée en vapeur au contact de la chaleur animale qui se dégage des corps dans ce bouge au plafond si bas que l’on se croit obligé de courber en permanence les épaules. Mais on se familiarise vite avec cette moiteur épaisse qui fait tomber les manteaux et découvre les épaules des filles, pour peu que la bière soit bonne et l’accueil chaleureux. « Nous amènerais-tu du beau monde Guillaume ? » lance, un brin ironique, l’avenante matrone après avoir jeté un œil expert sur la tenue de Léonard, vêtu du pourpoint couleur taupe qu’il s’est fait tailler à Rouen, habilement coupé pour monter à cheval. « En quelque sorte » répond le graveur, souriant.  « Un garçon un peu trop absorbé par ses travaux en ce moment et qui a grand besoin de se détendre » ajoute-t-il  sibyllin. « Asseyez-vous donc et prenez-vos aises, je crois avoir un excellent remède pour ce genre de mal ». De fait, un remède de chair débordante, d’attentions savamment appuyées et de cheveux roux ne tarde pas à se présenter à la table des garçons. La gironde Gertrude, dont l’accent grasseyant trahit des origines germaniques, se pose vite en parfaite diversion mentale pour Léonard dans cette atmosphère vaporeuse, et permet à Guillaume de s’éclipser discrètement pour retrouver une bande de compagnons tailleurs. Et c’est apaisé et ragaillardi que Léonard regagne l’imprimerie le lendemain matin, allégé d’un poids et débarrassé d’un élan qui lui cannibalisait l’esprit et commençait à parasiter son regard porté sur Louise. Et puis après tout, madame la princesse ne l’a pas attendu pour faire des folies de son corps. Voilà qui remet les choses en place, même s’il entend bien se garder de la moindre confidence. L’épisode s’il fut délicieux n’est pas des plus glorieux. « Nous nous garderons d’en faire l’article » lance-t-il le lendemain soir à Guillaume, en arborant un sourire complice, lors de leur sage retour aux Sept Colonnes. 

Le Malais de Magellan 11

11- Chateaubriant

En route pour Chateaubriant. La cour du roi François. Les garçons retrouvent Clément, qui s’emploie à traduire le Pigafetta. Ils repartent pour Alençon le texte en poche. Léonard réserve la première lecture à Louise.

Des hauteurs de la Lacelle, on surplombe un tapis de forêts qui colonise tout le champ visuel quand on porte le regard vers le nord. Côté soleil levant, c’est la forêt d’Ecouves qui semble, vue de ce promontoire,  avoir proprement englouti Alençon. Côté soleil couchant on découvre la forêt d’Andaine qui s’accroche aux contreforts du massif armoricain et plonge vers la Bretagne. Les deux cavaliers dormiront ce soir à Pré-en-Pail, au terme de cette première étape sur le chemin de Chateaubriant, après avoir délaissé les forêts normandes pour le bocage du Maine qui se déplie au sud de la Lacelle. Léonard a réussi à convaincre Guillaume de l’accompagner à nouveau, en dépit des préventions de Frotté qui aurait préféré flanquer l’imprimeur d’un garde du corps aguerri. Les marches de Bretagne ne sont pas réputées dangereuses, mais Léonard, porteur d’un message du chancelier au roi, est désormais un voyageur dont il faut prendre soin. Frotté a toutefois dû s’incliner devant l’enthousiasme des deux garçons, trop contents de pouvoir trotter ensemble une nouvelle fois sur les chemins du royaume. Et puis Guillaume a un bon prétexte pour rejoindre la cour à Chateaubriant : il espère se voir confirmer la réalisation des bois pour l’édition de Villon que Marot prépare. Avec la complicité de Léonard, il a trouvé et dévoré le Testament du poète dans la librairie de la duchesse. Il rêve maintenant d’illustrer l’édition de Clément. Seule Louise est attristée par ce départ, même si elle refuse de s’en avouer la cause. Elle voudrait bien chasser ce pincement dans la poitrine qui l’étreint lorsqu’elle pense à l’échappée de Léonard, mais n’y parvient pas. Outre le départ du libraire, c’est tout un monde qui prend congé, un monde qui se dessine peu à peu, au fil de leurs recherches et de leurs échanges. Ce serait si simple et si confortable si l’on pouvait tenir ses sentiments par la bride. 

La route se peuple chaque jour un peu plus à l’approche de Chateaubriant ; aux charrois de pierre et de bois requis pas les embellissements du château se mêlent les convois de victuailles exigés par la présence d’une cour pléthorique qui s’est abattue sur la petite ville comme une nuée d’étourneaux. La bourse de Jean de Laval risque de se souvenir longtemps de ce séjour royal, d’autant que François aime le faste et la pompe, mais le maitre des lieux ne rechigne pas à la dépense, saluant ainsi une entrée inespérée de son fief dans la géographie officielle du royaume. On se souviendra, espère-t-il, de la place de Chateaubriant dans l’histoire du rattachement de la Bretagne à la couronne. La porte de La Torche franchie, les deux jeunes gens retrouvent l’atmosphère bavarde et joyeuse qui baigne Alençon lorsque la cour de Marguerite est installée. Mais les coutures de la ville, trop petite, craquent sous le poids des équipages royaux. Faute de place intra muros, les soldats campent à l’extérieur des remparts, et plusieurs villages de toile débordent des murs, se déploient en faubourgs, avec leurs cantinières, leurs barbiers, leurs forgerons de campagne. Enchantés de retrouver cette ambiance de fête, Guillaume et Léonard se présentent rapidement à la monumentale porte du château et découvrent avec plaisir qu’ils sont attendus. Clément a laissé des consignes au planton et a mis à leur disposition un poisson-pilote, le petit René, fils du portier, un gamin d’une dizaine d’années au cheveu en pétard, qui les installe derechef dans les combles de l’ancien logis. 

« Suivez-moi messieurs, nous serons plus à l’aise pour bavarder dans le cabaret de fortune qu’ont aménagé les conseillers et les saltimbanques de la cour sous les voûtes du grand logis. » Clément ne cache pas sa joie de revoir les garçons et tient à les asseoir devant un bon pichet de vin avant d’entamer la conversation. Le poète les conduit à travers un dédale de petites cours et de bâtiments biscornus débouchant sur un grand espace ensoleillé,  l’ancienne basse-cour, au fond de laquelle trône le grand logis que vient d’achever Jean de Laval. A droite, une vingtaine d’ouvriers s’activent à l’édification d’une galerie, si l’on en croit les colonnes de bois sculpté qui attendent, sagement empilées, dans un coin du chantier. C’est sous le logis, troué de hautes fenêtres à meneaux parfaitement alignées, plus précisément sous l’escalier d’apparat, que les conseillers de la suite royale ont installé leur salle de garde, leur havre de détente, à proximité immédiate de la cave à vins. « Un endroit idéal, parfaitement insonorisé », commente Clément, en leur présentant les lieux, une magnifique cave voûtée, sommairement mais confortablement aménagée, où les amuseurs patentés de la cour ont dressé une petite estrade pour répéter leurs spectacles. « J’ai un couple de nouvelles pour toi Léonard. L’une moins joyeuse que l’autre. Par laquelle veux-tu commencer ? » attaque d’entrée Clément, facétieux, dès que les jeunes gens ont les fesses calées autour d’un grand tonneau faisant office de table. « La mauvaise évidemment ». « Soit, sache donc que tu n’emporteras pas le manuscrit de Pigafetta. Je dois le transmettre au plus vite à Simon de Colines, qui l’a expressément demandé à la reine mère pour l’imprimer. J’ai juste arraché l’autorisation de te le montrer avant de le faire parvenir à Simon. » Devant le visage déconfit de Léonard, Clément poursuit « Tu aurais, de toute façon, eu du mal à exploiter ce manuscrit, rédigé en langue vulgaire d’Italie, ce que je ne t’avais peut-être pas précisé. La bonne nouvelle maintenant » Et le poète d’afficher un large sourire « je suis en passe d’achever la traduction de ce manuscrit, à laquelle je me suis attelé dès mon arrivée à Chateaubriant, en sorte que tu puisses repartir avec un texte exploitable, traduit par Marot qui plus est. Cela te convient-il ? »

Léonard éprouve les plus grandes difficultés à domestiquer sa joie tout au long de la soirée, joie qui ne cesse de le déborder en éclats de rire incontrôlés, heureusement amortis par le bruit des conversations et le tintement des chopes en étain dans ce cabaret improvisé. Pour parfaire le tableau, Clément a confirmé à Guillaume la commande d’une demi-douzaine de bois pour son Villon. Certes, le poète n’a pas le moindre sol pour financer le travail, mais le graveur est confiant de nature et trop heureux de la chance qui lui est donnée pour se préoccuper maintenant d’une question d’intendance. Il sera bien temps de parler d’argent au moment de l’impression.

En dépit de l’heure tardive à laquelle les deux garçons regagnent leurs combles, sous la conduite du petit René, Léonard ne peut s’empêcher de rédiger un billet à l’adresse de Louise. S’arrachant les yeux sous la flamme de l’unique chandelle de la chambre, il mesure à quel point cette aventure le lie désormais à la jeune femme. Louise, en intriguant auprès de Clément, en multipliant les contacts à la cour, l’a non seulement aidé à récupérer le manuscrit mais a vraisemblablement fait en sorte qu’il dispose d’une copie exploitable. A-t-elle déployé une telle énergie pour son propre compte ? – il est indéniable qu’elle se passionne sincèrement pour l’aventure de Magellano – ou s’est-elle démenée pour lui ? Difficile de démêler la pelote de sentiments qui s’enroule, se déroule autour des trois personnages du trio qu’il forme avec Louise et Clément depuis leur retour d’Almenêches. Quoi qu’il en soit, la jeune femme sera d’un secours précieux pour éditer le récit, décrypter les indications données par l’auteur, celles laissées par le traducteur, travailler sur les épreuves. Simon du Bois a tacitement autorisé Léonard à imprimer ce texte à son retour, pour honorer ses fonctions de libraire de la duchesse, mais le maître n’entend pas perdre son temps à œuvrer sur une matière qui ne l’intéresse pas et ne lui sera d’aucun profit. Sans la belle agilité d’esprit de Louise, son sens pratique et son entregent, Léonard serait bien en peine de mener à bien cette folle aventure éditoriale, qui lui aurait paru insensée il y a six mois, lui qui n’est pas même maître-imprimeur. 

Les garçons ne verront pas le roi, parti à Nantes avec Jean de Laval rencontrer quelques membres éminents du Parlement de Bretagne pour les convaincre de solliciter eux-mêmes l’union perpétuelle du duché et du royaume. C’est la solution qu’ont imaginée les conseillers du souverain pour contourner un inattendu problème juridique : le fait que le roi ne soit pas duc de Bretagne. C’est en effet son fils, le dauphin François, qui est officiellement duc depuis la mort de sa mère, la reine Claude. Impossible donc de réunir les deux couronnes sur une même tête. A moins que les Etats de Bretagne ne demandent expressément l’union. Ce à quoi le roi va s’employer, disposant pour cela de quelques arguments, quelques privilèges et prébendes à distribuer aux parlementaires de Nantes. Léonard n’est pas trop marri par cette absence, même s’il aurait naturellement aimé apercevoir le roi, dont on dit qu’il est gigantesque et dépasse tout le monde d’une tête. Mais le jeune imprimeur est trop impatient de retrouver Alençon pour commencer à travailler sur le manuscrit que vient de lui remettre Cément, une centaine de feuillets couverts de l’écriture fine et déliée du poète, presque sans rature. Ce manuscrit, Léonard s’est interdit de le lire avant de le montrer à Louise. Il ne sait pas vraiment pourquoi mais il tient à lui faire ce cadeau, à lui donner le plaisir d’être la première à défricher la traduction de Clément. Il goûte par avance la joie qu’elle éprouvera à sentir les embruns de l’expédition, à longer les côtes de l’Amérique pour découvrir le passage du sud, à fouler le rivage des îles aux épices et à frissonner devant ses premiers cannibales.

Le Malais de Magellan 12

12 – Le Malais de Magellan

L’évêque de Séez mène une campagne d’agitation contre Simon du Bois. L’imprimeur invité à quitter la ville. Louise décrypte la traduction de Clément. L’incroyable récit de la première circumnavigation. Louise s’enthousiasme pour le Malais de Magellan.

 

 « Je vais devoir tempérer votre enthousiasme, Léonard, les nouvelles ne sont pas bonnes ici, pas bonnes du tout. Les choses tournent mal pour Lecourt, qui se rapproche dangereusement du bûcher, et Frotté a suggéré à maître du Bois de regagner Paris. Il a peur de ne plus pouvoir assurer sa protection. L’évêque se livre à une campagne d’agitation souterraine contre les idées nouvelles et les livres imprimés dont on ne peut prévoir les conséquences, d’autant que Mangon, l’inquisiteur, a  désormais la preuve que des ouvrages condamnés par la Sorbonne ont été imprimés à Alençon. Les esprits sont hautement inflammables en ce moment et les mouvements de foule difficilement prévisibles. » Louise est embarrassée et Léonard abasourdi. Lui qui avait quasiment volé sur les chemins du Maine pour rapporter au plus vite le manuscrit de Pigafetta à la belle chambrière du château, retrouve une jeune fille effarouchée, nichée à l’abri de la forêt d’Ecouves, au manoir d’Avoise. Les évènements ne cessent décidément de se précipiter. Comme si l’émergence d’idées nouvelles avait non seulement élargi le monde, mais en avaient accéléré la marche, faisant craquer un échafaudage millénaire qui ne se savait pas aussi branlant.  « Ah si, une bonne nouvelle malgré tout » ajoute la jeune femme, en relevant la tête, pour le transpercer de ses grands yeux verts « dame Cécile a accepté de ne plus m’importuner cette année avec ses projets de mariage. J’ai réussi à lui faire  entendre qu’un peu de temps m’était nécessaire pour digérer la mésaventure Clément. Cela nous laisse en paix pour travailler ensemble sur le manuscrit que vous tenez serré contre vous, non ? »

« Et moi, j’ai une autre bonne nouvelle. Enfin j’espère que vous l’entendrez comme telle » ajoute la maîtresse de maison, Jeanne d’Avoise, de retour du poulailler, qui pointe son nez à la porte de la grande salle du manoir : « j’ai obtenu de maître du Bois qu’il laisse sa presse à deux coups à Alençon. De son propre aveu, elle aurait difficilement supporté le retour jusqu’à Paris. Ce sera sa façon de me rembourser les quelques livres tournoi que je lui ai avancées ces derniers mois. Je partage avec Frotté la conviction qu’il faut conserver des outils à Alençon,  dans la perspective de jours meilleurs.» Toutes ces informations sont un peu étourdissantes pour Léonard, qui n’a pas pris le temps de repasser à l’atelier avant de filer sur Avoise. Ainsi Simon du Bois s’apprêterait à repartir pour Paris. Le départ de la duchesse aura décidément mis à mal la place qu’était en train de prendre Alençon dans la propagation des idées nouvelles. Mais bon, l’essentiel n’est, pour l’heure, pas là. « Il faut absolument qu’on ait le temps d’imprimer le Pigafetta avant le départ de Maître du Bois » pense tout haut Léonard. « Et cela veut dire que vous allez lire ce manuscrit dès ce soir Louise » ajoute-t-il en lui collant la liasse de feuillets entre les mains « et me retrouver demain dans la librairie de la duchesse en sorte que nous établissions notre plan de bataille. Le temps semble nous être compté. » 

Ce n’est pas à l’atelier que Léonard obtiendra des informations plus précises sur les derniers développements de la situation à Alençon, mais à la Rimblière, la résidence privée de Frotté, à une lieue du château, où il est convoqué le soir même avec Guillaume. Le chancelier est en cours d’installation dans cette gentilhommière campagnarde qu’il vient d’acquérir sur la paroisse de Damigny et délaisse quelque peu le palais en ce moment. « Si je comprends bien le roi est entièrement absorbé par l’union du duché de Bretagne à la couronne et il ne faut pas compter sur lui en ce moment pour défendre un prêtre hérétique » commente Frotté de sa voix caverneuse en repliant le billet du conseiller royal en charge des affaires ecclésiastiques que lui a rapporté Léonard. « Nous allons donc, comme prévu, réduire la toile pour nous protéger au mieux des vents mauvais. » Le chancelier confirme ainsi aux deux garçons la demande faite à Simon du Bois de regagner la capitale pour laisser le moins de prise possible à Mangon. La mise en accusation de l’imprimeur pourrait s’avérer dévastatrice pour l’autorité ducale. « Vous avez deux mois devant vous pour achever les travaux en cours et prendre vos dispositions pour la suite, messieurs. Je ne vous cache pas que j’aimerais vous garder à Alençon pour, à tout le moins, être en mesure d’imprimer quelques affiches ou libelles en cas de besoin. Mais je ne peux rien vous garantir et je ne vous empêcherai en aucun cas de suivre du Bois si vous le souhaitez. »

Il fait presque nuit lorsque Léonard parvient, le lendemain, à se libérer pour rejoindre Louise à la librairie du château. Maître du Bois, de méchante humeur, l’a fait travailler à la presse toute la journée. « Ne vous inquiétez pas Léonard. Nous avons tout notre temps. J’ai prévenu dame Cécile que je dormirai au château cette nuit » essaie de le rassurer Louise, assise à la grande table, une plume à la main, absorbée par la rédaction d’une note apparemment inspirée par le manuscrit de Pigafetta, grand ouvert devant ses yeux. « Vous allez vous asseoir et je vais vous raconter l’aventure la plus incroyable que vous ayez jamais entendue. Mais commencez donc par rajouter une bûche dans la cheminée. » La jeune femme se lève, saisit les trois feuillets qu’elle vient d’achever et entreprend la restitution de son travail. « Tout d’abord je vous le confirme, Léonard, nous avons entre les mains la relation d’une circumnavigation autour de ce qu’il faut définitivement appeler le globe terrestre. Le rédacteur fait partie des dix-huit survivants d’une expédition partie il y a dix ans, en août 1519 précisément, de Séville à la recherche des îles Malucques par la voie des Indes occidentales, expédition qui comptait deux-cent trente-sept hommes embarqués sur cinq nefs. Le capitaine-général de cette expédition, Fernando Magellano, que Clément préfère appeler Fernand Magellan, est mort avant d’atteindre les susdites îles et c’est un certain Elcano, un personnage mystérieux dont Pigafetta parle très peu, qui réussit, au terme d’invraisemblables péripéties à ramener la dernière nef, la Victoria, en Espagne, trois ans plus tard, le 6 septembre 1522, sans avoir jamais rebroussé chemin. »

Louise lève les yeux et observe Léonard dont le visage fermé affiche un inhabituel pli vertical entre les yeux, témoignant une absolue concentration. « Continuez Louise, continuez. Ne me faites pas languir ainsi. » « Cette expédition a failli tourner plusieurs fois à la catastrophe, poursuit la jeune femme, notamment sur les côtes de la nouvelle Espagne lorsque les capitaines de trois nefs se sont mutinés. Epuisés par de longs mois de recherches pour découvrir un passage vers les Indes orientales et inquiets de la raréfaction des vivres, ils souhaitaient, semble-t-il, mettre un terme à l’aventure et revenir au pays. Elcano, alors officier subalterne, faisait partie des mutins, mais ne sera pas puni, contrairement aux trois capitaines, qui paieront cette mauvaise idée de leur vie. Quelques semaines plus tard, l’un des navires, le San Antonio, repartira d’ailleurs pour Séville en profitant de la confusion qui régne dans la flotte durant la traversée du détroit conduisant vers la mer Pacifique. Le passage découvert, seules trois nefs seront en mesure d’affronter la grande traversée, poursuit Louise qui, emportée par le récit, vit l’expédition autant qu’elle la raconte : la cinquième avait été brossée sur la côte avant le détroit et transformée en petit bois.»

« L’auteur n’abuse pas, comme on pouvait le redouter, de notes de navigation, mais nous en dit malheureusement peu sur les paysages traversés ou aperçus. Sinon que Magellan a donné pour nom Terre de feu à cette terre australe, en raison des grands feux qu’entretiennent les rares sauvages de la région. Pigafetta n’est pas très disert, non plus, sur la terrible traversée de la mer Pacifique, longue de trois mois et vingt jours, au fil desquels les marins les plus faibles meurent atteints d’un mal étrange qui leur fait gonfler les gencives. Pour vous donner une idée de l’épreuve traversée, j’ai noté cette citation : « Nous ne mangions que du vieux biscuit tourné en poudre, tout plein de vers et puant, pour l’ordure de l’urine que les rats avaient faite dessus et mangé le bon, et buvions une eau jaune infecte. »

« Enfin, le mercredi 6 mars 1521, la flotte aborde un petit archipel peuplé de sauvages. Ces trois îles, que le capitaine général baptise îles des larrons  parce que les indigènes profitent de la moindre occasion pour subtiliser ce qui leur tombe sous la main, permettent à l’équipage de se soigner et de reprendre des forces. Mais ce ne sont d’évidence pas les îles aux épices recherchées par Magellan. Les trois navires reprennent alors leur route et atteignent le 28 mars une nouvelle destination, un nouvel archipel inconnu. Et là, tenez-vous bien, Léonard, se produit un évènement dont pas même Clément n’a mesuré l’importance, me semble-t-il, en traduisant le texte, qui donne une dimension encore plus folle à ce récit, épisode que j’ai scrupuleusement noté. « Nous vîmes une barquette qu’ils appellent boloto et huit hommes dedans, laquelle s’approcha de la nef du capitaine-général. Lors un sien esclave, qui était de Zamatra, parla de loin à ces gens, lesquels entendirent son parler et vinrent au bord du navire. » Vous entendez, Magellan avait à bord un esclave qui comprenait la langue des sauvages de la mer Pacifique. Magellan, l’appelait son Malais, Pigafetta le nomme Enrique de Malacca, mais peu importe. Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre une chose : cet Enrique de Malacca était rentré chez lui, il est le premier homme à avoir effectué une circumnavigation autour du monde. Et personne n’en parlera jamais parce que cet homme n’intéresse personne. 

Léonard doit se secouer pour comprendre ce qu’entend Louise. « Que voulez-vous dire, Louise ? Comment cet esclave aurait-il pu faire le tour du monde sans que personne ne s’en rende compte ? »  « Pigafetta nous donne la clef un peu plus loin, répond Louise, surexcitée par sa découverte. Magellan avait acheté cet esclave lors d’un précédent voyage aux Indes orientales. Il l’avait ramené au Portugal, lui faisant franchir la moitié du globe en naviguant vers l’ouest. En débarquant sur cette île Enrique de Malacca revient en quelque sorte au pays, ou s’en approche, après, cette fois, avoir fait le tour de la terre. Le fait qu’il parle la langue de ces îles indique qu’avant d’avoir été acheté par Magellan, il avait déjà parcouru un long chemin vers l’ouest pour se trouver confronté à des chrétiens, qui commencent tout juste à explorer les terres inconnues en direction du soleil levant. » Tout cela est un peu vertigineux pour Léonard, qui se râpe les doigts sur un menton mal rasé, d’un air profondément dubitatif. « Je vous laisse le temps d’intégrer cette première partie du voyage, pendant que je cours aux cuisines demander qu’on nous apporte une collation » reprend la jeune femme, après un moment de silence « il est possible que nous en ayons besoin d’un moment, au terme de ma restitution, pour élaborer le plan de bataille que vous avez évoqué hier. »

Le Malais de Magellan 13

13 – L’impression

Suite du récit de Pigafetta. Simon du Bois confirme son proche départ. Il autorise les jeunes gens à imprimer le texte « au noir ». Louise s’impose comme éditrice de l’ouvrage, qui s’intitulera « L’histoire véritable du premier tour du monde ».

 

« Ce vin de Bordeaux est délicieux, Louise, vous êtes une magicienne savez-vous. » Léonard est épaté par la capacité de Louise à enchanter les moments ordinaires de la vie, ainsi qu’elle le réussit, l’air de rien, avec cette cruche de Bordeaux accompagnant la collation rapportée de la cuisine. « Continuez votre récit, je vous prie. Je suis, comment dire, embarqué dans votre nef de papier. » Louise reprend ses feuillets, se relève, offrant au regard de Léonard sa longue robe fuselée à col carré. « Reprenons donc. L’expédition poursuit sa route, toujours à la recherche des îles Malucques. La compréhension d’un langage commun facilite grandement les choses et Magellan fraternise avec un roitelet local, sur une île apparemment plus hospitalière que les autres, baptisée Cebu. Mais il commet l’imprudence de se mêler des rivalités entre souverains indigènes et meurt, bêtement, massacré sur une plage par une troupe de sauvages en furie. A partir de ce moment, ce sont les évènements plus que les hommes qui vont décider de la forme que prendra la suite de l’expédition. Il faut d’ailleurs brûler l’une des trois dernières nefs, la Conception, faute de marins pour continuer la route. »

« Avant de poursuivre l’aventure maritime, Léonard, permettez-moi d’attirer votre attention sur les observations de Pigafetta, qui conjugue l’œil du naturaliste et la verve du poète. Voici par exemple ce qu’il dit de mystérieuses feuilles découvertes sur ces îles qui semblent dotées de vie : «Encore on trouve là des arbres qui font telles feuilles que, quand elles tombent, elles sont vives et cheminent. Et sont ces feuilles ni plus ni moins comme celles d’un mûrier, mais non pas tant longues. Près de la queue d’un côté et d’autre, qui est courte et pointue, elles ont deux pieds, n’ont point de sang et devant qui les touche elles s’enfuient. J’en tins une neuf jours en une cage, et quand je l’ouvrais elle allait tout autour de la boite». Incroyable, non ? C’est l’une des notations qui m’a le plus intriguée, nul doute qu’à la relecture nous en trouverons d’autres, tout aussi étranges, qui vont passionner nos jardiniers et nos apothicaires. Mais reprenons. Grande déception en touchant enfin les îles Malucques. Les Espagnols épuisés découvrent qu’ils ont été devancés par les Portugais, lesquels ont secrètement pris possession de l’île dix ans plus tôt, par la route des Indes orientales. L’expédition est donc un échec pour la couronne d’Espagne, même si le roi indigène les autorise à charger leurs navires de clous de girofle, de gingembre et de noix de muscade. Je vous passe les détails, les liens noués avec les sauvages, les intrigues qui émaillent cette navigation d’île en île. La peur aussi, à la découverte de chaque nouvelle population. Enrique de Malacca n’est plus là pour créer le lien, assurer la traduction des premiers échanges. Il a disparu, englouti sur l’île de Cebu, lors de la disparition de Magellan. Pigafetta ne sait pas ce qu’il est devenu. »

« Finalement les deux derniers navires le Victoria et la Trinidad sont contraints de se séparer. La Trinidad craque littéralement sous le poids de sa cargaison et reste aux Malucques avec cinquante hommes pour engager d’importantes réparations. De toute façon les deux capitaines ne sont pas d’accord. Elcano veut poursuivre sa route par l’Ouest, alors que Lopez de Carvalho, l’autre commandant de fortune, souhaite rebrousser chemin et revenir par la mer Pacifique. Pigafetta ne dit pas ce qu’est devenu ce navire. Ce qui est sûr c’est que la Victoria, elle, prend la route du cap de Bonne Espérance avec soixante hommes d’équipage, longe les côtes africaines et, faute de vivres, fait relâche aux îles du Cap-Vert, en terre portugaise. « Et nous commandâmes aux nôtres du bateau qu’eux, étant à terre, demandassent quel jour il était. Auquel fut répondu qu’aux Portugallois il était jeudi, dont ils furent moulte ébahis parce qu’à nous il était mercredi, et nous ne savions comment nous avions failli. » Pigafetta découvre ainsi qu’en voyageant toujours vers l’occident l’expédition « avait emporté l’avantage de vingt-quatre heures ». Malheureusement les Portugais, auquel l’équipage n’a pas dévoilé sa provenance, se doutent de quelque mensonge et retiennent treize hommes prisonniers. Si bien qu’ils ne seront que dix-huit, épuisés, affamés, loqueteux à rejoindre l’Espagne deux mois plus tard. « Samedi 6 septembre 1522, nous entrâmes en la baie de San Lucar et n’étions que dix-huit hommes, la plupart malades, du reste des soixante, dont les uns moururent de faim, les autres s’en allèrent en l’île de Timor, et les autres avaient été punis à mort pour leurs délits. Depuis le temps que nous partîmes de cette baie jusqu’au jour présent, nous avions fait 14 460 lieues et accompli le cercle du monde de levant au ponant. » Louise se tait, laissant les pensées de Léonard voguer un long moment sous la lumière lunaire qui infuse dans la librairie à travers le papier huilé de la croisée.

 

 

Simon du Bois est de meilleure humeur depuis quelques jours. Les nouvelles de Paris sont bonnes, ses amis Robert Etienne et Geoffroy Tory lui ont trouvé un atelier rue Saint-Jacques, où il pourra poursuivre ses activités à l’abri de la corporation, tout en confrontant sa manière de travailler avec les meilleurs artisans du royaume. Il a donné l’autorisation à Léonard, Guillaume et Gaspard, d’utiliser la presse durant la nuit pour imprimer cet ouvrage qui leur tient tant à cœur. Les trois garçons prennent un grand plaisir à utiliser la fonte de caractères romains apportée par le jeune Garamont, même s’ils doivent travailler « au noir » comme on dit, lorsque les volets de la boutique sont clos. Les choses se sont organisées naturellement : Léonard compose, Gaspard imprime pendant que Guillaume, installé dans un coin de l’atelier grave quelques fleurons, bandeaux et culs de lampe qui viennent animer les pages, en fonction de l’avancement de la composition. Louise n’est pas autorisée à fréquenter l’atelier la nuit, mais elle joue un rôle capital durant la journée, relisant et annotant inlassablement les épreuves que les garçons ont réalisées la veille. Sensible à la musique du texte, elle ajoute régulièrement des points crochus au détour des phrases pour leur donner du rythme, en faire respirer la lecture. Si elle est attentive à la forme que prendra l’ouvrage, elle l’est aussi au fond et prépare, dans le secret de la chambre qu’elle a réinvestie au château, une préface qu’elle entend soumettre à Léonard lorsque le travail sera suffisamment avancé.

Quelque chose, en effet, la chagrine dans la présentation que fait Pigafetta de son voyage. Le titre qu’il donne à son récit « Le découvrement de l’Inde supérieure » est trop imprécis et, surtout, ne recouvre pas la singularité du périple, qui est clairement la première circumnavigation autour du globe terrestre. « Le premier tour du monde du capitaine général Magellan » serait plus conforme à la réalité du voyage mais ne serait pas exact puisque Magellan est mort au milieu du gué. On peut tourner et retourner les choses dans tous les sens, se dit-elle, le premier homme à avoir fait le tour de la planète est bien Enrique de Malacca. C’est incontestable, même si un mystère demeure sur la façon dont le Malais a rejoint, dans un premier temps, les Indes orientales. Sans doute transporté en tant qu’esclave, mais peu importe. Et cela doit être mis en lumière par la publication du récit de Pigafetta, le héros auquel le livre doit, en premier lieu, rendre hommage. C’est la raison pour laquelle, elle travaille sur une préface, intitulée Le Malais de Magellan qu’elle entend soumettre à Léonard et aux garçons pour leur premier ouvrage commun à l’enseigne de la rue du jeudi.

L’impression du récit proprement dit est presque achevée lorsque les jeunes gens s’accordent sur la forme définitive que prendra le livre. Une chose est assurée depuis le départ, ce sera un format in-octavo, qui permettra de le glisser facilement dans une grande poche. Et puis ce format limite le nombre de feuilles à mettre en oeuvre, même s’il nécessite des calages extrêmement précis. Chaque feuille imprimée est en effet pliée en trois, donnant huit feuillets, soit seize pages recto verso. Huit feuilles sont donc suffisantes pour produire cent vingt-huit pages. Et les quatre cents feuilles que leur a cédé Simon du Bois permettront d’imprimer une cinquantaine d’exemplaires. Pour le texte de Pigafetta pas de problème, il est déjà quasi bouclé. Pour l’habillage de l’ouvrage : titre, colophon, frontispice, il faut trancher avant l’impression des deux dernières feuilles. Louise a invité les garçons dans la librairie du château afin de procéder aux ultimes arbitrages. Elle a sa petite idée, sa préface est écrite, mais elle souhaite que la décision soit partagée, que chacun soit fier de l’objet final.  L’air de rien, la jeune femme s’est imposée comme éditrice de l’ouvrage. Ses liens avec la cour, son érudition, lui donnent aux yeux des garçons, une légitimité naturelle qu’elle a habilement conforté au fil du travail. Les trois compères sont mobilisés, de leur côté, par la fabrication de l’objet, absorbés par les contraintes techniques qui se font jour d’étape en étape. L’introduction de points crochus – il semblerait que l’on dise virgules désormais – n’a pas été sans poser problème. La chasse des caractères de Garamont également, qui cause des soucis de césure à chaque ligne. Ne parlons pas de l’introduction de certains culs de lampe, des repentirs de Guillaume et des problèmes de séchage rencontrés avec l’humidité endémique qui prévaut à Alençon. Le titre que Louise a finalement retenu L’histoire véritable du premier tour du monde emporte l’adhésion des garçons. Son affaire de Malais de Magellan les laisse plus sceptiques, surtout Léonard, qui craint que ce parti pris ne sème la confusion dans les esprits.

« Prenez en compte, Louise, le fait que la plupart des lecteurs vont douter, a priori, de la véracité du récit de Pigafetta. Et c’est bien compréhensible tant cette aventure paraît invraisemblable. Evoquer l’histoire du Malais avant de présenter le déroulé de l’expédition risque de décrédibiliser l’ensemble. Le mieux, me semble-t-il serait de placer votre analyse après le texte, un après-propos en quelque sorte ; je n’en ai encore jamais vu, mais après tout nous sommes libres de procéder comme nous l’entendons. Maître du Bois ne nous a-t-il pas donné toute liberté ? à condition de ne pas apparaître dans le colophon. A ce propos j’ai eu une idée pour nous préserver face à l’inquisiteur, qui ne va pas manquer de nous chercher des noises. Il nous faut pouvoir mentionner « ouvrage imprimé avec le privilège de la reine Margueritte de Navarre, duchesse d’Alençon ». Il me semble  que le chancelier Frotté, à qui Marguerite a délégué ses prérogatives sur le duché, peut nous accorder cette faveur. Nous irons ensemble le lui demander, voulez-vous bien Louise ? »

Le Malais de Magellan 14

14 – Les statues brisées

Emoi en ville, une église a été profanée, des statues brisées. Prêches vengeurs à la grand messe. L’imprimerie en grand danger. Le texte mis à l’abri aux Sept Colonnes. Equipée nocturne vers La Belle Charpente. Le guet-apens.

Il règne un calme inhabituel sur la ville, ce samedi matin, lorsque les garçons ouvrent les volets de l’atelier. Les marchands ambulants se font discrets et les passants parlent bas. « Il paraît qu’on a retrouvé les statues mutilées de la Vierge et de sainte Claude accrochées aux gouttières d’une maison de la grand rue leur explique Jeanne, la grosse mercière de la boutique voisine. Les statues ont été volées dans la chapelle Saint Blaise pendant la nuit. C’est un sacrilège abominable.» Les jeunes gens ne prêtent pas grande attention à ce qui ressemble à une mauvaise plaisanterie d’étudiants avinés. En l’absence du maître imprimeur, parti en reconnaissance à Paris, ils se sentent libres et légers au point de travailler à la lumière du jour, volets ouverts sur la rue du jeudi. Il faut qu’un sergent de ville envoyé par le lieutenant général du Mesnil interrompe leur travail, en début de soirée, pour que les trois larrons commencent à comprendre la portée de l’évènement. « Selon les informations qui nous parviennent, les curés fidèles à l’évêque sont en train de rédiger des prêches vengeurs qu’ils vont distiller demain, à la grand messe, dans les églises de la ville. Ce sacrilège est, selon leurs dires, le fruit des idées nouvelles qui circulent dans le duché. Frotté a lancé sa police à la recherche des coupables. S’il ne les retrouve pas rapidement, le scandale risque de mettre le feu à la cité. Les imbéciles qui ont profané les statues ont eu la mauvaise idée de s’en prendre à la vierge et la défunte femme du roi, la reine Claude, ça fleure la provocation à la Lecourt.»  Léonard jauge vite le danger. Il leur faut à tout prix terminer l’impression du texte cette nuit et mettre au plus vite les feuilles imprimées à l’abri, avant qu’une foule incontrôlée – ou trop bien contrôlée – ne s’en prenne sans discernement à l’atelier. Tant pis pour la couture des cahiers et la reliure. Elles seront réalisées plus tard, ailleurs au besoin. « Dites au chancelier que nous avons bien entendu le message. Aucun écrit suspect, aucun texte profane en caractère romain ne traînera dans les locaux demain matin » assure le jeune homme. « Nous laisserons en évidence le second tirage du Sommaire de toute médecine après avoir mis nos épreuves en lieu sûr » ajoute-t-il en jetant un coup d’œil complice à Guillaume et Gaspard « dans un endroit où pas un cul-bénit n’osera pointer sa fourche avant longtemps. »

« Il va nous falloir procéder par étapes » reprend Léonard, en se grattant les mâchoires,  après le départ du sergent. « Guillaume serais-tu d’accord pour que l’on transporte les liasses cette nuit dans ton antre aux Sept Colonnes ? De sorte qu’elles soient à l’abri à la sortie de la messe et que l’on puisse les emporter tranquillement à la Belle Charpente demain soir. » Poursuivant à voix haute, le jeune homme, mi effrayé, mi excité par la tournure que prennent les évènements,  ajoute « reste le problème de la dernière feuille, enfin de la première, avec le colophon. Nous allons devoir nous passer du privilège de la duchesse, faute d’avoir obtenu l’autorisation. Mais ce n’est pas très grave L’histoire véritable du premier tour du monde, à l’enseigne de l’atelier de la rue du jeudi se tiendra et se justifiera par elle-même. » Les garçons entament alors une course contre la nuit pour composer, imprimer et sécher sommairement ce qui deviendra le premier cahier de l’ouvrage. Le temps de séchage est mis à profit, avant l’aube, pour transporter aux Sept Colonnes les premières feuilles que Guillaume et Léonard ont eu le temps de plier pendant que Gaspard achevait l’impression. Au creux des rues pavées et humides d’Alençon, les veilleurs de nuit sont, par bonheur, entièrement absorbés par la surveillance des églises et des lieux de culte et le ballet nocturne des jeunes gens se déroule sans anicroche.

« Léonard, tu ne peux pas m’empêcher de venir avec vous pour mettre notre Tour du monde à l’abri. » C’est fait, Louise, emportée par son émotion, s’est laissée aller à tutoyer l’imprimeur. Le garçon, venu dès l’ouverture du château lui rendre compte des évènements, sourit par devers lui mais ne relève pas le glissement, qui affleurait périodiquement à la surface de leurs lèvres à tous deux, et qui devenait chaque jour un peu plus prévisible. « Je deviens folle à tourner en rond dans ce palais, alors que la ville est en émoi. Je dois pouvoir faire mon affaire de dame Cécile pour la nuit. Elle a l’intelligence du cœur et comprendra ma fébrilité. Je suis tellement impatiente de disposer d’un premier exemplaire, quitte à le coudre et à le relier moi-même, pour l’envoyer à la duchesse. Je t’en prie Léonard. » Le jeune homme comprend évidemment l’impatience de la jeune femme, qu’il partage. C’est un peu leur bébé qui est en train de naître, un bébé de papier. « Pourquoi pas, mais cela veut dire qu’il te faudra passer la nuit à la Belle Charpente, il est hors de question de risquer un aller-retour avant le lever du jour. » Et d’ajouter, amusé et un tantinet moqueur « il me semble qu’Anne Cabaret, la maîtresse d’Héloup, ne sera pas mécontente de faire la connaissance de Louise de Chauvigny, la chambrière d’Alençon. » Pendant ce temps, pour donner le change, Guillaume et Gaspard, passent le balai, nettoient les tympans de la presse et les tampons d’encrage à l’intérieur de l’atelier. Histoire de donner l’illusion que la vie continue, comme si de rien n’était, avant la visite probable des paroissiens les plus excités, qui ne vont pas manquer de venir demander des comptes aux blasphémateurs dénoncés dans les églises.

Ce grand ménage, volets tombés, prend à contre-pied la foule des fidèles au sortir de l’église Notre-Dame. La porte grande ouverte, l’exposition de la presse aux rayons du soleil, désarme les plus excités des paroissiens que Guillaume accueille avec sa décontraction et sa nonchalance coutumières. Ils sont une quinzaine, emmenés par Geoffroy Tabur, le charpentier, et un franciscain tonsuré, à vouloir demander des comptes à l’imprimeur. « Il est à Paris » explique Guillaume qui nettoie une planche gravée, assis sur le seuil de l’atelier « et vous devez savoir que cet atelier va fermer prochainement. C’est pour ça que nous le mettons au net avec Gaspard. » Non, les paroissiens ne le savaient pas. Et demandent à voir. Les deux ouvriers se gardent bien d’empêcher le groupe de pénétrer dans la boutique et d’en détailler le contenu. De fait, ils ne trouvent que quelques épreuves du Sommaire de toute médecine en gothique autorisé par le privilège du roi. La casse de Garamont est bien là, mais aucun texte profane en caractère romain ne traîne. « Ne nous prenez pas pour des imbéciles. Nous savons bien que Simon du Bois imprime des évangiles en langue vulgaire » peste Geoffroy Tabur qui ne peut tout de même pas demander à ses nervis de vandaliser l’atelier avec si peu d’éléments. D’autant qu’un familier des tavernes de la ville d’approche et lui glisse un mot à l’oreille. « Nous nous retrouverons peut-être plus tôt que vous ne l’imaginez » lance le charpentier en demandant à ses troupes de quitter les lieux « plus tôt que vous ne l’imaginez. » Les garçons ne comprennent pas vraiment la menace, trop contents de savourer cette victoire par forfait. Après le livre, ils viennent de sauver l’atelier. Voilà qui s’arrose, non ?

La nuit est tombée depuis deux bonnes heures lorsque les garçons comprennent, à leurs dépends, ce que signifiait la menace sibylline de Tabur. Face à eux, devant le gué de Gesnes, à une demi-lieue des portes d’Alençon en direction d’Héloup, se dresse une troupe d’hommes hérissée de piques et de bâtons, dont les silhouettes se découpent sous les rayons de la lune. Les quatre jeunes gens – Louise, grimée et habillée en homme, a réussi à convaincre Léonard de les accompagner – sont pris de court. Ils croyaient avoir pensé à tout et n’ont même pas eu l’idée de se placer sous la protection de Frotté pour cette équipée nocturne qui ressemblait à une formalité. Il semble inutile de finasser, et les jeunes gens descendent sans broncher de leurs chevaux. « Pas de chance, monsieur Cabaret, lance ironiquement Geoffroy Tabur, on vous vu, la nuit dernière, cacher des liasses d’imprimés aux Sept Colonnes. Nul doute que ce sont des écrits interdits par notre sainte mère l’église pour que vous ayez souhaité les dérober à nos yeux avec autant de soin. » Léonard ne sait trop comment réagir. Impossible de nier qu’ils transportent des liasses de papier imprimé, qui pendant à leur fontes, impossible de franchir le gué, ni désormais de faire demi-tour. Le rapport de force est en leur défaveur et il faut à tout prix éviter que Louise soit découverte. Dieu sait ce que ces traine-savates pourraient inventer s’ils découvraient la présence d’une femme dans le petit groupe.

« Ce n’est qu’un récit de voyage, sieur Tabur » tente de répondre Léonard, celui d’un navigateur portugais qui a découvert les îles Malucques. Vous pouvez vérifier vous-même. » Tabur ne prend pas même le temps de répondre et arrache les premières liasses des sangles qui les retiennent. « Je ne sais pas lire, monsieur Cabaret, mais je peux quand même constater que ces feuilles sont imprimées en caractères romains. Ce qui est strictement interdit par l’évêque, hors les ouvrages religieux qui portent son imprimatur. Ce n’est pas le cas Monsieur Cabaret, n’est-ce pas ? » Léonard reste silencieux, et voyant Louise tressaillir, lui serre fermement le bras pour l’inviter à se taire. « Allez ; les gars, brûlez-moi tout ça, tous ces écrits hérétiques qui nous empoisonnent l’esprit et empoisonnent l’évêché depuis des mois. Qu’il n’en reste pas une feuille.» Les garçons ont compris que s’ils voulaient sauver leur peau, il leur fallait sacrifier leur texte. Et le sacrifier totalement, puisque dans ces liasses, figure la traduction de Clément. Les caractères ont été rangés dans leur casse, et il ne restera plus, dans quelques minutes, que le souvenir de la composition du récit dans la tête de Clément et celui des corrections dans celle de Louise. « Tu as de la chance d’être dans les papiers de Frotté, Cabaret, et d’être un gars du pays. Mais qu’on ne t’y reprenne jamais. Ou alors choisis d’exercer ton art loin, très loin d’ici. Allez filez maintenant, et ne remettez plus les pieds à l’atelier. A tout le moins, tant qu’on n’a pas retrouvé et pendu les blasphémateurs qui trainent en ville. »

Les flammes de l’autodafé sont encore visibles, au pied de la côte d’Héloup, lorsque Léonard ose enfin rompre le silence de la petite troupe, écrasée par l’évènement. « Il semble que Dieu n’ait pas souhaité que L’histoire véritable du premier tour du monde voie le jour à Alençon. » lance-t-il, sur un ton étonnamment dégagé, comme si une part de lui  refusait de prendre la mesure de la catastrophe. Même s’il sait, s’ils savent tous, qu’il s’effondrera une fois la porte de La Belle Charpente franchie. « Une chose peut toutefois nous rassurer, le récit de Pigafetta sera malgré tout imprimé, à Paris, par Simon de Colines. » Et d’ajouter, en se tournant vers Louise, dont les yeux humides crient le désarroi et la colère « l’histoire du premier tour du monde ne restera pas ignorée, Louise, il ne faut pas avoir d’inquiétude. Simplement, ce ne seront sans doute pas les mêmes personnages qui seront exposés à la lumière. Il est possible que Pigafetta soit effacé par Magellan et qu’Enrique de Malacca  retourne à l’anonymat dont vous l’avez tiré.  C’est une autre histoire qui se racontera désormais. »

La retraite d’un grand éléphant

crédit photo : Le voyage à Nantes

Pierre Oréfice prend sa retraite. A 69 ans, Le directeur des Machines de l’île et créateur avec François Delarozière du Grand Eléphant de Nantes passe la main à Hélène Madec ainsi qu’à Laurent Mareschal pour la programmation des nefs (ce qui est bonne nouvelle).

Il est de bon ton, ces dernières années, dans les couloirs de l’Empire du Bien, de dénoncer la folie des grandeurs de ces créateurs qui ont joué depuis trente ans avec la ville, en ont fait une scène de théâtre permanent. Jean Blaise, François Delarozière, Pierre Oréfice, Jean-Luc Courcoult, les Machines, Royal de Luxe, sont devenus les punching-balls préférés de certaine gauche bien-pensante, prompte à brûler ce qu’elle a adoré. Au point d’acculer Johanna Rolland à abandonner L’arbre aux hérons, pour éviter d’être sacrifiée en place publique. 

C’est sans doute une forme de rançon du succès. Mais il n’est pas interdit d’avoir de la mémoire. De se souvenir du Water clash, de La véritable histoire de France, de la déambulation du Géant, de la catapulte à pianos, de la machine à croquer les pommes… Et de quelques explosions de scènes absurdes et sidérantes en pleine rue. Des folles émotions ressenties, dans les endroits, aux moments les plus inattendus. 

Il ne s’agit pas ici d’entamer un morceau de violon sur les Machines de l’île, chacun se fait bien l’idée qu’il en veut, tout en ne manquant pas d’y conduire ses amis de passage à Nantes, mais de saluer Pierre Oréfice. Administrateur historique du Royal de luxe, à l’époque où la troupe n’était qu’une bande de saltimbanques infréquentables. “Le tout n’est pas d’avoir des idées, encore faut-il les mettre en oeuvre” dit volontiers François Delarozière. C’est à cela que Pierre Oréfice s’est employé tout au long de son parcours (il est possible que lui-même n’en revienne pas). N’ayant pas nécessairement le beau rôle, mais assurant avec une constance et une détermination remarquables la faisabilité des projets, en construisant leur architecture.  

L’histoire rendra évidemment justice à ces créateurs, qui ont fait sortir la culture de ses boîtes noires, pour l’installer dans la rue. Qui ont rendu à tant de grandes personnes, leur regard d’enfant, les a projetées du fond d’elles-mêmes dans un univers qu’elles avaient coupablement oublié. Mais il est aussi autorisé de le dire au présent. Et c’est un plaisir de le faire. Amen.