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Le Malais de Magellan 11

11- Chateaubriant

En route pour Chateaubriant. La cour du roi François. Les garçons retrouvent Clément, qui s’emploie à traduire le Pigafetta. Ils repartent pour Alençon le texte en poche. Léonard réserve la première lecture à Louise.

Des hauteurs de la Lacelle, on surplombe un tapis de forêts qui colonise tout le champ visuel quand on porte le regard vers le nord. Côté soleil levant, c’est la forêt d’Ecouves qui semble, vue de ce promontoire,  avoir proprement englouti Alençon. Côté soleil couchant on découvre la forêt d’Andaine qui s’accroche aux contreforts du massif armoricain et plonge vers la Bretagne. Les deux cavaliers dormiront ce soir à Pré-en-Pail, au terme de cette première étape sur le chemin de Chateaubriant, après avoir délaissé les forêts normandes pour le bocage du Maine qui se déplie au sud de la Lacelle. Léonard a réussi à convaincre Guillaume de l’accompagner à nouveau, en dépit des préventions de Frotté qui aurait préféré flanquer l’imprimeur d’un garde du corps aguerri. Les marches de Bretagne ne sont pas réputées dangereuses, mais Léonard, porteur d’un message du chancelier au roi, est désormais un voyageur dont il faut prendre soin. Frotté a toutefois dû s’incliner devant l’enthousiasme des deux garçons, trop contents de pouvoir trotter ensemble une nouvelle fois sur les chemins du royaume. Et puis Guillaume a un bon prétexte pour rejoindre la cour à Chateaubriant : il espère se voir confirmer la réalisation des bois pour l’édition de Villon que Marot prépare. Avec la complicité de Léonard, il a trouvé et dévoré le Testament du poète dans la librairie de la duchesse. Il rêve maintenant d’illustrer l’édition de Clément. Seule Louise est attristée par ce départ, même si elle refuse de s’en avouer la cause. Elle voudrait bien chasser ce pincement dans la poitrine qui l’étreint lorsqu’elle pense à l’échappée de Léonard, mais n’y parvient pas. Outre le départ du libraire, c’est tout un monde qui prend congé, un monde qui se dessine peu à peu, au fil de leurs recherches et de leurs échanges. Ce serait si simple et si confortable si l’on pouvait tenir ses sentiments par la bride. 

La route se peuple chaque jour un peu plus à l’approche de Chateaubriant ; aux charrois de pierre et de bois requis pas les embellissements du château se mêlent les convois de victuailles exigés par la présence d’une cour pléthorique qui s’est abattue sur la petite ville comme une nuée d’étourneaux. La bourse de Jean de Laval risque de se souvenir longtemps de ce séjour royal, d’autant que François aime le faste et la pompe, mais le maitre des lieux ne rechigne pas à la dépense, saluant ainsi une entrée inespérée de son fief dans la géographie officielle du royaume. On se souviendra, espère-t-il, de la place de Chateaubriant dans l’histoire du rattachement de la Bretagne à la couronne. La porte de La Torche franchie, les deux jeunes gens retrouvent l’atmosphère bavarde et joyeuse qui baigne Alençon lorsque la cour de Marguerite est installée. Mais les coutures de la ville, trop petite, craquent sous le poids des équipages royaux. Faute de place intra muros, les soldats campent à l’extérieur des remparts, et plusieurs villages de toile débordent des murs, se déploient en faubourgs, avec leurs cantinières, leurs barbiers, leurs forgerons de campagne. Enchantés de retrouver cette ambiance de fête, Guillaume et Léonard se présentent rapidement à la monumentale porte du château et découvrent avec plaisir qu’ils sont attendus. Clément a laissé des consignes au planton et a mis à leur disposition un poisson-pilote, le petit René, fils du portier, un gamin d’une dizaine d’années au cheveu en pétard, qui les installe derechef dans les combles de l’ancien logis. 

« Suivez-moi messieurs, nous serons plus à l’aise pour bavarder dans le cabaret de fortune qu’ont aménagé les conseillers et les saltimbanques de la cour sous les voûtes du grand logis. » Clément ne cache pas sa joie de revoir les garçons et tient à les asseoir devant un bon pichet de vin avant d’entamer la conversation. Le poète les conduit à travers un dédale de petites cours et de bâtiments biscornus débouchant sur un grand espace ensoleillé,  l’ancienne basse-cour, au fond de laquelle trône le grand logis que vient d’achever Jean de Laval. A droite, une vingtaine d’ouvriers s’activent à l’édification d’une galerie, si l’on en croit les colonnes de bois sculpté qui attendent, sagement empilées, dans un coin du chantier. C’est sous le logis, troué de hautes fenêtres à meneaux parfaitement alignées, plus précisément sous l’escalier d’apparat, que les conseillers de la suite royale ont installé leur salle de garde, leur havre de détente, à proximité immédiate de la cave à vins. « Un endroit idéal, parfaitement insonorisé », commente Clément, en leur présentant les lieux, une magnifique cave voûtée, sommairement mais confortablement aménagée, où les amuseurs patentés de la cour ont dressé une petite estrade pour répéter leurs spectacles. « J’ai un couple de nouvelles pour toi Léonard. L’une moins joyeuse que l’autre. Par laquelle veux-tu commencer ? » attaque d’entrée Clément, facétieux, dès que les jeunes gens ont les fesses calées autour d’un grand tonneau faisant office de table. « La mauvaise évidemment ». « Soit, sache donc que tu n’emporteras pas le manuscrit de Pigafetta. Je dois le transmettre au plus vite à Simon de Colines, qui l’a expressément demandé à la reine mère pour l’imprimer. J’ai juste arraché l’autorisation de te le montrer avant de le faire parvenir à Simon. » Devant le visage déconfit de Léonard, Clément poursuit « Tu aurais, de toute façon, eu du mal à exploiter ce manuscrit, rédigé en langue vulgaire d’Italie, ce que je ne t’avais peut-être pas précisé. La bonne nouvelle maintenant » Et le poète d’afficher un large sourire « je suis en passe d’achever la traduction de ce manuscrit, à laquelle je me suis attelé dès mon arrivée à Chateaubriant, en sorte que tu puisses repartir avec un texte exploitable, traduit par Marot qui plus est. Cela te convient-il ? »

Léonard éprouve les plus grandes difficultés à domestiquer sa joie tout au long de la soirée, joie qui ne cesse de le déborder en éclats de rire incontrôlés, heureusement amortis par le bruit des conversations et le tintement des chopes en étain dans ce cabaret improvisé. Pour parfaire le tableau, Clément a confirmé à Guillaume la commande d’une demi-douzaine de bois pour son Villon. Certes, le poète n’a pas le moindre sol pour financer le travail, mais le graveur est confiant de nature et trop heureux de la chance qui lui est donnée pour se préoccuper maintenant d’une question d’intendance. Il sera bien temps de parler d’argent au moment de l’impression.

En dépit de l’heure tardive à laquelle les deux garçons regagnent leurs combles, sous la conduite du petit René, Léonard ne peut s’empêcher de rédiger un billet à l’adresse de Louise. S’arrachant les yeux sous la flamme de l’unique chandelle de la chambre, il mesure à quel point cette aventure le lie désormais à la jeune femme. Louise, en intriguant auprès de Clément, en multipliant les contacts à la cour, l’a non seulement aidé à récupérer le manuscrit mais a vraisemblablement fait en sorte qu’il dispose d’une copie exploitable. A-t-elle déployé une telle énergie pour son propre compte ? – il est indéniable qu’elle se passionne sincèrement pour l’aventure de Magellano – ou s’est-elle démenée pour lui ? Difficile de démêler la pelote de sentiments qui s’enroule, se déroule autour des trois personnages du trio qu’il forme avec Louise et Clément depuis leur retour d’Almenêches. Quoi qu’il en soit, la jeune femme sera d’un secours précieux pour éditer le récit, décrypter les indications données par l’auteur, celles laissées par le traducteur, travailler sur les épreuves. Simon du Bois a tacitement autorisé Léonard à imprimer ce texte à son retour, pour honorer ses fonctions de libraire de la duchesse, mais le maître n’entend pas perdre son temps à œuvrer sur une matière qui ne l’intéresse pas et ne lui sera d’aucun profit. Sans la belle agilité d’esprit de Louise, son sens pratique et son entregent, Léonard serait bien en peine de mener à bien cette folle aventure éditoriale, qui lui aurait paru insensée il y a six mois, lui qui n’est pas même maître-imprimeur. 

Les garçons ne verront pas le roi, parti à Nantes avec Jean de Laval rencontrer quelques membres éminents du Parlement de Bretagne pour les convaincre de solliciter eux-mêmes l’union perpétuelle du duché et du royaume. C’est la solution qu’ont imaginée les conseillers du souverain pour contourner un inattendu problème juridique : le fait que le roi ne soit pas duc de Bretagne. C’est en effet son fils, le dauphin François, qui est officiellement duc depuis la mort de sa mère, la reine Claude. Impossible donc de réunir les deux couronnes sur une même tête. A moins que les Etats de Bretagne ne demandent expressément l’union. Ce à quoi le roi va s’employer, disposant pour cela de quelques arguments, quelques privilèges et prébendes à distribuer aux parlementaires de Nantes. Léonard n’est pas trop marri par cette absence, même s’il aurait naturellement aimé apercevoir le roi, dont on dit qu’il est gigantesque et dépasse tout le monde d’une tête. Mais le jeune imprimeur est trop impatient de retrouver Alençon pour commencer à travailler sur le manuscrit que vient de lui remettre Cément, une centaine de feuillets couverts de l’écriture fine et déliée du poète, presque sans rature. Ce manuscrit, Léonard s’est interdit de le lire avant de le montrer à Louise. Il ne sait pas vraiment pourquoi mais il tient à lui faire ce cadeau, à lui donner le plaisir d’être la première à défricher la traduction de Clément. Il goûte par avance la joie qu’elle éprouvera à sentir les embruns de l’expédition, à longer les côtes de l’Amérique pour découvrir le passage du sud, à fouler le rivage des îles aux épices et à frissonner devant ses premiers cannibales.

Le Malais de Magellan 12

12 – Le Malais de Magellan

L’évêque de Séez mène une campagne d’agitation contre Simon du Bois. L’imprimeur invité à quitter la ville. Louise décrypte la traduction de Clément. L’incroyable récit de la première circumnavigation. Louise s’enthousiasme pour le Malais de Magellan.

 

 « Je vais devoir tempérer votre enthousiasme, Léonard, les nouvelles ne sont pas bonnes ici, pas bonnes du tout. Les choses tournent mal pour Lecourt, qui se rapproche dangereusement du bûcher, et Frotté a suggéré à maître du Bois de regagner Paris. Il a peur de ne plus pouvoir assurer sa protection. L’évêque se livre à une campagne d’agitation souterraine contre les idées nouvelles et les livres imprimés dont on ne peut prévoir les conséquences, d’autant que Mangon, l’inquisiteur, a  désormais la preuve que des ouvrages condamnés par la Sorbonne ont été imprimés à Alençon. Les esprits sont hautement inflammables en ce moment et les mouvements de foule difficilement prévisibles. » Louise est embarrassée et Léonard abasourdi. Lui qui avait quasiment volé sur les chemins du Maine pour rapporter au plus vite le manuscrit de Pigafetta à la belle chambrière du château, retrouve une jeune fille effarouchée, nichée à l’abri de la forêt d’Ecouves, au manoir d’Avoise. Les évènements ne cessent décidément de se précipiter. Comme si l’émergence d’idées nouvelles avait non seulement élargi le monde, mais en avaient accéléré la marche, faisant craquer un échafaudage millénaire qui ne se savait pas aussi branlant.  « Ah si, une bonne nouvelle malgré tout » ajoute la jeune femme, en relevant la tête, pour le transpercer de ses grands yeux verts « dame Cécile a accepté de ne plus m’importuner cette année avec ses projets de mariage. J’ai réussi à lui faire  entendre qu’un peu de temps m’était nécessaire pour digérer la mésaventure Clément. Cela nous laisse en paix pour travailler ensemble sur le manuscrit que vous tenez serré contre vous, non ? »

« Et moi, j’ai une autre bonne nouvelle. Enfin j’espère que vous l’entendrez comme telle » ajoute la maîtresse de maison, Jeanne d’Avoise, de retour du poulailler, qui pointe son nez à la porte de la grande salle du manoir : « j’ai obtenu de maître du Bois qu’il laisse sa presse à deux coups à Alençon. De son propre aveu, elle aurait difficilement supporté le retour jusqu’à Paris. Ce sera sa façon de me rembourser les quelques livres tournoi que je lui ai avancées ces derniers mois. Je partage avec Frotté la conviction qu’il faut conserver des outils à Alençon,  dans la perspective de jours meilleurs.» Toutes ces informations sont un peu étourdissantes pour Léonard, qui n’a pas pris le temps de repasser à l’atelier avant de filer sur Avoise. Ainsi Simon du Bois s’apprêterait à repartir pour Paris. Le départ de la duchesse aura décidément mis à mal la place qu’était en train de prendre Alençon dans la propagation des idées nouvelles. Mais bon, l’essentiel n’est, pour l’heure, pas là. « Il faut absolument qu’on ait le temps d’imprimer le Pigafetta avant le départ de Maître du Bois » pense tout haut Léonard. « Et cela veut dire que vous allez lire ce manuscrit dès ce soir Louise » ajoute-t-il en lui collant la liasse de feuillets entre les mains « et me retrouver demain dans la librairie de la duchesse en sorte que nous établissions notre plan de bataille. Le temps semble nous être compté. » 

Ce n’est pas à l’atelier que Léonard obtiendra des informations plus précises sur les derniers développements de la situation à Alençon, mais à la Rimblière, la résidence privée de Frotté, à une lieue du château, où il est convoqué le soir même avec Guillaume. Le chancelier est en cours d’installation dans cette gentilhommière campagnarde qu’il vient d’acquérir sur la paroisse de Damigny et délaisse quelque peu le palais en ce moment. « Si je comprends bien le roi est entièrement absorbé par l’union du duché de Bretagne à la couronne et il ne faut pas compter sur lui en ce moment pour défendre un prêtre hérétique » commente Frotté de sa voix caverneuse en repliant le billet du conseiller royal en charge des affaires ecclésiastiques que lui a rapporté Léonard. « Nous allons donc, comme prévu, réduire la toile pour nous protéger au mieux des vents mauvais. » Le chancelier confirme ainsi aux deux garçons la demande faite à Simon du Bois de regagner la capitale pour laisser le moins de prise possible à Mangon. La mise en accusation de l’imprimeur pourrait s’avérer dévastatrice pour l’autorité ducale. « Vous avez deux mois devant vous pour achever les travaux en cours et prendre vos dispositions pour la suite, messieurs. Je ne vous cache pas que j’aimerais vous garder à Alençon pour, à tout le moins, être en mesure d’imprimer quelques affiches ou libelles en cas de besoin. Mais je ne peux rien vous garantir et je ne vous empêcherai en aucun cas de suivre du Bois si vous le souhaitez. »

Il fait presque nuit lorsque Léonard parvient, le lendemain, à se libérer pour rejoindre Louise à la librairie du château. Maître du Bois, de méchante humeur, l’a fait travailler à la presse toute la journée. « Ne vous inquiétez pas Léonard. Nous avons tout notre temps. J’ai prévenu dame Cécile que je dormirai au château cette nuit » essaie de le rassurer Louise, assise à la grande table, une plume à la main, absorbée par la rédaction d’une note apparemment inspirée par le manuscrit de Pigafetta, grand ouvert devant ses yeux. « Vous allez vous asseoir et je vais vous raconter l’aventure la plus incroyable que vous ayez jamais entendue. Mais commencez donc par rajouter une bûche dans la cheminée. » La jeune femme se lève, saisit les trois feuillets qu’elle vient d’achever et entreprend la restitution de son travail. « Tout d’abord je vous le confirme, Léonard, nous avons entre les mains la relation d’une circumnavigation autour de ce qu’il faut définitivement appeler le globe terrestre. Le rédacteur fait partie des dix-huit survivants d’une expédition partie il y a dix ans, en août 1519 précisément, de Séville à la recherche des îles Malucques par la voie des Indes occidentales, expédition qui comptait deux-cent trente-sept hommes embarqués sur cinq nefs. Le capitaine-général de cette expédition, Fernando Magellano, que Clément préfère appeler Fernand Magellan, est mort avant d’atteindre les susdites îles et c’est un certain Elcano, un personnage mystérieux dont Pigafetta parle très peu, qui réussit, au terme d’invraisemblables péripéties à ramener la dernière nef, la Victoria, en Espagne, trois ans plus tard, le 6 septembre 1522, sans avoir jamais rebroussé chemin. »

Louise lève les yeux et observe Léonard dont le visage fermé affiche un inhabituel pli vertical entre les yeux, témoignant une absolue concentration. « Continuez Louise, continuez. Ne me faites pas languir ainsi. » « Cette expédition a failli tourner plusieurs fois à la catastrophe, poursuit la jeune femme, notamment sur les côtes de la nouvelle Espagne lorsque les capitaines de trois nefs se sont mutinés. Epuisés par de longs mois de recherches pour découvrir un passage vers les Indes orientales et inquiets de la raréfaction des vivres, ils souhaitaient, semble-t-il, mettre un terme à l’aventure et revenir au pays. Elcano, alors officier subalterne, faisait partie des mutins, mais ne sera pas puni, contrairement aux trois capitaines, qui paieront cette mauvaise idée de leur vie. Quelques semaines plus tard, l’un des navires, le San Antonio, repartira d’ailleurs pour Séville en profitant de la confusion qui régne dans la flotte durant la traversée du détroit conduisant vers la mer Pacifique. Le passage découvert, seules trois nefs seront en mesure d’affronter la grande traversée, poursuit Louise qui, emportée par le récit, vit l’expédition autant qu’elle la raconte : la cinquième avait été brossée sur la côte avant le détroit et transformée en petit bois.»

« L’auteur n’abuse pas, comme on pouvait le redouter, de notes de navigation, mais nous en dit malheureusement peu sur les paysages traversés ou aperçus. Sinon que Magellan a donné pour nom Terre de feu à cette terre australe, en raison des grands feux qu’entretiennent les rares sauvages de la région. Pigafetta n’est pas très disert, non plus, sur la terrible traversée de la mer Pacifique, longue de trois mois et vingt jours, au fil desquels les marins les plus faibles meurent atteints d’un mal étrange qui leur fait gonfler les gencives. Pour vous donner une idée de l’épreuve traversée, j’ai noté cette citation : « Nous ne mangions que du vieux biscuit tourné en poudre, tout plein de vers et puant, pour l’ordure de l’urine que les rats avaient faite dessus et mangé le bon, et buvions une eau jaune infecte. »

« Enfin, le mercredi 6 mars 1521, la flotte aborde un petit archipel peuplé de sauvages. Ces trois îles, que le capitaine général baptise îles des larrons  parce que les indigènes profitent de la moindre occasion pour subtiliser ce qui leur tombe sous la main, permettent à l’équipage de se soigner et de reprendre des forces. Mais ce ne sont d’évidence pas les îles aux épices recherchées par Magellan. Les trois navires reprennent alors leur route et atteignent le 28 mars une nouvelle destination, un nouvel archipel inconnu. Et là, tenez-vous bien, Léonard, se produit un évènement dont pas même Clément n’a mesuré l’importance, me semble-t-il, en traduisant le texte, qui donne une dimension encore plus folle à ce récit, épisode que j’ai scrupuleusement noté. « Nous vîmes une barquette qu’ils appellent boloto et huit hommes dedans, laquelle s’approcha de la nef du capitaine-général. Lors un sien esclave, qui était de Zamatra, parla de loin à ces gens, lesquels entendirent son parler et vinrent au bord du navire. » Vous entendez, Magellan avait à bord un esclave qui comprenait la langue des sauvages de la mer Pacifique. Magellan, l’appelait son Malais, Pigafetta le nomme Enrique de Malacca, mais peu importe. Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre une chose : cet Enrique de Malacca était rentré chez lui, il est le premier homme à avoir effectué une circumnavigation autour du monde. Et personne n’en parlera jamais parce que cet homme n’intéresse personne. 

Léonard doit se secouer pour comprendre ce qu’entend Louise. « Que voulez-vous dire, Louise ? Comment cet esclave aurait-il pu faire le tour du monde sans que personne ne s’en rende compte ? »  « Pigafetta nous donne la clef un peu plus loin, répond Louise, surexcitée par sa découverte. Magellan avait acheté cet esclave lors d’un précédent voyage aux Indes orientales. Il l’avait ramené au Portugal, lui faisant franchir la moitié du globe en naviguant vers l’ouest. En débarquant sur cette île Enrique de Malacca revient en quelque sorte au pays, ou s’en approche, après, cette fois, avoir fait le tour de la terre. Le fait qu’il parle la langue de ces îles indique qu’avant d’avoir été acheté par Magellan, il avait déjà parcouru un long chemin vers l’ouest pour se trouver confronté à des chrétiens, qui commencent tout juste à explorer les terres inconnues en direction du soleil levant. » Tout cela est un peu vertigineux pour Léonard, qui se râpe les doigts sur un menton mal rasé, d’un air profondément dubitatif. « Je vous laisse le temps d’intégrer cette première partie du voyage, pendant que je cours aux cuisines demander qu’on nous apporte une collation » reprend la jeune femme, après un moment de silence « il est possible que nous en ayons besoin d’un moment, au terme de ma restitution, pour élaborer le plan de bataille que vous avez évoqué hier. »

Le Malais de Magellan 13

13 – L’impression

Suite du récit de Pigafetta. Simon du Bois confirme son proche départ. Il autorise les jeunes gens à imprimer le texte « au noir ». Louise s’impose comme éditrice de l’ouvrage, qui s’intitulera « L’histoire véritable du premier tour du monde ».

 

« Ce vin de Bordeaux est délicieux, Louise, vous êtes une magicienne savez-vous. » Léonard est épaté par la capacité de Louise à enchanter les moments ordinaires de la vie, ainsi qu’elle le réussit, l’air de rien, avec cette cruche de Bordeaux accompagnant la collation rapportée de la cuisine. « Continuez votre récit, je vous prie. Je suis, comment dire, embarqué dans votre nef de papier. » Louise reprend ses feuillets, se relève, offrant au regard de Léonard sa longue robe fuselée à col carré. « Reprenons donc. L’expédition poursuit sa route, toujours à la recherche des îles Malucques. La compréhension d’un langage commun facilite grandement les choses et Magellan fraternise avec un roitelet local, sur une île apparemment plus hospitalière que les autres, baptisée Cebu. Mais il commet l’imprudence de se mêler des rivalités entre souverains indigènes et meurt, bêtement, massacré sur une plage par une troupe de sauvages en furie. A partir de ce moment, ce sont les évènements plus que les hommes qui vont décider de la forme que prendra la suite de l’expédition. Il faut d’ailleurs brûler l’une des trois dernières nefs, la Conception, faute de marins pour continuer la route. »

« Avant de poursuivre l’aventure maritime, Léonard, permettez-moi d’attirer votre attention sur les observations de Pigafetta, qui conjugue l’œil du naturaliste et la verve du poète. Voici par exemple ce qu’il dit de mystérieuses feuilles découvertes sur ces îles qui semblent dotées de vie : «Encore on trouve là des arbres qui font telles feuilles que, quand elles tombent, elles sont vives et cheminent. Et sont ces feuilles ni plus ni moins comme celles d’un mûrier, mais non pas tant longues. Près de la queue d’un côté et d’autre, qui est courte et pointue, elles ont deux pieds, n’ont point de sang et devant qui les touche elles s’enfuient. J’en tins une neuf jours en une cage, et quand je l’ouvrais elle allait tout autour de la boite». Incroyable, non ? C’est l’une des notations qui m’a le plus intriguée, nul doute qu’à la relecture nous en trouverons d’autres, tout aussi étranges, qui vont passionner nos jardiniers et nos apothicaires. Mais reprenons. Grande déception en touchant enfin les îles Malucques. Les Espagnols épuisés découvrent qu’ils ont été devancés par les Portugais, lesquels ont secrètement pris possession de l’île dix ans plus tôt, par la route des Indes orientales. L’expédition est donc un échec pour la couronne d’Espagne, même si le roi indigène les autorise à charger leurs navires de clous de girofle, de gingembre et de noix de muscade. Je vous passe les détails, les liens noués avec les sauvages, les intrigues qui émaillent cette navigation d’île en île. La peur aussi, à la découverte de chaque nouvelle population. Enrique de Malacca n’est plus là pour créer le lien, assurer la traduction des premiers échanges. Il a disparu, englouti sur l’île de Cebu, lors de la disparition de Magellan. Pigafetta ne sait pas ce qu’il est devenu. »

« Finalement les deux derniers navires le Victoria et la Trinidad sont contraints de se séparer. La Trinidad craque littéralement sous le poids de sa cargaison et reste aux Malucques avec cinquante hommes pour engager d’importantes réparations. De toute façon les deux capitaines ne sont pas d’accord. Elcano veut poursuivre sa route par l’Ouest, alors que Lopez de Carvalho, l’autre commandant de fortune, souhaite rebrousser chemin et revenir par la mer Pacifique. Pigafetta ne dit pas ce qu’est devenu ce navire. Ce qui est sûr c’est que la Victoria, elle, prend la route du cap de Bonne Espérance avec soixante hommes d’équipage, longe les côtes africaines et, faute de vivres, fait relâche aux îles du Cap-Vert, en terre portugaise. « Et nous commandâmes aux nôtres du bateau qu’eux, étant à terre, demandassent quel jour il était. Auquel fut répondu qu’aux Portugallois il était jeudi, dont ils furent moulte ébahis parce qu’à nous il était mercredi, et nous ne savions comment nous avions failli. » Pigafetta découvre ainsi qu’en voyageant toujours vers l’occident l’expédition « avait emporté l’avantage de vingt-quatre heures ». Malheureusement les Portugais, auquel l’équipage n’a pas dévoilé sa provenance, se doutent de quelque mensonge et retiennent treize hommes prisonniers. Si bien qu’ils ne seront que dix-huit, épuisés, affamés, loqueteux à rejoindre l’Espagne deux mois plus tard. « Samedi 6 septembre 1522, nous entrâmes en la baie de San Lucar et n’étions que dix-huit hommes, la plupart malades, du reste des soixante, dont les uns moururent de faim, les autres s’en allèrent en l’île de Timor, et les autres avaient été punis à mort pour leurs délits. Depuis le temps que nous partîmes de cette baie jusqu’au jour présent, nous avions fait 14 460 lieues et accompli le cercle du monde de levant au ponant. » Louise se tait, laissant les pensées de Léonard voguer un long moment sous la lumière lunaire qui infuse dans la librairie à travers le papier huilé de la croisée.

 

 

Simon du Bois est de meilleure humeur depuis quelques jours. Les nouvelles de Paris sont bonnes, ses amis Robert Etienne et Geoffroy Tory lui ont trouvé un atelier rue Saint-Jacques, où il pourra poursuivre ses activités à l’abri de la corporation, tout en confrontant sa manière de travailler avec les meilleurs artisans du royaume. Il a donné l’autorisation à Léonard, Guillaume et Gaspard, d’utiliser la presse durant la nuit pour imprimer cet ouvrage qui leur tient tant à cœur. Les trois garçons prennent un grand plaisir à utiliser la fonte de caractères romains apportée par le jeune Garamont, même s’ils doivent travailler « au noir » comme on dit, lorsque les volets de la boutique sont clos. Les choses se sont organisées naturellement : Léonard compose, Gaspard imprime pendant que Guillaume, installé dans un coin de l’atelier grave quelques fleurons, bandeaux et culs de lampe qui viennent animer les pages, en fonction de l’avancement de la composition. Louise n’est pas autorisée à fréquenter l’atelier la nuit, mais elle joue un rôle capital durant la journée, relisant et annotant inlassablement les épreuves que les garçons ont réalisées la veille. Sensible à la musique du texte, elle ajoute régulièrement des points crochus au détour des phrases pour leur donner du rythme, en faire respirer la lecture. Si elle est attentive à la forme que prendra l’ouvrage, elle l’est aussi au fond et prépare, dans le secret de la chambre qu’elle a réinvestie au château, une préface qu’elle entend soumettre à Léonard lorsque le travail sera suffisamment avancé.

Quelque chose, en effet, la chagrine dans la présentation que fait Pigafetta de son voyage. Le titre qu’il donne à son récit « Le découvrement de l’Inde supérieure » est trop imprécis et, surtout, ne recouvre pas la singularité du périple, qui est clairement la première circumnavigation autour du globe terrestre. « Le premier tour du monde du capitaine général Magellan » serait plus conforme à la réalité du voyage mais ne serait pas exact puisque Magellan est mort au milieu du gué. On peut tourner et retourner les choses dans tous les sens, se dit-elle, le premier homme à avoir fait le tour de la planète est bien Enrique de Malacca. C’est incontestable, même si un mystère demeure sur la façon dont le Malais a rejoint, dans un premier temps, les Indes orientales. Sans doute transporté en tant qu’esclave, mais peu importe. Et cela doit être mis en lumière par la publication du récit de Pigafetta, le héros auquel le livre doit, en premier lieu, rendre hommage. C’est la raison pour laquelle, elle travaille sur une préface, intitulée Le Malais de Magellan qu’elle entend soumettre à Léonard et aux garçons pour leur premier ouvrage commun à l’enseigne de la rue du jeudi.

L’impression du récit proprement dit est presque achevée lorsque les jeunes gens s’accordent sur la forme définitive que prendra le livre. Une chose est assurée depuis le départ, ce sera un format in-octavo, qui permettra de le glisser facilement dans une grande poche. Et puis ce format limite le nombre de feuilles à mettre en oeuvre, même s’il nécessite des calages extrêmement précis. Chaque feuille imprimée est en effet pliée en trois, donnant huit feuillets, soit seize pages recto verso. Huit feuilles sont donc suffisantes pour produire cent vingt-huit pages. Et les quatre cents feuilles que leur a cédé Simon du Bois permettront d’imprimer une cinquantaine d’exemplaires. Pour le texte de Pigafetta pas de problème, il est déjà quasi bouclé. Pour l’habillage de l’ouvrage : titre, colophon, frontispice, il faut trancher avant l’impression des deux dernières feuilles. Louise a invité les garçons dans la librairie du château afin de procéder aux ultimes arbitrages. Elle a sa petite idée, sa préface est écrite, mais elle souhaite que la décision soit partagée, que chacun soit fier de l’objet final.  L’air de rien, la jeune femme s’est imposée comme éditrice de l’ouvrage. Ses liens avec la cour, son érudition, lui donnent aux yeux des garçons, une légitimité naturelle qu’elle a habilement conforté au fil du travail. Les trois compères sont mobilisés, de leur côté, par la fabrication de l’objet, absorbés par les contraintes techniques qui se font jour d’étape en étape. L’introduction de points crochus – il semblerait que l’on dise virgules désormais – n’a pas été sans poser problème. La chasse des caractères de Garamont également, qui cause des soucis de césure à chaque ligne. Ne parlons pas de l’introduction de certains culs de lampe, des repentirs de Guillaume et des problèmes de séchage rencontrés avec l’humidité endémique qui prévaut à Alençon. Le titre que Louise a finalement retenu L’histoire véritable du premier tour du monde emporte l’adhésion des garçons. Son affaire de Malais de Magellan les laisse plus sceptiques, surtout Léonard, qui craint que ce parti pris ne sème la confusion dans les esprits.

« Prenez en compte, Louise, le fait que la plupart des lecteurs vont douter, a priori, de la véracité du récit de Pigafetta. Et c’est bien compréhensible tant cette aventure paraît invraisemblable. Evoquer l’histoire du Malais avant de présenter le déroulé de l’expédition risque de décrédibiliser l’ensemble. Le mieux, me semble-t-il serait de placer votre analyse après le texte, un après-propos en quelque sorte ; je n’en ai encore jamais vu, mais après tout nous sommes libres de procéder comme nous l’entendons. Maître du Bois ne nous a-t-il pas donné toute liberté ? à condition de ne pas apparaître dans le colophon. A ce propos j’ai eu une idée pour nous préserver face à l’inquisiteur, qui ne va pas manquer de nous chercher des noises. Il nous faut pouvoir mentionner « ouvrage imprimé avec le privilège de la reine Margueritte de Navarre, duchesse d’Alençon ». Il me semble  que le chancelier Frotté, à qui Marguerite a délégué ses prérogatives sur le duché, peut nous accorder cette faveur. Nous irons ensemble le lui demander, voulez-vous bien Louise ? »

Le Malais de Magellan 14

14 – Les statues brisées

Emoi en ville, une église a été profanée, des statues brisées. Prêches vengeurs à la grand messe. L’imprimerie en grand danger. Le texte mis à l’abri aux Sept Colonnes. Equipée nocturne vers La Belle Charpente. Le guet-apens.

Il règne un calme inhabituel sur la ville, ce samedi matin, lorsque les garçons ouvrent les volets de l’atelier. Les marchands ambulants se font discrets et les passants parlent bas. « Il paraît qu’on a retrouvé les statues mutilées de la Vierge et de sainte Claude accrochées aux gouttières d’une maison de la grand rue leur explique Jeanne, la grosse mercière de la boutique voisine. Les statues ont été volées dans la chapelle Saint Blaise pendant la nuit. C’est un sacrilège abominable.» Les jeunes gens ne prêtent pas grande attention à ce qui ressemble à une mauvaise plaisanterie d’étudiants avinés. En l’absence du maître imprimeur, parti en reconnaissance à Paris, ils se sentent libres et légers au point de travailler à la lumière du jour, volets ouverts sur la rue du jeudi. Il faut qu’un sergent de ville envoyé par le lieutenant général du Mesnil interrompe leur travail, en début de soirée, pour que les trois larrons commencent à comprendre la portée de l’évènement. « Selon les informations qui nous parviennent, les curés fidèles à l’évêque sont en train de rédiger des prêches vengeurs qu’ils vont distiller demain, à la grand messe, dans les églises de la ville. Ce sacrilège est, selon leurs dires, le fruit des idées nouvelles qui circulent dans le duché. Frotté a lancé sa police à la recherche des coupables. S’il ne les retrouve pas rapidement, le scandale risque de mettre le feu à la cité. Les imbéciles qui ont profané les statues ont eu la mauvaise idée de s’en prendre à la vierge et la défunte femme du roi, la reine Claude, ça fleure la provocation à la Lecourt.»  Léonard jauge vite le danger. Il leur faut à tout prix terminer l’impression du texte cette nuit et mettre au plus vite les feuilles imprimées à l’abri, avant qu’une foule incontrôlée – ou trop bien contrôlée – ne s’en prenne sans discernement à l’atelier. Tant pis pour la couture des cahiers et la reliure. Elles seront réalisées plus tard, ailleurs au besoin. « Dites au chancelier que nous avons bien entendu le message. Aucun écrit suspect, aucun texte profane en caractère romain ne traînera dans les locaux demain matin » assure le jeune homme. « Nous laisserons en évidence le second tirage du Sommaire de toute médecine après avoir mis nos épreuves en lieu sûr » ajoute-t-il en jetant un coup d’œil complice à Guillaume et Gaspard « dans un endroit où pas un cul-bénit n’osera pointer sa fourche avant longtemps. »

« Il va nous falloir procéder par étapes » reprend Léonard, en se grattant les mâchoires,  après le départ du sergent. « Guillaume serais-tu d’accord pour que l’on transporte les liasses cette nuit dans ton antre aux Sept Colonnes ? De sorte qu’elles soient à l’abri à la sortie de la messe et que l’on puisse les emporter tranquillement à la Belle Charpente demain soir. » Poursuivant à voix haute, le jeune homme, mi effrayé, mi excité par la tournure que prennent les évènements,  ajoute « reste le problème de la dernière feuille, enfin de la première, avec le colophon. Nous allons devoir nous passer du privilège de la duchesse, faute d’avoir obtenu l’autorisation. Mais ce n’est pas très grave L’histoire véritable du premier tour du monde, à l’enseigne de l’atelier de la rue du jeudi se tiendra et se justifiera par elle-même. » Les garçons entament alors une course contre la nuit pour composer, imprimer et sécher sommairement ce qui deviendra le premier cahier de l’ouvrage. Le temps de séchage est mis à profit, avant l’aube, pour transporter aux Sept Colonnes les premières feuilles que Guillaume et Léonard ont eu le temps de plier pendant que Gaspard achevait l’impression. Au creux des rues pavées et humides d’Alençon, les veilleurs de nuit sont, par bonheur, entièrement absorbés par la surveillance des églises et des lieux de culte et le ballet nocturne des jeunes gens se déroule sans anicroche.

« Léonard, tu ne peux pas m’empêcher de venir avec vous pour mettre notre Tour du monde à l’abri. » C’est fait, Louise, emportée par son émotion, s’est laissée aller à tutoyer l’imprimeur. Le garçon, venu dès l’ouverture du château lui rendre compte des évènements, sourit par devers lui mais ne relève pas le glissement, qui affleurait périodiquement à la surface de leurs lèvres à tous deux, et qui devenait chaque jour un peu plus prévisible. « Je deviens folle à tourner en rond dans ce palais, alors que la ville est en émoi. Je dois pouvoir faire mon affaire de dame Cécile pour la nuit. Elle a l’intelligence du cœur et comprendra ma fébrilité. Je suis tellement impatiente de disposer d’un premier exemplaire, quitte à le coudre et à le relier moi-même, pour l’envoyer à la duchesse. Je t’en prie Léonard. » Le jeune homme comprend évidemment l’impatience de la jeune femme, qu’il partage. C’est un peu leur bébé qui est en train de naître, un bébé de papier. « Pourquoi pas, mais cela veut dire qu’il te faudra passer la nuit à la Belle Charpente, il est hors de question de risquer un aller-retour avant le lever du jour. » Et d’ajouter, amusé et un tantinet moqueur « il me semble qu’Anne Cabaret, la maîtresse d’Héloup, ne sera pas mécontente de faire la connaissance de Louise de Chauvigny, la chambrière d’Alençon. » Pendant ce temps, pour donner le change, Guillaume et Gaspard, passent le balai, nettoient les tympans de la presse et les tampons d’encrage à l’intérieur de l’atelier. Histoire de donner l’illusion que la vie continue, comme si de rien n’était, avant la visite probable des paroissiens les plus excités, qui ne vont pas manquer de venir demander des comptes aux blasphémateurs dénoncés dans les églises.

Ce grand ménage, volets tombés, prend à contre-pied la foule des fidèles au sortir de l’église Notre-Dame. La porte grande ouverte, l’exposition de la presse aux rayons du soleil, désarme les plus excités des paroissiens que Guillaume accueille avec sa décontraction et sa nonchalance coutumières. Ils sont une quinzaine, emmenés par Geoffroy Tabur, le charpentier, et un franciscain tonsuré, à vouloir demander des comptes à l’imprimeur. « Il est à Paris » explique Guillaume qui nettoie une planche gravée, assis sur le seuil de l’atelier « et vous devez savoir que cet atelier va fermer prochainement. C’est pour ça que nous le mettons au net avec Gaspard. » Non, les paroissiens ne le savaient pas. Et demandent à voir. Les deux ouvriers se gardent bien d’empêcher le groupe de pénétrer dans la boutique et d’en détailler le contenu. De fait, ils ne trouvent que quelques épreuves du Sommaire de toute médecine en gothique autorisé par le privilège du roi. La casse de Garamont est bien là, mais aucun texte profane en caractère romain ne traîne. « Ne nous prenez pas pour des imbéciles. Nous savons bien que Simon du Bois imprime des évangiles en langue vulgaire » peste Geoffroy Tabur qui ne peut tout de même pas demander à ses nervis de vandaliser l’atelier avec si peu d’éléments. D’autant qu’un familier des tavernes de la ville d’approche et lui glisse un mot à l’oreille. « Nous nous retrouverons peut-être plus tôt que vous ne l’imaginez » lance le charpentier en demandant à ses troupes de quitter les lieux « plus tôt que vous ne l’imaginez. » Les garçons ne comprennent pas vraiment la menace, trop contents de savourer cette victoire par forfait. Après le livre, ils viennent de sauver l’atelier. Voilà qui s’arrose, non ?

La nuit est tombée depuis deux bonnes heures lorsque les garçons comprennent, à leurs dépends, ce que signifiait la menace sibylline de Tabur. Face à eux, devant le gué de Gesnes, à une demi-lieue des portes d’Alençon en direction d’Héloup, se dresse une troupe d’hommes hérissée de piques et de bâtons, dont les silhouettes se découpent sous les rayons de la lune. Les quatre jeunes gens – Louise, grimée et habillée en homme, a réussi à convaincre Léonard de les accompagner – sont pris de court. Ils croyaient avoir pensé à tout et n’ont même pas eu l’idée de se placer sous la protection de Frotté pour cette équipée nocturne qui ressemblait à une formalité. Il semble inutile de finasser, et les jeunes gens descendent sans broncher de leurs chevaux. « Pas de chance, monsieur Cabaret, lance ironiquement Geoffroy Tabur, on vous vu, la nuit dernière, cacher des liasses d’imprimés aux Sept Colonnes. Nul doute que ce sont des écrits interdits par notre sainte mère l’église pour que vous ayez souhaité les dérober à nos yeux avec autant de soin. » Léonard ne sait trop comment réagir. Impossible de nier qu’ils transportent des liasses de papier imprimé, qui pendant à leur fontes, impossible de franchir le gué, ni désormais de faire demi-tour. Le rapport de force est en leur défaveur et il faut à tout prix éviter que Louise soit découverte. Dieu sait ce que ces traine-savates pourraient inventer s’ils découvraient la présence d’une femme dans le petit groupe.

« Ce n’est qu’un récit de voyage, sieur Tabur » tente de répondre Léonard, celui d’un navigateur portugais qui a découvert les îles Malucques. Vous pouvez vérifier vous-même. » Tabur ne prend pas même le temps de répondre et arrache les premières liasses des sangles qui les retiennent. « Je ne sais pas lire, monsieur Cabaret, mais je peux quand même constater que ces feuilles sont imprimées en caractères romains. Ce qui est strictement interdit par l’évêque, hors les ouvrages religieux qui portent son imprimatur. Ce n’est pas le cas Monsieur Cabaret, n’est-ce pas ? » Léonard reste silencieux, et voyant Louise tressaillir, lui serre fermement le bras pour l’inviter à se taire. « Allez ; les gars, brûlez-moi tout ça, tous ces écrits hérétiques qui nous empoisonnent l’esprit et empoisonnent l’évêché depuis des mois. Qu’il n’en reste pas une feuille.» Les garçons ont compris que s’ils voulaient sauver leur peau, il leur fallait sacrifier leur texte. Et le sacrifier totalement, puisque dans ces liasses, figure la traduction de Clément. Les caractères ont été rangés dans leur casse, et il ne restera plus, dans quelques minutes, que le souvenir de la composition du récit dans la tête de Clément et celui des corrections dans celle de Louise. « Tu as de la chance d’être dans les papiers de Frotté, Cabaret, et d’être un gars du pays. Mais qu’on ne t’y reprenne jamais. Ou alors choisis d’exercer ton art loin, très loin d’ici. Allez filez maintenant, et ne remettez plus les pieds à l’atelier. A tout le moins, tant qu’on n’a pas retrouvé et pendu les blasphémateurs qui trainent en ville. »

Les flammes de l’autodafé sont encore visibles, au pied de la côte d’Héloup, lorsque Léonard ose enfin rompre le silence de la petite troupe, écrasée par l’évènement. « Il semble que Dieu n’ait pas souhaité que L’histoire véritable du premier tour du monde voie le jour à Alençon. » lance-t-il, sur un ton étonnamment dégagé, comme si une part de lui  refusait de prendre la mesure de la catastrophe. Même s’il sait, s’ils savent tous, qu’il s’effondrera une fois la porte de La Belle Charpente franchie. « Une chose peut toutefois nous rassurer, le récit de Pigafetta sera malgré tout imprimé, à Paris, par Simon de Colines. » Et d’ajouter, en se tournant vers Louise, dont les yeux humides crient le désarroi et la colère « l’histoire du premier tour du monde ne restera pas ignorée, Louise, il ne faut pas avoir d’inquiétude. Simplement, ce ne seront sans doute pas les mêmes personnages qui seront exposés à la lumière. Il est possible que Pigafetta soit effacé par Magellan et qu’Enrique de Malacca  retourne à l’anonymat dont vous l’avez tiré.  C’est une autre histoire qui se racontera désormais. »

Le retour du Malais de Magellan

Marguerite de Navarre

Les familiers de cet atelier ont peut-être en mémoire les premiers essais de la suite que j’entendais donner au Malais de Magellan, paru en 2018. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la littérature ? Je ne sais, mais j’ai décidé de reprendre ce second volet, désormais bien avancé, qui pourrait paraître au printemps 2024. Si ces Essences souveraines, titre provisoire, sont appelées à se tenir toutes seules, elles mettront en scène les mêmes personnages et les lecteurs du Malais bénéficieront de précieux éléments de contexte. Problème, le livre, qui a recueilli un succès d’estime à la hauteur de ses modestes ambitions (300 exemplaires) est épuisé. Il n’est pas exclu qu’il soit réédité un jour, en compagnie du deuxième, voire du troisième volet, mais la question ne se pose pas pour le moment. J’ai donc eu l’idée de le publier en feuilleton dans cet atelier pour permettre à tous de le feuilleter, de se rafraîchir la mémoire, ou tout simplement de le découvrir. Si tout va bien – si je maîtrise convenablement la presse numérique – ce qui n’est pas gagné -, à raison d’un chapitre semaine, l’ensemble sera mis en ligne fin 2023 et pourra être consulté à loisir chapitre par chapitre.

Pour ce numéro zéro, je vous propose de consulter la maquette de la couverture (ci-dessus), qui donne l’argument, et de jeter un oeil sur l’avertissement, avec une singularité. Cet avertissement, retrouvé dans les archives de l’édition papier, n’est pas celui qui a été imprimé. Il en diffère dans la forme, mais l’esprit est le même. Il est, par ailleurs précisé que ce petit livre est imprimé en Garamond, ce qui est la cas sur papier, une police de caractère créée à l’époque par Claude Garamont (avec un t). Ce ne sera pas le cas dans cet atelier puisque wordpress ne propose pas ce caractère. Bonne entrée en matière et à la semaine prochaine pour le début des hostilités.

Avertissement

Prends garde, ami lecteur, au titre de ce petit livre. Le Malais de Magellan ne t’emmène pas naviguer sur les océans. Il n’est guère question, dans les pages qui suivent, du capitaine génial et sanguinaire qui franchit pour la première fois l’obstacle têtu qui barrait la route des Indes orientales. Si c’est cette perspective qui t’a conduit à prendre en mains ce livret, passe ton chemin, tu éviteras un malentendu. Si, en revanche, tu es curieux de connaître les femmes et les hommes qui ont mis en lumière le récit de cette première navigation autour du monde, tu peux tenter la plongée.

Mais sache que tu arpenteras plus souvent les ateliers des imprimeurs normands que tu ne fréquenteras les îles aux épices. Tu passeras l’essentiel de ton temps en compagnie d’un jeune typographe, d’une nonne défroquée et d’un poète de cour. Tu t’étonneras peut-être du rôle des femmes dans la configuration du monde qui se dessine, tu n’en sentiras pas moins l’odeur du bûcher.

Arrivé au terme de ce voyage en Garamond, c’est le caractère d’imprimerie que tu déchiffres en ce moment même – tu croiseras Claude Garamont – tu seras tenté de mettre en doute la véracité de cette aventure. C’est ta liberté. Enrique de Malacca, le Malais de Magellan n’a pas bonne presse dans l’histoire officielle. Peu importe. J’espère simplement que ce récit te permettra de passer un bon moment et, je le souhaite, de considérer d’un œil neuf  le rôle des imprimeurs dans la représentation du monde qui est la nôtre.

Porte-toi bien.

Sur la table de travail

photo ct La Roche-sur-Yon

Un mot à l’adresse des quelques familiers de l’atelier, qui doivent pour certains se demander ce que trafique le tenancier ces temps-ci vu l’incohérence apparente des dernières publications. De fait, je conduis simultanément plusieurs chantiers, qui n’ont pas grand chose en commun sinon que d’être ouverts sur la même machine à écrire. Le principal de ces chantiers, qui n’a pas été évoqué ici, est un ouvrage commandé par les éditions Actes Sud et qui occupe l’essentiel de mon temps. Un livre qui parlera de chantiers urbains et d’architectures mobiles. Si tout va bien, il paraîtra à la rentrée.

Dans le même temps, il me faut assurer la chronique locale de deux communes pour un grand quotidien de l’Ouest de la France, à la veille des élections municipales. Un travail qui relève autant de la diplomatie que de la rédaction proprement dite. Le rôle de chroniqueur local est beaucoup plus complexe et beaucoup plus exposé qu’il n’y paraît, d’où la publication récente de deux billets évoquant cette périlleuse activité (le maire, l’infirmière et le caillou et de la noblesse du chien écrasé). Il ne faut pas imaginer que les élus locaux sont moins chatouilleux que les élus nationaux. D’autant qu’on est appelé à les croiser en achetant son pain ou ses légumes.

A propos des municipales, pour celles et ceux qui s’intéressent aux espaces périurbains et aux questions d’intercommunalité, des enjeux trop peu mis en lumière par le scrutin municipal, la lecture du dernier ouvrage de Jean-Yves Martin, géographe, peut être une bonne idée. Jean-Yves Martin l’a présenté il y a quelques jours à la Maison du port de Lavau-sur-Loire. Contrairement aux apparences, ce n’est pas trop technique, et c’est un travail précieux pour mieux appréhender ces territoires qui ne sont plus tout à fait de la campagne mais pas tout à fait la ville, dont le mode de gouvernance est interrogé. C’est “un passage au scanner d’un espace géographique” situé entre deux villes, Nantes et Saint-Nazaire.

Ajoutons une contribution amicale à la communication de La Croisière de Pen Bron, un évènement annuel qui permet d’embarquer durant deux jours plus d’une centaine de personnes lourdement handicapées sur autant de voiliers entre La Turballe (44) et Arzal (56). Nous avons mis en ligne cette semaine une courte vidéo qui présente cet évènement singulier et magique. Il suffit de cliquer sur le bandeau du site.

Ces travaux, qui se conjuguent aux périls extérieurs dus à l’abondance des pluies, qui ne cessent pas en Loire-Inférieure, m’ont conduit à laisser reposer La tentation de Louise, laquelle ne sortira donc pas cette année. Mais nos amis n’ont pas le feu, ils ont tout leur temps depuis leur havre du XVIe, et je reprendrai leurs aventures le moment venu, vraisemblablement l’hiver prochain.

Voilà, voilà pour la table de travail. Bonne semaine à tous.

La Tentation de Louise – extrait –

Pour fêter l’avancée de La Tentation de Louise, voici un extrait qui se déroule à Nantes. J’ai renoncé à le publier en feuilleton, en raison des remaniements permanents infligés au texte. Mais ce chapitre, le second, ne devrait plus guère bouger. Si tout va bien, j’espère pouvoir publier le livre au printemps. Rappelons que nous sommes en l’an 1534.

2 – Le quai de la Fosse

Assis au pied du rempart de la ville close, Léonard observe les charpentiers pendus à l’aplomb du fleuve, qui fixent les poutrelles de bois destinées à consolider le quai du port au vin. Le typographe aime faire un saut hors les murs lorsqu’il dispose d’une heure ou deux, pendant que les épreuves sèchent sur les fils de l’atelier. Les mauvaises langues de l’imprimerie ne manquent pas de remarquer qu’il se dirige invariablement vers les tavernes interlopes du quartier de la Fosse, où officient les filles à matelots, mais peu lui importe. Il serait d’ailleurs en peine de nier son attrait pour ce quartier hors la loi commune, où les marins sont rois et les gardiens des bonnes mœurs malvenus. S’il goûte de temps à autre une visite à la plantureuse Annaïck, qui tient un peu plus loin sur le quai une auberge à l’enseigne du Trois-Mâts, il passe le plus clair de son temps à observer le travail des ouvriers qui préparent de nouveaux appontements. Il faut en effet gagner sur la grève à l’ouest de la ville close pour accueillir les navires hauturiers qui se pressent de plus en plus nombreux à l’entrée du port. Léonard Cabaret, typographe alençonnais, aura mis deux bonnes années à se mouvoir à son aise dans cette cité portuaire, où il a dû se réfugier au lendemain d’une chasse aux imprimeurs dans sa ville natale. Il s’y sent bien aujourd’hui, dégagé des comptes à rendre à la rumeur publique et aux curés un peu trop inflammables. Et puis il a singulièrement progressé dans son art, maîtrisant la composition des cahiers, l’impression en deux couleurs et la reproduction des gravures. 

Un peu plus loin vers le soleil couchant on aperçoit les navires qui, faute de place, sont amarrés à couple au droit des entrepôts en bois plantés sur le rivage, d’où les soutiers déchargent le sel de la côte, les toiles du Léon et la laine d’Espagne. La ligne de ponts qui franchit la Loire à deux pas du Bouffay empêche ces grands voiliers, dont on dit que certains jaugent plus de deux cents tonneaux, de remonter plus haut sur le fleuve. Ce qui provoque un ballet incessant de chariots qui transbordent les marchandises vers le port fluvial, à l’amont du château, et reviennent chargés de vins de Loire en partance pour la haute mer. La joyeuse confusion provoquée par la variété des langues parlées sur les quais ravit Léonard, qui ne se doutait pas, depuis sa Normandie, qu’autant de façons de s’exprimer pouvaient cohabiter en un même lieu. Ouvriers et matelots échangent volontiers en bas-breton, un idiome rocailleux imperméable à ses oreilles, dont il aime pourtant la musique. On y parle aussi anglais et hollandais, enfin c’est ce qu’il suppose en débusquant ici ou là une expression familière. Les échanges sur les quais procèdent d’un mystérieux sabir portuaire, mélange de toutes ces langues, que les marins semblent comprendre intuitivement. Léonard a plus de facilité avec l’espagnol, sans doute grâce à sa maitrise du latin, dont les accents résonnent souvent sur la Fosse où quelques armateurs de Bilbao ont installé leurs agents. Les Espagnols sont gourmands de toiles de chanvre confectionnées en Bretagne pour équiper les navires qu’ils ne cessent d’armer à destination des Indes Occidentales, de l’autre côté de la mer Océane. Léonard ne le cache pas lors de ses passages au Trois-Mâts, il est fasciné par les marins ibériques, qui élargissent le monde en courant les océans à bord de leurs caraques. Il aimerait bien en savoir plus, lui qui a rêvé des heures en imprimant le récit d’Antonio Pigaffeta à la découverte des îles Molluques, mais les matelots espagnols ne sont pas très bavards. Ils risquent trop gros, tant les couronnes d’Espagne et du Portugal sont jalouses de leurs découvertes et, plus que tout, des portulans qu’établissent leurs capitaines voyage après voyage. Il est d’ailleurs interdit, sous peine de mort, à tout marin étranger d’embarquer pour les Indes Occidentales, propriété exclusive de la couronne impériale. 

De retour par la place du Change, sur le chemin du Bouffay où est installé son atelier, enfin l’atelier de maître Hervouët, il songe à la chance des Nantais de se trouver ainsi placés à la porte d’entrée du royaume. Les boutiques débordent de draps, de cuirs, de vins et même d’épices que les marins espagnols font passer en contrebande. Maitre Hervouët est un imprimeur-libraire honnête, moyennement intelligent mais redoutablement efficace, au visage affaissé de vieux chien sympathique qui inspire une confiance naturelle. Léonard s’est acclimaté avec le temps à ce patron placide et laborieux qui s’est spécialisé dans les livres d’heures à destination des bourgeois de la cité. Un choix judicieux du fait de la prospérité des armateurs, des commerçants et des hommes de loi qui occupent gaillardement la place depuis le démantèlement de la cour de Bretagne. Les aristocrates bretons sont, pour la plupart, retournés sur leurs terres, depuis le départ de feu la reine Anne, arrachée à son dûché par les rois de France, laissant un château en chantier. En arrivant dans cette cité inconnue, Léonard a erré quelque temps avant de trouver une place de compagnon dans l’atelier de maître Hervouët. Et s’il n’a pas noué de lien véritable avec l’imprimeur, trop calotin à ses yeux, il ne lui en est pas moins reconnaissant de lui avoir permis de progresser dans l’art de composer des livres illustrés. A vrai dire, il se languit un peu de sa terre natale, de sa famille, de son ami Guillaume, le graveur, qui a trouvé refuge à Paris. Ne parlons pas de Louise, la chambrière de la duchesse, avec qui il a renoncé à correspondre, à laquelle il voue des sentiments ambigus qu’il ne sait pas décrypter lui-même. Est-il possible de trouver la bonne distance avec une femme aussi attachante qui ne vous est pas destinée ? Il en doute, trop souvent embarrassé durant leur brève relation par des pensées coupables, et préfère laisser les braises s’éteindre doucement. 

Par bonheur, il y a d’autres jupes à trousser dans la bonne ville de Nantes. Et en premier lieu l’éruptive Annaïck, qui lui a fait miroiter une surprise ce soir, à la fermeture du Trois-Mâts. Mais avant cela, et puisque le travail de la presse ne pourra reprendre aujourd’hui, faute de papier, Léonard décide de pousser jusqu’à la cour du château pour jeter un œil sur l’avancement du pavillon que le roi François fait construire au dos de la muraille qui donne sur le fleuve. Décidément ce roi ne traîne pas, la Bretagne à peine réunie à la couronne, le souverain s’est attaqué sans tarder à l’agrandissement du château des ducs pour y ajouter un bâtiment de plaisance où il entend séjourner lors de ses passages à Nantes. Le grand Logis est trop froid à ses yeux et il souhaite disposer d’un pavillon plus moderne et surtout plus facile à chauffer. Léonard prend plaisir à observer les maçons assembler les blocs de tuffeau qui composent la façade, presque achevée. Le pavillon est de proportions plus modestes que le grand logis et d’une bienvenue sobriété. L’heure semble passée des ornements gothiques. Le typographe est surtout frappé par la taille des fenêtres à meneaux, parfaitement alignées au premier étage et par la mince corniche qui souligne d’un trait discret l’harmonie de l’ensemble à mi-hauteur du rez-de-chaussée. Il est vraisemblable que le roi a fait appel à un architecte italien pour dessiner ce pavillon, qui semble ouvrir de grands yeux étonnés face à l’immense façade quasi aveugle du grand logis.  

Annaïck qui a passé, selon les poètes, l’âge où une femme de belle devient bonne, est la maîtresse la plus surprenante que Léonard ait jamais connu. Il n’en revient pas. C’est une découverte, le plaisir volcanique que peut prendre une femme entre les draps. Un feu savamment caché sous des allures de matrone respectable, qui prend soin de masquer soigneusement ses atouts pour rester maîtresse de ses élans. Les marins trop entreprenants en savent quelque chose, qui sont régulièrement invités à se réserver leur énergie aux soubrettes de la taverne. Ce n’est pas Léonard qui a choisi Annaïck, c’est elle qui a séduit tranquillement ce jeune imprimeur égaré, détonant avec la clientèle habituelle de la maison. Un caprice de veuve ? Il n’est pas parvenu à savoir si elle se joue de sa compagnie, ou si elle lui voue un attachement sincère. Quoi qu’il en soit, les jeux de mains ne sont pas à l’ordre du jour ce soir au Trois-Mâts, dont les volets sont maintenant clos. Annaïck est à la fois grave, concentrée et un brin narquoise en finissant de ranger les tables. Manifestement contente du coup qu’elle prépare. Elle va le combler d’une manière inattendue son petit imprimeur.  Le rangement achevé, son visage se détend, elle se débarrasse de son tablier, s’assoit et agite deux livrets, juste cousus, devant les yeux du typographe. « Un marin espagnol vient de me confier ces deux lettres, qu’il ne peut conserver par devers lui. Ce sont les lettres des Indes Occidentales, envoyées par un capitaine, du nom d’Hernàn Cortès, à l’Empereur Charles Quint. Elles ont été imprimées à Séville, traduites en latin, et ont circulé pendant quelques mois dans les chancelleries de l’Empire, mais Charles Quint vient de demander qu’elles soient brûlées, toutes, qu’il n’en reste pas de trace. Il ne souhaite pas, m’a dit mon subrécargue espagnol, que l’on en sache trop sur ses expéditions par-delà la mer océane. Il est embarrassé et me demande de mettre les exemplaires qu’il possède à l’abri pendant quelque temps ». 

Léonard est sonné. Annaïck, qui semblait ne prêter qu’une oreille distraite à ses confidences nocturnes, à ses envolées passionnées sur l’élargissement du monde, l’écoutait en fait avec attention. Et semble mesurer la portée des documents qu’elle tient entre les mains, à tout le moins l’intérêt qu’ils ont pour lui, même si elle ne connaît pas un traitre mot de latin. « Si tu le souhaites, dès que le navire de mon Espagnol aura appareillé, je te confierai ces documents pour que tu puisses en prendre connaissance. Ils doivent bien contenir quelques-unes de ces histoires de sauvages qui t’enchantent. » Léonard se précipite à son cou avec une fougue de jeune chien. « Tout doux l’ami, tout doux. Tu vas rentrer paisiblement dans ton gourbi du Bouffay et nous en reparlerons plus tard. Pour l’heure je suis rincée par cette longue journée, et je ne rêve que de m’endormir paisiblement en goûtant au plaisir véniel d’en avoir remontré à un marin d’eau douce de ton espèce ». 

Cet extrait n’est pas destiné à circuler. Le copyright est assuré par la date de parution sur cette publication en ligne ISSN 2497-7144.

La tentation de Louise 1

Marguerite de Navarre, duchesse d’Alençon

Avertissement

Un mot, ami lecteur, avant de t’aventurer dans les pages de ce petit livre. Tu vas être transporté en l’an de grâce 1534, sous le règne du roi François, premier du nom. Dieu est embarrassé en ce printemps brumeux, il ne sait arbitrer entre des catholiques un peu trop zélés, qui ont forcé sur la pompe et le décor, et des chrétiens tourmentés qui souhaitent renouer avec la sobriété des premiers âges ; l’intention n’est pas condamnable, mais risque de mettre en péril le patient édifice qu’il construit sur terre depuis un bon millénaire. Ces derniers temps, les hommes l’ont un peu débordé à vrai dire, mettant au point un procédé étonnant, l’imprimerie, qui permet de diffuser à grande échelle les textes sacrés en langue vulgaire. Et qui donne à chaque lecteur la possibilité d’interpréter à sa façon la parole divine. Ces garnements se sont, dans le même élan, mis à courir les océans pour découvrir de nouvelles terres où vivent des sauvages dont il va bien falloir se demander un jour ou l’autre s’ils sont une âme.

Le pape est certes à la manœuvre mais, entre les rabais accordés sur la durée du purgatoire pour payer la facture de Saint-Pierre de Rome et le partage du monde à découvrir entre Espagnols et Portugais, il est trop occupé pour entendre les récriminations de ces nouveaux chrétiens, de ces évangélistes auto-proclamés. Le premier ministre de Dieu, qui n’aime pas le désordre, préfère régler le compte de ces impudents en faisant rôtir les plus vindicatifs sur les bûchers de l’inquisition. François est plus mesuré. Le roi de France ne s’est pas encore fait de religion définitive, écartelé entre un clergé fidèle à Rome et un cercle d’érudits protégé par sa sœur bien-aimée, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon et reine de Navarre. Princesse éduquée et savante, femme de lettres, Marguerite, n’hésite pas à mettre en lumière la débauche de certains prélats romains, à l’image de Jacques de Silly, évêque de Séez en son duché d’Alençon, un jeune coq de vingt-cinq ans qui court tous les jupons de son diocèse. Pour autant, en ce mois de mars 1534 une trêve semble se faire jour entre les papistes et les évangélistes, sous l’autorité du roi qui s’attache à calmer les esprits. C’est à ce moment que débute notre histoire. 

Lors de son dernier séjour dans son duché normand, Marguerite a sauvé du couvent une jeune fille de petite noblesse, Louise de Chauvigny, dont elle a fait sa chambrière et à qui elle a confié la librairie du château. Louise jouit d’une grande liberté dans le palais déserté depuis le départ de la duchesse pour la Navarre, mais elle sait que cette liberté ne saurait durer. Marguerite a confié à sa gouvernante, dame Cécile, le soin de trouver un époux à la jeune femme. Mais Louise, qui a pris goût aux plaisirs de l’esprit en passant ses journées dans la librairie du château, qui a même tâté de la presse en participant à l’impression clandestine d’un ouvrage interdit, redoute d’être exilée dans le manoir moisi de quelque hobereau normand. Entre le couvent et le mariage arrangé qui lui est promis, la tentation est grande de chercher une échappatoire. Mais que peut une jeune femme sans famille, sans fortune, lestée par une naissance qui lui interdit une mésalliance ? Elle ne le sait pas encore, pas plus que son créateur, débordé lui-aussi par la liberté des personnages à qui il a eu l’imprudence de donner le jour dans l’ombre des chroniques du temps. 

Ceci est l’avertissement au lecteur qui ouvrira La Tentation de Louise, la suite du Malais de Magellan, sur laquelle je me suis remis à plancher ces dernières semaines. Le premier chapitre, publié ici il y a quelque temps, a été allégé et le texte avance bien. J’espère pouvoir le publier au printemps prochain. Je ne sais pas encore si je vais le proposer ici en feuilleton, parce que je ne cesse de le retravailler. Cette prépublication est à la fois une contrainte bénéfique pour le texte, dont les imperfections sont plus nettes ainsi exposées, et une entrave pour sa fraîcheur. Nous verrons bien. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une copie provisoire, qui sera sans doute amendée et qui n’a pas vocation à circuler. D’éventuels commentaires sont les bienvenus par mail (en bas de la col de droite) La date de publication sur ce blog ISSN 2497-7144 assure le copyright.

Les sept vies d’un grand port maritime

C’est compliqué un titre. Ce ne doit être ni trop long ni trop court, résumer en quelques mots le contenu du papier, éviter si possible les lieux communs et inviter à la lecture. Inviter au voyage pourrait-on presque dire pour un article de 12 000 signes qui prétend embrasser une aventure millénaire (rassurez-vous celui-ci n’en fait pas 3 000). J’ai longtemps tourné autour du titre de la contribution que m’a demandée l’automne dernier la revue 303 sur l’histoire du port de Nantes. La revue vient de paraître et je ne me souvenais plus si j’avais choisi Les sept vies d’un grand port maritime ou les sept vies d’un grand port maritime et fluvial. Cette seconde option eût été plus juste, mais le titre un peu long.

Cet atelier me donne la possibilité de revenir sur cette dimension capitale dans l’histoire du port de Nantes et de la plupart des grands ports européens. Sans fleuve pas de véritable port. Il faut se souvenir que jusqu’à l’avènement du chemin de fer, le transport de marchandises s’effectuait principalement par voie fluviale. Les grands ports, et Nantes en premier lieu, étaient en réalité des places de marché, des charnières entre la terre et la mer. Nantes a d’ailleurs longtemps compté deux ports, de part et d’autre du château, séparés par une ligne de ponts. Une ligne que les navires hauturiers ne pouvaient franchir avec leurs grands mâts. Sur les quais s’échangeaient le sel de la baie de Bourgneuf, le vin de Loire, les toiles de chanvre ou la laine d’Espagne.

C’est lors de me plus belles aventures journalistiques, un tour des côtes France que m’avait confié en 1992 le quotidien Libération pour un hors série consacré à la renaissance des bateaux traditionnels, que j’ai découvert l’importance oubliée de la navigation fluviale. Les difficultés de naviguer à contre-courant sur les grands fleuves, même si la batellerie de Loire avait la chance de bénéficier de vents dominants. Ce qui n’empêchait pas, parfois, les vins de tourner sur des gabares encalminées, expliquant la raison pour laquelle Orléans est devenue la capitale du vinaigre. De découvrir aussi la longue tradition de bateaux à usage unique qui descendaient le fleuve depuis sa source chargés jusqu’au plat bord pour finir en bois de chauffage dans l’estuaire.

L’Hermione, photo Rochefort-Océan

La réplique de l’Hermione, la frégate qui conduisit La Fayette en Amérique à la fin du XVIIIe, n’était pas encore en construction lors de ce tour des côtes de France. Mais je la visiterai avec grand plaisir lors de son passage à Saint-Nazaire et Nantes, fin mai. Je conserve un souvenir extasié de la venue de la Victoria, la réplique du dernier navire de l’expédition Magellan, pas plus grosse qu’un chalutier, ne disposant pas même d’une barre à roue, lors de son passage à Nantes il y a deux ou trois ans. Pour revenir à 303, ce numéro spécial est un véritable bijou d’édition. Je ne sais pas si le thème a été choisi dans la perspective de la grande exposition sur la mer, prévue fin juin à Nantes, mais c’est fort possible. Ce me semble en tout cas une bonne idée, à l’heure où l’on commence – enfin – à se préoccuper de l’état des océans, que nous continuons, en puérils apprentis sorciers que nous sommes, à saloper allègrement.

L’épaisseur du temps

“Je dois avoir besoin d’éprouver la durée” expliquait ces jours-ci l’historien Patrick Boucheron en contant la genèse de son dernier ouvrage, La trace et l’Aura, sur lequel il a travaillé plus de quinze ans. J’ai arrêté la voiture pour noter la formule et tenter de fixer les réflexions qui m’ont saisi à l’écoute de cette remarque. J’y ai spontanément perçu une résonance avec le travail ici engagé autour du XVIe siècle.

Deux conseils de lecture, Chambord-des-songes de Charles Dantzig et La guerre des pauvres d’Eric Vuillard ont ainsi provisoirement stoppé la poursuite de La tentation de Louise. Cette pause n’est nullement une contrainte, plutôt un luxe que le promeneur s’accorde sur le chemin. Le plaisir de la durée, celui de donner aux enrichissements le temps d’infuser, pour, sait-on jamais, suggérer ici une remarque sur l’inscription dans la pierre de la tournure d’esprit d’un roi, là donner quelques clefs sur la folie apparente de certaines révoltes populaires.

La construction de cette somptueuse coquille vide qu’est Chambord, un peu à l’image du Taj Mahal à l’autre bout du monde, l’idée d’un écrin de pierre, imaginé pour le seul plaisir des yeux, a en effet quelque chose de vertigineux et nous dit quelque chose de la nature humaine. Je n’ai pas encore achevé Chambord-des-songes, qui confessions-le, me déçoit un peu. L’ouvrage tourne à la démonstration de virtuosité d’un auteur un peu trop content de lui à mon goût. Il y a certes de précieuses indications sur le contexte dans lequel a été conçu Chambord, sur la psychologie de François 1er, mais beaucoup de digressions qui finissent par fatiguer son lecteur et polluer le propos.

Côté guerre des pauvres, je vais attendre la venue de l’auteur, ce mercredi 13 février à Nantes (libraire La vie devant soi, 18h30) pour me faire une idée. Il s’agit apparemment d’un texte court et dense. Quoi qu’il en soit, les révoltes dans le premier tiers du XVIe – notamment celle des anabaptistes évoquée par Marguerite Yourcenar dans L’oeuvre au noir – alors que la parole de Dieu se frotte à la langue vulgaire grâce à l’imprimerie (oserais-je avancer comme les gilets jaunes et internet), sont passionnantes à observer.

Bref, tout cela pour témoigner du fait qu’un des privilèges de l’âge est peut-être de prendre la mesure de l’épaisseur du temps. De comprendre qu’il est doux de s’extraire de cette contrainte que l’on s’impose trop souvent à soi-même, la contrainte d’être “dans les temps”. Non, la durée a quelque chose à nous dire. Et puis, comme dit le poète : “Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui”.

Bon dimanche, bonne semaine, bonnes lectures.