14 – Les statues brisées
Emoi en ville, une église a été profanée, des statues brisées. Prêches vengeurs à la grand messe. L’imprimerie en grand danger. Le texte mis à l’abri aux Sept Colonnes. Equipée nocturne vers La Belle Charpente. Le guet-apens.
Il règne un calme inhabituel sur la ville, ce samedi matin, lorsque les garçons ouvrent les volets de l’atelier. Les marchands ambulants se font discrets et les passants parlent bas. « Il paraît qu’on a retrouvé les statues mutilées de la Vierge et de sainte Claude accrochées aux gouttières d’une maison de la grand rue leur explique Jeanne, la grosse mercière de la boutique voisine. Les statues ont été volées dans la chapelle Saint Blaise pendant la nuit. C’est un sacrilège abominable.» Les jeunes gens ne prêtent pas grande attention à ce qui ressemble à une mauvaise plaisanterie d’étudiants avinés. En l’absence du maître imprimeur, parti en reconnaissance à Paris, ils se sentent libres et légers au point de travailler à la lumière du jour, volets ouverts sur la rue du jeudi. Il faut qu’un sergent de ville envoyé par le lieutenant général du Mesnil interrompe leur travail, en début de soirée, pour que les trois larrons commencent à comprendre la portée de l’évènement. « Selon les informations qui nous parviennent, les curés fidèles à l’évêque sont en train de rédiger des prêches vengeurs qu’ils vont distiller demain, à la grand messe, dans les églises de la ville. Ce sacrilège est, selon leurs dires, le fruit des idées nouvelles qui circulent dans le duché. Frotté a lancé sa police à la recherche des coupables. S’il ne les retrouve pas rapidement, le scandale risque de mettre le feu à la cité. Les imbéciles qui ont profané les statues ont eu la mauvaise idée de s’en prendre à la vierge et la défunte femme du roi, la reine Claude, ça fleure la provocation à la Lecourt.» Léonard jauge vite le danger. Il leur faut à tout prix terminer l’impression du texte cette nuit et mettre au plus vite les feuilles imprimées à l’abri, avant qu’une foule incontrôlée – ou trop bien contrôlée – ne s’en prenne sans discernement à l’atelier. Tant pis pour la couture des cahiers et la reliure. Elles seront réalisées plus tard, ailleurs au besoin. « Dites au chancelier que nous avons bien entendu le message. Aucun écrit suspect, aucun texte profane en caractère romain ne traînera dans les locaux demain matin » assure le jeune homme. « Nous laisserons en évidence le second tirage du Sommaire de toute médecine après avoir mis nos épreuves en lieu sûr » ajoute-t-il en jetant un coup d’œil complice à Guillaume et Gaspard « dans un endroit où pas un cul-bénit n’osera pointer sa fourche avant longtemps. »
« Il va nous falloir procéder par étapes » reprend Léonard, en se grattant les mâchoires, après le départ du sergent. « Guillaume serais-tu d’accord pour que l’on transporte les liasses cette nuit dans ton antre aux Sept Colonnes ? De sorte qu’elles soient à l’abri à la sortie de la messe et que l’on puisse les emporter tranquillement à la Belle Charpente demain soir. » Poursuivant à voix haute, le jeune homme, mi effrayé, mi excité par la tournure que prennent les évènements, ajoute « reste le problème de la dernière feuille, enfin de la première, avec le colophon. Nous allons devoir nous passer du privilège de la duchesse, faute d’avoir obtenu l’autorisation. Mais ce n’est pas très grave L’histoire véritable du premier tour du monde, à l’enseigne de l’atelier de la rue du jeudi se tiendra et se justifiera par elle-même. » Les garçons entament alors une course contre la nuit pour composer, imprimer et sécher sommairement ce qui deviendra le premier cahier de l’ouvrage. Le temps de séchage est mis à profit, avant l’aube, pour transporter aux Sept Colonnes les premières feuilles que Guillaume et Léonard ont eu le temps de plier pendant que Gaspard achevait l’impression. Au creux des rues pavées et humides d’Alençon, les veilleurs de nuit sont, par bonheur, entièrement absorbés par la surveillance des églises et des lieux de culte et le ballet nocturne des jeunes gens se déroule sans anicroche.
« Léonard, tu ne peux pas m’empêcher de venir avec vous pour mettre notre Tour du monde à l’abri. » C’est fait, Louise, emportée par son émotion, s’est laissée aller à tutoyer l’imprimeur. Le garçon, venu dès l’ouverture du château lui rendre compte des évènements, sourit par devers lui mais ne relève pas le glissement, qui affleurait périodiquement à la surface de leurs lèvres à tous deux, et qui devenait chaque jour un peu plus prévisible. « Je deviens folle à tourner en rond dans ce palais, alors que la ville est en émoi. Je dois pouvoir faire mon affaire de dame Cécile pour la nuit. Elle a l’intelligence du cœur et comprendra ma fébrilité. Je suis tellement impatiente de disposer d’un premier exemplaire, quitte à le coudre et à le relier moi-même, pour l’envoyer à la duchesse. Je t’en prie Léonard. » Le jeune homme comprend évidemment l’impatience de la jeune femme, qu’il partage. C’est un peu leur bébé qui est en train de naître, un bébé de papier. « Pourquoi pas, mais cela veut dire qu’il te faudra passer la nuit à la Belle Charpente, il est hors de question de risquer un aller-retour avant le lever du jour. » Et d’ajouter, amusé et un tantinet moqueur « il me semble qu’Anne Cabaret, la maîtresse d’Héloup, ne sera pas mécontente de faire la connaissance de Louise de Chauvigny, la chambrière d’Alençon. » Pendant ce temps, pour donner le change, Guillaume et Gaspard, passent le balai, nettoient les tympans de la presse et les tampons d’encrage à l’intérieur de l’atelier. Histoire de donner l’illusion que la vie continue, comme si de rien n’était, avant la visite probable des paroissiens les plus excités, qui ne vont pas manquer de venir demander des comptes aux blasphémateurs dénoncés dans les églises.
Ce grand ménage, volets tombés, prend à contre-pied la foule des fidèles au sortir de l’église Notre-Dame. La porte grande ouverte, l’exposition de la presse aux rayons du soleil, désarme les plus excités des paroissiens que Guillaume accueille avec sa décontraction et sa nonchalance coutumières. Ils sont une quinzaine, emmenés par Geoffroy Tabur, le charpentier, et un franciscain tonsuré, à vouloir demander des comptes à l’imprimeur. « Il est à Paris » explique Guillaume qui nettoie une planche gravée, assis sur le seuil de l’atelier « et vous devez savoir que cet atelier va fermer prochainement. C’est pour ça que nous le mettons au net avec Gaspard. » Non, les paroissiens ne le savaient pas. Et demandent à voir. Les deux ouvriers se gardent bien d’empêcher le groupe de pénétrer dans la boutique et d’en détailler le contenu. De fait, ils ne trouvent que quelques épreuves du Sommaire de toute médecine en gothique autorisé par le privilège du roi. La casse de Garamont est bien là, mais aucun texte profane en caractère romain ne traîne. « Ne nous prenez pas pour des imbéciles. Nous savons bien que Simon du Bois imprime des évangiles en langue vulgaire » peste Geoffroy Tabur qui ne peut tout de même pas demander à ses nervis de vandaliser l’atelier avec si peu d’éléments. D’autant qu’un familier des tavernes de la ville d’approche et lui glisse un mot à l’oreille. « Nous nous retrouverons peut-être plus tôt que vous ne l’imaginez » lance le charpentier en demandant à ses troupes de quitter les lieux « plus tôt que vous ne l’imaginez. » Les garçons ne comprennent pas vraiment la menace, trop contents de savourer cette victoire par forfait. Après le livre, ils viennent de sauver l’atelier. Voilà qui s’arrose, non ?
La nuit est tombée depuis deux bonnes heures lorsque les garçons comprennent, à leurs dépends, ce que signifiait la menace sibylline de Tabur. Face à eux, devant le gué de Gesnes, à une demi-lieue des portes d’Alençon en direction d’Héloup, se dresse une troupe d’hommes hérissée de piques et de bâtons, dont les silhouettes se découpent sous les rayons de la lune. Les quatre jeunes gens – Louise, grimée et habillée en homme, a réussi à convaincre Léonard de les accompagner – sont pris de court. Ils croyaient avoir pensé à tout et n’ont même pas eu l’idée de se placer sous la protection de Frotté pour cette équipée nocturne qui ressemblait à une formalité. Il semble inutile de finasser, et les jeunes gens descendent sans broncher de leurs chevaux. « Pas de chance, monsieur Cabaret, lance ironiquement Geoffroy Tabur, on vous vu, la nuit dernière, cacher des liasses d’imprimés aux Sept Colonnes. Nul doute que ce sont des écrits interdits par notre sainte mère l’église pour que vous ayez souhaité les dérober à nos yeux avec autant de soin. » Léonard ne sait trop comment réagir. Impossible de nier qu’ils transportent des liasses de papier imprimé, qui pendant à leur fontes, impossible de franchir le gué, ni désormais de faire demi-tour. Le rapport de force est en leur défaveur et il faut à tout prix éviter que Louise soit découverte. Dieu sait ce que ces traine-savates pourraient inventer s’ils découvraient la présence d’une femme dans le petit groupe.
« Ce n’est qu’un récit de voyage, sieur Tabur » tente de répondre Léonard, celui d’un navigateur portugais qui a découvert les îles Malucques. Vous pouvez vérifier vous-même. » Tabur ne prend pas même le temps de répondre et arrache les premières liasses des sangles qui les retiennent. « Je ne sais pas lire, monsieur Cabaret, mais je peux quand même constater que ces feuilles sont imprimées en caractères romains. Ce qui est strictement interdit par l’évêque, hors les ouvrages religieux qui portent son imprimatur. Ce n’est pas le cas Monsieur Cabaret, n’est-ce pas ? » Léonard reste silencieux, et voyant Louise tressaillir, lui serre fermement le bras pour l’inviter à se taire. « Allez ; les gars, brûlez-moi tout ça, tous ces écrits hérétiques qui nous empoisonnent l’esprit et empoisonnent l’évêché depuis des mois. Qu’il n’en reste pas une feuille.» Les garçons ont compris que s’ils voulaient sauver leur peau, il leur fallait sacrifier leur texte. Et le sacrifier totalement, puisque dans ces liasses, figure la traduction de Clément. Les caractères ont été rangés dans leur casse, et il ne restera plus, dans quelques minutes, que le souvenir de la composition du récit dans la tête de Clément et celui des corrections dans celle de Louise. « Tu as de la chance d’être dans les papiers de Frotté, Cabaret, et d’être un gars du pays. Mais qu’on ne t’y reprenne jamais. Ou alors choisis d’exercer ton art loin, très loin d’ici. Allez filez maintenant, et ne remettez plus les pieds à l’atelier. A tout le moins, tant qu’on n’a pas retrouvé et pendu les blasphémateurs qui trainent en ville. »
Les flammes de l’autodafé sont encore visibles, au pied de la côte d’Héloup, lorsque Léonard ose enfin rompre le silence de la petite troupe, écrasée par l’évènement. « Il semble que Dieu n’ait pas souhaité que L’histoire véritable du premier tour du monde voie le jour à Alençon. » lance-t-il, sur un ton étonnamment dégagé, comme si une part de lui refusait de prendre la mesure de la catastrophe. Même s’il sait, s’ils savent tous, qu’il s’effondrera une fois la porte de La Belle Charpente franchie. « Une chose peut toutefois nous rassurer, le récit de Pigafetta sera malgré tout imprimé, à Paris, par Simon de Colines. » Et d’ajouter, en se tournant vers Louise, dont les yeux humides crient le désarroi et la colère « l’histoire du premier tour du monde ne restera pas ignorée, Louise, il ne faut pas avoir d’inquiétude. Simplement, ce ne seront sans doute pas les mêmes personnages qui seront exposés à la lumière. Il est possible que Pigafetta soit effacé par Magellan et qu’Enrique de Malacca retourne à l’anonymat dont vous l’avez tiré. C’est une autre histoire qui se racontera désormais. »