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Comment le peuple juif fut inventé

comment le peupleTout le monde s’est, sans doute, posé la question un jour ou l’autre : comment un peuple a-t-il pu vivre en exil durant deux mille ans, dispersé sur trois, puis cinq continents, en conservant, son homogénéité culturelle, religieuse et …ethnique* ?  Seul, sans doute, un historien israëlien était en mesure se lancer dans une telle recherche sans prendre le risque d’être taxé d’antisémitisme. Comme le souligne l’auteur de cet essai, Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel Aviv « l’histoire n’en est pas à une ironie près : il fut un temps en Europe où celui qui affirmait que les juifs, du fait de leur origine constituaient un peuple étranger était désigné comme antisémite. Aujourd’hui, a contrario, qui ose déclarer que ceux qui sont considérés comme juifs dans le monde ne forment pas un peuple distinct ou une nation en tant que telle se voit immédiatement stigmatisé  comme « ennemi d’Israël ».

Pas facile donc de traiter d’un tel sujet. Et pourtant cet essai, au titre provocateur, est absolument passionnant. Il montre, avec méthode et brio (le livre est fort bien écrit), disséquant un à un tous les aspects de la question, que le peuple juif est, au même titre que le peuple français ou le peuple allemand, le fruit d’une construction assez récente, parallèle à la montée des nationalismes en Europe au XIXème siècle. Chacun sait que la canonisation de  nos ancêtres Gaulois remonte, en gros, à la IIIème république, à cet élan de romantisme national qui a enflammé la France et l’Europe. La chose était un peu plus difficile pour le peuple juif, en raison d’une absence d’homogénéité linguistique et territoriale, c’est pourquoi l’histoire officielle aujourd’hui enseignée en Israël s’est construite en plusieurs étapes. « Pour forger un collectif homogène, il était nécessaire de formuler une histoire multiséculaire cohérente destinée à inculquer à toute la communauté la notion d’une continuité temporelle et spatiale entre les ancêtres et les pères des ancêtres. Parce qu’un tel lien culturel étroit, censé battre au cœur de la nation, n’existe dans aucune société,  les « agents de la mémoire » ont dû s’employer durement à l’inventer. Toutes sortes de découvertes ont été révélées par l’intermédiaire d’archéologues, d’historiens et d’anthropologues. Le passé a subi une vaste opération de chirurgie esthétique. »

En deux mots, Shlomo Sand, démonte toute la construction contemporaine qui prétend que les Juifs Séfarades d’Afrique du Nord et les Ashkénazes venus d’Europe de l’Est seraient les descendants d’un peuple exilé ayant habité la Palestine il y a deux mille ans. D’exil forcé et massif il n’en est, en premier lieu, pas de trace sérieuse dans l’Histoire. Ce n’était pas le genre des Romains, somme toute assez tolérants en matière de religion. Mais cet exil forcé, n’en est pas moins le mythe fondateur de l’errance millénaire des Juifs. A ses yeux c’est une vue de l’esprit, au mieux une lecture poétique de l’Histoire. Il explique par ailleurs, que les communautés juives disséminées en Europe, en Afrique ou en Asie mineure, ont longtemps pratiqué la conversion, aujourd’hui regardée avec suspicion, voire rejetée comme non conforme à la notion de « peuple élu » des orthodoxes du moment, que les alliances de voisinage étaient régulières, bref que les critères ethniques n’ont pas de sens, après deux mille ans de joyeux mélange. L’historien décortique à cet effet les multiples aspects de la question, observe les maigres traces laissées dans l’Histoire (notamment l’énigmatique royaume Khazar en Europe centrale au moyen-âge), les filiations linguistiques (le Yiddish, dérivé du haut-allemand) pour enfin évoquer les dernières recherches en matière de génétique, qui infirment la thèse d’une supposée homogénéité ethnique, précisant même que les descendants les plus proches des populations qui peuplaient la Judée il y a deux mille ans sont vraisemblablement… les Palestiniens, convertis à l’Islam au fil du temps. Ce qui, si l’on voulait être rigoureux avec le vocabulaire, ferait aujourd’hui des antisémites non des anti-Israëliens, mais des anti-Palestiniens.

Si continuité il y a, elle est donc exclusivement religieuse. Ce qui est déjà une belle performance, au vu des persécutions dont ont été victimes les adeptes du judaïsme au cours du dernier millénaire. Et il n’est pas question ici de minimiser l’importance de ces persécutions. Pourquoi dès lors, prétendre fonder une « ethnocratie » comme qualifie Shlomo Sand le régime Israëlien (Etat où, je l’ai appris au passage, le mariage civil n’existe pas : seul le mariage religieux est reconnu). Sans doute pour conforter la légitimité d’un Etat, sa propriété historique de « la terre d’Israël »,  Etat qui redoute apparemment d’en manquer. Il fallait donc s’appuyer sur un mythe fondateur, dont la Bible est la bible,  afin de valider, en interne comme en externe, la notion de peuple, de nation et par conséquent de territoire.

 

*terme abondamment utilisé par l’auteur.

NB : je ne méconnais pas le risque, en rédigeant cette note, d’indisposer quelques lecteurs. Il y a peut-être quelques maladresses de vocabulaire, mais aucune intention maligne. Avant tout procès d’intention, merci de prendre connaissance de l’ouvrage.

Comment le peuple juif fut inventé ?, Shlomo Sand, traduit de l’hébreu par Sivan Cohen-Wiesenfield, édition de poche Champs Flammarion.

Le climat, les épidémies et la chute de Rome

“Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre” écrivait Goethe (enfin c’est ce que prétendent mes carnets). La formule pourrait figurer en quatrième de couverture de l’ouvrage que nous occupe ici Comment l’Empire Romain s’est effondré tant cet essai de l’Américain Kyle Harper provoque le vertige. Précisons qu’il a été écrit en 2017 et publié en France début 2019, quelques mois avant l’apparition de la Covid19 (nous dirons la Covid pour faire plaisir à l’Académie). Il ne s’agit donc pas d’un essai opportuniste mais d’un réel travail scientifique, indépendant du contexte pandémique que nous connaissons.

Précision liminaire, je suis en cours de lecture, et le déchiffrage de ce pavé, 540 pages avec les notes, va me prendre un peu de temps. Je suis un lecteur lent, c’est ainsi. Et je sais que le temps est le prix à payer pour éclairer sérieusement la pensée. Mais je ne suis pas inquiet, la préface et les premiers chapitres de l’ouvrage montrent toute la rigueur scientifique de ce travail, écrit à la lumière des récentes découvertes sur l’histoire du climat et le développement des pandémies au cours de l’Antiquité tardive.

Donc, donc ces précisons apportées, venons en au fait. Contrairement à une idée reçue, Rome se portait bien en 400, dix ans avant son sac par les Wisigoths. La ville comptait 700 000 habitants et jouissait de tous les avantages d’une ville classique à l’échelle impériale, même si les empereurs n’y vivaient plus. Selon un état des lieux datant du IVe siècle On y dénombrait 423 quartiers, 44 602 habitations, 290 greniers, 856 bains, 28 bibliothèques et… 46 bordels. Bref, une ville prospère, comme put le constater l’Empereur et son consul au tout début de l’an 400, salués par une série de fastueuses cérémonies. “Grâce au discours du poète Claudien, nous savons que l’on a offert au peuple toute une ménagerie exotique qui reflétait bien les prétentions globales de l’Empire.” relève Kyle Harper.

On est loin donc de la perception classique du lent déclin de l’Empire Romain, popularisée par le grand historien Gibbon au XIXe siècle et de son Histoire de la décadence et la chute de l’Empire Romain (ouvrage néanmoins passionnant, que j’ai lu en son temps sur la recommandation de Borgès). Kyle Harper revisite entièrement le mythe à la découverte de récentes avancées scientifiques, qui révèlent la fin d’un l’optimum climatique atteint au IVe siècle, lequel, plus humide, avait été une bénédiction pour toute la région méditerranéenne et avait présidé au développement de la ville et de l’Empire.

“Les changements climatiques ont favorisé l’évolution des germes, comme Yersina Pestis, le bacile de la peste bubonique” commente l’éditeur. “Mais les Romains ont aussi été les complices de la mise en place d’une écologie des maladies qui ont assuré sa perte. Les bains publics étaient des bouillons de culture, les égoûts stagnaient sous les villes, les greniers à blé étaient une bénédiction pour les rats, les routes commerciales qui reliaient tout l’Empire ont permis la propagation des épidémies de la mer Caspienne au mur d’Hadrien avec une efficacité jusque la inconnue. Le temps des pandémies était arrivé.”

Cette lecture des évènements est étayée par une multitude de recherches contemporaines, rendues possibles grâce, notamment, à une précision nouvelle du carottage des glaces et au développement de la dendrochronologie (méthode scientifique permettant la datation des pièces de bois à l’année près en analysant les anneaux de croissance). Comme tout essai argumenté qui se respecte, l’ouvrage de Kyle Harper est truffé de références, n’hésite pas à fouiller la profondeur historique, relatant notamment l’épisode de la peste antonine, qui fit 500 000 morts au IIe siècle et dont le célèbre Galien fut témoin.

Qui plus est, le bouquin est fort bien écrit, très vivant et semble bien construit. C’est donc une recommandation sans réserve aucune, même s’il faut un peu de courage pour s’y atteler. Pour ma part j’alterne, comme à l’accoutumée, avec d’autres lectures et j’envisage de l’emporter avec moi dans les îles où j’ai prévu de passer l’hiver, (au grand dam j’imagine de Catherine B. qui me l’a recommandé et prêté, qu’elle en soit ici remerciée) et qui risque de ne pas le revoir avant le printemps . Histoire de revenir un peu plus averti, et peut-être, de poser un regard un peu moins effaré sur l’étrange période qui s’ouvre à nous.

Le Miroir de l’âne

Il y a les livres que l’on avale d’une traite,, les livres avec qui l’on traîne pendant des mois, qu’on lâche puis qu’on reprend, et puis des livres que l’on déguste tranquillement, jour après jour, content de les retrouver chaque matin pour partager un moment, une réflexion, donner une couleur à la journée. Les Miroir de l’âne de Patrick Geay est de ceux-là. Nonchalant et précieux.

Quarante jours, quarante histoires nous dit la quatrième de couv. C’est bien ça. Chaque étape de la pérégrination de Patrick, entre l’Yonne et l’Ardèche, en compagnie de l’âne Zorro est une aventure en soi. Et l’on peut donc suivre, au creux de l’hiver, jour après jour, ce périple estival sans se presser. C’est qu’un âne ne s’apprivoise pas comme ça, du jour au lendemain. Il faut lui donner un peu de temps, le mettre en confiance, tenter de lire dans ses pensées lorsqu’il renâcle. Et puis il y a la pluie, cette satanée pluie qui rend les ruisseaux infranchissables pour un âne potamophobe (qui a peur de l’eau). On n’imagine pas les trésors d’ingéniosité qu’un randonneur amateur doit convoquer pour assurer le train d’une telle de croisière verte.

Mais l’essentiel n’est pas là. Il est évidemment dans les rencontres, plus improbables les unes que les autres. Parce que c’est évidemment sur les chemins de traverse que l’on rencontre les personnages plus singuliers de la prairie. Et cela fait grand bien en ces temps où l’agenda de la pensée est dicté par une actualité de plus en plus brûlante et anxiogène. Ce voyage avec un âne est une plaisante occasion de refroidir la machine, de donner de la perspective, de mettre à distance les évènements qui ne cessent de nous cannibaliser l’esprit.

Cela, d’autant que Patrick a pris le soin d’attendre un peu pour coucher ce récit sur papier. histoire de faire le tri dans les anecdotes, de ne conserver que celles qui font sens. Et de ce point de vue c’est réussi. Le regard est affûté mais bien distancié, le ton léger même si l’auteur ne s’interdit pas quelques réflexions sur ses contemporains, la société comme elle va, et bien entendu sur lui-même, sa posture, son histoire.

Une histoire qui recoupe parfois la mienne, ne serait-ce que pour des raisons générationnelles, avec l’Ardèche en toile de fond, où nous avons fait connaissance, au temps où l’on refaisait le monde. Le miroir de l’âne ne refait pas le monde. Il l’observe d’un oeil malicieux et bienveillant. Et on en ressort avec un regard plus amical sur ses contemporains. Ce n’est pas rien.

Le Miroir de l’âne, 230 pages, Editions Armand Brière, 18€

La femme du dedans

“Elle était belle comme la femme d’un autre”. Cette pensée fugace de Paul Morand parle bien souvent aux hommes. Mais qu’en est-il des femmes ? Quels éclairs, quels tourments traversent l’esprit et le coeur d’une femme de trente ans, dont le corps s’évade à la recherche de sensations inédites ? Déployer de Douna Loup déplie en sept livrets les états d’âme et de corps de l’une d’entre elles, Elly, mère de deux filles, qui vit en couple à la campagne. Une exploration singulière, une descente vertigineuse à l’intérieur d’une femme.

Pour mettre en lumière ce tourment intérieur, Douna Loup a choisi une forme extrêmement libre, une sorte de vagabondage de l’esprit, qui lui permet d’emmener son lecteur dans des profondeurs qu’elle ne connait pas elle-même. “Ce qu’il faut savoir pour lire la suite de l’histoire c’est que je ne connais rien à la suite de l’histoire. et c’est cela le plus important. Etre certain de ne rien savoir par avance, ni de soi, ni des autres….” Cette liberté de forme autorise une confession déliée de toute convenance, dont l’objectif est clairement affiché : mettre des mots sur des sensations qui échappent à la jeune femme, la débordent, l’enchaînent à ses propres contradictions.

Le désir, l’ambiguité des relations entre les hommes et les femmes, la maternité, la jalousie qui tord le ventre, tout y passe dans un livret ou dans un autre de ce livre protéiforme. L’ordre de lecture des sept livrets n’a pas d’importance. On y retrouve la même histoire, les mêmes personnages, à un moment différent de l’aventure ou sous une perspective nouvelle. C’est assez déstabilisant au départ, mais cela fonctionne parfaitement. On dispose au bout du compte d’un éclairage panoramique des états d’âme d’Elly, de pans entiers de son histoire aussi, de clefs qu’elle va chercher dans les tréfonds de son enfance.

“… la consolation attendue de l’extérieur ne viendra pas… elle doit pousser à l’intérieur de soi… Il vient un jour où je m’aperçois que je ne sais pas vivre…” ces extraits tronqués notés à la volée peinent à donner le ton de cette confession étonnante, profonde sans être crue, et pour tout dire pénétrante, sans mauvais jeu de mots. Une rare occasion pour un homme de visiter l’intérieur d’une femme. Une occasion aussi de mesurer qu’au bout du compte femmes et hommes ne sont pas si différents, et que la monogamie reste, pour les unes comme pour les autres, une construction culturelle, toujours difficile à domestiquer.

Déployer, Douna Loup, Editions Zoé Genève. 7 livrets, 5040 possibilités de lecture

Le paradoxe de Tocqueville

C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d’une existence aisée et tranquille

Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c’est là une vue erronée que l’expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces, en même temps qu’elle permet à leurs désirs de s’étendre.

Non seulement ils sont impuissants par eux-mêmes, mais ils trouvent à chaque pas d’immenses obstacles qu’ils n’avaient point aperçus d’abord. Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables; ils rencontrent la concurrence de tous. La borne a changé de forme plutôt que de place. Lorsque les hommes sont à peu près semblables et suivent une même route, il est bien difficile qu’aucun d’entre eux marche vite et perce à travers la foule uniforme qui l’environne et le presse.

Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l’égalité et les moyens qu’elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes. On peut concevoir des hommes arrivés à un certain degré de liberté qui les satisfasse entièrement. Ils jouissent alors de leur indépendance sans inquiétude et sans ardeur. Mais les hommes ne fonderont jamais une égalité qui leur suffise. Un peuple a beau faire des efforts, il ne parviendra pas rendre les conditions parfaitement égales dans son sein et s’il avait le malheur d’arriver à ce nivellement absolu et complet, il resterait encore l’inégalité des intelligences, qui, venant directement de Dieu, échappera toujours aux lois.

Quelque démocratique que soit l’état social et la constitution politique d’un peuple, on peut donc compter que chacun de ses citoyens apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul côté. Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande.

Chez les peuples démocratiques, les hommes obtiennent aisément une certaine égalité; ils ne sauraient atteindre celle qu’ils désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils croient qu’ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes. Ils la voient d’assez près pour connaître ses charmes, ils ne l’approchent pas assez pour en jouir, et ils meurent avant d’avoir savouré pleinement ses douceurs.

C’est à ces causes qu’il faut attribuer la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, et ces dégoûts de la vie qui viennent quelquefois les saisir au milieu d’une existence aisée et tranquille. On se plaint en France que le nombre des suicides s’accroît; en Amérique le suicide est rare, mais on assure que la démence est plus commune que partout ailleurs. Ce sont là des symptômes différents du même mal.

Les Américains ne se tuent point quelque agités qu’ils soient, parce que la religion leur défend de le faire, et que chez eux le matérialisme n’existe pour ainsi dire pas, quoique la passion du bien-être matériel soit générale.

Leur volonté résiste, mais souvent leur raison fléchit.

Dans les temps démocratiques les jouissances sont plus vives que dans les siècles d’aristocratie, et surtout le nombre de ceux qui les goûtent est infiniment plus grand; mais, d’une autre part, il faut reconnaître que les espérances et les désirs y sont plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants.

Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Livre II (1840)

CHAPITRE XIII. Pourquoi les américains se montrent si inquiets au milieu de leur bien-être




L’épaisseur du temps

“Je dois avoir besoin d’éprouver la durée” expliquait ces jours-ci l’historien Patrick Boucheron en contant la genèse de son dernier ouvrage, La trace et l’Aura, sur lequel il a travaillé plus de quinze ans. J’ai arrêté la voiture pour noter la formule et tenter de fixer les réflexions qui m’ont saisi à l’écoute de cette remarque. J’y ai spontanément perçu une résonance avec le travail ici engagé autour du XVIe siècle.

Deux conseils de lecture, Chambord-des-songes de Charles Dantzig et La guerre des pauvres d’Eric Vuillard ont ainsi provisoirement stoppé la poursuite de La tentation de Louise. Cette pause n’est nullement une contrainte, plutôt un luxe que le promeneur s’accorde sur le chemin. Le plaisir de la durée, celui de donner aux enrichissements le temps d’infuser, pour, sait-on jamais, suggérer ici une remarque sur l’inscription dans la pierre de la tournure d’esprit d’un roi, là donner quelques clefs sur la folie apparente de certaines révoltes populaires.

La construction de cette somptueuse coquille vide qu’est Chambord, un peu à l’image du Taj Mahal à l’autre bout du monde, l’idée d’un écrin de pierre, imaginé pour le seul plaisir des yeux, a en effet quelque chose de vertigineux et nous dit quelque chose de la nature humaine. Je n’ai pas encore achevé Chambord-des-songes, qui confessions-le, me déçoit un peu. L’ouvrage tourne à la démonstration de virtuosité d’un auteur un peu trop content de lui à mon goût. Il y a certes de précieuses indications sur le contexte dans lequel a été conçu Chambord, sur la psychologie de François 1er, mais beaucoup de digressions qui finissent par fatiguer son lecteur et polluer le propos.

Côté guerre des pauvres, je vais attendre la venue de l’auteur, ce mercredi 13 février à Nantes (libraire La vie devant soi, 18h30) pour me faire une idée. Il s’agit apparemment d’un texte court et dense. Quoi qu’il en soit, les révoltes dans le premier tiers du XVIe – notamment celle des anabaptistes évoquée par Marguerite Yourcenar dans L’oeuvre au noir – alors que la parole de Dieu se frotte à la langue vulgaire grâce à l’imprimerie (oserais-je avancer comme les gilets jaunes et internet), sont passionnantes à observer.

Bref, tout cela pour témoigner du fait qu’un des privilèges de l’âge est peut-être de prendre la mesure de l’épaisseur du temps. De comprendre qu’il est doux de s’extraire de cette contrainte que l’on s’impose trop souvent à soi-même, la contrainte d’être “dans les temps”. Non, la durée a quelque chose à nous dire. Et puis, comme dit le poète : “Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui”.

Bon dimanche, bonne semaine, bonnes lectures.

 

 




La pie du barbier

En ces temps d’interrogation sur la condition animale, je ne suis pas mécontent d’avoir retrouvé, au hasard d’un butinage des essais de Montaigne, l’étonnant extrait qui suit. Enfin, pas vraiment d’un butinage, mais d’une relecture suivie de l’apologie de Raymond Sebond, un véritable livre en soi, entamée en prévision des longues soirées d’hiver. Je ne me souvenais pas, mais ce livre débute par un long plaidoyer pour le respect de la condition animale, donnant de multiples exemples quant à la sensibilité, l’intelligence et parfois au génie de certaines espèces :

dessin Fanny Ruelle

“Mais cette autre histoire de la pie, à laquelle nous avons Plutarque même pour répondant, est étrange. Elle était en la boutique d’un barbier à Rome et faisait merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu’elle oyait ; un jour il advint que certaines trompettes s’arrêtèrent à sonner longtemps devant cette boutique, depuis cela et tout le lendemain voilà cette pie pensive muette et mélancolique, de quoi tout le monde était émerveillé et pensait-on que le son des trompettes l’ait ainsi étourdie et étonnée et qu’avec l’ouïe la voix se fut quant et quant éteinte; mais on trouva enfin que c’était une étude profonde et une retraite en soi-même, son esprit s’exerçant et préparant sa voix à représenter le son de ces trompettes, de manière que sa première voix ce fut celle-là, d’exprimer parfaitement leurs reprises, leurs poses et leurs nuances, ayant quitté par ce nouvel apprentissage et pris à dédain tout ce qu’elle savait dire auparavant.”

 

Essais de Michel de Montaigne,  Union Latine d’éditions, 1957. Tome V, page 23. 




Le prénom de l’emploi

L’une des démonstrations les plus troublantes proposées dans l’essai que vient de publier Anne-Laure Sellier sur Le pouvoir des prénoms est la capacité d’un observateur lambda à deviner le prénom d’une personne à partir de sa photo. Sur un choix de quatre possibilités, 40% des résultats s’avèrent justes, et ce de façon récurrente sur des tests pratiqués en France comme à l’étranger.

Est-ce à dire que nous avons la tête de notre prénom ? Pas nécessairement, mais il semble qu’une sorte de mimétisme s’opère avec le temps entre l’individu et sa première étiquette sociale. C’est en tout cas la thèse de l’auteur, professeur de psychologie sociale et membre d’une équipe de recherche franco-israélienne sur cet étonnant sujet.

Le fait que le prénom soit un marqueur social n’est pas une découverte. La revanche de Kevin de Iegor Gran en est une savoureuse illustration et le palmarès des mentions TB au bac en donne chaque année des preuves amusantes. Moins drôles les tests de candidature à un emploi révèlent également les solides préjugés qui s’attachent au prénom. Mieux vaut s’appeler François que Mohamed quand on cherche du boulot.

Mais cet essai, rédigé d’une plume alerte, n’est pas une énième étude sociologique sur la charge symbolique des prénoms. Il se situe bien dans le champ psychologique, celui de l’appropriation inconsciente d’une identité qui n’est, par définition, pas choisie (à l’exception des changements de prénom, évalués à  5 000 par an en France). “Le prénom va sculpter un enfant en tant que personne et le situer en même temps parmi les autres.”

Anne-Laure Sellier ne nous épargne rien, jusqu’à nous promener dans l’histoire des enfants sauvages, pour appuyer son propos, qui s’avère au bout de compte assez convaincant. Suffisamment en tout cas pour inviter les jeunes parents à bien réfléchir avant de baptiser leur enfant à venir (on remarque à ce propos que très peu de parents attendent de voir la tête de leur rejeton avant de le nommer). Avant de consulter une liste de prénoms, d’en tordre au besoin l’orthographe, il peut être bénéfique de jeter un oeil sur cette approche singulière et peu explorée de la constitution de l’identité.

Le pouvoir des prénoms, Anne-Laure Sellier, Héliopoles.




Gaston, la pensée sauvage

Peut-on poser une grille de lecture philosophique sur une oeuvre de bande dessinée ? Philosophie Magazine semble le croire et le démontre avec un certain brio dans son dernier hors série consacré à Gaston.

“Un homme bienveillant qui veut améliorer le monde est foncièrement dangereux” commence par affirmer Clément Rosset au début de ce recueil de regards croisés. Histoire de mettre en lumière le fait que Gaston “le disruptif” comme il sera qualifié un peu plus loin, cet écolo avant l’heure, ce bricoleur de génie, pose des questions  fondamentales.

Parmi ces questions, il en est une fort habilement traitée par Martin Legros : le rapport entre bricolage et pensée. L’auteur note que, cinq ans après la naissance de Gaston, en 1962 précisément, Claude Lévi-Strauss publie La pensée sauvage, ouvrage au fil duquel il se penche sur la pensée mythologique, propre aux sociétés dites “primitives”, où les mythes sont en permanence réélaborés au gré des évènements qui se présentent, alors que dans la pensée scientifique et technique occidentale, il s’agit d’anticiper l’avenir par une suite d’hypothèses et de théories. “A la différence de l’ingénieur, le bricoleur ne subordonne pas chacune de ses tâches nà l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet; son univers instrumental est clos et sa règle du jeu est de toujours s’arranger avec les moyens du bord” relève Levi-Strauss.

Le faiseur de mythes et l’adepte de Leroy Merlin auraient-ils donc un mode de pensée similaire ?” s’interroge, facétieux, Legros.  La réponse est donnée par Lévi-Strauss, toujours dans La pensée sauvage : “Regardons le bricoleur à l’oeuvre. Excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux; en faire ou en refaire l’inventaire; enfin et surtout engager une sorte de dialogue, pour répertorier avant de choisir entre elles les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose.”

L’anthropologue précise, en outre, que le bricolage se distingue de la technologie par sa poésie. “Il parle non seulement avec les choses, mais au moyen des choses, racontant par les choix qu’il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur.” Et Legros de conclure : “Gaston et Lévi-Strauss, chacun à sa manière, ont élevé la pratique du bricolage au rang d’un art. Mieux d’un véritable mode de pensée.”

Illustrations : Philomag ; Gaston, Franquin, éditions Dupuis.