Archives de catégorie : Chroniques

Un autre monde

La silhouette effilée du MV-Liemba s’annonce au large de Kagunga, village tanzanien situé à 5 km de la frontière burundaise. Bastingages tordus, pont branlant, le plus vieux ferry du monde pousse la sirène du bord et jette l’ancre dans les eaux hypnotiques du lac Tanganyika. Amenés depuis le rivage par des barques de pêcheurs, près de 600 passagers burundais embarquent sur le bâtiment, qui reprend aussitôt la direction de Kigoma, son port d’attache en Tanzanie, une quarantaine de kilomètres plus bas.

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MV Liemba. Photo : DR

 

Pas de temps morts : la situation sanitaire de Kagunga ne cesse d’empirer avec l’afflux massif de nouveaux arrivants. Manque d’eau, épidémies, premiers décès. Plus de 50 000 réfugiés ont déjà rejoint ce village depuis le début des violences politiques liées au coup d’Etat avorté contre le président burundais, Pierre Nkurunziza, fin avril. Beaucoup d’entre eux n’iront pas plus loin à pied : une chaîne de montagnes escarpées rend toute fuite vers le sud hasardeuse. « Le MV-Liemba joue ici un rôle crucial, souligne Joyce Mends-Cole, représentante du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en Tanzanie. En deux voyages, il nous permet d’évacuer 1 200 personnes par jour vers Kigoma. »

C’est ainsi que débute un long reportage publié le 2 juin par Le Monde.  Outre le fait que le Burundi connait actuellement une crise majeure, ce papier rappelle à celles et ceux qui ont un peu pratiqué l’Afrique que nous ne vivons décidément pas dans le même monde. Il se trouve que j’ai traversé le lac Tanganyka il y a une vingtaine d’années sur ce vapeur*, construit par les Allemands à la veille de la première guerre mondiale, alors que le Tanganyka était encore une colonie germanique. C’était déjà un magnifique château branlant, possédant le charme pénétrant des ruines, où l’on pouvait louer une cabine au prix de quatre heures d’attente assorties de l’inévitable bousculade dans les files d’attente africaines.

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Coulé à deux reprises, renfloué, réparé, rafistolé il assurait à l’époque  la liaison entre la Zambie et le Burundi, via Kigoma, sur la rive orientale du lac (face au Zaïre, devenu la République Démocratique du Congo). Il continue donc son service, les flancs chargés de bois, de ballots et de passagers et assure en ce moment l’exfiltration des Burundais qui fuient le pays. A l’image des chemins de fer tanzaniens, dont les wagons partent en lambeaux, le MV Liemba reste un des seuls moyens de transport collectif dans la région. L’une des régions de la planète les mieux pourvues en métaux rares et précieux, exploitées par des compagnies occidentales,  (le Katanga, de l’autre côté du lac est l’objet d’une guerre permanente entre bandes armées qui assurent la “protection” des mines) n’a pas même les moyens d’entretenir un matériel qui part en charpie.

Les mécaniciens du MV Liemba rigoleraient sûrement un bon coup en nous entendant parler de développement durable, eux qui rafistolent – faisant preuve d’un génie époustouflant du bricolage – des engins qui mériteraient à peine la ferraille chez nous. Nous ne vivons décidément pas dans le même monde, accrochés que nous sommes à un mode de vie confortable et dispendieux  (nos batteries de téléphones portables viennent en partie de là-bas) et imperméables au coût humain de ce confort. Certes on voit bien quelques images de réfugiés se jetant sur des rafiots en Méditerranée, mais cela reste une vision abstraite et vaporeuse qui provoque une compassion passagère, vite balayée par l’information, l’émotion suivante.

Une pensée donc aujourd’hui pour tous ces Africains qui piétinent sur un quai d’embarquement sous un soleil de plomb, ne sachant pas de quoi demain sera fait. Et un coup de chapeau à ces géniaux rafistoleurs, dont l’ingéniosité permet à des centaines de personnes de sauver leur peau, et desquels nous aurions de belles leçons à prendre.

*L’homme blanc, Joca Seria, 2007. http://www.librairie-nantes.fr/9782848090801-l-homme-blanc-recit-de-voyage-philippe-dossal/

 

 

Divertissement pascalien

Au courrier, ce mot d’Alain-Pierre Daguin à propos du petit dernier : “Jean Blaise, réenchanteur de ville”. Cette lecture d’Alain-Pierre, latiniste émérite et ancien responsable du service culture du quotidien Presse-Océan, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, me ravit parce qu’elle interroge, en toute légèreté, la dimension philosophique du travail du bien nommé Blaise sur l’espace public.
Nantes jardin des plantes œuvres de Claude Ponti. Photo : Nantes.fr

Nantes jardin des plantes œuvres de Claude Ponti. Photo : Nantes.fr

Bonsoir Philippe,

Ton “Réenchanteur de ville, Jean Blaise” m’a rajeuni… Autant dire captivé !
Non seulement, j’ai revécu avec intérêt des événements que j’ai suivis au fil des années, mais j’ai aussi retrouvé bien dessiné le personnage de Jean Blaise. Tu en fais un portrait très juste : directement en racontant son action volontariste pour ne pas dire autoritaire, et indirectement en donnant la parole à celles et ceux qui ont travaillé avec lui et l’ont soutenu.
Je retrouve le Jean Blaise malicieux dans la provocation, têtu dans ses  choix, décidé à provoquer le débat sur sa conception de ce qu’il est convenu d’appeler  “la culture”.
Autrement dit, une fois fermé ton livre, j’en conclus que c’est en flirtant à sa façon avec le plus pur divertissement pascalien que Jean Blaise a amené le citadin à sortir de chez lui et donc de lui-même, autrement dit de sa solitude.
Jean Blaise est de la sorte parvenu à faire du Nantais, en particulier, un flâneur des deux rives de la Loire, l’incitant à retrouver le bonheur de bernauder en ouvrant les yeux sur l’ici et le maintenant de l’art renversant.
Les Nantais ayant répondu nombreux à sa sollicitation, ont manifestement fait de Jean Blaise un pionnier du ” vivre ensemble “.
Mais j’ignore toujours si la démarche de Jean Blaise amène les citadins en question à ” philosopher ” autrement dit à ” apprendre à mourir ” comme disait ce cher Montaigne.
Bref, à l’évidence, il y a du Merlin chez Jean Blaise, mais je me demande encore aujourd’hui si son action incite les gens de la ville “réenchantée” à cultiver sagement leur jardin comme l’a suggéré Voltaire.
Ce jardin me demeure donc…secret.
Bravo et merci à toi puisque tu me fais me poser des questions, autant dire me conduis à me cultiver, et… à philosopher ! Et que philosopher, c’est…
Amitiés.
A.P.D.
P.S. J’aime beaucoup la photo de J.B. en couverture. Son regard entre extase, interrogation et méditation, évoque pour moi celui des personnages mystiques que sut peindre en son temps la Renaissance italienne. Finalement, J.B. doit être un mystique !

Un tramway nommé traquenard

Monsieur le Président, cher Pascal

Extra-urbain responsable et un brin écolo, conscient des nuisances provoquées par l’automobile en centre-ville, j’ai eu la mauvaise idée vendredi dernier d’utiliser un parc-relais pour garer ma voiture et circuler en tramway pendant la journée. Je devais, le soir, animer une rencontre avec la charmante Kerry Hudson, dont je vous recommande la lecture, au Lieu Unique. Catherine, qui organisait la rencontre, avait eu la mauvaise idée de me convier à dîner dans la foulée.

parc relaisManifestant une légère inquiétude  quant à la possibilité de récupérer ma Dacia au terme de la soirée, j’ai été rassuré par tout le monde : “s’ils ferment le soir, c’est avec la dernier tramway, c’est logique, puisque ce sont des parkings tramways”. Erreur grave. Débarquant donc avec l’un des derniers trams, aux alentours de 23h 45, aux abords du parc Orvault-Morlière, j’ai dû écarquiller les yeux en apercevant un immeuble clos comme une prison, défendu comme un bastion Tchétchène devant l’armée Russe. Pas un chat, pas un chien naturellement, pas un hôtel dans le secteur. Un no man’s land total et glacial. Je n’étais évidemment pas vêtu pour passer la nuit dehors.  Précisons que je réside à 35 km de Nantes.

Je vous passe les détails, les coups de fil en pleine nuit à la recherche d’un havre, l’appel d’un taxi avant l’arrivée d’un sauveur en la personne d’une petite voiture blanche siglée Sécuritas, qui effectuait une ronde de nuit. Sourire du chauffeur : “votre voiture est dedans ? Il y a peut-être une solution, en cherchant bien vous allez trouver un petit panneau avec un numéro de téléphone. Il vont nous appeler et je pourrais revenir avec les clefs, mais ça va coûter un bras.” Après quelques minutes de patientes recherches je finis par débusquer ce minuscule panneau et à appeler le numéro en question, où l’on m’explique que le déblocage va prendre une demi-heure et que la facture sera de 30 euros.

prisonSur ce, naturellement, arrive le taxi, que je dédommage pour son déplacement inutile, en pleine nuit. Mon agent Sécuritas revient un bon quart d’heure plus tard et nous passons à la partie administrative du délit : nom, prénom, adresse, immatriculation du véhicule, signature de trois documents, dont l’amende. “Vous savez, vous pouvez contester”, me précise mon sauveur, avec qui j’ai fini par sympathiser (il refusera le billet de 5 euros que je lui tends en franchissant la porte) trop heureux de m’échapper après une heure de galère nocturne. “C’est très mal indiqué, il y a plein de gens qui se font piéger. Notre record, un dimanche, c’est 14 voitures”. J’apprends ainsi à l’occasion qu’il faut à tout prix éviter le dimanche.

Monsieur le président, cher Pascal, je ne contesterai pas cette amende. Peut-être d’ailleurs la Semitan n’est-elle pas gestionnaire de ces parcs-relais. Peu importe. En revanche je vous invite soit à faire coïncider les horaires avec ceux du tram, soit à revisiter votre politique de communication, qui ne cesse d’inciter, d’encourager la fréquentation de ces merveilleux parkings. De deux choses l’une soit les paysans de mon bois n’ont pas le droit de dîner à Nantes, soit ils doivent inventer des stratégies de sioux pour ne pas se retrouver ainsi piégés,

 

Sans rancune et bien à vous,

Philippe

 

 

Extrémisme religieux et dictature

extremisme“Il suffit de savoir que, dans les langues occidentales, on en est venu maintenant à employer le terme djihad dans le sens d’opérations meurtrières armées et que l’on emploie en français, même dans les milieux universitaires, le terme islamisme dans le sens de terrorisme. J’ajoute à cela qu’en Occident la plupart des mosquées sont financées par les fonds de cheikh wahhabites du pétrole et que ces derniers proposent une lecture salafiste rigoriste de la religion, qui contribue grandement à la dévaloriser dans l’esprit des Occidentaux. ” Ces quelques lignes sont extraites d’Extrémisme religieux et dictature, un recueil de chroniques d’Alaa El Aswany , parues dans la presse égyptienne entre 2009 et 2013.

Ces chroniques donnent toute la profondeur du malentendu en train de se propager sur la planète au bénéfice d’une secte religieuse bourrée de dollars qui impose une pratique locale archaïque (le Coran a un problème avec la modernité, ou plutôt certains interprètes du Coran ont buggé au XVIe siècle) en arrosant la planète avec ses chaines satellitaires. Ce recueil est un contre-champ précieux, puisqu’il invite à chausser les lunettes d’un musulman éclairé, doublé d’un grand écrivain, ouvertement hostile à la dictature comme à l’extrémisme religieux. Une ligne de crête périlleuse en Egypte. Alaa El Aswany n’hésite pas dénoncer l’hypocrisie mortifère qui s’est développée en Egypte sous l’influence – récente – du wahhabisme et le recul culturel que cette influence a provoqué. Il n’en dénonce pas moins les excès criminels de la dictature (sous Moubarak en l’occurrence), la corruption généralisée, qui conduisent une partie de la population au désespoir et jettent les jeunes gens dans les bras des extrémistes musulmans. Son premier roman L’immeuble Yacoubian est, de ce point de vue, particulièrement éclairant, où l’on voit un jeune homme injustement refusé dans la police finit dans la peau d’un terroriste.

Mais on ne peut évidemment réduire Alaa El Aswany à ce recueil. Les deux romans L’immeuble imm yacoubianYacoubian, et Chicago, que je viens de terminer, sont des bonheurs de lecture : intelligents, fins, assez chauds (ah la sexualité sous le voile !), et pénétrants dans l’exploration mentale des uns et des autres. en outre fort bien écrits (et traduits naturellement.)

Je découvre, à ma grande honte, cet auteur contemporain, qui nous parle du monde comme il va en jouant sur les deux visions qui s’opposent aujourd’hui et qui font la tragédie des musulmans (et la nôtre parfois). Il nous le dit sans prévention mais avec élégance. On a tellement besoin de clefs pour comprendre.  Il se trouve que la librairie Vent d’Ouest m’a demandé d’animer un échange avec Alaa El Aswany, que n’avais pas lu auparavant (trop suspicieux sans doute avec la littérature contemporaine) dans le cadre du festival des littératures Atlantide à Nantes. D’un côté je suis tétanisé de l’autre impatient, j’ai des tas de questions à lui poser. On verra, mais avec des livres pareils, il n’y a pas vraiment d’inquiétude. C’est à la librairie Vent d’Ouest jeudi à 19h 30 si mes souvenirs sont bons.

Je serai le lendemain au Lieu Unique avec une jeune écossaise, Kerry Hudson, qui peint le sous-prolétariat écossais avec une énergie et une fougue contagieuses. Une petite fille chez les junkies qui trace sa route. C’est assez réjouissant. L’annonce est sur la col de droite si j’ai bien réglé le backoffice comme disent les pros.  So long.

Extrémisme religieux et dictature, Alaa El Aswany, Actes Sud. Tony hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman, Kerry Huson, Philippe Rey.

 

 

La fabrique à glace

image jean blaiseReçu le premier exemplaire du petit dernier. Le livre est annoncé en librairie pour le 21 mai. Un petit extrait pour fêter cette parution : un passage du chapitre consacré aux Allumées, manifestation qui a bousculé Nantes pendant six ans, durant six nuits, de six heures du soir à six heures du matin, et dont s’est inspirée la Nuit blanche parisienne.  Qu’il me soit permis de remercier ici Marie et Pascale pour leur amicale et bienveillante relecture. Et bien sûr tous les témoins qui m’ont permis de recomposer cet itinéraire singulier. Ce récit, forcément lacunaire, est une forme d’hommage rendu à Nantes par un petit gars d’Alençon qui a découvert sur les bords de la Loire comment l’art pouvait s’emparer de l’espace public, comment les cultures venues d’ailleurs pouvaient questionner, bousculer et enrichir nos représentations.

La singularité de la manifestation consiste à investir des lieux méconnus, oubliés ou carrément abandonnés dans les franges de la ville, dans les faubourgs peu à peu désertés par les activités laborieuses et pas encore gagnés par l’habitat. La reconquête éphémère de la Fabrique à glace, au sud de l’île de Nantes, près d’une grande sucrerie en activité, est de ce point de vue un pari qui semble, avec le recul, insensé. Jean Blaise décide en effet de transformer cette ancienne usine aux allures de grand blockhaus, que pas un Nantais sur dix ne sait situer sur un plan de la ville, en un gigantesque lieu de rendez-vous pour accueillir les festivaliers à partir de vingt-trois heures chaque soir. En trois semaines, Daniel Sourt fait débarrasser la friche de 500 mètres cubes de gravats et construit un espace pouvant recevoir plusieurs milliers de personnes : une scène pour le rock et un bar de 27 mètres dans la première partie, un sas de décompression où prend place une exposition sur l’architecture, et un restaurant de 2 800 mètres carrés au centre duquel il a conçu un gigantesque carré cuisine, enfermant les fourneaux, où s’agitent une dizaine de jeunes cuistots issus d’un chantier d’insertion. En trois semaines, il a fallu poser des portes, installer la plomberie, la piste de danse, les décorations.

La fabrique à glace. Photo Ouest-France

Outre la découverte de lieux inconnus ou inexplorés, Jean Blaise va s’évertuer à cultiver un autre genre de décalage durant ces longues nuits, celui des formes. C’est ainsi qu’à côté de spectacles monumentaux ou carrément monstrueux – comment ne pas évoquer La Véritable histoire de France de Royal de Luxe donnée à deux reprises sur le parvis de la cathédrale –, il tient à proposer de toutes petites formes, qui encouragent un commerce intime avec la création. Plusieurs plasticiens sont ainsi invités à exposer dans des appartements privés, qui restent ouverts toute la nuit, où le public défile, bon enfant, au fil d’un parcours que chacun compose à sa guise. Lors de la première édition, c’est l’hôtel de France qui est choisi comme repaire pour les auteurs et les amateurs de littérature. Mais les causeries nocturnes et les discussions enflammées viendront à bout de la patience des hôteliers et la manifestation migrera les années suivantes vers l’hôtel de la Duchesse-Anne, près du château.

La contagion gagne et une partie de la ville reste éveillée toute la nuit. « On assurait des départs de cars à quatre heures du matin, se souvient Thérèse Jolly. Il nous arrivait de ne pas dormir pendant trente-six heures. » Cette impossibilité de conjuguer la nuit et le jour conduira de nombreux Nantais à poser une semaine de congé dès la deuxième édition, pour ne pas terminer la manifestation complètement épuisés. Des Nantais, mais pas seulement : le bouche-à-oreille fonctionne à plein, et les aficionados venus de La Rochelle, de Brest ou de la région parisienne posent de plus en plus nombreux leurs valises à Nantes au cours de cette semaine d’octobre.

« Quand on a vu, lors de la première édition, la traînée de fourmis qui franchissait les ponts sur la Loire pour se rendre à la Fabrique à glace, on s’est dit que c’était gagné. C’est vrai qu’il fallait aller le chercher ce lieu, mais cette manière d’investir l’espace est un peu dans nos gènes », commentera plus tard Jean Blaise, qui décide de pousser le bouchon un peu plus loin pour la deuxième édition puisqu’il obtient de la ville de Leningrad, qui deviendra Saint-Pétersbourg quelques semaines avant la manifestation, la mise à disposition d’un équipage et l’envoi d’un navire pour convoyer les artistes russes. Plus de trois cents personnes. Navire qui sera amarré sur un quai près du terminal à bois de Cheviré. « Pendant la manifestation, c’était la panique totale, sourit Thérèse Jolly, les artistes ne dormaient pas sur le bateau, on les cherchait partout. À la fin, il en manquait trente ! »

Le dernier carré allemand

poche

 

Le jeudi 10 août 1944, l’armée allemande est en déroute. Elle reflue sur Bouvron, au centre de la Loire-Inférieure, bousculée par l’avancée de l’armée américaine, qui, dit-on, vient d’arriver à Blain, la ville voisine. Dans Bouvron, on trépigne d’impatience, on prépare les drapeaux, on descend à la cave chercher les bouteilles : la libération tant attendue n’est plus, d’évidence, qu’une question d’heures. Las, les Américains ne viendront pas et le rêve tourne rapidement au cauchemar. Les Allemands se réorganisent, réinvestissent le bourg dès le vendredi et les habitants comprennent très vite, au son des canons crachant leurs obus de part et d’autre, qu’ils se trouvent sur une ligne de front en train de se constituer.

De fait, l’armée américaine, qui n’a pas réussi à passer la Vilaine à La Roche-Bernard, reprend son souffle sur la rive nord du canal de Nantes à Brest et concentre ses forces sur la libération de Nantes. Les Allemands en profitent pour faire sauter les ponts sur le canal, dessinant ainsi une courbe partant de l’embouchure de la Vilaine et descendant sur la Loire. Bouvron et Savenay sont pris au piège, alors que Fay-de-Bretagne, dont on aperçoit le clocher au loin, est libre.

Au sud du fleuve, la situation est encore plus tendue. Les Allemands s’accrochent quelques jours face à Nantes, avant de se replier progressivement sur le pays de Retz. Mais les combats sont rudes et traduisent la détermination allemande à protéger, coûte que coûte, Saint-Nazaire et sa base sous-marine. Des combats meurtriers opposent les premiers bataillons de FFI constitués à la hâte et l’armée allemande à Saint-Etienne-de-Montluc, au Temple-de-Bretagne. Les Allemands coulent des navires à hauteur du Pellerin pour entraver la navigation sur la Loire.

Echaudés par les lourdes pertes qu’ils ont subies à Brest, les Américains comprennent qu’ils auront toutes les peines du monde à reprendre la ville portuaire et acceptent tacitement la constitution d’un réduit allemand provisoire au bord de l’Atlantique. Ce qui leur donne les mains libres pour pouvoir poursuivre leur course vers l’est. Le scénario est d’ailleurs comparable à Lorient et à La Rochelle. Début septembre, la ligne de front est stabilisée et la poche de Saint-Nazaire constituée. Près de 130 000 civils sont ainsi enfermés sur un périmètre de 1 800 kilomètres carrés, où se sont réfugiés 32 000 soldats allemands.

Commence alors une interminable attente durant laquelle les habitants de l’ouest du département, privés de tout contact avec l’extérieur, vont subir une occupation de plus en plus dure, alors que le reste du pays danse et fête la paix retrouvée. La situation est d’autant plus dramatique pour les “empochés”, comme on les surnomme rapidement, que la ville de Saint-Nazaire,”où il ne reste plus un chat, plus un chien”, selon l’amiral Dönitz, le patron des U-Boote, a été complètement détruite par les bombardements américains de 1943 et que les campagnes avoisinantes débordent de réfugiés. On s’entasse dans les fermes, on pousse les meubles, on aménage les étables. Et de nouveaux réfugiés affluent en septembre, chassés de la zone tampon, du no man’s land qui s’institue peu à peu, où les patrouilles des deux camps s’accrochent régulièrement.

Forteresse.

A Saint-Nazaire, seule la base sous-marine, qui est devenue le coeur de la forteresse allemande, et que Hitler a demandé de défendre jusqu’au dernier homme, tient encore debout. Faute de sous-marins – il ne reste plus que trois U-Boote en août 1944 -, la base a été transformée en centre logistique où sont installés une centrale électrique, un hôpital, une boulangerie et, dit la rumeur, deux ou trois années de vivres. L’armée allemande n’est pas, pour autant, extrêmement vaillante. Composée de soldats âgés, de “malgré-nous” alsaciens rescapés de la campagne de l’Est, elle souffre rapidement, comme la population, d’isolement et de pénuries en dépit des réquisitions musclées qui se multiplient dans les campagnes.

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De l’autre côté du front, la situation matérielle des assiégeants n’est, il est vrai, guère plus enviable. Les Forces françaises de l’intérieur, qui ont rassemblé 15 000 hommes sur la centaine de kilomètres que compte la ligne de démarcation, sont équipées de bric et de broc. Vêtus de pantalons de la Kriegsmarine, de chaussures britanniques et de blousons américains, avec de l’armement allemand récupéré, y compris des chars Tigre, ils campent parfois dans des huttes le long des cours d’eau. Mais, en dépit du froid, de la neige et du vent qui sévissent durant l’hiver 1944, ils sont du côté de la victoire, et soutenus par l’armée américaine, alors que les empochés, victimes à la fois de la fébrilité allemande et des bombardements alliés, s’inquiètent chaque jour un peu plus de la tournure que vont prendre les événements.

A l’automne, les Allemands comprennent qu’il va leur être extrêmement difficile de tenir au milieu d’une population de plus en plus démunie et négocient l’évacuation de plusieurs milliers de réfugiés. Les Américains ne sont pas très favorables à cette évacuation, considérant que cette population civile affamée est un fardeau opportun pour l’armée allemande. Une trêve est toutefois décidée. La voie ferrée, qui avait été coupée, est remise en état à Cordemais et plusieurs trains bondés sont autorisés à quitter la poche pour gagner Nantes, en octobre, puis en janvier. Soumis à une sorte de double peine, les réfugiés découvrent alors avec stupeur qu’ils sont considérés comme des collaborateurs par une partie de la population libérée. Il est vrai que les empochés vivent une situation ubuesque : ils obéissent à une administration qui n’existe plus à l’échelle du pays. Le sous-préfet de Saint-Nazaire est toujours en place et ce sont les lois de Vichy qui s’appliquent sur le périmètre de la poche, alors que la République est instaurée à quelques kilomètres.

Pénurie.

Pendant que le général de Gaulle fête le 14 janvier 1945 la libération à Nantes, les autorités de Saint-Nazaire impriment des timbres aux couleurs de la chambre de commerce pour pouvoir faire circuler le courrier dans le réduit nazairien. Les difficultés d’approvisionnement sont telles dans cette poche oubliée qu’un technicien est autorisé à franchir la ligne pour aller chercher dans le Jura des tubes de chlore afin de purifier l’eau potable, qui commence à manquer. Tout fait défaut dans la poche : il n’y a plus d’électricité, plus de carburant, plus de pneus pour les vélos, plus de vêtements. Et les soldats allemands répartis sur la ligne de front, qui souffrent eux aussi, se font de plus en plus exigeants auprès des paysans pour obtenir qui une motte de beurre, qui une poule ou une bicyclette. C’est le règne de la débrouille, même si quelques pêcheurs de Loire, qui assurent au péril de leur vie la liaison entre les FFI et les résistants de la poche, parviennent de temps à autre à apporter quelques denrées pour améliorer l’ordinaire.

Percée.

Seule La Baule, où se sont installés le commandement allemand et les autorités françaises, semble à l’abri du besoin. C’est d’ailleurs depuis l’aérodrome d’Escoublac que décolle régulièrement, à la nuit tombée, un avion léger de reconnaissance qui assure un dernier lien avec Berlin. Cet avion rapporte même à Noël une maquette de V2 pour entretenir le moral des troupes à Saint-Nazaire. Certains officiers allemands croient encore, en effet, la victoire possible grâce à la mise au point d’armements nouveaux, dont Berlin fait miroiter la création en ce rude hiver 1944. Une publication hebdomadaire, la Festung, entretient également l’illusion d’un retournement de situation, notamment pendant la contre-offensive des Ardennes, et vante l’héroïsme des défenseurs de Saint-Nazaire. Les Allemands tentent d’ailleurs une percée, quelques jours avant Noël, au sud de la Loire, et réussissent à avancer de quelques kilomètres à hauteur de La Sicaudais. Mais cette percée sera sans lendemain et l’artillerie américaine donne de la voix dans les jours qui suivent pour araser tous les points d’observation qui subsistent sur la ligne de front. La plupart des clochers tombent, s’ils ne sont déjà à terre.

Les Allemands ne désarment pas pour autant et les échanges d’obus se poursuivront jusqu’au début du mois de mai.”En avril, se souvient Emile Maillard, agriculteur à la retraite à Bouvron, qui avait 15 ans à l’époque,un éclat d’obus américain a tué notre jument, qui se trouvait dans un pré à quelques pas d’un canon allemand. Nous l’avons dépecée avec l’aide d’un ami boucher et nous avons livré la viande aux Allemands, qui avaient réquisitionné une de nos bêtes, en la faisant passer pour du boeuf. Ils n’y ont vu que du feu.” La tromperie sur la viande de cheval ne date pas d’aujourd’hui.

En dépit du faible moral de ses troupes, le général Junck, qui commande la place, ne veut pas céder. Hitler lui a demandé de tenir Saint-Nazaire jusqu’au bout, il tiendra parole : les Américains qui se présentent à Cordemais le 7 mai 1945 pour négocier la reddition allemande sont estomaqués de s’entendre répondre que Saint-Nazaire n’a pas reçu d’ordre de capitulation. Il faudra quatre rencontres, les 7 et 8 mai, pour que le général Junck accepte finalement, le 8 mai, à 13 heures, de signer la reddition.

Ce n’est que le 11 mai, trois jours après avoir négocié cette signature avec les Américains – les Allemands ne voulaient pas s’humilier à discuter avec les Français – que la dernière zone occupée en Europe rendra les armes, sur le champ de courses de Bouvron. Le calvaire n’est pas fini pour autant. Comme on soupçonne que de nombreux collaborateurs ont pu se réfugier dans la poche, l’état de siège, interdisant toute entrée et toute sortie aux habitants, sera maintenu jusqu’au samedi 9 juin 1945.

Ce texte a été publié dans les colonnes du Point en mars 2013. Je le redonne aujourd’hui pour fêter l’anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale en Europe, le 11 mai 1945, à Bouvron, Loire-Inférieure. 

Les villes sont-elles mortelles ?

Etrange télescopage : alors que je replonge dans l’histoire d’Alençon (à l’heure où la ville était pionnière de l’imprimerie, siège d’un duché florissant, dont la souveraine, Marguerite de Navarre, sœur du roi et protectrice des arts, assurait le rayonnement) un clip nous annonce qu’Alençon est décédé.

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Feu la Renaissance, maville.com

Et de fait, on se demande en parcourant les rues désertes de cette petite ville bas-normande, si les jeunes gens qui postent ce faire-part n’ont pas raison. Il y a deux ou trois ans j’avais manifesté ici mon incompréhension devant la fermeture du grand café de la ville, la Renaissance, qui restait le coeur battant de la cité pour tous les exilés de mon acabit, de retour régulier au pays.

Ne restent plus guère aujourd’hui que la magnifique librairie « Le Passage », en danger elle-aussi, et la singulière salle de spectacle « La Luciole » pour maintenir une petite flamme dans ce qui fut une ville dans tous les sens du terme, disons jusqu’à la fermeture de la seule industrie locale : Moulinex. Alençon ne cesse depuis lors de se replier, de se rétracter et se transforme en bourgade fantôme flottant dans des habits trop grands.

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Le Conseil général de l’Orne, photo CG61

La faute à qui ?  A personne évidemment. Même si les élus, du département (de droite) ou de la ville (de gauche) ne sont totalement pas innocents dans cette affaire. En choisissant d’installer le siège du Conseil général en centre-ville, dans la caserne Lyautey,  plutôt que d’y installer l’antenne de l’université de Caen, les élus départementaux ont privilégié leur petit confort au détriment de la jeunesse, cantonnée à quelques kilomètres au milieu de champs de patates. La ville, elle, n’a pas trouvé mieux que d’encourager la création d’immenses et glaciales zones commerciales en périphérie, dévitalisant un peu plus le pauvre centre.

Il semblerait que la municipalité ait eu des velleités d’attaquer le clip parce qu’il nuirait à son image. Elle ferait sans doute mieux de s’intéresser au sort des dernières poches de résistance qui font encore d’Alençon une ville, comme le théâtre ou la grande librairie. Il est étonnant de constater à quel point certains élus ont du mal à comprendre l’importance de la convivialité, du commerce au sens noble du terme, dans la vie de la cité.

La réouverture de la Renaissance, la bien-nommée, serait dans cet esprit un signe beaucoup plus parlant que tous les discours.  Mais cela semble mal parti. Les villes sont peut-être mortelles, comme les civilisations.

 

Le journal qui achète ses lecteurs

Une tablette tactile PC 7 pouces Wifi avec house et clavier, un set de deux bagages en cuir, une montre Lip Oxford « symbole du patrimoine industriel français », c’est le cadeau de bienvenue de l’Obs, la nouvelle formule du Nouvelobs. Soit 200 € de cadeaux pour un abonnement de 195€, ramené à 129 €, parce que c’est vous M. Dossal.

l'obsJe chéris cette offre, parvenue cette semaine, pour deux raisons. La première est professionnelle. Elle va me permettre d’actualiser le cours sur les modèles économiques de la presse magazine à la rentrée prochaine. Rien de mieux qu’un exemple concret. L’Obs achète donc ses lecteurs. Ce n’est pas vraiment une information mais il est important que cela soit rappelé de temps à autre.

Les lecteurs ne savent pas à quel point on leur donne de l’argent lorsqu’ils achètent un magazine. Ils le paient 3€ et donc supposent logiquement qu’il coûte 3€. Or il en coûte 10 au bas mot (ce qui n’est pas choquant en soi, vue la qualité de la quadri, les coûts de production, d’impression, de diffusion). Le lecteur ne paie en gros que 30% du coût réel de l’objet.

C’est donc la pub qui paie les 7€ manquants. Comme les tarifs de pub sont indexés sur le nombre de lecteurs, il arrive un moment où il peut être rentable d’acheter des lecteurs pour maintenir les tarifs de pub les plus élevés possibles, lesquels assurent 70% du chiffre d’affaires (à la louche, ce peut être moins, c’est parfois plus). L’idée est quand même de  ferrer durablement les nouveaux lecteurs en leur faisant signer un « mandat de prélèvement » qui attache l’abonnement au compte en banque.

La deuxième raison est personnelle. Je vais peut-être accepter. La tablette intéresse un garçon, le bagage en cuir madame, et la montre (vraisemblablement fabriquée en Chine) me rappellera de bons souvenirs. Et puis je peux consacrer vingt minutes par semaine à parcourir l’Obs – il y a de bons papiers -, ce n’est pas plus honteux que le Point, dont je suis toujours – mystérieusement destinataire.

Mais je vais envoyer un chèque, pour voir. Pas question de me laisser vassaliser par un prélèvement. Je me souviens d’une conférence de la chef des finances de Médiapart aux rencontres de la presse en ligne il y a deux ans, qui disait que son prochain défi était de faire migrer le paiement par carte bleue vers le prélèvement automatique, qui provoque beaucoup moins de déchets lors des réabonnements.

Cette aliénation du prélèvement est une des servitudes volontaires auxquelles nous nous conformons, à mon goût, avec une désinvolture coupable. En revanche prendre le marketing à son propre jeu est un plaisir auquel on peut s’adonner sans modération.

éloge de la débroussailleuse

L’un des bénéfices de la vie à la campagne est d’épouser au plus près sa condition animale. Pas vraiment besoin de s’astreindre à courir dans les rues sans autre motivation que d’entretenir sa carcasse quand on est appelé à couper son bois l’hiver ou à domestiquer la végétation au printemps. L’exercice physique fait, en quelque sorte, partie du jeu.

myosotis 2

Adepte d’Edward T. Hall, j’ai fait disparaître il y a une quinzaine d’années les clôtures qui entouraient le terrain de la vieille ferme d’où son écrites ces lignes et sur lesquelles butaient le regard, dégageant ainsi l’horizon, laissant apparaître un dégradé de végétation qui donne d’un côté sur une petite prairie puis sur la route communale, de l’autre sur un petit bois.

En ces terres assez humides de Loire-Inférieure, la végétation est tonique et doit être régulièrement contenue, au risque de coloniser l’espace. Le recours à la débroussailleuse est donc nécessaire, en particulier au printemps. J’adore cet engin, en dépit d’une prévention coupable pour les machines trop sophistiquées (je m’obstine à râper les carottes à la main, sous les sarcasmes de la maisonnée) et du bruit strident de son moteur deux temps.

C’est une Husqvarna, un de ces engins nordiques simples et increvables – une malheureuse révision en dix ans – qui démarre rituellement au quart de tour après un hiver passé dans la poussière et l’humidité. Abreuvée d’un carburant écolo, l’Aspen, assez cher mais peu polluant, elle est équipée d’un solide fil de nylon, dont la rotation sectionne la végétation au pied, de préférence à la lame métallique, plus efficace mais plus dangereuse.

Cette débroussailleuse est un outil extrêmement fin, qui permet de sculpter la végétation au gré des saisons et des accidents du terrain. On peut ainsi choisir d’épargner tel ou tel bouquet spontané, à l’image des myosotis qui ont poussé cette année sous la ligne d’arbres qui borde le jardin. On peut quasiment araser la végétation ou laisser pousser les cheveux un peu plus longs de telle ou telle partie du terrain, dessinant ainsi une géographie différente d’une année sur l’autre.

La débroussailleuse est, en quelque sorte, la sœur bohême de la tondeuse, celle qui explore et dessine les frontières, autorise les contours flous, repousse les barbares mais peut, sur un coup de cœur, donner le droit d’asile à quelque plante, quelque fleur sans papier. Son maniement, assez simple, sous le soleil, autorise même l’esprit à vagabonder et à imaginer un billet saugrenu qui s’intitulerait « éloge de la débroussailleuse. »

Jean Blaise à tous les étages

Hasard ou télescopage de calendrier éditorial, j’apprends, quelques jours après avoir achevé un récit sur le parcours de Jean Blaise « Réenchanteur de ville » à paraître en mai aux Ateliers Henry Dougier (le fondateur des éditions Autrement), que les éditions de l’Aube annoncent, également en mai, la sortie d’un livre d’entretiens entre Jean Blaise, Stéphane Paoli et Jean Viard « Un immense besoin de culture ».

image jean blaise

L’actualité culturelle sera donc Blaisienne en mai prochain, à quelques semaines du quatrième « Voyage à Nantes » et quelques mois avant la publication de son rapport sur la culture dans l’espace public commandée par Aurélie Filippetti. Ce n’est pas totalement injustifié. Si le personnage est bien connu à Nantes, il intrigue ailleurs où l’on observe avec étonnement et gourmandise la transformation de cette ville depuis quelques années. Une ville où la culture s’est emparée de l’espace, du jardin des plantes aux chantiers navals, des douves du château aux rives de l’estuaire.

Certes Jean Blaise n’est pas toujours considéré comme prophète en son pays, et les rabat-joie manquent rarement pour brocarder chacune de ses initiatives, dénonçant généralement la « gabegie » de l’argent public. Lesquels détracteurs n’en écrasent pas moins une larme furtive en souvenir de quelques moments épiques, qu’il s’agisse d’une chanteuse d’opéra juchée sur une décapotable au milieu de la circulation ou d’un spectacle de La Fura del Baus dans un hangar désaffecté de l’île Sainte-Anne.

Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, en particulier des néo-nantais, qui saluent la richesse et le décalage de l’offre culturelle sur les bords de Loire, la joyeuse décontraction qui imprègne la ville en été, comme j’ai pu le constater en rédigeant « S’installer à Nantes ». Mais au-delà, c’est l’ensemble du monde de la culture, à Paris, Marseille ou Londres, qui observe depuis quelques années cette ville transformée en théâtre urbain, où les champignons chantent dans les jardins, où les jeux pour enfants sont des monstres japonais.

Jean Blaise n’est certes pas le seul auteur de cette transformation, mais il en est indéniablement l’inventeur et le chef d’orchestre. Le mot de Jean-Luc Courcoult, le fondateur de Royal de Luxe, qui ouvre le livre, est de ce point de vue émouvant. Le témoignage du patron du Service des espaces verts de la ville, dont le travail a été proprement réenchanté n’est pas moins instructif. Une sorte de contamination a gagné les esprits, et la ville ne se pense plus sans qu’un grain de folie ne vienne féconder les projets d’aménagement sur l’ensemble de l’espace public.

Curieusement, s’il existe des bouquins sur Royal de Luxe, les Machines de François Delarozière ou la création du Lieu Unique, le parcours de Jean Blaise n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucune mise en perspective. Sans doute parce que le personnage, plutôt discret, avance en marchant et se soucie peu du passé. Je dois avouer avoir pris plaisir à mettre en scène ce parcours de trente ans, à interroger certains acteurs de l’ombre comme Daniel Sourt, le directeur technique modeste et génial du CRDC, à proposer une vision panoramique d’une aventure qui n’a pas d’équivalent.

Une amie venue de la région parisienne me disait ne pas comprendre comment elle pouvait ne pas avoir eu vent de l’incroyable histoire de Cargo 92 et me confessait sa jalousie au lendemain de la publication de la seule video disponible sur internet. Correspondant de Libé à l’époque, je me souviens avoir eu toutes les peines du monde à passer un maigre encart lors du passage de La Mano Negra, venue jouer place de la Bourse sur le livre métallique de L’histoire de France. La culture en province ne pouvait exister, voyons.

De fait, toute une époque a quasiment disparu dans les limbes. Et je ne regrette pas de m’être replongé dans l’aventure. D’avoir confronté les mémoires des acteurs, des Bernard Bretonnière, Pierre Gralepois, Thérèse Jolly ou Astrid Gingembre. Et j’espère que le lecteur sera contaminé par cette idée simple mais presque trop évidente aujourd’hui à Nantes : l’art doit aller à la rencontre du public, interroger les représentations de tous, enchanter la rue plutôt que rester confiné dans les boites noires où il s’enferme trop souvent.