Mayotte : c’était écrit dans le paysage

photo Marianne

 

Comme le rappellent volontiers un certain nombre d’analystes, la catastrophe qui vient de frapper Mayotte était écrite. Elle était inscrite dans le paysage à la vue de tous, sur les hauteurs de Mamoudzou, où se déployait un immense bidonville aujourd’hui rasé. Où plusieurs centaines, peut-être plusieurs milliers de personnes ont perdu la vie samedi, ensevelies sous les tôles et la boue, après avoir refusé de se rendre dans les centres d’hébergement, de peur d’être expulsées.

Qu’il me soit permis d’esquisser trois causes principales à ce drame, qui ne sont pas toujours avancées sur les plateaux télé, et pour cause. La première est politique : la Communauté internationale (l’Onu), qui ne reconnait pas le référendum d’auto-détermination de 1976, considère que le rattachement de Mayotte à la France est le fruit d’un démantèlement abusif de la République des Comores. Les Comoriens, du même avis, se considèrent donc chez eux à Mayotte et s’adonnent depuis une quarantaine d’années à une immigration stratosphérique (vraisemblablement la moitié de la population totale, soit 200 ou 250 000 clandestins). Tant que cette affaire ne sera pas réglée au plan international, le problème ne peut pas être résolu.

Seconde raison, me semble-t-il, la piètre administration du territoire, qui s’explique par la mécanique administrative française. En gros, sont nommés à Mayotte les fonds de tiroir des fonctionnaires français, qu’on ne sait pas où caser, que l’on punit pour une raison ou pour une autre ou qui sont attirés par l’appât du gain (c’est notamment le cas des profs). Et les trous dans la raquette sont nombreux entre des administrations tatillonnes à l’excès dans certains domaines (les papiers d’identité) et permissives à l’excès dans d’autres (pas de cadastre, pas de permis de construire…). Le seul personnage qui devrait avoir une vision panoramique des problèmes est le préfet. Or, les préfets nommés à Mayotte ne sont guère que des préfets de police, submergés par les urgences qui ne cessent de se succéder (immigration, expulsions, délinquance, barrages routiers, crise de l’eau…).

Enfin troisième raison, le plaquage d’une démocratie élective sur une culture clanique, qui produit des élus locaux clientélistes en diable, plus enclins à satisfaire leur entourage qu’à se soucier du bien public. Les condamnations on beau se multiplier (le pompon a été décroché l’an dernier par un maire qui pratiquait le tourisme sexuel à Madagascar sur les deniers publics), rien n’y fait. On embauche toujours la cousine illettrée comme secrétaire ou plus fort, on loue au noir l’espace public à des immigrés pour qu’ils y construisent leurs cases et travaillent comme quasi-esclaves à vil prix.

Bref un beau bordel, que cette catastrophe a tragiquement mis en lumière. Et ce ne sera pas, cette fois, en proposant une sucette au président des Comores que l’on résoudra ce problème de fond. Mais on peut rêver : envoyer des administrateurs compétents et motivés dans ce territoire magnifique, encadrer sérieusement les pratiques fantaisistes de certains élus et enfin s’atteler à la résolution de la question internationale.

 

 

 

Comment le peuple juif fut inventé

comment le peupleTout le monde s’est, sans doute, posé la question un jour ou l’autre : comment un peuple a-t-il pu vivre en exil durant deux mille ans, dispersé sur trois, puis cinq continents, en conservant, son homogénéité culturelle, religieuse et …ethnique* ?  Seul, sans doute, un historien israëlien était en mesure se lancer dans une telle recherche sans prendre le risque d’être taxé d’antisémitisme. Comme le souligne l’auteur de cet essai, Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel Aviv « l’histoire n’en est pas à une ironie près : il fut un temps en Europe où celui qui affirmait que les juifs, du fait de leur origine constituaient un peuple étranger était désigné comme antisémite. Aujourd’hui, a contrario, qui ose déclarer que ceux qui sont considérés comme juifs dans le monde ne forment pas un peuple distinct ou une nation en tant que telle se voit immédiatement stigmatisé  comme « ennemi d’Israël ».

Pas facile donc de traiter d’un tel sujet. Et pourtant cet essai, au titre provocateur, est absolument passionnant. Il montre, avec méthode et brio (le livre est fort bien écrit), disséquant un à un tous les aspects de la question, que le peuple juif est, au même titre que le peuple français ou le peuple allemand, le fruit d’une construction assez récente, parallèle à la montée des nationalismes en Europe au XIXème siècle. Chacun sait que la canonisation de  nos ancêtres Gaulois remonte, en gros, à la IIIème république, à cet élan de romantisme national qui a enflammé la France et l’Europe. La chose était un peu plus difficile pour le peuple juif, en raison d’une absence d’homogénéité linguistique et territoriale, c’est pourquoi l’histoire officielle aujourd’hui enseignée en Israël s’est construite en plusieurs étapes. « Pour forger un collectif homogène, il était nécessaire de formuler une histoire multiséculaire cohérente destinée à inculquer à toute la communauté la notion d’une continuité temporelle et spatiale entre les ancêtres et les pères des ancêtres. Parce qu’un tel lien culturel étroit, censé battre au cœur de la nation, n’existe dans aucune société,  les « agents de la mémoire » ont dû s’employer durement à l’inventer. Toutes sortes de découvertes ont été révélées par l’intermédiaire d’archéologues, d’historiens et d’anthropologues. Le passé a subi une vaste opération de chirurgie esthétique. »

En deux mots, Shlomo Sand, démonte toute la construction contemporaine qui prétend que les Juifs Séfarades d’Afrique du Nord et les Ashkénazes venus d’Europe de l’Est seraient les descendants d’un peuple exilé ayant habité la Palestine il y a deux mille ans. D’exil forcé et massif il n’en est, en premier lieu, pas de trace sérieuse dans l’Histoire. Ce n’était pas le genre des Romains, somme toute assez tolérants en matière de religion. Mais cet exil forcé, n’en est pas moins le mythe fondateur de l’errance millénaire des Juifs. A ses yeux c’est une vue de l’esprit, au mieux une lecture poétique de l’Histoire. Il explique par ailleurs, que les communautés juives disséminées en Europe, en Afrique ou en Asie mineure, ont longtemps pratiqué la conversion, aujourd’hui regardée avec suspicion, voire rejetée comme non conforme à la notion de « peuple élu » des orthodoxes du moment, que les alliances de voisinage étaient régulières, bref que les critères ethniques n’ont pas de sens, après deux mille ans de joyeux mélange. L’historien décortique à cet effet les multiples aspects de la question, observe les maigres traces laissées dans l’Histoire (notamment l’énigmatique royaume Khazar en Europe centrale au moyen-âge), les filiations linguistiques (le Yiddish, dérivé du haut-allemand) pour enfin évoquer les dernières recherches en matière de génétique, qui infirment la thèse d’une supposée homogénéité ethnique, précisant même que les descendants les plus proches des populations qui peuplaient la Judée il y a deux mille ans sont vraisemblablement… les Palestiniens, convertis à l’Islam au fil du temps. Ce qui, si l’on voulait être rigoureux avec le vocabulaire, ferait aujourd’hui des antisémites non des anti-Israëliens, mais des anti-Palestiniens.

Si continuité il y a, elle est donc exclusivement religieuse. Ce qui est déjà une belle performance, au vu des persécutions dont ont été victimes les adeptes du judaïsme au cours du dernier millénaire. Et il n’est pas question ici de minimiser l’importance de ces persécutions. Pourquoi dès lors, prétendre fonder une « ethnocratie » comme qualifie Shlomo Sand le régime Israëlien (Etat où, je l’ai appris au passage, le mariage civil n’existe pas : seul le mariage religieux est reconnu). Sans doute pour conforter la légitimité d’un Etat, sa propriété historique de « la terre d’Israël »,  Etat qui redoute apparemment d’en manquer. Il fallait donc s’appuyer sur un mythe fondateur, dont la Bible est la bible,  afin de valider, en interne comme en externe, la notion de peuple, de nation et par conséquent de territoire.

 

*terme abondamment utilisé par l’auteur.

NB : je ne méconnais pas le risque, en rédigeant cette note, d’indisposer quelques lecteurs. Il y a peut-être quelques maladresses de vocabulaire, mais aucune intention maligne. Avant tout procès d’intention, merci de prendre connaissance de l’ouvrage.

Comment le peuple juif fut inventé ?, Shlomo Sand, traduit de l’hébreu par Sivan Cohen-Wiesenfield, édition de poche Champs Flammarion.




Les Essences Souveraines sont de sortie (3)

Les prochaines causeries autour des Essences Souveraines auront lieu le dimanche 13 octobre à la Minothèque de Bouvron (44) et  samedi 19 octobre a librairie La Curieuse d’Argentan (61). Vous êtes les bienvenus.

Minothèque, Tiers-Lieu, 21 bis rue Louis Guilhot, 44130 Bouvron. 11 heures.

Libraire La Curieuse, 7 place Henri IV, 61200 Argentan. 10 heures. 

Les Essences Souveraines sont de sortie (2)

Passionnante rencontre avec les lecteurs du Passage, la grande librairie d’ Alençon, le samedi  25 mai, autour des Essences Souveraines, précédée  la veille par un beau papier dans les colonnes d’Ouest-France. 

Les prochaines rencontres auront lieu le 22 juin à Avoise, près du manoir où aurait été imprimée clandestinement la première version de ces Essences Souveraines en 1534, et le 6 juillet à la librairie La Curieuse d’Argentan. Le livre sera ensuite présenté en Loire-Atlantique. 

Les Essences souveraines

Chers lecteurs,

Certains d’entre vous l’attendaient, d’autres en avaient eu vent au lendemain de la parution du Malais de Magellan, j’ai le plaisir de vous annoncer la sortie des Essences Souveraines, fantaisie romanesque à paraître dans quelques semaines.

En voici l’argument :

Printemps 1534, le médecin de Marguerite de Navarre, duchesse d’Alençon, entreprend la traduction des théories controversées d’un alchimiste allemand ayant découvert les essences souveraines des plantes. Il est encouragé par la chambrière de Marguerite, nonne défroquée, et Jeanne d’Avoise, une amie de la duchesse, qui accepte de transformer son manoir en imprimerie clandestine. Un jeune typographe, exilé à Nantes depuis la fermeture tumultueuse de la première imprimerie alençonnaise, est mis à contribution avec la bénédiction de Clément Marot, le fantasque secrétaire de Marguerite. Mais les tensions restent vives entre l’Église, qui fait volontiers rôtir les imprimeurs, et les adeptes des idées nouvelles. Elles se cristallisent à l’occasion du mariage de René de Rohan et d’Isabeau d’Albret au château d’Alençon le 16 août 1534.

J’ai choisi d’éditer moi-même ce petit roman, à l’enseigne de L’atelier du polygraphe, dans les mêmes conditions que celles qui avaient présidé à l’édition du Malais. Il aura la même forme : format de poche, 164 pages, imprimé sur papier bouffant 80 grammes et composé en Garamond. Mon ami Claude Lefebvre a réalisé le croquis pour le frontispice. Le tirage sera de 500 exemplaires, dont 50 exemplaires numérotés, réservés aux souscripteurs, qui n’auront d’autre récompense que le plaisir d’avoir encouragé sa publication, puisque le prix de vente sera le même pour tous : 14 €.

Pour souscrire, rien de plus simple : un mot message à philippe.dossal@gmail.com et vous serez inscrits sur la liste, dans l’ordre d’arrivée. Je vous indiquerai la marche à suivre pour procéder à votre virement et récupérer le livre.  

Les heureux souscripteurs et les clients du Passage à Alençon auront la primeur de sa sortie puisque je ne serai pas en Métropole avant fin mai pour assurer sa promotion. Si vous préférez le recevoir par la poste, il faudra compter 4 € supplémentaires pour les frais d’envoi.

Voilà, voilà. Soyez très décontractés, il n’y a pas d’enjeu commercial dans cette affaire, juste du plaisir. 

Amicalement

Le 27 janvier 2024 à Sada

Peinture de Bronzino

Le Malais de Magellan 1

1 – La Belle Charpente

Où l’on fait la connaissance de Léonard Cabaret, typographe à Alençon, et de Guillaume Bonaventure, son ami graveur. Une visite à La Belle Charpente. La cour de Marguerite de Navarre. Rumeurs de débauche au couvent d’Almenêches. Un clerc à l’imprimerie. La colère de maître du Bois.

Cette page ne respire pas, elle est beaucoup trop compacte. Léonard examine, dubitatif, la feuille qu’il vient de retirer de la presse. Ces satanés caractères gothiques, avec lesquels maître du Bois le contraint à composer, dressent une barrière hérissée de piquets entre l’œil et le texte, dessinent un champ clos inhospitalier et impénétrable à ses yeux fatigués. Léonard aimerait tant disposer d’une fonte de caractères romains, ces lettres souples et rondes qui caressent les yeux et parlent sans détour à l’esprit. Mais il sait que Simon du Bois n’en démordra pas. L’utilisation du gothique bâtard reste pour l’imprimeur la meilleure façon de se faire comprendre des simples et des rudes. Et puis le bâtard et ses caractères effilés est beaucoup moins gourmand en papier que ne l’est le romain. Léonard en convient à regret en épinglant la feuille sur le fil qui court le long des poutres au-dessus de sa tête.

La nuit commence à envelopper Alençon et la place du Palais se vide peu à peu devant les croisées de l’atelier. Le jeune compagnon est las, ses yeux se sont rougis au fil d’une longue journée passée à composer les premières pages du Sommaire de toute médecine et chirurgie que vient de confier à la maison Jehan Coëvrot, le médecin de la duchesse Marguerite. Gaspard, l’apprenti, après avoir gratté les tampons, a filé ; il est temps de regagner La Belle Charpente et de se caler devant un bon souper. Tant pis pour Guillaume, son ami graveur attendra demain pour partager un pichet de cidre. Léonard nettoie consciencieusement la presse à deux coups, ferme les volets avec application puis se dirige vers l’écurie voisine, où patiente sa monture. Indifférent aux échos de la rue, il franchit au pas la porte de la Barre avant de se diriger vers le bourg de Saint-Germain. Chemin faisant, le typographe – il aime ce titre nouveau qui commence à courir les ateliers – ne peut s’empêcher de songer à la manière d’aérer les textes qu’il compose. Il parait qu’à Paris on a introduit récemment de petites baguettes crochues entre les phrases pour reposer l’attention. Il faudra qu’il aille y voir de plus près.

Le bourg de Saint-Germain est silencieux, assoupi sous un gros nuage. Seule une lanterne témoigne d’un peu de vie à l’entrée de l’auberge d’où s’échappent quelques éclats de voix. Mais la lune est de bonne humeur ce soir et le chemin est sûr jusqu’à La Belle Charpente, la ferme familiale plantée un peu plus haut en bordure du bois d’Héloup. Léonard n’est pas peu fier de se déplacer à cheval. C’est un privilège accordé par le roi François aux imprimeurs, qui peuvent désormais porter l’épée quand ils sont passés maîtres, à l’image de Simon du Bois, parti quelques jours en vadrouille pour faire relier discrètement un lot d’ouvrages imprimés de frais. C’est son père, Mathurin, qui lui a offert ce cheval au printemps dernier, le jour de l’obtention de son brevet. Avec un sourire, sans dissimuler un beau soulagement, lui qui ne pensait rien faire de ce fils turbulent, envoyé à l’école paroissiale pour donner du grain à moudre à une insatiable curiosité. La vivacité d’esprit et la ténacité du garçon lui ont permis de maîtriser le latin et d’acquérir de précieux rudiments de grec.

La Belle Charpente est une ferme fortifiée construite à flanc de côteau sur les hauteurs d’Héloup. Elle est entourée de hauts murs en pierre ocre, percés de trois portes et dominée par une tour carrée qui rehausse le corps de logis et permet, au besoin, de surveiller les alentours. Ce modeste appareil défensif est dû à l’isolement de la ferme, qui fut construite au siècle précédent, aux grandes heures de la guerre avec les Anglais, à une époque où il était encore fort dangereux de vivre à l’écart des villages. Les temps ont bien changé, certes, et les bandes de soudards écumant les campagnes se sont raréfiées, mais Mathurin Cabaret ne glisse pas moins chaque soir d’épaisses barres en bois derrière les vantaux des portes, avant de lâcher ses deux gros chiens dans l’enceinte de la ferme.

La Belle Charpente est un assemblage composite, bâti à plusieurs époques, recouvert de toits pentus en tuiles plates que le temps a teintés d’un brun chaud, auquel le soleil donne parfois des allures de velours rouillé. Dans la grande salle basse, où crépite été comme hiver le feu qui réchauffe la marmite, sous le manteau de la cheminée, on se réunit sans façons pour le repas et l’on plonge allégrement les mains dans le grand plat, comme c’est l’usage. Ce soir, Léonard n’est pas très attentif aux conversations de la maisonnée, indifférent aux rituelles questions de sa mère, Anne, qui s’inquiète de lui voir le visage aussi fermé. Il est tout entier absorbé par cette affaire de clôture graphique. Le jeune homme est persuadé que les caractères romains, plus doux, composant des ensembles plus fluides, débarrasseraient la langue vulgaire de son aspect rugueux, l’aideraient à sortir de la gangue dans laquelle elle est encore prisonnière. Certes ce n’est pas à lui, modeste compositeur, de décider sur quel chemin doit s’engager la graphie, même si, il le sent bien, l’époque est à l’exploration, comme en témoignent les évolutions qui se font jour chaque année dans les ateliers de la rue Saint-Jacques à Paris. 

Guillaume Bonaventure est penché sur son pupitre face à la croisée ouverte dont les battants recouverts de papier huilé reflètent le soleil du matin. Tout entier absorbé par un tracé à l’encre sur une planche de poirier, une jambe curieusement tendue vers l’arrière, il n’a pas entendu Léonard pénétrer dans la pièce, pourtant desservie par un sonore escalier en bois. L’étrange posture de Guillaume fait naître un léger sourire sur le visage du visiteur, qui profite de cet instant de silence pour observer, depuis le chambranle de la porte, la précision et la sûreté du geste de son compagnon. « Tu n’as pas encore fait un sort à ce pestiféré ? » lance Léonard, un tantinet moqueur, qui découvre en s’approchant du pupitre le profil d’un homme couvert de bubons. « Arrête, j’ai gâché la planche hier soir en donnant un malheureux coup de gouge. Deux jours de labeur perdus d’un geste maladroit » répond Guillaume, sans se retourner « je commence à me demander si j’ai bien fait d’accepter l’offre de maître du Bois. Mais bon, à toute chose malheur est bon, je crois que ce pestiféré sera plus réussi que le précédent. »

Léonard passe rarement une journée sans rendre visite à son ami, même s’il attend habituellement la tombée de la nuit pour grimper les escaliers de la taverne des Sept Colonnes, au-dessus de laquelle Guillaume a installé son repaire. Histoire de commenter ensemble devant une chopine les évènements de la journée, qui ne font pas défaut à Alençon lorsque duchesse y tient sa cour. Ce matin,  Léonard souhaitait s’enquérir de l’avancée des travaux de Guillaume, récemment promu graveur attitré de Simon du Bois. L’imprimeur veut en effet rehausser le Sommaire de toute médecine et chirurgie de quelques estampes, à la manière des ouvrages illustrés qui commencent à voir le jour à Lyon, et c’est à Guillaume qu’il a confié la réalisation des planches. Léonard n’est pas innocent dans le choix de cet artisan discret et solitaire, qui n’était pas, il y a quelques mois encore, un familier de l’exercice. Mais les graveurs sont rares dans la petite cité des ducs, où l’imprimerie était encore inconnue voilà un couple d’années. Il fallait donc trouver un fin connaisseur du décor sur bois qui accepterait de travailler en creux plutôt qu’en volume. Et c’est tout naturellement que le choix s’est porté sur Guillaume, avec qui Léonard a usé ses culottes sur les bancs de l’école de la paroisse. Certes Guillaume est plutôt porté sur les monstres, les diables et les farfadets, à l’image de ceux sculptés aux encoignures du retable de l’église Notre-Dame, mais l’exercice ne lui déplait pas et l’impétrant se tire plutôt bien de la mission qui lui a été confiée.

Les yeux plissés par un sourire malicieux, Guillaume se retourne enfin après avoir reposé sa plume. « Voilà, je vais maintenant pouvoir me remettre à l’ouvrage, tu devrais l’avoir demain soir. » « Rien ne presse, maître du Bois n’est pas là, et je ne me risque pas encore à insérer les gravures dans la presse. Il ne m’a pas dit où il allait, mais je le soupçonne d’être parti relier le manuel d’instruction chrétienne de ses amis évangélistes qu’il imprime la nuit, en mon absence. A vrai dire, toutes ces cachoteries, qui ne trompent personne, me font plutôt rigoler, d’autant qu’elles font enrager le vicaire de Montsort, cette grosse outre avinée qui nous a tant tapé sur les doigts à l’école. Bon, je dois filer, il me faut préparer un nouveau pot d’encre et je n’ai pas intérêt à me rater si je veux avoir tiré le premier cahier du Sommaire avant son retour. Je repasse ce soir pour que tu m’en dises un peu plus sur l’histoire des sœurs d’Almenêches. Il paraît que la duchesse est inquiète et qu’elle a écrit à l’évêque pour se plaindre de la débauche qui semble régner au couvent. N’hésite pas à laisser traîner tes oreilles aux Sept Colonnes en m’attendant. »

La ville est en effervescence depuis l’arrivée de Marguerite, venue, pour la première fois, accompagnée de son nouvel époux, le roi de Navarre. Les commerçants, qui ouvrent, à cette heure matinale, leurs étals au pied des maisons à pans de bois de la Grand rue, rivalisent d’imagination pour marquer leur attachement à la duchesse. D’autant que les membres de la petite cour, l’imprévisible Clément Marot en tête, ne dédaignent pas arpenter les rues du centre pour échapper à la froideur des coursives du vieux donjon. Alençon a eu peur lorsque le duc Charles, qui avait apporté la prospérité à la ville, est mort au lendemain de la triste bataille de Pavie. Et c’est avec une joie partagée que la ville retrouve sa duchesse, à qui son frère de roi, François Ier, a laissé le duché de feu Charles IV d’Alençon en usufruit.

Belle surprise en arrivant rue du jeudi, l’atelier est ouvert. Simon du Bois est revenu plus tôt que prévu et converse avec un vieux monsieur sur le pas de la porte, indifférent au vacarme provoqué par les barriques qui roulent sur le pavé de la place du Palais. Le cheveu argenté débordant d’un chapeau de feutre,  les joues creusées de profondes rides sous des pommettes hautes, l’inconnu est vêtu d’un long manteau noir trahissant son appartenance au groupe de clercs qui entoure Marguerite.  Les deux hommes semblent bien se connaître et ne cachent pas le plaisir qu’ils ont à se retrouver. « Léonard, je te présente Jacques Lefevre, un ami très cher, dont j’ai eu le privilège d’imprimer quelques ouvrages lorsque j’étais à Paris » lance l’imprimeur en apercevant son jeune compagnon. « Maitre Lefevre d’Etaples ? »  « Lui-même, mon garçon »  répond le vieux monsieur, amusé, par la perte de contenance du jeune homme, rouge jusqu’aux oreilles, manifestement perturbé par cette rencontre inattendue. « Enchanté maître, bredouille Léonard, je… je n’imaginais pas vous rencontrer un jour en chair et en os ». Léonard peste intérieurement contre lui-même, maudissant cette ridicule émotivité qui lui empoisonne, si souvent, l’existence. A sa décharge, cette présence à Alençon du théoricien du cénacle de Meaux – si c’est bien lui, il a du mal à y croire – que certains comparent déjà au grand Erasme, est une telle surprise, que ce moment d’émotion est, somme toute, assez naturel. Certes, dans les rues d’Alençon, le philosophe ami de la duchesse ne doit guère être embarrassé par les admirateurs, qui sont bien peu nombreux à connaître les écrits. La nouvelle n’en est pas moins extraordinaire aux yeux de Léonard, qui sait le prix du travail de cet esprit éclairé, dont la traduction du Nouveau Testament vient de paraître à Anvers, en caractères romains s’il-vous-plait.

« Entrons, si vous le voulez bien, nous serons au calme pour bavarder » tranche maître du Bois, sortant ainsi Léonard de l’embarras « et toi, jeune homme, file nous préparer un pot d’encre, nous avons du pain sur la planche aujourd’hui. » L’atelier n’étant pas très spacieux,  Léonard, calé derrière un pilier, peut suivre la conversation qui se poursuit entre les deux hommes tout en incorporant ses pigments à un pot d’huile de lin. « L’atmosphère devient de plus en plus malsaine à Paris, explique le clerc, qui s’est assis sans façons sur un banc devant la casse, où sont soigneusement rangés les caractères « et la Sorbonne n’attend qu’une étincelle pour rallumer les bûchers. C’est pourquoi la reine de Navarre m’a suggéré de l’accompagner ici et de la suivre le mois prochain à Nérac, où je pourrai poursuivre mes travaux sous sa protection ». Simon du Bois fronce les sourcils et se laisse emporter par un de ces accès de colère dont il est coutumier : « Ces sorbonnards ne lâchent décidément rien. Même la protection du roi s’avère insuffisante désormais. Il ne leur suffit donc pas que Briçonnet soit rentré dans le rang et que votre cénacle ait été dissous. Je me demande comment tout cela va tourner. Quoi qu’il en soit la duchesse a eu une riche idée de m’inviter à déménager mon atelier dans cette bonne ville. La main d’œuvre est plus difficile à trouver, ajoute-t-il en jetant un regard amusé vers le pilier derrière lequel se cache Léonard, mais à tout le moins on peut y travailler au calme, à l’abri des foudres de ces imbéciles encapuchonnés. »

 

Le Malais de Magellan 2

2 – Almenêches

Léonard accompagne Clément Marot au couvent d’Almenêches. Une étape au manoir d’Avoise, où il est question de propagation des idées nouvelles. Clément évoque le récit d’un marin Vénitien, auteur du découvrement des Indes supérieures. Les garçons au couvent. La prieure aux yeux jaune d’or. Retour en ville en compagnie d’une jeune nonne.

« S’il t’en a fait la demande, il me paraît difficile de refuser. On ne mécontente pas un client de cet aloi, d’autant qu’il vient de me passer commande d’un nouveau recueil de poèmes. Tu en profiteras pour livrer madame d’Avoise à Radon, c’est sur le chemin. » Léonard cache difficilement sa joie : Maitre du Bois l’autorise à déserter l’atelier trois jours durant pour accompagner Clément Marot à Almenêches, où la duchesse envoie son confident annoncer sa venue. Marguerite souhaite se faire une idée précise de l’état de l’abbaye Notre-Dame d’Almenêches, sur laquelle les rumeurs les plus folles courent la ville depuis des semaines. Au fil des visites à l’imprimerie, qu’il fréquente assidûment lors de ses passages à Alençon, Clément Marot s’est pris d’affection pour Léonard, dont il goûte le caractère enjoué et la curiosité. Sans compter le fait qu’être accompagné d’un jeune artisan lui simplifie la tâche. Le premier valet de la duchesse, c’est son titre officiel, doit voyager sans attirer l’attention, de sorte que l’évêque de Séez ne soit pas informé trop tôt de cette visite surprise. Ce grand débauché aurait tôt fait de rétablir un semblant d’ordre pour complaire à la reine de Navarre.

Marguerite a décidé la veille au soir de se rendre à Almenêches, situé à huit lieues au nord d’Alençon, par-delà la forêt d’Ecouves. Elle est coutumière de ce genre de d’expédition impromptue et ne craint pas les longues chevauchées. N’est-elle pas descendue jusqu’à Madrid quelques années plus tôt pour plaider la cause de son frère François, prisonnier de Charles Quint ? Clément est chargé de lui ouvrir la route, de prévoir une étape pour la mi-journée et d’informer la prieure de son arrivée le lendemain, en petit équipage. Outre le plaisir d’assouvir sa curiosité, d’approcher enfin ces moniales qui défraient la chronique – certaines ont, paraît-il, des enfants en nourrice dans le bourg -, Léonard est ravi de faire halte au manoir d’Avoise, où réside l’énigmatique Jeanne, la bienfaitrice de l’imprimerie, qui vient de se porter caution pour Maitre du Bois, menacé par plusieurs créanciers. Il n’a pas trop de la journée pour se préparer et passer le relais à Gaspard, l’apprenti, qui commence à bien se débrouiller. Les deux messagers doivent partir aux premières lueurs du jour. Léonard dormira chez Guillaume pour être prêt à l’aube. Clément Marot se montre aussi enchanté de rendre visite, au passage, à Jeanne d’Avoise, la belle veuve de Radon, qu’il a croisée une fois ou deux dans les appartements de Marguerite.

« Tu sais, Léonard, je suis sûr que nous allons parvenir à imposer les caractères romains. Il faut maintenant passer à l’acte. La duchesse nous soutient, tout comme la reine mère, qui veut donner au parler vulgaire une graphie à l’antique. » Clément se veut rassurant par cette fraîche matinée de mai sur le chemin qui borde la forêt d’Ecouves. Il est persuadé que les vieux barbons de la Sorbonne finiront par lâcher prise. Léonard ne demande qu’à partager son enthousiasme en goûtant chaque pas de cette équipée inespérée offerte par le confident de la duchesse. Clément Marot ne propose pas, au premier coup d’oeil, un visage très avenant : un front large, des yeux trop gros et trop ronds, un nez petit et une bouche indistincte, noyée sous une barbe mal taillée, mais ces défauts s’effacent rapidement et après deux ou trois jours de fréquentation il réussit à paraître extraordinairement bon, gentil et même beau. La vivacité de son esprit, capable d’aimanter l’attention de n’importe quelle assemblée, enchante le jeune imprimeur.

Les deux cavaliers ne tardent pas à rejoindre le manoir d’Avoise, annoncé par une longue allée plantée de chênes. Un enfant joue au pied de la tour d’escalier qui se détache de la façade de cette bâtisse élancée couverte d’ardoises. Ce doit être le fils de Jeanne, qui se rue dans la maison pour annoncer les visiteurs. Jeanne d’Avoise paraît sur le pas de la porte, laissant à peine le temps aux  cavaliers de descendre de leur monture. Un grand sourire éclaire le visage de la maîtresse de maison, qui reconnait immédiatement les deux visiteurs. « Que me vaut cet honneur, de si bon matin ? ». « Nous sommes venus vous apporter le lot d’Evangiles commandé à maître du Bois » bredouille Léonard, en attachant maladroitement son cheval à l’un des anneaux scellés dans la façade. Clément, lui goûte sans rien dire, au plaisir du moment : l’accueil simple et chaleureux de cette femme sans façons, couverte d’un grand tablier, sous le soleil matinal qui dissipe les derniers lambeaux de brume.

Jeanne les reçoit dans la grande cuisine qui s’ouvre à droite de la tour d’escalier, où elle prépare un gâteau en l’absence de sa cuisinière, et les invite à s’asseoir alors qu’elle reprend, sans retard, le travail de la pâte. Les manches retroussées, les cheveux noués à la va-vite n’altèrent pas la charme naturel de cette maitresse femme, à la voix grave et à l’œil clair, qui pilote seule le domaine d’Avoise depuis la mort de son mari.  Jeanne conserve dans cette posture inattendue de pâtissière un savoureux maintien aristocratique qui ravit les garçons. « Ne me dites pas, Clément, que vous avez fait le chemin exclusivement pour me livrer ces Evangiles » lance-t-elle amusée à Marot. « Non, effectivement » répond le valet de Marguerite en souriant « Même si c’eut été un authentique plaisir. Nous filons sur Almenêches, où la duchesse se rend demain pour mettre un peu d’ordre à l’abbaye Notre-Dame. »

« Il est possible qu’il y ait un peu de travail » répond instantanément Jeanne, dont le sens du dialogue enchante Marot, avant d’ajouter, plus grave « mais comment en vouloir à ces moniales, livrées à elles-mêmes depuis la mort de leur abbesse, qui n’ont pour toute autorité qu’un évêque dont la chronique des débauches court tous les chemins du duché ». Jeanne fait partie, avec Marguerite, de ces femmes ulcérées par la désinvolture coupable du clergé, et qui appellent de leurs vœux une sérieuse remise en question de ses mœurs. Conquise par les réflexions du cénacle de Meaux, elle œuvre discrètement à la propagation des idées nouvelles, auxquelles le roi lui-même, croit-on savoir, n’est pas indifférent. Même si François d’Angoulême n’a pas les coudées aussi franches que le souhaiterait sa sœur Marguerite, et doit louvoyer entre son alliance avec le pape en Italie et la perméabilité des princes allemands aux idées neuves.

Mais trêve de bavardages, il est temps de se remettre en selle. Le chemin est encore long jusqu’à Almenêches. Après ce plaisant détour, il faut reprendre par le travers pour rejoindre la Croix-Médavy et dévaler le versant septentrional de la forêt menant à La Ferrière où les parents de Guillaume occupent une grande ferme qui pourra accueillir l’équipage de Marguerite le lendemain. L’accueil est là-aussi chaleureux même si la mère de Guillaume, surprise en train de chantonner alors qu’elle plume une poule sur le pas de la porte, se montre terrorisée à l’annonce du passage de la duchesse le lendemain. Une journée pour tout mettre en ordre, nettoyer la cour, préparer une collation « c’est bien trop peu, c’est bien trop peu. Oh mon dieu, mon dieu ! » se lamente-t-elle. « Ne vous inquiétez pas » sourit Clément « la duchesse sera, au contraire, ravie, de passer un moment dans une ferme de son apanage, qu’elle regrette de ne pas arpenter plus souvent». Il est vrai que sur cette terre grasse des marches de Normandie, les fermes sont plutôt prospères et ont belle allure avec leurs cours carrées et leurs toits de tuiles rousses. 

« Il faut que je te confie quelque chose, Léonard, une découverte qui pourrait singulièrement changer la donne face aux sorbonnards » reprend Clément alors qu’ils quittent le couvert de la forêt. « Accroche-toi à ta selle parce que la nouvelle est proprement renversante. La duchesse m’a prêté le mois dernier un petit ouvrage, écrit en italien, offert à sa mère, la reine Louise, par le duc de Mantoue. Il s’agit du récit du découvrement de l’Inde supérieure et des îles Malucques fait par un marin vénitien, Antonio Pigafetta. Je ne suis pas certain que la reine mère, ni la duchesse aient mesuré la portée incroyable de ce récit, et les conséquences qui en découlent. Ce Pigafetta, parti sous les ordres d’un certain capitaine Magellano chercher une nouvelle route pour atteindre les îles Malucques et en prendre possession au nom du roi d’Espagne, prétend être revenu à Séville sans jamais avoir rebroussé chemin. En d’autres termes, il aurait effectué une circumnavigation autour du globe terrestre. Incroyable non ? Le plus étonnant est que ce récit, qui bouleverse notre perception du monde, n’a pour l’heure provoqué qu’une misérable querelle entre Charles Quint et le roi du Portugal, lesquels s’écharpent pour savoir à qui revient la souveraineté des Malucques au regard du traité de Tordesillas. Personne n’a encore réagi officiellement à ce qui apparaissait jusqu’alors comme une vue de l’esprit : la terre est définitivement ronde, et quelques hommes – ils seraient une vingtaine à être revenus – en sont la preuve vivante. » 

La lumière commence à décliner lorsque les deux cavaliers découvrent le bourg d’Almenêches, dominé par l’abbaye bénédictine et son imposante abbatiale. Le village fait penser à une couvée de poussins blottie autour d’une grosse mère-poule. Courbatus, morts de faim, mais surtout curieux de pénétrer dans l’enceinte de cette sulfureuse abbaye, Clément et Léonard s’empressent de toquer à la porte de la conciergerie, après avoir confié leurs chevaux à la ferme jouxtant le couvent. C’est sœur Théophanie, une grasse moniale au visage rubicond, qui leur ouvre la lourde porte. D’évidence, la sœur portière ne s’attendait pas à découvrir deux jeunes cavaliers sur le seuil. Les présentations faites, elle bredouille quelques mots de bienvenue, relève sa robe et court chercher la prieure pour faire face à la situation. Clément et Léonard ne sont pas mécontents du branle-bas de combat qu’ils vont vraisemblablement provoquer dans l’abbaye. La soirée s’annonce fort bien.

Sœur Théophanie réapparaît quelques instants plus tard en compagnie de la prieure, une souriante quadragénaire dont le léger voile blanc laisse échapper quelques mèches de cheveux blonds. « Entrez, je vous prie, nous sommes en train de préparer le souper. » Les sœurs, vêtues de simples robes grises – ou s’agit-il de blouses ? – les conduisent dans une pièce rectangulaire, donnant sur le cloître, où s’agitent trois ou quatre moniales autour d’une grande table de bois. « Souhaitez-vous vous restaurer un peu » questionne soeur Geneviève, la prieure, dont Léonard découvre étonné les yeux jaune d’or. « Si cela ne vous ennuie pas nous resterons à l’office, pendant que les sœurs assureront le service au réfectoire. » Les garçons ne demandent pas mieux que de partager une tranche de pâté dans cette salle odorante avec cette énigmatique prieure au débit lent et posé, mais au ton chaleureux et imperceptiblement enjoué, trahissant une sorte de distance bienveillante à l’égard du monde qui l’entoure. « Ainsi la duchesse arrive demain. Les appartements de l’abbesse sont libres, elle pourra s’y installer avec sa dame de compagnie. » Contrairement à ce que les garçons imaginaient, sœur Geneviève n’est nullement troublée par cette visite impromptue, qui aurait pu, logiquement, l’inquiéter. Elle se montre, au contraire, ravie. « J’espère qu’elle nous apporte de bonnes nouvelles, nous attendons la nomination d’une abbesse depuis deux ans maintenant, et je dois avouer que la tâche me dépasse un peu. »

Sœur Geneviève ne semble pas se sentir coupable des errements supposés des trente-sept pensionnaires du couvent, dont on fait des gorges chaudes en ville. De fait, l’atmosphère du lieu ne trahit apparemment aucun laisser-aller, mais révèle plutôt une ambiance familiale, un train domestique amical et familier. Les robes grises et les voiles blancs ne sont peut-être pas conformes aux canons des Bénédictines, mais ces tenues de travail montrent que chacune s’active à une tâche ou à une autre, dans cette communauté singulière. La plupart des moniales sont des filles de famille, dont les parents se sont débarrassés poliment faute de ressources suffisantes pour les doter convenablement. Ces femmes n’ont pas choisi leur condition et tentent de s’en accommoder du mieux qu’elles le peuvent. « Vous me direz demain ce que la duchesse attend de nous » conclut sœur Geneviève alors que les garçons achèvent leur collation « pour l’heure, il est temps pour vous de regagner la ferme, où maître Colin vous trouvera un endroit pour vous reposer. Je vous attendrai après la première messe. »

C’est dans le petit salon de réception de l’abbesse que Sœur Geneviève reçoit Clément le lendemain matin. Elle est cette fois vêtue de noir et pas un cheveu ne dépasse de sa coiffe amidonnée. Léonard n’a pas été convié à cet entretien mais doit se rendre au haras voisin, à une lieue d’Almenêches, pour y préparer quelques chevaux débourrés, appelés à rejoindre les écuries d’Alençon. Clément conduit  sans artifice la mission diplomatique que lui a confiée Marguerite, et dont il ne s’est pas complètement ouvert à Léonard : « La duchesse Marguerite est consciente du sort infligé à certaines jeunes filles présentes ici. Elle propose d’en ramener une à la cour d’Alençon, parmi celles qui n’ont pas prononcé leurs vœux naturellement,  pour parfaire son éducation et, sait-on jamais, lui ouvrir un avenir moins contraint. Par ailleurs, elle souhaite que les deux sœurs qui ont eu un enfant – elle en est informée – rejoignent en toute discrétion le couvent des Clarisses d’Alençon, avant que la prochaine abbesse ne prenne ses fonctions. » Le visage de soeur Geneviève s’empourpre légèrement mais la prieure reprend vite ses esprits. « Je reconnais la générosité de la duchesse ». Un silence, puis « Je crois savoir quelle moniale lui suggérer pour la cour. Elle va être enchantée, vous l’imaginez. En revanche, ce sera douloureux pour nos deux jeunes mères, qui sont avant tout victimes de leur naïveté et de la fourberie d’une bande  de cordeliers de passage l’an dernier. Mais la duchesse a raison, cette situation devenait périlleuse dans le village, où les enfants ont été placés en nourrice ». Clément goûte la franchise de la prieure, une femme décidément étonnante sous ses airs nonchalants, et se réjouit de pouvoir défendre l’intégrité de cette communauté malmenée par la rumeur, lorsque Marguerite lui demandera tout à l’heure de rendre compte de sa mission.

L’équipage de Marguerite se présente de bonne heure aux portes du couvent. La demi-douzaine de soldats qui compose son escorte rejoint Léonard à la ferme, où un dortoir a été préparé près de l’écurie. Et alors que sœur Geneviève et la duchesse entrent en conciliabule, les hommes se dirigent vers la taverne du Pot cassé, pour une soirée d’agapes qui ponctuera parfaitement l’escapade. Clément et Léonard sont de la partie mais s’isolent rapidement dans un coin de la taverne pour partager le récit des évènements de la journée. « Je crois savoir quelle est l’heureuse élue, confie Clément, après avoir raconté par le menu son entretien avec la prieure. Elle s’appelle Louise, je l’ai croisée au détour du cloître. Pas une beauté fatale, mais manifestement une fille de caractère. Le retour sur Alençon va être délicieux. »

Délicieux, ce retour l’est en effet, d’autant que passée la forêt d’Ecouves, la duchesse bifurque vers le château de Longrai, pour rendre visite à sa fille Jeanne qu’elle a confiée à son amie, Aimée de La Fayette, où la fillette est élevée à l’abri du tintamarre de la cour. La jeune Louise de Chauvigny – c’est bien elle qui a été choisie -, excellente cavalière, accompagne les garçons pour les deux dernières lieues qui séparent le pied de la forêt du château d’Alençon. Léonard a cru déceler un buste prometteur sous le flou de la chemise de la jeune fille qui ne revient toujours pas de la chance que lui procure la duchesse et fait preuve d’une grande volubilité, goûtant avec un plaisir communicatif ce chemin vers la liberté. Clément et Léonard en profitent pour la cuisiner discrètement sur les deux moniales appelées à rejoindre les Clarisses. Louise, de bonne composition envers ses deux anges gardiens, ne se fait guère prier. « L’histoire des cordeliers est un habillage convenu avec la prieure pour ne pas envenimer les choses. Mais en fait, les pères sont deux artisans du village, avec lesquels elles ont un peu trop lutiné ». Les garçons sont presque déçus. L’aventure de moines cordeliers abusant d’une nuée de moniales aurait eu de l’allure à la taverne des Sept colonnes, mais une amourette entre villageois et religieuses n’est pas mal non plus. « L’explication est en fait assez simple poursuit Louise, nous ne sommes pas cloîtrées et nous allons et venons régulièrement dans le village. C’est une sorte de compensation au fait qu’aucune d’entre nous, ou presque, n’a choisi de finir ses jours vieille fille » avant d’ajouter, facétieuse, en effleurant le regard de Léonard « mais pour ma part, le prince charmant n’est pas encore apparu. »

Le Malais de Magellan 3

3 – Le curé de Condé

L’arrestation d’Etienne Lecourt, curé de Condé. Louise découvre le château des ducs en compagnie de Clément Marot. L’inquisiteur à la recherche de Gaspard. L’apprenti mis au vert à La Belle Charpente. La résistance de l’Eglise aux idées nouvelles.

Quelque chose ne tourne pas rond, Léonard le pressent en poussant la porte de l’atelier, d’ordinaire grande ouverte sur la place. Dans la pénombre, Gaspard est assis, prostré, en pleurs. Simon du Bois tourne autour de la presse, absorbé, le menton appuyé sur la main. « Ah, te voilà ! » lance-t-il, avec son air des mauvais jours, en découvrant la silhouette de Léonard qui se découpe dans le chambranle de la porte. « Il nous arrive une sale affaire, une bien sale affaire. L’inquisiteur de l’évêché s’est saisi ce matin d’Etienne Lecourt et l’a fait conduire à Séez où il doit être jugé pour hérésie. Je soupçonne l’évêque d’avoir profité de l’absence de la duchesse pour se livrer à cette misérable manoeuvre. Cet olibrius a décidément des espions partout. C’est très embêtant parce que l’inquisiteur a trouvé des ouvrages interdits par la Sorbonne chez Etienne ».

Léonard prend tout de suite la mesure du danger. Etienne Lecourt, le curé de Condé-sur-Sarthe, une paroisse voisine d’Alençon jouxtant Saint-Germain, est connu depuis plusieurs années pour ses positions iconoclastes et ses prêches enflammés. Il a échappé une première fois, faute de preuves, aux foudres du tribunal ecclésiastique, mais le fait que l’évêque revienne à la charge en plein séjour de la duchesse n’augure rien de bon. Cette arrestation respire la provocation politique et pourrait finir par sentir le fagot. Pour Gaspard, protégé d’Etienne Lecourt placé l’an dernier chez maître du Bois, la situation est extrêmement préoccupante. Que va-t-il faire ? Il ne peut, d’évidence, retourner à la cure de Condé, qui doit être surveillée par les sbires de l’inquisiteur. « Ecoute Gaspard, essaie de ne pas trop te tourmenter. Tu vas loger quelque temps à La Belle Charpente en attendant de voir comment tournent les évènements. Il n’est pas impossible que la duchesse puisse faire quelque chose pour ton curé. Je monte en parler à Clément. »

Marot est en grande conversation avec l’espiègle Louise devant les marches du palais d’été, dans la cour du château. Le poète détaille la géographie des lieux pour la jeune fille en accompagnant ses explications de grands gestes.  « Les suivantes sont logées dans l’aile droite, au-dessus des appartements de la duchesse » commente-t-il en indiquant une rangée de fenêtres à meneaux située au deuxième étage de cet élégant logis élevé il y a une vingtaine d’années par le père du duc Charles, le dos appuyé sur le parc, au fond de ce qui était autrefois la basse-cour. « Vous avez de la chance, parce que je suis, pour ma part, cantonné dans le donjon, où il fait un froid de canard même aux plus beaux jours de l’été ». En dépit de l’heure tardive, dont témoigne la lumière rasante qui éclaire la cour et découpe des ombres franches,  Clément ne semble pas pressé de confier Louise de Chauvigny à la gouvernante du palais. Mais dame Cécile, informée la veille par la duchesse de l’arrivée d’une nouvelle suivante, apparaît sur le perron et coupe court d’autorité à cet imprudent badinage. « Demain, si vous le souhaitez, je vous montrerai les grosses poules d’Inde que la duchesse élève dans le parc » n’en ajoute pas moins Clément alors que la jeune fille s’éloigne pour rejoindre la gouvernante.

« Mauvais coup, effectivement. J’ai peur que Marguerite soit démunie, surtout si l’inquisiteur a saisi des écrits embarrassants » murmure Clément après que Léonard lui a résumé la situation. « Elle est désormais contrainte de mesurer ses protections, la pression de l’Eglise sur le roi est de plus en plus forte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle s’apprête à conduire maître Lefevre à la cour de Navarre. » Léonard, à dire vrai, redoutait cette fin de non-recevoir. Etienne Lecourt a poussé le bouchon en peu loin en s’offusquant de la dissolution des mœurs de certains clercs, visant de façon à peine voilée la cour épiscopale de Séez. Se donnant, qui plus est, des bâtons pour se faire battre en contestant l’existence du purgatoire et l’efficacité des indulgences. Plus grave encore, il n’hésite pas à citer en chaire les écrits d’un moine illuminé qui court les provinces germaniques, un certain Martin Luther, dont les prêches sont jugés hérétiques par la papauté. 

Louise pendant ce temps, découvre l’intérieur du logis en tentant d’emboîter le pas rapide de dame Cécile, une délicieuse petite bonne femme, bavarde et énergique, qui lui fait l’honneur d’une visite du palais. La distribution des lieux n’est pas très compliquée. L’aile située à gauche de la tour d’escalier est dévolue aux activités quotidiennes, celle de droite à la vie publique. La salle à manger est un peu la pièce commune de la grande maisonnée dans la journée, elle ouvre sur une grande cuisine tapissée de récipients en étain, où s’affairent deux cuisinières devant une marmite fumante. C’est bientôt l’heure du repas, la duchesse ne devrait d’ailleurs pas tarder à revenir de Longrai. Elle prend souvent ses repas dans la salle commune avec une douzaine de membres de sa petite cour, comme le veut la tradition des hobereaux de Normandie. « Les choses vont sans doute changer maintenant qu’elle est reine de Navarre » commente dame Cécile en se tournant vers Louise « mais son époux étant à la chasse pour quelques jours, il est vraisemblable qu’elle soupera ici ce soir, comme à son habitude ». L’atmosphère est beaucoup plus solennelle dans la salle de réception, aux murs recouverts de tapisseries des Flandres et flanquée de lourds coffres en bois, mais plutôt sobre à l’étage des appartements de la duchesse, où Louise est appelée à passer une partie de ses journées. Elle comprend ainsi à demi-mots qu’elle est destinée à emplir le rôle de la chambrière attachée au château, en remplacement de l’une des actuelles suivantes, qui accompagnera Marguerite en Navarre. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour la jeune fille, qui s’était prise à rêver déjà de suivre la reine dans ses voyages. Mais rien ce soir ne pourra altérer sa joie d’avoir quitté sa défroque de moniale pour reprendre l’habit de Louise de Chauvigny.

Léonard, de son côté, a filé par la grand porte ouverte sur la ville, que Marguerite a fait percer dans les remparts pour aérer la forteresse, la faire communiquer avec la cité. Symboliquement gardée par deux soldats en armes, la porte du jeudi reste ouverte jusqu’à la tombée de la nuit et permet aux fournisseurs de la cour de circuler librement dans la journée. Marguerite aime que le château soit vivant quand elle y réside, et il ne lui déplait pas non plus de voir son entourage fréquenter les rues encombrées de sa petite capitale. Indifférent à l’agitation de la ville, Léonard tourne et retourne la situation dans sa tête. Il est préoccupé par le sort de Gaspard, qui pourrait faire les frais de la malignité de l’inquisiteur, le dominicain Etienne Mangon, dont on ne sait précisément ce qu’il a saisi à la cure de Condé. La bonne solution est celle qui lui est venue à l’esprit tout à l’heure : quelques jours au vert à la Belle charpente, en attendant que la situation s’éclaircisse. Maitre du Bois partage cet avis, et pour faire bonne mesure, accepte que Gaspard suive Léonard à la taverne des Sept colonnes, où il doit rejoindre Guillaume avant de prendre le chemin d’Héloup.

Les deux garçons ne demandent pas leur reste et filent à la taverne où Guillaume est déjà attablé devant un pichet de cidre. Le graveur semble inquiet et ne cesse de jeter des regards soupçonneux autour de lui. « Mangon est en ville, il te cherche Gaspard. Il n’osera sûrement pas pointer son nez à l’imprimerie, mais s’il te trouve, nul doute qu’il t’envoie à Séez avec Lecourt. Il vous faut filer, et vite. » Léonard prend le temps d’avaler un bol de cidre pour ne pas trop éveiller l’attention et sort nonchalamment avant de courir chercher son cheval. Gaspard l’attendra à la porte du fond, puis sautera en croupe à son signal. La porte de la Barre est à deux pas. Une fois franchie, ils pourront s’évanouir à la faveur de l’obscurité.

« C’est bon maintenant, on peut respirer ». Léonard ralentit le pas à l’entrée de Saint-Germain. « Tu seras à l’abri à La Belle Charpente, mais tu vas devoir y rester quelques jours en attendant que les choses se décantent ». Gaspard n’en mène pas large en pénétrant dans le logis. Les épreuves de la journée l’ont anéanti et il est blanc comme un linge en saluant la maitresse de maison. La mère de Léonard est heureusement dotée d’un tempérament placide et douée de beaucoup de sens pratique. Elle assoit les garçons devant un bon fricot et suggère tout de suite une solution. « Nous allons t’envoyer garder les vaches à grêle-poix pendant quelques jours, tu partiras à l’aube et ne reviendras qu’à la nuit tombée. Bien malin qui pourrait te trouver là-bas, dans cette clairière au milieu du bois. Molosse t’accompagnera, il connait parfaitement les lieux. Qu’en penses-tu Mathurin ? » Son mari acquiesce d’un signe de tête. Mathurin Cabaret est un taiseux, mais son approbation muette est sans équivoque. Il ne sera pas dit que La Belle Charpente n’est pas un lieu sûr. Et l’inquisiteur peut bien pointer son nez jusqu’à la lisière d’Héloup, ce qui est peu vraisemblable, il en sera pour ses frais.

Etourdi par cette longue journée, Léonard essaie vainement de trouver le sommeil dans la chambre haute de la tour carrée. Il songe aux craquements qui sont en train de se produire dans le duché, aux lendemains incertains qui s’annoncent. Pourtant, il en est persuadé, les vieilles soutanes auront beau faire, elles ne pourront pas empêcher les fidèles de consulter les textes, en latin ou en langue vulgaire, en gothique ou en romain. Leur combat est perdu d’avance. On n’oublie pas la roue après l’avoir inventée. On n’oubliera pas la presse à imprimer. Elle ira son chemin, avec ou sans l’aval de l’Eglise. Même si, manifestement, la partie ne va pas se jouer sans résistances. Les curés vont avoir du mal à accepter de ne plus avoir le monopole de la parole d’Evangile et Dieu seul sait comment les choses vont tourner. Pour chasser son inquiétude, le garçon essaie de dompter ses pensées et de les diriger vers le château, où Louise passe sa première nuit. Elle a dû découvrir son nouveau logis à cette heure-ci et doit aussi éprouver quelques difficultés à s’endormir sous les toits du palais. Peut-être devise-t-elle avec quelque autre suivante, partage-t-elle quelques confidences de filles sur la vie à l’abbaye ? Ou peut-être s’est-elle tout simplement effondrée, rompue par la charge émotive de cette incroyable journée, qui lui ouvre les portes d’une autre vie.

 

Le Malais de Magellan 4

4 – L’affaire Saint-Aignan

Révélations sur les frasques de l’évêque de Séez. Marguerite présente à Louise d’étranges animaux venus des Indes occidentales. Lecourt déféré devant le tribunal ecclésiastique de Rouen. Clément persuade Léonard de partir pour la capitale normande, le port des découvreurs de terres nouvelles.

« Notre évêque s’est un peu précipité me semble-t-il, sans doute sous la pression de son inquisiteur et des prélats les plus radicaux de la cour épiscopale. Mais il est allé trop vite en besogne, il nous donne une belle occasion de le remettre à sa place. » Jehan de Frotté, le chancelier de la duchesse, ne semble pas particulièrement ému en ce début de matinée dans la salle du conseil, où Marguerite a réuni ses fidèles pour évoquer la situation. Ce petit homme trapu, presque chauve, manifeste même une certaine excitation à l’idée d’entrer en scène dans le duché dont il aura la charge au lendemain du départ de la duchesse pour son royaume de Navarre. La provocation maladroite de l’évêque Jacques de Silly, un bellâtre suffisant et dépravé, va l’autoriser à mettre les choses au point. N’en déplaise à l’Eglise, le pouvoir temporel restera à Alençon après le départ de Marguerite et ne glissera pas vers la cour de Séez, en dépit des fastes que déploie Silly pour imposer son autorité face au château. La mission confiée par François 1er  à Frotté en le plaçant auprès de sa sœur est claire : protéger ce petit duché, destiné à devenir un apanage de la famille royale, des appétits de tous les prédateurs, y compris les clercs de l’Eglise. 

« Le lieutenant général du Mesnil va nous aider » poursuit Frotté de sa voix caverneuse, qui semble aller chercher les graves au plus profond de la poitrine, le visage fendu par un  large sourire. En bon politique, le nouveau chancelier a diligenté une enquête sur l’évêque et débusqué une affaire inespérée, qui se trouve en ce moment entre les mains du lieutenant général d’Alençon. Ou plutôt entre les barreaux des geôles du château. « Le lieutenant est embarrassé parce qu’un certain Saint-Aignan, soupçonné d’être impliqué dans la disparition d’un membre de la garnison, a prononcé le nom de l’évêque à plusieurs reprises au cours de son interrogatoire, donnant des dates, des lieux précis… toutes choses en cours de vérification. Il s’agirait en fait d’une histoire de cocuage, la femme de Saint-Aignan, plus belle que vertueuse, aurait entretenu une double liaison avec ce jeune officier aujourd’hui disparu – pour lequel nous sommes fort inquiets – et Silly. Le jeune homme aurait découvert son infortune en se rendant un peu trop tôt à un rendez-vous fixé par la belle dans une maison de campagne que possède l’évêque près de Séez. Depuis ce jour on ne l’a plus revu. Saint-Aignan, qui était parfaitement au courant des turpitudes de son épouse, desquelles il tirait quelques bénéfices, jure ses grands dieux qu’il ne sait rien de plus, et surtout pas où est passée sa femme, dont on dit en ville qu’elle s’est embarquée en toute hâte pour l’Angleterre. Peut-être pourrions-nous poser quelques questions à Silly ? » conclut Frotté pas mécontent de l’effet produit par cette révélation sur un petit conseil médusé.

« Tu vois Louise, ces énormes poules noires au grand jabot rouge qui s’enfuient en gloussant, ce sont les poules d’Inde dont Clément t’a parlé. Elles nous viennent des Indes occidentales d’où les navigateurs espagnols les ont rapportées. Je les ai fait venir ici avec mon jardinier navarrais. Leur chair est abondante et délicieuse et j’ai le projet d’en faire l’élevage pour qu’elles croissent et multiplient dans mes domaines. » Marguerite a décidé de présenter elle-même ses poules d’Inde à sa nouvelle chambrière au grand déplaisir de Clément qui voit s’échapper l’occasion de faire un brin de cour à la jeune fille en cette après-midi ensoleillée. Le château est de meilleure humeur depuis l’intervention de Frotté le matin au conseil, et la duchesse s’offre le loisir d’une visite du parc, le plus bel atour de cette forteresse normande. Cette vaste clairière piquetée de bouquets de chênes, c’est un peu la forêt qui entre dans la ville, forêt qui moutonne à perte de vue et vient lécher les remparts du château du côté du soleil couchant. Léonard longe le parc lorsqu’il chevauche vers Saint-Germain puis Héloup avant de gagner la belle charpente. Ce soir il rentre à la maison avec de bonnes nouvelles. Il est possible que Mangon soit moins arrogant dans les jours qui viennent. Même si cela ne règle pas, pour l’heure, le problème de Gaspard, qui revient des champs au moment où la silhouette du typographe se découpe dans la grande porte de La Belle Charpente.

Dans le logis de l’évêque, qui s’adosse à la cathédrale de Séez, l’atmosphère est, en revanche, pesante. Jacques de Silly, tourne et retourne autour de la grande table de la salle à manger encombrée par les reliefs d’un repas à demi consommé. Etienne Mangon se tient debout à l’entrée de la pièce. « Vous y êtes allé un peu fort Mangon, il n’était pas convenu que vous passiez les fers à Lecourt. Vous allez nous mettre en difficulté » Puis après un nouveau tour de table silencieux : « Nous ne pouvons plus reculer maintenant, débrouillez-vous pour le transférer sans délai au tribunal de l’archevêché de Rouen, en sorte que les sbires de Marguerite, qui ne vont sans doute pas tarder à débarquer, ne le trouvent pas ici. » « Bien monseigneur, ce me semble aussi la meilleure solution. Cet hérétique ne pourra plus dès lors bénéficier de la protection dont il abuse éhontément dans le duché d’Alençon. » Silly n’est pas rassuré. Ce coup d’éclat ne sera évidemment pas du goût de la cour d’Alençon et pourrait augurer quelques complications dans les relations entre l’évêché et le château. Il pense juste. Mangon n’a pas encore franchi la porte de Gacé, que le lieutenant général du Mesnil quitte Alençon pour venir lui demander quelques explications sur ses relations avec certaine dame Saint-Aignan.

« Quel bon vent vous amène ? » n’hésite pas à persifler Silly, en accueillant Mesnil dans la cour de l’évêché. « Voyons-nous en privé si vous le voulez bien, répond le lieutenant général, en attrapant le coude de l’évêque avant de se diriger vers le perron du logis, cela vaudra mieux pour tout le monde. » De la conversation entre les deux hommes, enfermés dans le bureau de Silly, seuls quelques éclats de voix indistincts filtrent au-delà des vantaux de la double porte. D’évidence, l’échange est viril. Quelques gouttes de sueur perlent d’ailleurs sur le front de l’évêque, au sortir de l’entrevue. Mais une sorte de soulagement émerge discrètement derrière l’affaissement des chairs qui semblent avoir marqué un moment de décomposition du visage. Du Mesnil sort, de son côté, les traits aussi tendus que les haubans d’un navire. « Ils se sont empressés de convoyer Lecourt au tribunal de Rouen » confie simplement le lieutenant général au sergent qui l’accompagne en reprenant sa monture. « A l’heure qu’il est ils passent les frontières du duché, il est trop tard pour leur courir après. Mais ce coup précipité va coûter très cher à Silly. Sans doute la main qu’il comptait mettre sur le duché au départ de la reine. Désormais nous le tenons par les couilles, et il le sait. »

Décidément, Clément ne lâche plus Louise, s’agace Léonard par devers lui, en apercevant les deux jeunes gens, suivis à quelques pas de dame Cécile, qui s’approchent en devisant alors qu’il prend l’air devant l’atelier. Le poète parait ravi d’allumer le sourire de la jeune chambrière, qui l’écoute en chantonnant, le regard en coin. « J’accompagne ces dames chez Pierre Laisné le tailleur, commente le poète en arrivant devant l’atelier. La duchesse souhaite que sa nouvelle chambrière ait un peu d’allure, et elle a raison. N’est-ce pas Louise ? Mais c’est toi que je viens voir, ajoute-t-il. Je vais devoir laisser filer ces dames, à mon grand désespoir, nous venions à peine d’entamer la conversation. » Louise, elle, ne semble pas pressée de poursuivre sa route. « Dame Cécile m’a dit que Pierre Laisné venait de recevoir un grand coupon de velours vert. J’adorerais une longue robe de velours avec des manches bouffantes sur une jupe noire et une chemise blanche à col carré » n’hésite-t-elle pas à commenter pour Léonard, qu’elle sent un peu dépité, prisonnier de son atelier. Le typographe, les mains maculées d’encre, n’ose pas imaginer l’espiègle jeune fille dont les cheveux, qui émergent d’un petit béret, trahissent quelques reflets roux, dans une longue robe de velours vert. Il se surprend toutefois à se représenter furtivement l’architecture d’une robe serrée à la taille, comme la mode semble le vouloir ces temps-ci, faisant chanter le buste sous la chemise à l’abri du trop sage col carré.

 

« Les nouvelles ne sont pas bonnes du tout pour Lecourt » résume Clément une fois à l’abri dans l’atelier « Silly l’a envoyé à Rouen et il ne pourra sûrement pas échapper à un procès. Et Dieu sait que Rouen s’enflamme aisément, surtout avec la triste engeance qui siège au tribunal de l’archevêché. Cela dit Mangon, qui semble avoir fait du zèle dans cette histoire, est calmé pour un moment et Gaspard ne devrait pas être inquiété. Frotté tient Silly par la culotte avec l’affaire Saint-Aignan. Nul doute qu’il va faire durer le plaisir de ce côté ». Léonard ne dit rien, il réfléchit, et ne masque pas une grosse inquiétude. Non pour Lecourt, qui a bien cherché ce qui lui arrive. N’avait-il pas été prévenu ? A plusieurs reprises ? Non, mais pour Gaspard. Comment l’apprenti va-t-il réagir ?  attaché comme il l’est à son bienfaiteur. Il est capable de se jeter sur les chemins pour tenter de venir à son secours. Gaspard, l’orphelin, doit tout à Lecourt : non seulement sa paillasse et son pain depuis de longues années, mais aussi son apprentissage de la lecture et, d’une certaine façon, son élévation d’esprit. Encore que de ce point de vue, l’héritage puisse être contestable et en tout cas hautement inflammable. Au terme d’un long silence, Léonard finit par confier son inquiétude à Clément.

« Et pourquoi n’irais-tu pas toi-même aux nouvelles à Rouen. Tu es moins tête brûlée que Gaspard, qui est désormais capable de te remplacer quelques semaines à l’atelier. En tout cas je peux en faire mon affaire auprès de maître du Bois. Et j’aurais, ajoute-t-il après un temps de réflexion, une mission complémentaire à te confier. Je suis à la recherche des bois qui ont servi à illustrer la dernière édition connue des poèmes  de François Villon, faite en 1489 à Rouen. Je suis en train de rassembler l’ensemble des œuvres de ce génial saltimbanque, quasi oublié aujourd’hui, pour un ouvrage que je prépare avec Simon de Colines. Ces trois gravures doivent toujours se trouver à Rouen. Cela te ferait un beau prétexte, non ?» Certes, pense Léonard, et puis ça te permettrait de conter tranquillement fleurette à la jeune Louise pendant mon absence, crapule. Pour autant un voyage à Rouen, le port où les navigateurs embarquent pour les terres nouvelles, est une aventure extrêmement tentante. Léonard est de plus en plus fasciné par la découverte des nouveaux mondes dont l’écho devient chaque saison un peu plus perceptible à Alençon, à travers les poules d’Inde de la duchesse, les récits des colporteurs ou les révélations de Clément. L’occasion d’approcher quelques témoins de ces découvertes risque de ne pas se reproduire de sitôt. Pas avec le consentement de Simon du Bois, en tout cas. « Ce peut être une idée, sourit Léonard, j’en parle à Gaspard dès ce soir. Mais tu dois te débrouiller, de ton côté, pour m’obtenir un blanc-seing du château, et quelques livres tournois d’avance pour tes bois. Et puis j’aurais une dernière faveur à te demander avant ton départ. Peux-tu t’enquérir du manuscrit sur le découvrement de l’Inde supérieure dont tu m’as parlé. Cette aventure me trotte dans la tête, cela me ferait un infini plaisir de pouvoir en prendre connaissance. »