L’immortalité selon Borgès

Dans l’oeuvre de Borgès, il est un recueil de courts essais Sept nuits, prolongé par une série de conférences donnée à l’université de Belgrano au cours des années soixante-dix, intitulé En marge de Sept nuits. Cette série d’essais, qui porte sur des sujets sans lien apparent, des Mille et une Nuits à La Cécité, en passant par La Kabbale ou Le Bouddhisme, n’est pas seulement un délice absolu de lecteur – comment ne pas goûter les facéties de Borgès ? – c’est un jardin que l’on peut parcourir à l’infini sans jamais en épuiser les ressources.

bombardementsParmi ces essais, il en est un auquel je voue un culte particulier : L’immortalité. En quelques pages Borgès réussit la prouesse de dédramatiser et d’enchanter cette notion particulièrement délicate, dans un exposé qui provoque le type de vertige dont il est coutumier. Convoquant aussi bien Hume que saint Thomas d’Aquin, il propose ainsi une lecture, dont la légèreté le dispute à la profondeur, de cette croyance que partagent certains humains, qui a traversé les siècles et imprègne la plupart des religions.

Borgès visite tout d’abord l’immortalité personnelle, donnant assez vite son point de vue sur cette dernière : « En ce qui me concerne, je ne la désire pas et même je la crains; pour moi ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à exister, ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à être Borgès. Je suis las de moi-même, de mon nom et de ma renommée, et je voudrais me libérer de tout cela. » Mais Borgès n’est pas inquiet. Il considère, avec Hume, que la notion d’individu, de permanence individuelle est contestable : « Qu’est ce que l’âme si ce n’est quelque chose qui perçoit et qu’est-ce que la matière sinon quelque chose qui est perçu ? Si on supprimait tous les substantifs dans l’univers, celui-ci se trouverait réduit aux verbes. Comme le déclare Hume, nous ne devrions pas dire « je pense », mais « il est pensé », de même qu’on dit « il pleut. »

Passant ensuite sur la notion d’infini, de métempsychose chère aux orientaux, il en vient à Lucrèce. « Quand tu naquis » dit-il au lecteur « était déjà passé le moment où Carthage et Troie se disputaient l’empire du monde et cela ne t’importe plus. Alors pourquoi ce qui viendra après toi pourrait-il t’importer ? Tu as perdu l’infini passé, que t’importe de perdre l’infini futur. » Il y a du Montaigne dans cet homme. Mais Borgès, s’il réfute l’idée d’une illusoire immortalité individuelle, ne partage pas moins l’idée d’une immortalité collective, ou plutôt cosmique. Et il donne quelques magnifiques exemples. « Chaque fois que chacun aime son ennemi, apparaît l’immortalité du Christ. Chaque fois que nous citons un vers de Dante ou de Shakespeare revit en nous, en quelque sorte, le moment où Shakespeare ou Dante ont créé ce vers. »

Et de conclure : « Je dirai que je crois à l’immortalité : à l’immortalité non pas personnelle mais cosmique. Nous continuerons d’être immortels : au-delà de notre mort corporelle, reste notre souvenir, et au-delà de notre souvenir restent nos actes, nos oeuvres, nos façons d’être, toute cette merveilleuse partie de l’histoire universelle, mais nous ne le savons pas et c’est mieux ainsi. »

Illustration : au lendemain d’un bombardement à Londres en 1940, source : Improbables librairies.

Kailash Pondichery

L’un des bonheurs possibles, en voyage, est de débusquer un livre de poche écorné en français chez un bouquiniste anglophone, un Maupassant qu’on n’aurait jamais pris le temps de lire à la maison, et de le savourer page à page sous le ron-ron d’un ventilateur ou assis sur une fesse un bus, avant de le remettre dans le circuit à l’étape suivante. Mais une joie inespérée est de découvrir, au bout du monde, un éditeur en langue française proposant des ouvrages qui vont vous aider à comprendre, tout au moins à appréhender l’univers dans lequel vous êtes plongé. C’est le cas à Pondichéry avec les livres de la maison Kailash, éditeur franco-indien, qui publie des textes de référence et des récits de voyage consacrés à l’Asie. Kailash a le bon goût de composer de beaux ouvrages, de format in-8, brochés, de bonne facture et d’excellente tenue, résistant bien à l’humidité.

27910763

C’est dans l’un de ces bouquins « L’aventure des Français en Inde » trouvé au french bookshop de Pondichéry que j’ai appris l’existence et découvert l’histoire de Pierre Malherbe cet aventurier français du XVIe devenu conseiller du grand Moghol Abkar. C’est grâce à une fiction publiée par ce même éditeur « Le tigre et la rose » d’un certain Louis Frédéric, que Gauvain s’est passionné pour l’histoire de Mihr-un-Nisa, cette jeune Persane devenue l’épouse du grand Moghol Jahangir à l’époque de la construction du Taj Mahal.danielou

C’est enfin grâce à un recueil d’articles inédits du spécialiste de l’hindouisme Alain Daniléou que j’ai pu, non pas comprendre, mais approcher d’un peu plus cette relation au monde propre à l’Inde. Mais au delà de ces quelques ouvrages, que je conserve pieusement, je voudrais attirer l’attention sur la qualité du travail de cette maison, qui est une sorte de cadeau des dieux comme il en doit en rester peu à travers le monde. Une maison qui ne roule sûrement pas sur l’or et dont la pérennité est sans doute loin d’être assurée en ces temps difficiles pour le papier. J’ai découvert, en cherchant des illustrations pour ce billet, que les livres de Kailash sont en vente sur les principaux sites en ligne.

Illustrations : La ville blanche, Pondichery, photo Ph.D; Approche de l’hindouisme, Alain Danielou, Kailash.

Pour mémoire :  La moto bleue, sur les routes de l’Inde éditions du Petit Véhicule.

Ethno-roman

par Pascale Busson-Martello

De Tobie Nathan, j’avais lu, il y a quelques mois, Mon patient Sigmund Freud, roman d’une incroyable liberté, qui mêle aventure, histoire et psychanalyse, invention, fiction et réalité. Je n’avais pas choisi ce livre, c’était un coup du hasard. Qui récidive avec Ethno-roman dont le titre intrigue l’ignorante que je suis de l’auteur, ses œuvres et ses pompes, à ma grande honte. Je lis l’ensemble d’un trait, et s’il n’y avait eu l’amicale invitation de Philippe à préciser mon enthousiasme sous d’autres mots, je m’en serais certainement tenue là. Là, c’est-à-dire, l’état de bien-être qu’une lecture peut infuser en soi, sans qu’il puisse pour autant prendre forme ni formulation. Voilà, c’est un livre comme on aime en rencontrer. Depuis, j’ai appris qu’il fut même récompensé, et j’en sais un peu plus sur l’ethnopsychiatrie, je suis allée voir ce qu’il s’en dit ici ou là. Mais, rien, je dois le dire, n’a brouillé mes souvenirs de lectrice, rien ne les a affectés, rien ne les a modifiés.

ethno-romanEthno-roman n’est ni un roman, ni un traité d’ethnologie. C’est une magnifique histoire de générations, de lignages, de grand-parents, de prénoms, de migrants, de langues. D’aucuns y verront d’abord l’histoire personnelle de Tobie Nathan, une autobiographie intellectuelle, comme on dit aujourd’hui, par les aléas des rencontres, ratées parfois, avec des maîtres, son parcours sinueux entre les écoles, les universités, les centres de soins, sa formation si peu livresque et si humaine. Le livre aurait pu avoir pour titre celui du premier chapitre : ‘Je m’appelle Tobie Nathan’ ou comment d’un rêve maternel et du poids légendaire du grand-père du grand-père, on porte un nom, ou deux ou trois… La tentation est grande parfois de saisir feuille et crayon et de tracer l’arbre, son tronc et ses branches qui, depuis Yom-Tov, l’aïeul absolu, par le père du grand-père maternel, on arrive à Rena, la mère de Tobie, dont il dit qu’elle est tout à la fois Sarah Bernhardt, Shirley Temple et George Sand (ne pointant pas d’ailleurs, dans ce dernier rapprochement, un prénom si présent déjà dans sa propre histoire !). Si je m’autorise dans ces quelques lignes qui se veulent générales, ce genre de ‘détails’ c’est pour montrer à quel point certaines pages sont tout simplement fascinantes.

Tobie Nathan traverse le temps de l’histoire verticale –celle des générations et des généalogies- et de l’histoire horizontale, celle qu’il a vécue avec ses contemporains. Celle-là aussi est formidable, et peut se résumer en quelques formules : avoir 20 ans en 68 ; être ado à Genevilliers ; qu’est-ce qu’être communiste dans ces années-là ; vivre en France dans les années 60-70… et bien d’autres. Il n’est pas complaisant avec certains universitaires, à juste titre. Il est pertinent sur les ‘cités’ d’alors. Il ose un certain doute sur la psychanalyse. Il est lucide sur ses propres difficultés, voire ses échecs comme thérapeute ‘besogneux’. Certains chapitres sont traversés, comme une trouée dans une forêt épaisse, d’autres récits qu’on pourrait dire ana-chroniques au sens où ils bousculent les dates, mais aussi les lieux, et nous mènent à la Réunion près d’un guérisseur descendant d’esclaves, dans le nord d’Israël dans le cabinet d’un soignant juif yéménite, au Burkina Faso rencontrer un guérisseur mossi, pour exemples.

Et puis il y a La rencontre. L’immense. G. Devereux. Dont le récit est ahurissant. Depuis le matin jusqu’au soir, dans l’intime d’un appartement, la cuisine, la chambre. On a peine à y croire. Quel personnage ! Juif qui ne veut pas le dire, politiquement ‘à droite de la droite’, capable d’une certaine brutalité dans les propos ou le comportement, direct et pourtant chaleureux en même temps. Les trois premières heures de cette journée décidèrent de tout. Mais la rupture fut tout aussi brutale et définitive –bien des années plus tard- quand T.Nathan ouvre une consultation d’ethnopsychiatrie à Bobigny grâce à S.Lebovici. Il y a là un des chapitres les plus beaux, celui titré ‘Prudence’ du prénom d’une jeune Camerounaise en grande difficulté. Les séances sont publiques (psychiatres, internes, étudiants….) mais pourtant tout y est silence, gestes feutrés, douceur. Généalogiques autant qu’ethnologiques, elles font la part belle à l’incantation de la parole pesée, posée, déposée, quasi magique. Nathan a une formule magnifique : les migrants viennent avec leurs « invisibles » et il sait de quoi il parle, lui l’Egyptien passé par l’Italie pour arriver en France… Pour aider Prudence, il fera même venir sa famille depuis le Cameroun.

Ce que Tobie Nathan affirme, à la suite de son maître Dereveux, et en contradiction tant avec la vulgate psychanalytique qu’avec ses travaux les plus sérieux, c’est que les désordres psychiques ne sont pas le fait du sujet, de l’individu. Ils seraient, en quelque sorte, déjà fournis, « prêts à l’usage » par appartenance culturelle. Et il le montre. Mais ce que je retiens, ce qui me retient, après lecture, c’est une autre conviction qui vient accompagner mes intuitions récurrentes. On n’est jamais seulement l’enfant de ses parents, on n’a jamais un prénom par hasard, on ne vient jamais de nulle part, quelques soient les distances, les temps et les lieux. Toujours, un jour, les fils se tissent. De l’importance des mots que l’on dit aux enfants. Les légendes familiales sont souvent les plus belles.

Au château de Montaigne

Quelques ouvrages poussiéreux, quelques caisses de Bergerac, trois cartes postales et deux assiettes gravées – je force à peine le trait – l’accueil au château de Montaigne a quelque chose de simple et de familier qui ravit le coeur. Comme si le gentilhomme campagnard avait transmis a la postérité cette bonhommie et cette simplicité qui traversent ses écrits. On est loin, au château de Montaigne, dont il ne reste guère que la tour – mais quelle tour – du XVIe siècle, de la mise en scène désormais d’usage dans la plupart des monuments historiques. L’explication semble tenir au fait que le château reste une propriété privée, dont les bâtiments principaux sont encore habités.montaigne

C’est une étudiante qui fait visiter les lieux. Certes il ne faut guère l’éloigner du petit compliment consciencieusement appris qu’elle récite en traversant chaque pièce de la tour, de la chapelle à la librairie, mais c’est parfait. Cette liberté donnée au visiteur de caresser les pierres, de s’imaginer la bibliothèque remplie, d’embrasser le point de vue qui s’offrait à l’auteur, de baguenauder dans le parc, est un plaisir chaque fois renouvelé pour qui a partagé les réflexions, les états d’âme, les repentirs de Montaigne.

château MontaigneL’an dernier, en sortant, je n’ai pas emporté de caisse de Bergerac, ce que j’avais fait les années précédentes, content d’épater les copains lors de quelque dîner. Ce Bergerac est quand même un peu juste, et manifestement pas très écolo. Mais là n’est pas l’essentiel; pour qui a goûté un jour à la prose de notre homme. De cette prose rare qui transforme son lecteur. Je reste persuadé que le regard porté par cet honnête homme sur la condition humaine en un siècle aussi troublé que le sien, est l’un des biens les plus précieux qui nous ait été transmis. Chacun ses héros. Montaigne est l’un des miens.

Illustrations D.R.

Don’t cry, sister cry

Il existe une étrange confrérie : celle des amis de JJ Cale. On n’en connaît pas tous les membres et ceux-ci ne se connaissent pas tous entre eux. Mais que dans une assemblée quelqu’un prononce le nom de djé djé, les voici qui s’agrègent, s’isolent et communiquent dans leur culte. Ils plaignent les non-initiés et si, d’aventure, ils ont affaire à un adversaire ou à un sceptique, ils l’accablent.*

okieJJ Cale « has passed away » vendredi en Californie. Drôle de destin pour ce « Okie », ce cul-terreux de l’Oklahoma, enfant d’une terre pauvre et sèche, qui a dû, comme ses ancêtres des « Raisins de la colère » partir vers l’Ouest pour gagner son pain, faire vivre sa musique. Drôle de destin pour ce musicien discret que Neil Young et Eric Clapton considéraient comme le plus grand guitariste de la planète.

On peut concevoir que les non-initiés se montrent dubitatifs à la première écoute de ce musicien minimaliste, ennemi des effets, qui a pourtant réussi une synthèse unique de la tradition américaine : blues, jazz, rock ou country… Une bonne façon de l’aborder est peut-être de jeter un œil sur le show case  réalisé en 1979 par le bluesman Leon Russel, aux studios Paradise de Los Angeles, miraculeusement disponible en ligne. Mais pas question de se contenter d’un extrait. Il faut le visionner en entier pour approcher le feeling du garçon, assister à la présentation de sa vieille guitare. Attention, ensuite, ce peut devenir une drogue dure.

Il existe très peu d’enregistrements en public de JJ Cale – pas tous réussis-  qui se gardait de la foule, refusait de prendre l’avion et fuyait la célébrité. Sans Eric Clapton, qui fut le premier à reprendre ses compositions, en premier lieu « After midnight », peut-être n’aurions nous jamais entendu parler de djé djé, qui doit, curieusement, une partie de sa notoriété au public français. Et aux grands guitaristes, tels Marc Knopfler, qui savent leur dette à son égard et lui ont rendu justice sur le tard.jj cale 1

Les membres de l’étrange confrérie des amoureux de djé djé vont désormais devoir apprendre à vivre sans la perspective d’un prochain album. Ils vivaient en effet hors du temps, entre deux passages du guitariste en studio, tous les trois ou quatre ans, qui régénérait à chaque fois un répertoire apparemment classique, sans avoir l’air d’y toucher , apportant une nouvelle subtilité ici, creusant là un nouveau sillon : quelques cuivres, un solo de violon, un coup de sax, une voix de femme (un hommage au passage à Christine Lakeland) …

Il va falloir redécouvrir les albums disparus, comme Okie, pour se donner l’illusion que la vie continue, pour retrouver ce délicieux chatouillement provoqué par la finesse du jeu de djé djé sur le manche d’une guitare. Mais la peine est grande malgré tout.

Salut l’artiste.

*clin d’oeil à la préface d’Au dessous du volcan de Maurice Nadeau, Illustrations : album Okie, JJ Cale.

Alcatraz breton

« Libertinage outré et fougueux, dissipation et débauche, friponnerie, ivrognerie et bassesses, fourberie et mensonges… » le catalogue des motifs de séquestration au château du Taureau, Alactraz breton planté à l’entrée de la rade de Morlaix, est à la fois délicieux et glaçant. C’est un précieux témoignage des moeurs de l’aristocratie bretonne au XVIIIe siècle, confrontée à l’émancipation d’une jeunesse débridée, contaminée par les licences de la Cour et les écrits des premiers philosophes. On y enferma, durant quelques décennies, à la demande de plusieurs grandes familles, des gouverneurs de Brest ou des intendants de Bretagne « les prodigues, les écervelés, les incorrigibles ou les aliénés » qui devenaient des sujets de honte, de gêne ou de déshonneur pour leur entourage. C’est ainsi que le Chevalier des Reals fut incarcéré par les siens durant plusieurs années pour l’empêcher de contracter un mariage déshonorant.

dessin taureau

Le château du Taureau, forteresse construite au XVIe siècle par les bourgeois de Morlaix pour protéger la ville des incursions anglaises et fortifiée par Vauban au siècle suivant, est ainsi devenu au XVIIIe siècle une sorte de Bastille avec vue sur mer, une prison magnifique pour aristocrates déviants relevant des lettres de cachet. Difficile, lorsque l’on embrasse le panorama somptueux qui se découvre depuis l’île Callot, à l’ouest du Taureau, de ne pas songer à ces gentilshommes qui croupissaient la nuit dans des casemates humides et jouissaient le jour, sur les courtines, du spectacle offert par cette baie ouverte entre Trégor et Léon, où se déployaient à marée haute les voiles de lin des navires marchands. Etrange captivité que cette réclusion à ciel ouvert, rythmée par le ressac et le cri des goëlands argentés, en compagnie d’une garnison d’invalides de guerre qui cultivait des légumes sur une île voisine pour améliorer le quotidien de la communauté.

Si l’on en croit les chroniques de l’époque, tous les prisonniers n’étaient pas soumis au même régime, certains pouvaient même se rendre à terre entre deux marées et on dit que La Chalotais, procureur-général de Rennes, protégé de Voltaire, conduit au Taureau à la demande du gouverneur de Bretagne pour crime de « cervelle échauffée », avait l’autorisation de visiter sur parole ses parents, dans le voisinage, au château de Keranroux en Ploujean. Ce flottement du droit, qui mêlait les griefs les plus disparates, de la mésalliance à l’homicide, les condamnations les plus imprévisibles, de quelques mois à plusieurs dizaines d’années, et les conditions de détention les plus fantaisistes, vraisemblablement en fonction de la fortune du condamné, ce flottement du droit disions-nous, a quelque chose de cruel et de romanesque. L’histoire de chacun de ces Monte-Cristo est, en quelque sorte, un roman englouti dans la baie de Morlaix.

 

Dessin d’Yvonne Jean-Haffen, (musées de France). Source précieuse : Le château du Taureau, Louis Le Guennec, éditions Mouez Ar Vro, 1921 ou 1922. Réédition, Le Bouquiniste, Morlaix, 2002.

Quand l’Eglise distribuait le monde

« Le traité conclu à Tordesillas le 7 juin 1494 entre le Portugal et l’Espagne, après le refus, par le premier, de l’arbitrage par le pape Alexandre VI, instaure un nouvel ordre mondial dominé par la puissance maritime ibérique. Les terres à découvrir qui s’étendent à l’ouest d’un méridien tracé à 370 lieues à l’ouest de îles du Cap-Vert appartiendront à l’Espagne; celles qui sont situées à lest de cette ligne, notamment les côtes africaines ainsi que les Indes orientales, appartiendront au Portugal. Face à l’Islam, les deux royaumes ibériques incarnent la chrétienté triomphante. »bibliothèque

C’est ainsi que débute la préface au « Voyage de Magellan » de Chandeigne, un bijou d’édition, dont je rêvais depuis sa présentation par Michel Chandeigne en personne lors d’une récente édition d’Etonnants Voyageurs à Saint-Malo. De ces livres qui cumulent toutes les qualités : complet, beau, merveilleusement illustré et doté d’un excellent appareil critique. L’ouvrage s’appuie, bien sûr, en premier lieu sur la relation d’Antonio Pigafetta, marin et chroniqueur italien, l’un des rescapés de cette aventure d’anthologie. Magellan, mort aux Mariannes, lui doit la notoriété posthume et abusive qui fait de lui le premier navigateur à avoir réalisé la première circum-navigation. magellan 1

La première surprise de ce récit est le malentendu de départ. L’expédition de  Magellan, navigateur portugais passé au service de l’Espagne, n’a pas pour but de faire le tour du monde, mais de prendre possession des Moluques, îles réputées pour leurs épices, au nom de l’Espagne. L’idée de Magellan, qui n’est pas sans savoir que la terre est ronde (on le sait depuis les Grecs, l’Eglise le reconnaît, mais on pense le globe plus petit) est d’ouvrir une nouvelle route, par l’ouest, en franchissant l’Amérique, considérée à l’époque comme une simple bande de terre séparant l’Atlantique de l’océan Indien. Il compte revenir par la même route pour ne pas empiéter sur le domaine Portugais, qui s’étend, selon le traité de Tortedillas, du Brésil aux confins de l’Asie. Espagnols et Portugais ne s’étaient pas contentés de se séparer l’Amérique en 1494, ils s’étaient carrément attribué chacun une moitié de planète (carte ci-dessous, partie portugaise au centre).magellan 2

Le texte de Pigafetta est assez lapidaire sur la première partie du voyage. Il est habilement complété dans l’édition Chandeigne, par des renvois sur les récits des autres survivants, qui développent certains épisodes, notamment les règlements de comptes, trahisons et naufrages qui ponctuent la première partie du voyage. L’un des bateaux prendra ainsi la décision de quitter la flotte, en plein milieu du détroit de Magellan – qui ne l’est pas encore – pour rejoindre l’Espagne. Ce récit, dont la copie originale a disparu, et dont il reste quatre versions, l’une en Vénitien (qui semble la plus fiable) et trois en français, est aussi abondamment complété par un ensemble de notes donnent l’état des dernières recherches sur le sujet.

Pigafetta est un fidèle de Magellan, lui pardonne ses cruautés mais relève toutefois la folie de l’entreprise de son capitaine lorsque ce dernier se lance avec soixante hommes à l’assaut d’un roitelet alors que son adversaire dispose de plusieurs milliers de guerriers. Les dernières recherches tendent à montrer que l’expédition avait un côté suicidaire et que ce geste apparemment insensé pourrait s’expliquer par le désarroi de Magellan, comprenant que, malgré ses calculs, il était parvenu dans le domaine Portugais et que toute cette aventure se soldait par un échec. Le voyage n’en continue pas moins, et la flotte, réduite à trois puis deux navires (sur les cinq du départ) poursuit sa découverte des iles du pacifique (ainsi nommé au terme de cette première traversée), tâchant de convertir au christianisme les souverains locaux au passage, à l’aide de miroirs et de couteaux. Pour un lecteur contemporain, le récit est pollué par le maquis d’appellations d’époque qui désignent des îles que l’on a du mal à situer sur une carte. Mais peu importe.

Ce qui fait le charme indéniable de cette aventure c’est la qualité du regard de Pigafetta, qui découvre chaque jour, une plante un animal, un mode de vie inconnus. Telle cette description d’un phasme : « Encore on trouve là des arbres qui ont telles feuilles que, quand elles tombent, elles sont vives et cheminent. et sont ces feuilles ni plus ni moins comme celles d’un mûrier mais non pas tant longues. Près de la queue d’un côté et de l’autre, qui est courte et pointue, elles ont deux pieds, n’ont point de sang et devant qui les touche elles s’enfuient. » Joli, non ?

Mais au delà de ce récit, c’est une page centrale de l’histoire de l’humanité qui se précise sous nos yeux. Songeons que c’est précisément au même moment que Cortès conquiert Mexico avec quatre cents hommes. L’Eglise est toute puissante, a distribué le monde, ivre de sa domination. L’ère de la diffusion des connaissances, de la Réforme et des pirates peut s’ouvrir.

Illustrations : Improbables bibliothèques (A.K.), Le voyage de Magellan, le partage du monde (D.R.)

du cliché

baudelaire

« Créer un poncif, c’est le génie, je dois créer un poncif ».

Il n’est pas un feuillet sur ma table de travail où je ne doive, à la première relecture, chasser un cliché, tordre le cou à un lieu commun, écarter un poncif. Il n’est pas un papier livré à certain magazine parisien où le secrétariat de rédaction ne réinjecte un cliché dans ma copie. Méprisé en littérature, le cliché, cette métaphore usée, est, à l’inverse, parfaitement à son aise dans la presse et parfois même recherché. C’est une sorte de matière première pour le journaliste. Il permet d’éclairer une situation en deux coups de cuiller à pot.

poncif

Tout le monde comprend à moindre frais ce qu’est un homme politique qui fait l’autruche, un sportif qui tourne la page, une star que l’on marque à la culotte. Le cliché, qui se renouvelle avec la langue, a, me semble-t-il, un bel avenir. La multiplication des textes courts, dans les échanges numériques notamment, lui fait, de plus en plus la part belle.

Je dois confesser, sans doute par habitude, ou par fainéantise, user et abuser des clichés dans ce type d’échanges. Ils permettent de développer une argumentation en peu de mots, de faire mouche rapidement. Et puis je n’ai pas de mépris pour cette forme d’expression qui a un grand mérite, celui d’être immédiatement intelligible par tous, petits et grands, jeunes et vieux, érudits et incultes. C’est en quelque sorte le plus petit dénominateur commun de la langue. Et quand on s’exprime par écrit c’est une forme de politesse que de respecter son interlocuteur, de ne pas le prendre de haut.

En littérature c’est une autre histoire, l’éditeur honnit le cliché, le pourchasse, lui fait rendre gorge. Et il a évidemment raison. L’idéal est bien sûr, de produire des images singulières, faites maison, tout autant évocatrices : un arbre mal peigné ou une île chevelue. C’est le travail de l’artisan des mots. Mais le génie est peut-être, comme le disait Baudelaire de créer un poncif, une image simple et lumineuse qui sera reprise par tous et courra ensuite la campagne.

Cliché de Charles Baudelaire et écrits posthumes

Il faut sauver le soldat Waterman

Posé légèrement en retrait d’une bretelle d’accès au périphérique nantais, le parallélépipède discret qui abrite l’entreprise Waterman est un des éléments du décor qui enchante le parcours quand on arrive en ville. C’est dans cette zone industrielle anonyme que sont fabriqués les stylos-plumes Waterman et Parker pour l’ensemble de la planète qui écrit encore à la main.waterman

 Là on reçoit, de temps à autre, un stylo-plume du Brésil ou de Californie qui appelle un réglage, une réparation. Parce que certains clients ont toutes les peines du monde à se séparer de leur manche fétiche. Plus pour très longtemps. La gamme des stylos réparables va s’amenuiser à la rentrée et la dernière unité de fabrication de stylos-plumes Waterman et Parker va connaître une nouvelle contraction, plus de soixante-dix suppressions de postes.

 La faute à personne. Et à tout le monde en même temps. Le stylo-plume se porte mal. Ou plutôt l’objet singulier se porte mal, au profit – pour enfoncer une porte ouverte –  de produits bas-de-gamme-fabriqués-en-Chine qui inondent les supermarchés à la rentrée. Vu apparaître cette année des stylos-plumes non rechargeables, à jeter lorsque la cartouche d’encre est terminée.

maudit bicPour avoir travaillé par le passé sur l’histoire de Lewis Waterman, à l’occasion d’un papier sur l’usine nantaise, appris l’étonnante aventure de cette entreprise américano-française, qui n’a cessé de traverser l’Atlantique ; pour avoir visité cette maison où l’on fabrique encore des stylos en petite série, éprouvé un plaisir égoïste à l’idée que les derniers vrais stylos-plumes (à l’exception des productions de luxe comme Mont-Blanc) étaient façonnés près de chez moi, je serre les fesses à chaque fois qu’un nouveau plan social est annoncé. On ne va quand même pas nous supprimer Waterman. Non mais alors ! Apparemment cette fois la production n’est pas menacée, mais le service clients part, selon Ouest-France, en Pologne et la distribution à Valence.

 Ressorti pour l’occasion et donné à boire à mon Waterman gris (je préférais celui en bois, mais il est perdu) qui dormait dans le pot à crayons. Celui-ci est un brin rustique, sa plume une peu grasse à mon goût, mais souple et plaisante quand même. Il va falloir retrouver un carré de buvard pour le carnet, se tacher les doigts (c’est fait).

L’usage du stylo-plume peut-il disparaitre vraiment ? On n’ose pas y penser. Les profs semblent ne pas encore avoir abandonné la partie puisque l’on voit toujours des stylos-plumes dans les rayons des supermarkets. Tenez-bon les amis, et n’oubliez pas dans vos recommandations : Waterman et Parker, ça vient de Saint-Herblain, près de Nantes. Yes !

Illustrations : pub waterman, Maudit bic, détournement de Clémentine Mélois