de l’habillage de la copie

Le grand public ne le sait pas toujours, ce ne sont pas les journalistes qui « habillent » leur copie à paraître dans les journaux ou les magazines. Ce sont les secrétaires de rédaction (ou secrétaires d’édition) qui choisissent les titres, rédigent parfois les chapeaux (ou chapôs), souvent les inter-titres, qui taillent au besoin dans les textes et insèrent les illustrations. Bref qui mettent en scène la copie dans la page. C’est un métier à part entière, qui bénéficie d’ailleurs du statut de journaliste. Pour mémoire, le célèbre « J’Accuse » de Zola n’est pas de Zola, qui avait titré « Lettre au Président de la République ».

j'accuse La mission du secrétaire de rédaction est d’attirer l’attention du lecteur sur tel ou tel papier. De faire en sorte qu’il soit lu, si possible en entier. L’offre et la demande sont en effet extrêmement déséquilibrées dans un journal ou un magazine. Si l’ensemble de la copie représente une, deux, voire trois heures de lecture, on sait que le lecteur n’y consacrera guère, en moyenne, qu’une petite vingtaine de minutes (d’où le nom du quotidien gratuit 20 minutes). Les articles sont donc en concurrence les uns avec les autres. La plupart des titres seront parcourus, les chapeaux un peu moins, quelques accroches parfois (toujours l’info en début de papier coco) et au bout du compte seuls quatre ou cinq sujets seront lus in extenso.

Cette mise en scène est une gymnastique périlleuse, qui fait courir le risque de « survendre » un papier en musclant sa titraille. Mais la signature reste celle du journaliste. Il m’est ainsi arrivé une histoire étonnante il y a une dizaine d’années : celle d’être poursuivi devant la XVIIème chambre du tribunal correctionnel de Paris pour un chapeau artificiellement gonflé que je n’avais pas écrit, lequel accusait Philippe de Villiers de « corruption », alors qu’il était question dans le papier d’une observation de la chambre des comptes lui reprochant en jargon financier un « saucissonnage » de marché public. Nuance. Le journal a été beau joueur, a assumé la boulette, et le tribunal a relaxé le signataire du papier. Merci.

 valeursSi certains supports, réputés sérieux, ont longtemps résisté à l’attrait de la titraille racoleuse, les digues ont peu à peu cédé devant la religion de l’émotion, apparue avec la télévision. Et aujourd’hui, rares sont les supports qui échappent à cette surenchère. Les papiers ne cessent de raccourcir et « les angles » deviennent de plus en plus aigus : un papier une idée, si possible des bons et des méchants, des riches et des pauvres, des tricheurs et des gens bien, des exploiteurs et des exploités, des bosseurs et des fainéants, c’est selon. Les journaux sont emportés par la logique binaire qui s’est emparée d’internet. C’est, il est vrai, une question de survie. Au risque de céder à l’implacable logique marketing, qui veut que plus on caresse son lecteur dans le sens du poil, plus on colle à ses représentations, plus on confirme ses idées reçues, plus il sera tenté de passer à l’acte d’achat. La presse est un miroir.

Du coup les supports en rajoutent, enfoncent des portes ouvertes, renoncent à certaines précautions élémentaires et participent de la confusion des esprits à laquelle nous assistons. Quand vous vous énervez devant cette surenchère, il y aura toujours un chef pour vous répondre, une Une racoleuse à l’appui  : « regarde ce qui se vend et ce qui ne se vend pas ».  De fait France Dimanche, dont la fiabilité des informations est légendaire, vend 370 520 exemplaires par semaine, quand Le Monde Diplomatique en vend 142 000 chaque mois (source OJD 2012/2013).

Les médias peuvent et doivent, bien sûr, être mis sur la sellette. Mais les consommateurs d’information sont aussi autorisés à s’interroger sur leur mode de consommation, sur la manière dont cette information leur est vendue (ou pas d’ailleurs, rappelons que quand un produit est gratuit c’est le consommateur le produit), comment elle est mise en scène. Ce devrait presque faire partie des fondamentaux de l’éducation.

Série d’été dernière, cette humeur a été publiée une première fois en novembre 2013. 

En anglais dans le texte

C’est une étrange opération de l’esprit que celle de plonger dans un autre univers linguistique que le sien. Plus déstabilisante que celle de changer de costume ou de maison. Une espèce de prévention inconsciente nous retient, nous souffle à l’oreille que c’est décidément trop difficile, qu’on n’y parviendra pas, malgré les années passées à étudier la grammaire anglaise ou allemande sur les bancs de l’école.

 pride 2Curieusement, je n’ai jamais eu ce genre de prévention à l’oral. Question de tempérament sans doute, et d’origine aussi : la Normandie bénéficie d’une proximité historique et géographique avec l’Angleterre, qui a toujours favorisé les échanges entre les deux rivages de la Manche. Je viens, ainsi, de découvrir que Jane Austen avait passé une partie de sa vie à deux pas de Basingstoke, la petite ville anglaise jumelée avec Alençon, où j’ai séjourné, collégien. Et puis j’aime la musique de l’anglais, la plasticité de cette langue, beaucoup plus souple et déliée que ne l’est le français. Pour être honnête, je suis plutôt un praticien, à l’oral, de l’anglais de Yasser Arafat. Cet anglais basique, débarrassé de son accent tonique, ce plus petit dénominateur commun qui sert de langue véhiculaire sur une grande partie de la planète, cette espèce de Land Rover de l’expression, qui permet de se faire comprendre en Tanzanie comme en Inde, en Russie comme au Laos.

En revanche, à quelques rares exceptions, je ne m’étais guère jusqu’alors frotté aux grands textes britanniques. Trop pauvre en vocabulaire, pensais-je, pour ne pas souffrir immodérément et perdre ainsi le plaisir de la lecture. Les journaux passent encore, quelques articles ici ou là et deux ou trois ouvrages, dont un Somerset Maugham de belle mémoire. Mais, sans doute par fainéantise, jamais mes auteurs de langue anglaise favoris, que sont Robert-Louis Stevenson ou Joseph Conrad.

Encouragé, et piqué au vif sur ce blog par quelques lectrices anglophiles, me voici aujourd’hui plongé dans « Pride and Préjudice » de Jane Austen, en anglais dans le texte, acquis la semaine dernière, en poche, chez Coiffard à Nantes. L’affaire commençait mal : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife. » Il me semblait comprendre le sens de cette première phrase, sans toutefois connaître le sens précis de “acknowledged”. Mais si je m’arrêtais à chaque mot, on n’en sortirait jamais.

 J’ai donc adopté une technique toute simple pour les premiers chapitres. Une première lecture en anglais, acceptant les éventuelles imprécisions dues à l’incompréhension de quelques mots, puis une relecture en français dans la traduction de La pléiade pour vérifier que je n’avais pas fait de contre sens. J’étais terrorisé à l’idée de ne pas goûter à la qualité des dialogues de Jane Austen, de passer à côté des traits d’esprit qui émaillent le texte, et qui en font tout le sel.

 Et, au bout d’une dizaine de ces courts chapitres, la magie a peu à peu opéré, et la relecture est devenue presque superflue. Me voilà désormais plongé dans l’univers linguistique britannique de la fin du XVIIIe, ce versant de la langue que l’on nous apprenait à l’école, où les racines latines sont encore très nombreuses et facilement intelligibles. Où cet humour anglais, tout en subtilité et en retenue, se déploie en version originale. Et puis j’adore ce genre de raccourci que l’anglais se permet « you can but see one of my daughters… ». Ce but me botte parce qu’il résume toute la souplesse de langue, qui s’embarrasse assez peu de grammaire.

Pardon d’avance aux anglophones et anglophiles de passage qui décèleront ici toute la naïveté du propos, mais nous dirons, pour nous faire pardonner, que ce billet s’adresse plutôt aux lecteurs qui n’osent pas franchir le pas. Comme pour apprendre à nager, le plus simple est peut-être de se jeter à l’eau.

Série d’été, cette chronique a été publiée une première fois en janvier 2014

Le français est un alliage

“Si la langue française est comme tempérée dans sa tonalité générale ; si bien parler français c’est le parler sans accent ; si les phonèmes rudes ou trop marqués en sont proscrits, ou en furent peu à peu éliminés ; si, d’autre part, les timbres y sont nombreux et complexes, les muettes si sensibles, je n’en puis voir d’autre cause que le mode de formation et la complexité de l’alliage de la nation. Dans un pays où les Celtes, les Latins, les Germains, ont accompli une fusion très intime, où l’on parle encore, où l’on écrit, à côté de la langue dominante, une quantité de langages divers, il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment. Cette unité ne pouvait s’accomplir que des par des transactions statistiques, des concessions mutuelles, un abandon pour les uns de ce qui était trop ardu à prononcer pour les autres, une altération composée. (…) paul valéry

 La clarté de la structure du langage de la France, si on pouvait la définir d’une façon simple, apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions ; et il n’est pas douteux, d’autre part, que la littérature de ce pays, en ce qu’elle a de plus caractéristique, procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes. Le même pays a produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Victor Hugo, un Musset et un Mallarmé. (…)

Ici se placeraient tout naturellement des considérations sur ce que la France a donné aux Lettres de proprement et spécialement français. Il faudrait, par exemple, mettre en lumière ce remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du XVIe siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.

 La France est peut-être le seul pays où les considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, ait persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée.”

 Paul Valéry, Images de la France, 1927 (pl. vol 2, 1001)

série d’été, première publication en novembre 2013

Livres en ligne : le bon filon

L’une des caractéristiques de l’homo clientelus est d’être un animal grégaire. Les grands groupes de commerce en ligne l’ont bien compris en menant, en premier lieu, la guerre du référencement sur les moteurs de recherche.

LRBIl y a bien longtemps qu’Amazon a gagné sa place au sommet du panthéon google. Mais ce groupe est aussi malin dans le livre d’occasion puisque c’est une filiale d’Amazon, Abebooks, qui occupe le haut du pavé dans le commerce du livre ancien. On notera au passage une affection immodérée de ce groupe pour la lettre A.  Le référencement est si habilement fait que lorsque vous tapez les deux mots « livre rare », pour retrouver le site des bouquinistes français, baptisé « livre-rare-book », vous tombez, en première occurrence sur… Abebooks.

 Si les professionnels ou les amateurs familiers de la recherche de livres ne font plus guère attention à cette hiérarchie googelesque en se dirigeant directement vers le site des bouquinistes, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici qu’il y a une différence fondamentale entre les deux sites.

livre-rare-book est en effet un site indépendant, fondé par un libraire Lyonnais, qui mutualise les fonds de 500 bouquinistes français et permet d’acquérir toute sorte de livres sans intermédiaire et sans commission. Pour chaque recherche les résultats donnent l’adresse, le téléphone et le mail de chaque libraire avec qui l’acheteur négocie directement. Les libraires paient juste une redevance mensuelle proportionnelle au nombre de fiches mises en ligne.kiosque

 Mais ce site, qui propose 3,5 millions de livres, peine à s’imposer. Il a référencé plus de 500 libraires, et n’en compte plus aujourd’hui que 482, manifestement bousculé par les grosses machines, où l’on trouve bien souvent les mêmes ouvrages à un prix un peu plus élevé (de nombreux bouquinistes mettent leur fonds sur plusieurs sites et les grands opérateurs incluent leur commission dans le prix public).

 Ceci est donc une petite pub gratuite pour livre-rare-book, où vous aurez outre le plaisir de lire des fiches à l’ancienne, extrêmement précises, la satisfaction de faire travailler d’authentiques professionnels, lesquels pour la plupart, seraient contraints de fermer boutique sans cette précieuse ressource. Et pour les visiteurs qui ne sont pas familiers des livres d’occasion, il est peut-être utile de rappeler qu’ils peuvent ainsi se procurer la plupart des titres en vente dans le commerce dans leurs éditions originales pour, en règle générale, un prix comparable à celui d’une édition de poche. Etant évidemment entendu que c’est la rareté qui fait le prix et qu’un Spirou de 1948 sera vraisemblablement plus cher que le Goncourt de l’an dernier.

Illustration : improbables librairies

Série d’été : ce billet a été publié une première fois en octobre 2013

Il faut canoniser Sylvestre II

Jean XXIII et Jean-Paul II canonisés, voilà qui porte à 82 sur 266 le nombre de super-papes, compte non tenu des variations saisonnières et des antipapes qui se glissent parfois dans la liste.terre

 Cette canonisation fleure un peu la manœuvre diplomatique du nouveau souverain pontife. Elle risque, qui plus est, d’encombrer un peu plus un calendrier des fêtes déjà rempli plus que de raison. Cette canonisation traduit surtout une injustice flagrante à l’égard de certains papes oubliés, qui n’ont pas la chance de trôner au paradis des saints.

 Qu’on en juge : Sylvestre II, pape de l’an mil (999-1003) ne figure pas au palmarès des super-papes. Ce n’est pourtant pas le dernier venu. Mathématicien émérite, astronome réputé, bricoleur de génie, grand politique, on ne lui doit rien moins que l’introduction des chiffres arabes en Europe,  l’invention de la pendule à balancier, l’officialisation de la rotondité de la terre et la création de la France moderne (c’est lui qui, évêque, lance les capétiens en sacrant Hugues). Excusez du peu.pendule

Le Monde avait déjà attiré l’attention il y a quelques années sur ce pape étonnant lors d’une série sur l’an Mil, lui attribuant l’invention de la pendule, un symbole troublant pour tout mécréant un peu superstitieux. Mais ce petit moine français, plus connu sous le nom de Gerbert d’Aurillac, n’était pas seulement un bricoleur facétieux, c’était également un grand mathématicien, un astronome réputé, qui a réussi à faire admettre à l’Eglise que la terre était ronde*, mettant ainsi un terme à près de quinze siècles d’obscurantisme coupable (les Grecs le savaient depuis Pythagore).

Certes, Sylvestre n’est pas allé jusqu’à imposer le zéro et à admettre que la terre tournait autour du soleil, n’exagérons pas. Mais ses trouvailles n’étaient quand même pas misérables et auraient pu justifier une petite place dans l’historiographie officielle à défaut du panthéon catholique.

Mais Gerbert semble avoir pêché par zèle politique. Après avoir mis les capétiens sur orbite, ce bon petit français s’est mêlé d’un peu trop près des affaires temporelles, créant des églises autonomes, et de fait des états souverains, en Pologne et en Hongrie. Ce qui a fini par agacer. Du coup, il est tombé dans l’oubli.

 Il est possible que ce mot, pourtant envoyé dans les nuages par l’intermédiaire du cloud computing, ne suffise pas à réhabiliter la mémoire de Gerbert auprès des hautes sphères de l’Eglise. Mais sachez Sylvestre, si vous tombez sur cette humeur, que votre fan club n’est pas complètement mort. Après Jean XXIII et Jean-Paul II, il faudra sans doute attendre encore un peu, mais l’avenir dure longtemps, vous êtes bien placé pour le savoir.

*rappelons que le procès de Galilée portera sur le fait que le terre tourne et non qu’elle soit ronde.

suite de la série d’été : cette chronique a été publiée une première fois en octobre 2013

L’école perd la main

Ce devait arriver un jour : l’apprentissage de l’écriture cursive sera facultative dans quarante-cinq états américains à la rentrée. Il serait désormais inutile de faire perdre leur temps aux enfants avec cette technique d’un autre âge, à l’heure où les cahiers sont remplacés dans les cartables par des tablettes et des ordinateurs portables.

lettre camusL’information laisse songeur. Comment peut-on assimiler l’écriture cursive à une simple technique qui mobiliserait seulement des compétences manuelles ? Mystère. Les Américains sont de grands pragmatiques certes, mais sur ce coup là ils y vont quand même un peu fort. Le hasard veut que je sois en ce moment plongé dans un bouquin passionnant « éloge du carburateur » où il est opportunément rappelé, pour aller vite, que l’articulation entre la main et le cerveau est l’une des caractéristiques qui fait le propre de l’homme. Et que nous sommes, lentement mais inexorablement, en train de nous déposséder de l’une de nos principales qualités.

Pour faire un peu de provocation on peut toutefois rapprocher cette information d’une donnée qui ne laisse pas de me surprendre : les écoliers français n’apprendront pas plus cette année que les années précédentes à taper sur un clavier avec leurs dix doigts. L’apprentissage de cette technique n’est pas incluse dans les programmes. Ainsi les enfants français, comme leurs parents, sont-ils irrémédiablement des handicapés du clavier, qui taperont vraisemblablement toute leur vie avec deux doigts.

Ne serait-il pas possible de conjuguer les deux apprentissages, comme on apprend deux langues sans dommage dans les familles bilingues ? L’éducation nationale semble ne s’être jamais posé la question. Seuls les enfants qui disposent de parents un peu malins, à la fois attentifs à l’écriture manuelle et capables de se fendre de quelques euros pour acquérir un logiciel d’apprentissage du clavier, seront correctement armés pour utiliser au mieux les machines, tout en étant capables d’écrire une lettre d’amour à la main. On a les fractures sociales qu’on mérite.

Illustration : Camus à Sartre

série d’été 2014, cette chronique a été publiée une première fois en septembre 2013. 

Le principe de Peter

Oserez-vous apprendre, dans une révélation brutale, pourquoi les écoles ne dispensent pas la sagesse, pourquoi les tribunaux ne rendent pas la justice, pourquoi la prospérité n’apporte pas le bonheur, pourquoi les projets utopiques n’aboutissent jamais à des utopies ? Ne prenez pas votre décision à la légère. La décision de lire « Le principe de Peter » est irrévocable. Si vous le lisez, jamais vous ne pourrez vénérer aveuglément vos supérieurs, ni dominer vos inférieurs. Le principe de Peter, une fois connu, ne peut être oublié.

peter

C’est ainsi, à peu de chose près que débute Le principe de Peter, un petit bouquin paru en 1970, retrouvé sur le marché aux livres mardi. De fait, je n’avais pas oublié cette théorie simplissime et géniale qui s’énonce en deux formules : « Dans une hiérarchie tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » par conséquent « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » En revanche un employé ne progressera plus quand il aura atteint son seuil d’incompétence. C’est son “plateau de Peter”. Et là il pourra rester jusqu’à la fin de ses jours, empoisonnant durablement la vie de ses contemporains. Le principe de Peter explique aussi les raisons pour lesquelles les gens super-compétents ne peuvent trouver leur place dans un système hiérarchique, qu’il déstabilisent et dont ils remettent au cause les fondements.

Mais je ne me souvenais pas des stratégies d’évitement qui y étaient présentées et de la conclusion, qui traduit aujourd’hui toute la prescience et l’intelligence des auteurs : L.J. Peter et Peter Hull, dans un texte ou chaque phrase ou presque est un trait d’esprit.

Les exemples qui illustrent la démonstration ont certes un peu vieilli, mais avec un peu d’imagination, il n’est pas difficile de le remettre au goût du jour. L’actualité nous en fournit tous les matins, à toutes les échelles, de la crise des subprimes à la mise en oeuvre de la réforme des rythmes scolaires. La démonstration est résumée ici (la fiche wiki est assez bien faite). Une citation pour donner l’ambiance : Wellington parcourant la liste des officiers qu’on lui donnait pour la campagne de 1810 au Portugal s’exclama : « J’espère que lorsque l’ennemi prendra connaissance de ces noms, il tremblera autant que moi. »

On peut contester certaines affirmations, tel le théorème de Hull  : “L’accumulation des pistons de plusieurs protecteurs égale la somme de leur piston propre multipliée par leur nombre.” mais dans l’ensemble la théorie est d’une belle tenue.

Je n’aurais pas pensé à faire l’article pour ce délicieux petit bouquin, si je n’avais pas réalisé récemment que les jeunes générations ne connaissent pas cet essai, qui, de fait, reste forcément dans les mémoires de ceux qui l’ont lu. Mais j’invite ceux qui en auraient, conservé qu’un souvenir diffus, à le relire rapidement. Notamment la dernière partie et « l’incompétence créatrice », où il est fait cadeau au lecteur quelques idées simples qui lui permettent de ne pas sombrer dans le désespoir : « Mieux vaut allumer une seule bougie que de maudire la compagnie d’électricité de Thomas Edison. »

Nous entamons avec cette note de lecture, publiée une première fois en septembre 2013, la réédition estivale de quelques chroniques. L’atelier n’en reste pas moins ouvert tout au long de l’été. 

On ne se souvient que de ce qui nous transforme

“Au moment où nous commençons à inscrire dans notre mémoire une trace de ce que nous avons vécu, certains des réseaux de cellules nerveuses qui composent notre cerveau se transforment en inscrivant en nous ce souvenir. Et ainsi, de manière apparemment paradoxale, c’est notre capacité même à devenir autre, à nous transformer, sans même le ressentir, à mesure que nous vivons des expériences nouvelles, qui nous permet de nous souvenir de ce que nous avons vécu.

AmeisenCe qui ne nous transforme pas ne nous laisse pas de souvenir. Et pour cette raison, de manière apparemment étrange, si nous sommes capables de nous souvenir de ce que nous avons vécu, c’est parce que nous ne sommes plus les mêmes que lorsque nous l’avons vécu. C’est parce que nous sommes devenu autre. Je est un autre, disait Rimbaud. Toute mémoire, tout souvenir, est la ,preuve vivante que je deviens constamment autre. Que nous devenons constamment autres.

Nous sommes faits de mémoire et d’oubli. Et cette part d’oubli – cet oubli partiel de nos transformations permanentes – joue probablement un rôle important dans la préservation, tout au long de notre existence, de notre sentiment d’identité et de continuité.

Les réseaux de cellules nerveuses qui nous permettent aujourd’hui de reconnaître sans étonnement notre visage dans le miroir ont changé de manière subtile – s’adaptent progressivement aux modifications que le passage du temps a causées, dit Antonio Damasio. Si nous savons que c’est notre visage – que c’est de nous qu’il s’agit -, c’est parce que nous avons en partie, confusément, oublié que notre visage a changé.

Tout souvenir qui émerge à notre conscience émerge d’une reconstruction. Se souvenir implique, au niveau cérébral, une réelle opération de recomposition, à partir de la mobilisation de traces multiples, discrètes, morcelées, réparties dans de nombreux réseaux de cellules nerveuses dispersés à travers différentes régions de notre cerveau.

Et ainsi la mémoire est non seulement la preuve vivante que je deviens continuellement autre, mais aussi que ce je émerge en permanence d’un nous.”

Sur les épaules de Darwin, Les battements du temps, Jean-Claude Ameisen, Les liens qui libèrent, p173, 174. 

Corriger à Nantes

L’heure est à la mise à jour du guide « S’installer à Nantes » dont la première édition date de juin 2011. La seconde paraîtra en novembre 2014. Ce « Nantes » était l’un des premiers titres d’une collection lancée par une jeune maison d’éditions parisienne « Héliopoles », qui trace depuis lors sa route avec intelligence et ténacité. La collection compte désormais une vingtaine de titres, parmi lesquels Londres et Montréal, mais aussi Lorient et Mulhouse.

nantesL’exercice est à la fois passionnant et délicat : il s’agit de présenter une ville à des lecteurs qui souhaitent s’y installer durablement. Leur donner les clefs, en quelque sorte, leur expliquer les mentalités, les usages, mais aussi balayer tous les champs de préoccupation d’un nouvel arrivant (le logement, l’école, le commerce, les déplacements, la culture, les loisirs …). L’avantage est qu’il ne s’agit surtout pas d’un guide touristique. On peut donc, quand c’est justifié, dire du mal, évoquer les points faibles de la ville, les mauvais plans, les embouteillages…

La géographie d’une ville étant le fruit de son histoire – c’est particulièrement vrai pour Nantes où les comblements de la Loire ont bouleversé la physionomie du centre – j’ai pris un grand plaisir lors de la rédaction de la première mouture à esquisser l’histoire de cette ville, qui fut longtemps l’un des premiers ports du royaume (ce qui explique que l’on y délivre encore les passeports). Ce ne sera malheureusement pas la partie la plus importante à retoucher, la lecture de l’histoire du XVIIIe ayant peu bougé depuis 2011.

En revanche, il va falloir vérifier les horaires, les adresses, les téléphones des commerçants, des crèches et des piscines. Pas très excitant, me direz-vous. Je vais pourtant le faire avec plaisir, après avoir sacrifié au rite d’une petite séance de travail à Paris, avec Zoé et Christophe, mes éditeurs. La maison ne roule pas sur l’or, mais elle conduit cette collection avec une conviction, un humour, un entrain qui réconcilierait le plus cossard des auteurs avec le travail.

Allez, une petite louche pour donner l’ambiance (le premier qui m’allume pour avoir ouvert sur Julien Gracq est à l’amende d’une citation plus évocatrice) :

« Ni tout à fait terrienne, ni tout à fait maritime : ni chair, ni poisson… » La formule de Julien
Gracq sied bien à Nantes. Ville portuaire, place de négoce, la cité des Ducs chère à l’écrivain de Saint-Florent-le-Vieil est tournée d’un côté vers l’océan, de l’autre vers la vallée de la Loire. Ni totalement bretonne, ni vraiment vendéenne, partagée entre les toits en ardoise au nord et les premières tuiles au sud, Nantes est un carrefour entre terre et mer, une ville d’échanges, à l’image des ports d’estuaire du nord de l’Europe, dont elle fut longtemps la rivale. Les multiples influences qui ont marqué son histoire, venues d’Espagne, de Hollande ou des Antilles, en font une cité ouverte, quelque peu détachée de son arrière-pays. Nantes, première agglomération urbaine de l’Ouest – 600 000 habitants – est une ville en soi. Il n’y a pas d’accent nantais, pas d’identité affirmée non plus, on est Nantais par adoption, par choix, peu importe d’où l’on vient. On y retrouve toutefois une manière de vivre propre aux gens de l’Ouest, qui se traduit par une certaine réserve de prime abord mais s’estompe rapidement quand la confiance est installée.

Bonne semaine sous le soleil, et si vous avez des bons plans à signaler, n’hésitez pas.

de l’art de virer un journaliste

Patron de presse n’est pas un métier facile. Comment virer un pigiste* à qui l’on n’a pas grand-chose à reprocher sinon un billet impertinent sur un blog improbable, tout en s’asseyant sur le droit du travail. La solution est un peu byzantine mais peut s’avérer efficace. Il suffit de faire comme si de rien n’était et de ne plus lui donner de travail. Juridiquement, l’animal ne peut rien reprocher à son employeur, il est toujours officiellement collaborateur du support, comme en atteste sa présence dans la liste des journalistes maison. Il suffit de laisser s’éteindre progressivement ses revenus pour qu’il ne puisse plus arguer d’une collaboration régulière (l’une des particularités du statut de journaliste-pigiste étant que ses bulletins de paie font office de contrat de travail).

le point

En publiant le 14 février, un billet d’humeur intitulé « Les sous-doués de la presse parisienne » dont les familiers de ce blog se souviennent peut-être, je ne méconnaissais pas le risque de déplaire à la rédaction parisienne du Point, pour laquelle je travaille – travaillais devrais-je dire – depuis plus de douze ans. Mais je ne m’imaginais pas que les choses prendraient une tournure aussi curieuse : viré dans les faits mais non pour la galerie. La rédaction en chef du Point n’est pas avare de critiques acerbes à l’égard de la terre entière, mais supporte très mal la critique à son auguste encontre, sans oser l’avouer.

Bien que l’on ne m’en ait pas informé, mon affaire était pliée au lendemain de la publication du billet (je suis au passage flatté par la puissance de feu de ce modeste blog). Cet impertinent devait être licencié sans autre forme de procès. Problème toutefois : quel motif allait-on invoquer ? Douze années de collaboration régulière attestée par autant de bulletins de paye, sans pouvoir arguer d’une faute grave, voilà qui risquait de faire grimper l’ardoise des indemnités. La meilleure solution était donc de ne pas bouger et de faire comprendre, en creux, au coupable, qu’il était désormais indésirable.

Intrigué par ce licenciement qui ne disait pas son nom, j’ai dans un premier temps tenté d’en savoir plus auprès de mon chef de service, sans succès. Silence radio. Je viens de mener une petite enquête qui confirme le scénario : « Tu n’es pas officiellement viré parce qu’ils ne veulent pas te payer d’indemnités. Ils jouent la montre. » Mes amis pigistes me conseillent de monter au créneau, bulletins de paye en bandoulière et lettres recommandées au poing. Je ne le ferai pas. Pour avoir déjà mené un combat comme celui-ci, je sais toutes les prises de tête, les nuits sans sommeil qu’impliquent une guerre de tranchées. Montaigne a raison quand il dit qu’il vaut souvent mieux « perdre sa vigne que la plaider ».

Et puis me lancer dans une procédure m’aurait muselé. Le droit est une matière subtile, où l’intox joue un grand rôle. Alors qu’aujourd’hui je peux allègrement me libérer d’une étiquette devenue de plus en plus pesante, de plus en plus infernale à assumer. Les patrons du Point, reclus dans leur tour d’ivoire, avenue du Maine, ne le mesurent pas encore mais, à coup de Unes grotesques et méprisantes, l’image du journal s’est singulièrement dégradée ces dernières années. Confessons-le : je serai content de ne plus y être associé quand le journal aura l’amabilité de me rayer de ses tablettes.

 

*Le pigiste est un journaliste indépendant payé à la ligne.