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Deux cents ans pour une fleur

dethorey-bourgeon-ok-66Autant le dire d’entrée, « Le passage de Vénus » ne marquera pas l’histoire de la bande dessinée. Cette relation illustrée du voyage de Bougainville s’appuie sur un scénario trop convenu, des dialogues trop pauvres pour figurer dans une quelconque anthologie. La singularité du dessin et surtout la mise en couleur pondèrent toutefois l’agacement que l’on peut ressentir à la lecture de cette saga inachevée* en deux tomes.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’aventure que met en lumière cette bande dessinée maladroite est proprement invraisemblable. Et je dois confesser ne pas y avoir cru dans un premier temps – n’ayant jamais relevé de traces de cette affaire dans la relation de Bougainville, pas plus que dans le supplément de Diderot. Une femme, Jeanne Barret, assistante et compagne du botaniste de l’expédition, Philibert Commerson, a effectué clandestinement le voyage autour du monde, devenant ainsi la première femme à boucler une circumnavigation, à la fin du XVIIIe.

Mieux, c’est elle, cette orpheline, qui rapportera au roi de France les 30 caisses de plantes exotiques rassemblées au cours de cette circumnavigation, après la mort de Philibert Commerson sur l’île de France, l’actuelle île Maurice. Les quelques notices biographiques qui traînent ici ou là, précisent qu’elle était devenue, au fil du temps, une botaniste émérite et qu’elle fut saluée comme une « femme extraordinaire » par Louis XVI.

Disparue dans un angle mort de l’Histoire, Jeanne Barret, dont la véritable nature fut découverte par Bougainville deux ans après le départ de l’expédition, à Tahiti, n’a fait sa réapparition sur la scène historique que récemment, par le biais de cette bande dessinée et de quelques ouvrages confidentiels, dont « La clandestine du voyage de Bougainville » de Michèle Kahn, qui vient de paraître. Et c’est seulement en 2012 qu’une fleur a été baptisée en son hommage, elle qui avait découvert plusieurs centaines d’espèces.candestine

On imagine à peine ce qu’a pu vivre cette femme durant les deux premières années du voyage, au milieu d’un équipage de matelots, dans une espace contraint, pour échapper à la vigilance et à la sagacité de l’équipage. Mais plus encore, on reste sans voix devant la persévérance et la de cette femme qui, livrée à elle-même sur l’île de France, montera une taverne pour subvenir à ses besoins tout en conservant ses précieuses plantes qu’elle rapportera, quelques années plus tard, en France.

A l’heure où l’on cherche désespérément des femmes pour garnir un Panthéon quasi exclusivement masculin, on serait bien inspiré de se souvenir de figures de cet éclat, victimes d’une négligence coupable d’historiographes borgnes ou hémiplégiques.

*Le décès du dessinateur a interrompu la série, dont le deuxième volume a été achevé par François Bourgeon, en noir et blanc.

Illustrations : Extrait du passage de Venus , Dethorey et Autheman et Bourgeon, Air Libre ; « La clandestine du voyage de Bougainville » Michèle Kahn, Le Passage.  

Le style et le temps

On a la superstition du style. Ceux qui sont affectés de cette superstition entendent par le mot style non point la représentation effective ou l’irreprésentabilité d’une page, mais les subtilités apparentes de l’écrivain, à savoir ses comparaisons, son acoustique, les aventures de sa ponctuation et de sa syntaxe. Ils sont indifférents à sa propre faculté de convaincre ou à sa propre émotion ; ils recherchent les prouesses techniques qui leur notifieront si ce qui est écrit a le droit ou non de leur être agréable. Ils ont entendu dire que l’emploi des adjectifs ne doit pas être trivial et ils prétendront qu’une page est mal écrite si elle ne contient pas de surprises à la jointure des adjectifs et des substantifs, quand bien même l’impression d’ensemble serait déjà réalisée. Ils ont entendu dire également que la concision est une vertu et ils trouvent concis celui qui se répand dans dix courtes phrases mais on point celui qui régit le flot d’une longue période. On leur a dit que la répétition rapprochée de quelques syllabes est pure cacophonie et, dans la prose, ils feindront d’en être affectés même si en poésie, ce même effet leur procure un plaisir tout particulier, lequel, je présume, est également un simulacre. Cela veut dire qu’ils n’accordent guère de crédit à l’efficacité du mécanisme mais tout simplement à la complication de ses éléments.

livresCette superstition est tellement répandue que personne n’osera envisager l’absence de style dans les livres qui émeuvent, raison de plus si ce sont des livres du passé. On attribue toujours un style excellent aux bons livres, et cette attribution qui va de soi pour les lecteurs inconditionnels, ne correspond presque jamais aux intentions de l’auteur. Que le Quichotte nous serve d’exemple. Devant l’excellence irrécusable de ce roman, la critique espagnole lui attribue des qualités de style qui paraîtront mystérieuses à plus d’un. Il suffit, en vérité, d’examiner de près quelques paragraphes de ce grand livre pour se rendre compte que Cervantès n’était pas un grand styliste (tout au moins dans le sens actuel du terme, acoustico-ornemental) et que les destins de Sancho et de don Quichotte le préoccupaient beaucoup trop pour qu’il puisse se laisser distraire par sa propre voix. (…) Groussac pense que « si l’on doit décrire les choses comme elles sont, force est de confesser qu’une bonne moitié de l’œuvre est gauche et négligée, ce qui justifie amplement ce caractère d’humble langage que lui attribuaient les rivaux de Cervantès. Et je ne me réfère pas seulement aux impropriétés verbales, aux intolérables répétitions et calembours, ni aux déchets de grandiloquence pesante qui nous assomment, mais à la texture presque toujours défaillante de cette prose en forme de propos de table. » Propos de table, prose conversée et non déclamée, telle est la langue de Cervantès et il ne lui manque rien. J’imagine que cette même observation pourra rendre justice à l’œuvre de Dostoïevski, à celle de Montaigne ou à celle de Samuel Butler. (…)

La page parfaite, celle dont on ne saurait altérer un seul mot sans préjudice est la moins durable de toutes. Les mutations de la langue font disparaître les nuances et les significations latérales ; la page soi-disant parfaite est celle qui renferme ces subtiles valeurs et qui se détériore le plus facilement. Inversement la page qui a vocation d’immortalité peut traverser le feu inquisitorial des inimitiés, des errata, des traductions approximatives, des lectures distraites, des incompréhensions, sans perdre son âme dans ces épreuves.

Jorge Luis Borgès, articles non recueillis, Le style et le temps, pl vol 1, 925/927

Illustration : improbables libraires

 

Cahier de vacances

Il va bientôt être temps d’ouvrir les volets de l’atelier et de se pencher à nouveau sur la table de travail. L’été aura eu la double vertu de faire refroidir la température du lieu, qui s’était exagérément élevée en juin à l’évocation de quelques péripéties professionnelles de l’artisan, et de régler leur sort à quelques ouvrages qui patientaient sur les rayons de la bibliothèque.

bagnolL’été aura aussi permis d’effectuer quelques réglages techniques qu’auront peut-être relevés les familiers. L’atelier y a gagné en sobriété et va ainsi se préserver des marques trop visibles d’échauffement. Ainsi les compteurs de consultation sur les réseaux sociaux ont-ils disparu, qui témoignaient un peu trop abruptement de la différence de fréquentation entre sujets d’actualité et chroniques plus intemporelles. La préoccupation principale n’est pas ici quantitative.

Venons-en aux lectures de l’été. Elles reflètent le vagabondage de l’esprit que l’on s’accorde lorsque l’on est dégagé de toute contrainte. Enfin de toute contrainte, pas tout à fait, puisque le jeu était de piocher parmi les ouvrages présents dans la bibliothèque. Seule exception, le petit Proust bleu qui trônait sur tous les comptoirs des libraires cet été.

Côté littérature nous pouvons nous enorgueillir de la découverte de Colette avec un délicieux bouquin De ma fenêtre, chronique déliée de la vie parisienne pendant la guerre. Beaucoup plus subtil que ne le laissait imaginer une espèce de prévention idiote contre l’auteur. Ensuite Le Hussard sur le toit de Giono. Parfait roman de hamac : touffu, haletant, enlevé, presque brouillon, que je rangerais sans doute inconsidérément aux côtés des Racines du ciel  de Romain Gary, lu en juin, ou des Cavaliers de Joseph Kessel. La préoccupation était plus régionale avec Béatrix de Balzac, qui se déroule à Guérande. Mouais. Un peu trop imprégné de romantisme à mon goût. Dans le registre, Balzac souffre de la comparaison avec Jane Austen, mais le second volume de la Pléiade attendra Noël. Tentative avortée enfin d’achever Un prêtre marié de Barbey, trop noir, trop désespérant pour l’heure. Ajoutons une bande dessinée, offerte par les enfants, sur le voyage de Bougainville, qui m’a permis de découvrir l’existence d’une jeune botaniste embarquée clandestinement sur l’un des navires et qui s’avère, après vérification, être la première femme à avoir effectué le tour du monde. Nous y reviendrons.

Côté essais, ce fut l’été Spinoza. Avec dans un premier temps le Spinoza, une philosophie de la joie, de Robert Misrahi puis le Spinoza de Alain. Incapable de lire philosophe dans le texte mais pressentant quelques atomes crochus avec le personnage, je ne suis pas mécontent de commencer à entrevoir la vision du monde du personnage. Et pour achever cet été, retour à Borgès, toujours avec autant de plaisir. Une prochaine chronique sera consacrée à son essai sur le style.

Commandé également quelques bouquins à la librairie La Plume, dont les références traînaient dans mes carnets : La consolation de la philosophie de Boëce, Shantaram de Grégory David Roberts et un contemporain espagnol, Javier Cercas, Anatomie d’un instant. Une commande très décousue, convenons-en, mais qui n’a d’autre vocation que de peupler la bibliothèque pour les longues soirées d’hiver.

Bonne fin de vacances à tous. Elles s’achèvent en Bretagne si l’on en croit certain adage, qui tend à se vérifier cette année « A Brest, il y a deux saisons : le quinze août et l’hiver ».

de l’habillage de la copie

Le grand public ne le sait pas toujours, ce ne sont pas les journalistes qui « habillent » leur copie à paraître dans les journaux ou les magazines. Ce sont les secrétaires de rédaction (ou secrétaires d’édition) qui choisissent les titres, rédigent parfois les chapeaux (ou chapôs), souvent les inter-titres, qui taillent au besoin dans les textes et insèrent les illustrations. Bref qui mettent en scène la copie dans la page. C’est un métier à part entière, qui bénéficie d’ailleurs du statut de journaliste. Pour mémoire, le célèbre « J’Accuse » de Zola n’est pas de Zola, qui avait titré « Lettre au Président de la République ».

j'accuse La mission du secrétaire de rédaction est d’attirer l’attention du lecteur sur tel ou tel papier. De faire en sorte qu’il soit lu, si possible en entier. L’offre et la demande sont en effet extrêmement déséquilibrées dans un journal ou un magazine. Si l’ensemble de la copie représente une, deux, voire trois heures de lecture, on sait que le lecteur n’y consacrera guère, en moyenne, qu’une petite vingtaine de minutes (d’où le nom du quotidien gratuit 20 minutes). Les articles sont donc en concurrence les uns avec les autres. La plupart des titres seront parcourus, les chapeaux un peu moins, quelques accroches parfois (toujours l’info en début de papier coco) et au bout du compte seuls quatre ou cinq sujets seront lus in extenso.

Cette mise en scène est une gymnastique périlleuse, qui fait courir le risque de « survendre » un papier en musclant sa titraille. Mais la signature reste celle du journaliste. Il m’est ainsi arrivé une histoire étonnante il y a une dizaine d’années : celle d’être poursuivi devant la XVIIème chambre du tribunal correctionnel de Paris pour un chapeau artificiellement gonflé que je n’avais pas écrit, lequel accusait Philippe de Villiers de « corruption », alors qu’il était question dans le papier d’une observation de la chambre des comptes lui reprochant en jargon financier un « saucissonnage » de marché public. Nuance. Le journal a été beau joueur, a assumé la boulette, et le tribunal a relaxé le signataire du papier. Merci.

 valeursSi certains supports, réputés sérieux, ont longtemps résisté à l’attrait de la titraille racoleuse, les digues ont peu à peu cédé devant la religion de l’émotion, apparue avec la télévision. Et aujourd’hui, rares sont les supports qui échappent à cette surenchère. Les papiers ne cessent de raccourcir et « les angles » deviennent de plus en plus aigus : un papier une idée, si possible des bons et des méchants, des riches et des pauvres, des tricheurs et des gens bien, des exploiteurs et des exploités, des bosseurs et des fainéants, c’est selon. Les journaux sont emportés par la logique binaire qui s’est emparée d’internet. C’est, il est vrai, une question de survie. Au risque de céder à l’implacable logique marketing, qui veut que plus on caresse son lecteur dans le sens du poil, plus on colle à ses représentations, plus on confirme ses idées reçues, plus il sera tenté de passer à l’acte d’achat. La presse est un miroir.

Du coup les supports en rajoutent, enfoncent des portes ouvertes, renoncent à certaines précautions élémentaires et participent de la confusion des esprits à laquelle nous assistons. Quand vous vous énervez devant cette surenchère, il y aura toujours un chef pour vous répondre, une Une racoleuse à l’appui  : « regarde ce qui se vend et ce qui ne se vend pas ».  De fait France Dimanche, dont la fiabilité des informations est légendaire, vend 370 520 exemplaires par semaine, quand Le Monde Diplomatique en vend 142 000 chaque mois (source OJD 2012/2013).

Les médias peuvent et doivent, bien sûr, être mis sur la sellette. Mais les consommateurs d’information sont aussi autorisés à s’interroger sur leur mode de consommation, sur la manière dont cette information leur est vendue (ou pas d’ailleurs, rappelons que quand un produit est gratuit c’est le consommateur le produit), comment elle est mise en scène. Ce devrait presque faire partie des fondamentaux de l’éducation.

Série d’été dernière, cette humeur a été publiée une première fois en novembre 2013. 

En anglais dans le texte

C’est une étrange opération de l’esprit que celle de plonger dans un autre univers linguistique que le sien. Plus déstabilisante que celle de changer de costume ou de maison. Une espèce de prévention inconsciente nous retient, nous souffle à l’oreille que c’est décidément trop difficile, qu’on n’y parviendra pas, malgré les années passées à étudier la grammaire anglaise ou allemande sur les bancs de l’école.

 pride 2Curieusement, je n’ai jamais eu ce genre de prévention à l’oral. Question de tempérament sans doute, et d’origine aussi : la Normandie bénéficie d’une proximité historique et géographique avec l’Angleterre, qui a toujours favorisé les échanges entre les deux rivages de la Manche. Je viens, ainsi, de découvrir que Jane Austen avait passé une partie de sa vie à deux pas de Basingstoke, la petite ville anglaise jumelée avec Alençon, où j’ai séjourné, collégien. Et puis j’aime la musique de l’anglais, la plasticité de cette langue, beaucoup plus souple et déliée que ne l’est le français. Pour être honnête, je suis plutôt un praticien, à l’oral, de l’anglais de Yasser Arafat. Cet anglais basique, débarrassé de son accent tonique, ce plus petit dénominateur commun qui sert de langue véhiculaire sur une grande partie de la planète, cette espèce de Land Rover de l’expression, qui permet de se faire comprendre en Tanzanie comme en Inde, en Russie comme au Laos.

En revanche, à quelques rares exceptions, je ne m’étais guère jusqu’alors frotté aux grands textes britanniques. Trop pauvre en vocabulaire, pensais-je, pour ne pas souffrir immodérément et perdre ainsi le plaisir de la lecture. Les journaux passent encore, quelques articles ici ou là et deux ou trois ouvrages, dont un Somerset Maugham de belle mémoire. Mais, sans doute par fainéantise, jamais mes auteurs de langue anglaise favoris, que sont Robert-Louis Stevenson ou Joseph Conrad.

Encouragé, et piqué au vif sur ce blog par quelques lectrices anglophiles, me voici aujourd’hui plongé dans « Pride and Préjudice » de Jane Austen, en anglais dans le texte, acquis la semaine dernière, en poche, chez Coiffard à Nantes. L’affaire commençait mal : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife. » Il me semblait comprendre le sens de cette première phrase, sans toutefois connaître le sens précis de “acknowledged”. Mais si je m’arrêtais à chaque mot, on n’en sortirait jamais.

 J’ai donc adopté une technique toute simple pour les premiers chapitres. Une première lecture en anglais, acceptant les éventuelles imprécisions dues à l’incompréhension de quelques mots, puis une relecture en français dans la traduction de La pléiade pour vérifier que je n’avais pas fait de contre sens. J’étais terrorisé à l’idée de ne pas goûter à la qualité des dialogues de Jane Austen, de passer à côté des traits d’esprit qui émaillent le texte, et qui en font tout le sel.

 Et, au bout d’une dizaine de ces courts chapitres, la magie a peu à peu opéré, et la relecture est devenue presque superflue. Me voilà désormais plongé dans l’univers linguistique britannique de la fin du XVIIIe, ce versant de la langue que l’on nous apprenait à l’école, où les racines latines sont encore très nombreuses et facilement intelligibles. Où cet humour anglais, tout en subtilité et en retenue, se déploie en version originale. Et puis j’adore ce genre de raccourci que l’anglais se permet « you can but see one of my daughters… ». Ce but me botte parce qu’il résume toute la souplesse de langue, qui s’embarrasse assez peu de grammaire.

Pardon d’avance aux anglophones et anglophiles de passage qui décèleront ici toute la naïveté du propos, mais nous dirons, pour nous faire pardonner, que ce billet s’adresse plutôt aux lecteurs qui n’osent pas franchir le pas. Comme pour apprendre à nager, le plus simple est peut-être de se jeter à l’eau.

Série d’été, cette chronique a été publiée une première fois en janvier 2014

Le français est un alliage

“Si la langue française est comme tempérée dans sa tonalité générale ; si bien parler français c’est le parler sans accent ; si les phonèmes rudes ou trop marqués en sont proscrits, ou en furent peu à peu éliminés ; si, d’autre part, les timbres y sont nombreux et complexes, les muettes si sensibles, je n’en puis voir d’autre cause que le mode de formation et la complexité de l’alliage de la nation. Dans un pays où les Celtes, les Latins, les Germains, ont accompli une fusion très intime, où l’on parle encore, où l’on écrit, à côté de la langue dominante, une quantité de langages divers, il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment. Cette unité ne pouvait s’accomplir que des par des transactions statistiques, des concessions mutuelles, un abandon pour les uns de ce qui était trop ardu à prononcer pour les autres, une altération composée. (…) paul valéry

 La clarté de la structure du langage de la France, si on pouvait la définir d’une façon simple, apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions ; et il n’est pas douteux, d’autre part, que la littérature de ce pays, en ce qu’elle a de plus caractéristique, procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes. Le même pays a produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Victor Hugo, un Musset et un Mallarmé. (…)

Ici se placeraient tout naturellement des considérations sur ce que la France a donné aux Lettres de proprement et spécialement français. Il faudrait, par exemple, mettre en lumière ce remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du XVIe siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.

 La France est peut-être le seul pays où les considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, ait persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée.”

 Paul Valéry, Images de la France, 1927 (pl. vol 2, 1001)

série d’été, première publication en novembre 2013

Livres en ligne : le bon filon

L’une des caractéristiques de l’homo clientelus est d’être un animal grégaire. Les grands groupes de commerce en ligne l’ont bien compris en menant, en premier lieu, la guerre du référencement sur les moteurs de recherche.

LRBIl y a bien longtemps qu’Amazon a gagné sa place au sommet du panthéon google. Mais ce groupe est aussi malin dans le livre d’occasion puisque c’est une filiale d’Amazon, Abebooks, qui occupe le haut du pavé dans le commerce du livre ancien. On notera au passage une affection immodérée de ce groupe pour la lettre A.  Le référencement est si habilement fait que lorsque vous tapez les deux mots « livre rare », pour retrouver le site des bouquinistes français, baptisé « livre-rare-book », vous tombez, en première occurrence sur… Abebooks.

 Si les professionnels ou les amateurs familiers de la recherche de livres ne font plus guère attention à cette hiérarchie googelesque en se dirigeant directement vers le site des bouquinistes, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici qu’il y a une différence fondamentale entre les deux sites.

livre-rare-book est en effet un site indépendant, fondé par un libraire Lyonnais, qui mutualise les fonds de 500 bouquinistes français et permet d’acquérir toute sorte de livres sans intermédiaire et sans commission. Pour chaque recherche les résultats donnent l’adresse, le téléphone et le mail de chaque libraire avec qui l’acheteur négocie directement. Les libraires paient juste une redevance mensuelle proportionnelle au nombre de fiches mises en ligne.kiosque

 Mais ce site, qui propose 3,5 millions de livres, peine à s’imposer. Il a référencé plus de 500 libraires, et n’en compte plus aujourd’hui que 482, manifestement bousculé par les grosses machines, où l’on trouve bien souvent les mêmes ouvrages à un prix un peu plus élevé (de nombreux bouquinistes mettent leur fonds sur plusieurs sites et les grands opérateurs incluent leur commission dans le prix public).

 Ceci est donc une petite pub gratuite pour livre-rare-book, où vous aurez outre le plaisir de lire des fiches à l’ancienne, extrêmement précises, la satisfaction de faire travailler d’authentiques professionnels, lesquels pour la plupart, seraient contraints de fermer boutique sans cette précieuse ressource. Et pour les visiteurs qui ne sont pas familiers des livres d’occasion, il est peut-être utile de rappeler qu’ils peuvent ainsi se procurer la plupart des titres en vente dans le commerce dans leurs éditions originales pour, en règle générale, un prix comparable à celui d’une édition de poche. Etant évidemment entendu que c’est la rareté qui fait le prix et qu’un Spirou de 1948 sera vraisemblablement plus cher que le Goncourt de l’an dernier.

Illustration : improbables librairies

Série d’été : ce billet a été publié une première fois en octobre 2013

Il faut canoniser Sylvestre II

Jean XXIII et Jean-Paul II canonisés, voilà qui porte à 82 sur 266 le nombre de super-papes, compte non tenu des variations saisonnières et des antipapes qui se glissent parfois dans la liste.terre

 Cette canonisation fleure un peu la manœuvre diplomatique du nouveau souverain pontife. Elle risque, qui plus est, d’encombrer un peu plus un calendrier des fêtes déjà rempli plus que de raison. Cette canonisation traduit surtout une injustice flagrante à l’égard de certains papes oubliés, qui n’ont pas la chance de trôner au paradis des saints.

 Qu’on en juge : Sylvestre II, pape de l’an mil (999-1003) ne figure pas au palmarès des super-papes. Ce n’est pourtant pas le dernier venu. Mathématicien émérite, astronome réputé, bricoleur de génie, grand politique, on ne lui doit rien moins que l’introduction des chiffres arabes en Europe,  l’invention de la pendule à balancier, l’officialisation de la rotondité de la terre et la création de la France moderne (c’est lui qui, évêque, lance les capétiens en sacrant Hugues). Excusez du peu.pendule

Le Monde avait déjà attiré l’attention il y a quelques années sur ce pape étonnant lors d’une série sur l’an Mil, lui attribuant l’invention de la pendule, un symbole troublant pour tout mécréant un peu superstitieux. Mais ce petit moine français, plus connu sous le nom de Gerbert d’Aurillac, n’était pas seulement un bricoleur facétieux, c’était également un grand mathématicien, un astronome réputé, qui a réussi à faire admettre à l’Eglise que la terre était ronde*, mettant ainsi un terme à près de quinze siècles d’obscurantisme coupable (les Grecs le savaient depuis Pythagore).

Certes, Sylvestre n’est pas allé jusqu’à imposer le zéro et à admettre que la terre tournait autour du soleil, n’exagérons pas. Mais ses trouvailles n’étaient quand même pas misérables et auraient pu justifier une petite place dans l’historiographie officielle à défaut du panthéon catholique.

Mais Gerbert semble avoir pêché par zèle politique. Après avoir mis les capétiens sur orbite, ce bon petit français s’est mêlé d’un peu trop près des affaires temporelles, créant des églises autonomes, et de fait des états souverains, en Pologne et en Hongrie. Ce qui a fini par agacer. Du coup, il est tombé dans l’oubli.

 Il est possible que ce mot, pourtant envoyé dans les nuages par l’intermédiaire du cloud computing, ne suffise pas à réhabiliter la mémoire de Gerbert auprès des hautes sphères de l’Eglise. Mais sachez Sylvestre, si vous tombez sur cette humeur, que votre fan club n’est pas complètement mort. Après Jean XXIII et Jean-Paul II, il faudra sans doute attendre encore un peu, mais l’avenir dure longtemps, vous êtes bien placé pour le savoir.

*rappelons que le procès de Galilée portera sur le fait que le terre tourne et non qu’elle soit ronde.

suite de la série d’été : cette chronique a été publiée une première fois en octobre 2013

L’école perd la main

Ce devait arriver un jour : l’apprentissage de l’écriture cursive sera facultative dans quarante-cinq états américains à la rentrée. Il serait désormais inutile de faire perdre leur temps aux enfants avec cette technique d’un autre âge, à l’heure où les cahiers sont remplacés dans les cartables par des tablettes et des ordinateurs portables.

lettre camusL’information laisse songeur. Comment peut-on assimiler l’écriture cursive à une simple technique qui mobiliserait seulement des compétences manuelles ? Mystère. Les Américains sont de grands pragmatiques certes, mais sur ce coup là ils y vont quand même un peu fort. Le hasard veut que je sois en ce moment plongé dans un bouquin passionnant « éloge du carburateur » où il est opportunément rappelé, pour aller vite, que l’articulation entre la main et le cerveau est l’une des caractéristiques qui fait le propre de l’homme. Et que nous sommes, lentement mais inexorablement, en train de nous déposséder de l’une de nos principales qualités.

Pour faire un peu de provocation on peut toutefois rapprocher cette information d’une donnée qui ne laisse pas de me surprendre : les écoliers français n’apprendront pas plus cette année que les années précédentes à taper sur un clavier avec leurs dix doigts. L’apprentissage de cette technique n’est pas incluse dans les programmes. Ainsi les enfants français, comme leurs parents, sont-ils irrémédiablement des handicapés du clavier, qui taperont vraisemblablement toute leur vie avec deux doigts.

Ne serait-il pas possible de conjuguer les deux apprentissages, comme on apprend deux langues sans dommage dans les familles bilingues ? L’éducation nationale semble ne s’être jamais posé la question. Seuls les enfants qui disposent de parents un peu malins, à la fois attentifs à l’écriture manuelle et capables de se fendre de quelques euros pour acquérir un logiciel d’apprentissage du clavier, seront correctement armés pour utiliser au mieux les machines, tout en étant capables d’écrire une lettre d’amour à la main. On a les fractures sociales qu’on mérite.

Illustration : Camus à Sartre

série d’été 2014, cette chronique a été publiée une première fois en septembre 2013. 

Le principe de Peter

Oserez-vous apprendre, dans une révélation brutale, pourquoi les écoles ne dispensent pas la sagesse, pourquoi les tribunaux ne rendent pas la justice, pourquoi la prospérité n’apporte pas le bonheur, pourquoi les projets utopiques n’aboutissent jamais à des utopies ? Ne prenez pas votre décision à la légère. La décision de lire « Le principe de Peter » est irrévocable. Si vous le lisez, jamais vous ne pourrez vénérer aveuglément vos supérieurs, ni dominer vos inférieurs. Le principe de Peter, une fois connu, ne peut être oublié.

peter

C’est ainsi, à peu de chose près que débute Le principe de Peter, un petit bouquin paru en 1970, retrouvé sur le marché aux livres mardi. De fait, je n’avais pas oublié cette théorie simplissime et géniale qui s’énonce en deux formules : « Dans une hiérarchie tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence » par conséquent « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. » En revanche un employé ne progressera plus quand il aura atteint son seuil d’incompétence. C’est son “plateau de Peter”. Et là il pourra rester jusqu’à la fin de ses jours, empoisonnant durablement la vie de ses contemporains. Le principe de Peter explique aussi les raisons pour lesquelles les gens super-compétents ne peuvent trouver leur place dans un système hiérarchique, qu’il déstabilisent et dont ils remettent au cause les fondements.

Mais je ne me souvenais pas des stratégies d’évitement qui y étaient présentées et de la conclusion, qui traduit aujourd’hui toute la prescience et l’intelligence des auteurs : L.J. Peter et Peter Hull, dans un texte ou chaque phrase ou presque est un trait d’esprit.

Les exemples qui illustrent la démonstration ont certes un peu vieilli, mais avec un peu d’imagination, il n’est pas difficile de le remettre au goût du jour. L’actualité nous en fournit tous les matins, à toutes les échelles, de la crise des subprimes à la mise en oeuvre de la réforme des rythmes scolaires. La démonstration est résumée ici (la fiche wiki est assez bien faite). Une citation pour donner l’ambiance : Wellington parcourant la liste des officiers qu’on lui donnait pour la campagne de 1810 au Portugal s’exclama : « J’espère que lorsque l’ennemi prendra connaissance de ces noms, il tremblera autant que moi. »

On peut contester certaines affirmations, tel le théorème de Hull  : “L’accumulation des pistons de plusieurs protecteurs égale la somme de leur piston propre multipliée par leur nombre.” mais dans l’ensemble la théorie est d’une belle tenue.

Je n’aurais pas pensé à faire l’article pour ce délicieux petit bouquin, si je n’avais pas réalisé récemment que les jeunes générations ne connaissent pas cet essai, qui, de fait, reste forcément dans les mémoires de ceux qui l’ont lu. Mais j’invite ceux qui en auraient, conservé qu’un souvenir diffus, à le relire rapidement. Notamment la dernière partie et « l’incompétence créatrice », où il est fait cadeau au lecteur quelques idées simples qui lui permettent de ne pas sombrer dans le désespoir : « Mieux vaut allumer une seule bougie que de maudire la compagnie d’électricité de Thomas Edison. »

Nous entamons avec cette note de lecture, publiée une première fois en septembre 2013, la réédition estivale de quelques chroniques. L’atelier n’en reste pas moins ouvert tout au long de l’été.