Archives mensuelles : octobre 2013

Bibliothèque de Babel

Avec le temps, la géographie de la diffusion d’un livre prend des formes inattendues. On sait, grâce à quelques lecteurs, à une commande chez l’éditeur, que tel titre est parti au Canada ou tel autre en Argentine, mais cela reste, disons, anecdotique. On n’imagine pas, même si on peut le souhaiter secrètement, qu’un livre édité à Nantes ou à Rennes soit appelé à voyager au-delà des frontières.

 Je viens de découvrir, à la faveur d’une recherche sur mon premier attentat contre la littérature – un livre désormais épuisé – qu’un exemplaire se trouvait, dans sa version anglaise, à la bibliothèque d’Alexandrie, en Egypte. Oui, à la Bibliotheca Alexandrina « The library of Alexandria. ». Incredible.

library

Mais ce n’est pas tout. Le site en question, relève que plusieurs de mes forfaits, pourtant non traduits, se trouvent dans des bibliothèques en Suisse, en Allemagne et surtout aux Etats-Unis. Et pas des bibliothèques de quartier puis que « L’homme blanc » est disponible à Yale University library, « Derrière la montagne » à la New-York public library et « Balade autour d’Annonay » à Harvard (Harvard college library). Oups.

Restons calme, l’explication de ce mystère réside peut-être dans le fait que ces bibliothèques se procurent systématiquement tous les titres qui paraissent dans le monde (comme le fait la Bnf pour la France par le biais du dépôt légal), même si cela paraît insensé. Mais dans ce cas tous les titres devraient être représentés, et non répartis ici ou là, de façon apparemment aléatoire.

Autre hypothèse, la nature des livres : des récits de voyage ou des monographies traitant d’un lieu. Chaque titre est en effet accompagné de mots clés, à l’image de “L’homme blanc” : Eastern Africa, social life and customs, travel narrative. Ce ne serait pas totalement illogique dans des bibliothèques universitaires, sachant que les anglo-saxons sont, on le sait, plus portés que nous ne le sommes sur les récits de voyage. Mais je n’en sais rien. Il est plus compréhensible, pour des raisons sans doute liées à la seconde guerre mondiale,  que « Saint-Nazaire, porte ouverte sur le monde » soit présent dans plusieurs bibliothèques en Allemagne. En revanche que « Tour around Annonay » se retrouve à la bibliothèque d’Alexandrie est un mystère quasi-borgesien.

Ce clin d’œil du ciel ravit l’auteur, vous l’imaginez, et va lui donner du cœur à l’ouvrage pour poursuivre la composition, pour l’heure interrompue, du récit de voyage entamée cet été, et qui se déroule, justement, aux Etats-Unis, où un lecteur francophile débusquera peut-être, dans de longues années, un petit bouquin poussiéreux lui proposant un regard singulier sur son pays au début des années quatre-vingt. Il n’est pas interdit de rêver.

Illustration : improbables librairies

de la poule au Code civil

Boris Cyrulnik, Alain Finkelkraut, Michel Onfray, Mathieu Ricard, Hubert Reeves… l’aristocratie de la pensée contemporaine se mobilise ces jours-ci pour une reconnaissance juridique de la condition animale, à l’initiative de 30 millions d’amis. Dans le Code civil, en effet, l’animal serait assimilé à un « bien » au même titre qu’une chaise ou une casserole, ce qui est un peu sévère, reconnaissons-le, ainsi présenté.

Il n’est pas question ici de mettre en cause la louable intention de tous ces grands personnages, et encore moins le nécessaire changement de pied à l’égard de nos frères animaux, en cette époque qui est probablement la plus cruelle de l’Histoire à leur égard. Mais est-il possible de contester le choix du terrain ?

 C’est une manie bien française de considérer que la loi est la solution miracle pour résoudre un problème. Passons sur le fait que les rédacteurs du Code civil, en 1804, n’ont peut-être tout simplement pas pensé à créer un régime spécial pour les animaux, sans pour autant les assimiler à des meubles. C’est une déduction tirée d’un vide juridique. Passons également sur le fait qu’une jurisprudence constante condamne la maltraitance et la cruauté envers les animaux.

coq-poule

 Pour l’heure la question me semble plutôt se poser sur le terrain économique. L’industrie agro-alimentaire, qui exécute chaque année des millions de poules, de vaches et de cochons dans des conditions épouvantables, se contrefout en effet d’une loi protégeant le chien-chien à sa mémère. Il est en revanche extrêmement attentif au fait que les conditions de vie des animaux élevés en batterie, ne puissent en aucun cas, être rendues publiques. Ainsi plusieurs décisions de justice ont-elles interdit récemment la diffusion d’images prises dans des élevages de poules au motif qu’il s‘agissait d’une « atteinte à la vie privée » des éleveurs. On croit rêver.

Aujourd’hui les textes européens cautionnent les conditions dans lesquelles sont exploités les élevages et les abattoirs. Il n’y a donc pas de maltraitance officielle, et l’introduction de l’animal dans le code civil ne changera rien à l’affaire. Elle donnera peut-être bonne conscience à quelques-uns, sans résoudre le problème. Seules de véritables campagnes d’information pourraient retourner l’opinion et faire pression pour une amélioration de cette condition.

Cela étant, ne soyons pas trop persifleur, cette reconnaissance serait un premier pas, qui en appelle nécessairement d’autres, le risque est de se satisfaire de cette avancée symbolique. Cela fera une belle jambe aux poulets en batterie d’être inscrits dans le code civil.

Un mot de Montaigne, pour terminer. Qui est sans doute l’un des précurseurs de l’idée que la différence entre l’homme et l’animal est plus ténue qu’il n’y paraît. (Essais I, 42) : « Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’ame et qualitez internes. A la verité (…) j’encherirois volontiers sur Plutarque; et dirois qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste. »

Il est étonnant que l’on s’étonne

Il semble que l’on s’étonne ces jours-ci du fait que les services de renseignements américains soient en capacité d’intercepter les échanges numériques de l’ensemble de la planète. Est-il permis de s’étonner que l’on s’étonne ?
L’écrasante majorité des opérateurs est américaine, n’est-elle pas ? Qu’il s’agisse de tuyaux ou de services : Microsoft, Apple, google, facebook, twitter pour ne citer que les plus célèbres. Et que se passe-t-il lorsque nous effectuons une simple recherche sur google ? Cette recherche fait – et c’est magique convenons-en– le tour du web en quelques millisecondes. Va fouiner dans tous les recoins de la galaxie internet, parmi les milliards de données stockées dans de gigantesques fermes ou dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler les nuages de données, mais qui sont en fait d’immenses data-centers bien accrochés au sol, pour la plupart basés aux Etats-Unis.

Data-Center-

Il suffit d’observer la pertinence des messages publicitaires qui nous sont délivrés pour mesurer à quel point la nature de nos recherches est décryptée en temps réel par l’industrie du commerce, avec le concours aimable des susdits opérateurs. Nos machines sont des livres ouverts, dans lesquelles les geeks peuvent venir pêcher à loisir, en utilisant les mêmes tuyaux que les nôtres, mais dans l’autre sens. On imagine facilement à quel point les spécialistes du renseignement peuvent capter nos conversations privées, plus aisément que les employés des PTT ne le faisaient par le passé en posant des bretelles de dérivation sur les lignes téléphoniques.
Ce n’est somme toute pas très grave, si l’on n’a pas l’intention de poser une bombe dans le prochain avion. En écrivant ce mot – bombe – il est d’ailleurs possible que ce blog s’expose à une visite impromptue. Il va falloir s’habituer les amis. Prendre conscience du fait que le progrès technique a toujours un prix, comme le dirait Jacques Ellul. Et ce prix est un rétrécissement de la sphère privée. Nous revenons, d’une certaine façon, au contrôle social des temps passés. Notre machine est un peu notre curé, notre confessionnal, mais à ciel ouvert.
Il y a deux façons de le prendre. En s’offusquant, en criant au scandale. Ou en restant philosophe, comme l’écrivain Eric Pessan : « Plutôt que de lire mes mails, la NSA ferait mieux de lire mes livres. »

Illustration : data-center google

Borgia en technicolor

« Dogmatiquement sobre, le pontificat d’Alexandre VI ne devait guère troubler les théologiens. Quant à son arbitrage entre Espagnols et Portugais, il n’y avait eu là rien que de très catholique…» C’est ainsi que s’achève la courte note biographique consacrée au pape Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, dans l’Encyclopaedia Universalis. Une note somme toute assez lisse, qui évoque prudemment la vie « dévergondée » du pape et l’existence de ses six enfants, mais reste muette sur les frasques que la chronique contemporaine lui imputent.

Borgia-Borgia-Canal-Tom-Fontana-serie

La note Wikipedia est beaucoup plus crue, qui affirme notamment : « Alexandre VI s’est rendu célèbre par la fameuse orgie du 31 octobre 1501 pendant laquelle ses convives ont été invités à faire preuve de la plus grande virilité auprès d’une cinquantaine de danseuses dévêtues. La compétition a été arbitrée par les propres enfants d’Alexandre VI, ce qui déclencha l’un des plus grands scandales de la chrétienté. » Difficile, faute de disposer d’une solide biographie (s’il en existe une, je suis client), de faire la part entre la réalité et la sulfureuse légende.

 Je n’en viens pas moins, piqué par la curiosité, de visionner les deux premières saisons de la série franco-allemande « Borgia » désormais disponible en DVD. Cette période est décidément fascinante, qui couvre en un peu plus dix ans (1492/1503) la découverte de l’Amérique, le partage du monde entre le Portugal et l’Espagne, les guerres d’Italie, le couronnement d’une double reine de France (c’est Rodrigo Borgia qui annule le mariage de Louis XII pour permettre à Anne de Bretagne d’épouser le successeur de son mari défunt), l’ascension de Machiavel, l’âge d’or de Léonard de Vinci et de Michel-Ange.

 Cette super-production européenne répond aux canons du genre. Costumes magnifiques, reconstitutions spectaculaires, personnages en acier trempé, violence à tous les étages et sexe en veux-tu en voilà. Et on se laisse, ma foi, volontiers emporter par le lyrisme du scénariste qui reste à grands traits, dans les clous de l’histoire. Mais si les épisodes historiques avérés semblent respectés, le dit scénariste (en fait plusieurs) prend toutefois quelques libertés coupables à l’égard de la chronologie et semble faire preuve d’une imagination débridée sur le registre de la vie privée.

 Au cours des deux premières saisons (une troisième et dernière est annoncée), les dix premières années du pontificat de Rodrigo Borgia sont ainsi ramassées en deux ans (1492/1494). Ce qui fait mourir Charles VIII quatre ans avant son décès effectif, et produit quelques coupables anachronismes. Nous ne verrons donc pas Machiavel venir négocier à Nantes l’annulation du mariage de louis XII (1498 ou 1499 les sources varient) puisque l’affaire est déjà pliée en 1494 dans la série. Machiavel, qui, comme la plupart des personnages secondaires (Léonard, Michel-Ange ou Anne de Bretagne) sont, à mon goût, tristement caricaturés.

Mais bon, chacun le sait, chaque époque lit l’histoire avec les lunettes du moment, lesté de ses propres représentations, plombé par ses idées reçues. Et on ne peut pas demander à la télévision d’afficher la rigueur d’un travail universitaire. Et puis cela donnera peut-être l’envie à certains d’en savoir un peu plus sur cette période invraisemblable, où un monde creuse en quelques années son tombeau dans un délire cruel et flamboyant.

Illustration extraite de la série.