Petit manuel de survie numérique pour sexagénaire

L’homo Sapiens, nous rappelle Yuval Noah Harari, a tiré sa force de sa capacité à dépasser les petites communautés originelles en créant des histoires, des mythes que de grands groupes humains pouvaient partager. Les religions en sont l’exemple le plus parlant. Et de tout temps, nous sommes ainsi faits, la lecture émotionnelle du monde a prévalu sur sa lecture rationnelle.

Quelques parenthèses historiques, notamment au lendemain de l’invention de l’imprimerie, autorisant le partage des savoirs, ont permis à l’humanité de faire des bonds notables, produisant des avancées techniques et scientifiques remarquables. Les relations entre les grands mythes et les découvertes scientifiques sont pas moins restées tendues au long des siècles, comme en témoignent la belle santé des religions à travers le monde et le succès constant des œuvres de fiction, en littérature comme sur les écrans. Nous aimons les histoires.

Depuis ce que l’on appelle communément le siècle des lumières, une distinction s’était toutefois opérée entre d’une part l’information, qui rapporte des faits, et d’autre part les croyances et les œuvres d’imagination. Cette distinction a commencé à s’affaiblir avec l’apparition de la télévision, qui a progressivement scénarisé l’information, et basculé insensiblement vers le récit romanesque. Face au flux débordant d’informations, parfois contradictoires, qui s’est abattu sur nos cerveaux, nous avons eu besoin de nous raccrocher à des histoires pour conserver une lecture possible du monde.

L’apparition du numérique et des réseaux a accéléré le processus en utilisant deux ressorts subtils, celui de la séduction, en caressant nos croyances et en confortant nos angoisses, et celui de notre dénuement face à la masse d’informations à traiter en nous proposant de l’information prête-à-porter, servie sur un plateau sur nos téléphones portables ou nos ordinateurs. Le tout gratuitement. Curieusement nous acceptons de payer pour les tuyaux mais rarement pour les contenus. Nous nous retrouvons ainsi enfermés dans des bulles cognitives régies par des algorithmes pilotés par des aventuriers sans scrupules tels Elon Musk ou Mark Zuckerberg.  Et ce n’est sans doute qu’un début avec le développement de l’intelligence artificielle.

Si l’on ne souhaite pas se laisser aveugler, quelques mesures de survie peuvent s’envisager. Il existe des îlots refuges dans l’océan numérique que l’on aurait tort de ne négliger. Wikipédia, site participatif à but non lucratif en est un. Et il mérite d’être préservé, en dépit de quelques lacunes, face aux assauts des groupes prédateurs. Une contribution épisodique au regard de son utilité est, de ce point de vue, cohérente. Quelques abonnements à des sites d’information fiables sont également possibles, nous encourageant à aller chercher, vérifier, croiser les informations à froid, plutôt que de les subir. Côté intelligence artificielle, il existe au moins une alternative éthique (et française) aux géants américains, Mistral IA, et son moteur Le Chat Mistral, d’une utilisation simplissime.

L’autre versant de la survie est bien sûr de fuir, autant que faire se peut, les réseaux toxiques. X en est un bel exemple. La résistance coupable de la plupart des  politiques à mettre leurs opinions en accord avec leurs principes est de ce point de vue intéressante à observer. Et de n’accorder qu’une confiance prudente aux informations servies généreusement par google sur nos téléphones (selon les principes évoqués plus haut), en vérifiant toujours la source avant de cliquer. Tout en n’étant pas dupes de notre propre humanité et de notre attrait irrépressible pour les histoires qui nous confortent dans nos propres représentations.

 

 

Mayotte : c’était écrit dans le paysage

photo Marianne

 

Comme le rappellent volontiers un certain nombre d’analystes, la catastrophe qui vient de frapper Mayotte était écrite. Elle était inscrite dans le paysage à la vue de tous, sur les hauteurs de Mamoudzou, où se déployait un immense bidonville aujourd’hui rasé. Où plusieurs centaines, peut-être plusieurs milliers de personnes ont perdu la vie samedi, ensevelies sous les tôles et la boue, après avoir refusé de se rendre dans les centres d’hébergement, de peur d’être expulsées.

Qu’il me soit permis d’esquisser trois causes principales à ce drame, qui ne sont pas toujours avancées sur les plateaux télé, et pour cause. La première est politique : la Communauté internationale (l’Onu), qui ne reconnait pas le référendum d’auto-détermination de 1976, considère que le rattachement de Mayotte à la France est le fruit d’un démantèlement abusif de la République des Comores. Les Comoriens, du même avis, se considèrent donc chez eux à Mayotte et s’adonnent depuis une quarantaine d’années à une immigration stratosphérique (vraisemblablement la moitié de la population totale, soit 200 ou 250 000 clandestins). Tant que cette affaire ne sera pas réglée au plan international, le problème ne peut pas être résolu.

Seconde raison, me semble-t-il, la piètre administration du territoire, qui s’explique par la mécanique administrative française. En gros, sont nommés à Mayotte les fonds de tiroir des fonctionnaires français, qu’on ne sait pas où caser, que l’on punit pour une raison ou pour une autre ou qui sont attirés par l’appât du gain (c’est notamment le cas des profs). Et les trous dans la raquette sont nombreux entre des administrations tatillonnes à l’excès dans certains domaines (les papiers d’identité) et permissives à l’excès dans d’autres (pas de cadastre, pas de permis de construire…). Le seul personnage qui devrait avoir une vision panoramique des problèmes est le préfet. Or, les préfets nommés à Mayotte ne sont guère que des préfets de police, submergés par les urgences qui ne cessent de se succéder (immigration, expulsions, délinquance, barrages routiers, crise de l’eau…).

Enfin troisième raison, le plaquage d’une démocratie élective sur une culture clanique, qui produit des élus locaux clientélistes en diable, plus enclins à satisfaire leur entourage qu’à se soucier du bien public. Les condamnations on beau se multiplier (le pompon a été décroché l’an dernier par un maire qui pratiquait le tourisme sexuel à Madagascar sur les deniers publics), rien n’y fait. On embauche toujours la cousine illettrée comme secrétaire ou plus fort, on loue au noir l’espace public à des immigrés pour qu’ils y construisent leurs cases et travaillent comme quasi-esclaves à vil prix.

Bref un beau bordel, que cette catastrophe a tragiquement mis en lumière. Et ce ne sera pas, cette fois, en proposant une sucette au président des Comores que l’on résoudra ce problème de fond. Mais on peut rêver : envoyer des administrateurs compétents et motivés dans ce territoire magnifique, encadrer sérieusement les pratiques fantaisistes de certains élus et enfin s’atteler à la résolution de la question internationale.

 

 

 

Comment le peuple juif fut inventé

comment le peupleTout le monde s’est, sans doute, posé la question un jour ou l’autre : comment un peuple a-t-il pu vivre en exil durant deux mille ans, dispersé sur trois, puis cinq continents, en conservant, son homogénéité culturelle, religieuse et …ethnique* ?  Seul, sans doute, un historien israëlien était en mesure se lancer dans une telle recherche sans prendre le risque d’être taxé d’antisémitisme. Comme le souligne l’auteur de cet essai, Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel Aviv « l’histoire n’en est pas à une ironie près : il fut un temps en Europe où celui qui affirmait que les juifs, du fait de leur origine constituaient un peuple étranger était désigné comme antisémite. Aujourd’hui, a contrario, qui ose déclarer que ceux qui sont considérés comme juifs dans le monde ne forment pas un peuple distinct ou une nation en tant que telle se voit immédiatement stigmatisé  comme « ennemi d’Israël ».

Pas facile donc de traiter d’un tel sujet. Et pourtant cet essai, au titre provocateur, est absolument passionnant. Il montre, avec méthode et brio (le livre est fort bien écrit), disséquant un à un tous les aspects de la question, que le peuple juif est, au même titre que le peuple français ou le peuple allemand, le fruit d’une construction assez récente, parallèle à la montée des nationalismes en Europe au XIXème siècle. Chacun sait que la canonisation de  nos ancêtres Gaulois remonte, en gros, à la IIIème république, à cet élan de romantisme national qui a enflammé la France et l’Europe. La chose était un peu plus difficile pour le peuple juif, en raison d’une absence d’homogénéité linguistique et territoriale, c’est pourquoi l’histoire officielle aujourd’hui enseignée en Israël s’est construite en plusieurs étapes. « Pour forger un collectif homogène, il était nécessaire de formuler une histoire multiséculaire cohérente destinée à inculquer à toute la communauté la notion d’une continuité temporelle et spatiale entre les ancêtres et les pères des ancêtres. Parce qu’un tel lien culturel étroit, censé battre au cœur de la nation, n’existe dans aucune société,  les « agents de la mémoire » ont dû s’employer durement à l’inventer. Toutes sortes de découvertes ont été révélées par l’intermédiaire d’archéologues, d’historiens et d’anthropologues. Le passé a subi une vaste opération de chirurgie esthétique. »

En deux mots, Shlomo Sand, démonte toute la construction contemporaine qui prétend que les Juifs Séfarades d’Afrique du Nord et les Ashkénazes venus d’Europe de l’Est seraient les descendants d’un peuple exilé ayant habité la Palestine il y a deux mille ans. D’exil forcé et massif il n’en est, en premier lieu, pas de trace sérieuse dans l’Histoire. Ce n’était pas le genre des Romains, somme toute assez tolérants en matière de religion. Mais cet exil forcé, n’en est pas moins le mythe fondateur de l’errance millénaire des Juifs. A ses yeux c’est une vue de l’esprit, au mieux une lecture poétique de l’Histoire. Il explique par ailleurs, que les communautés juives disséminées en Europe, en Afrique ou en Asie mineure, ont longtemps pratiqué la conversion, aujourd’hui regardée avec suspicion, voire rejetée comme non conforme à la notion de « peuple élu » des orthodoxes du moment, que les alliances de voisinage étaient régulières, bref que les critères ethniques n’ont pas de sens, après deux mille ans de joyeux mélange. L’historien décortique à cet effet les multiples aspects de la question, observe les maigres traces laissées dans l’Histoire (notamment l’énigmatique royaume Khazar en Europe centrale au moyen-âge), les filiations linguistiques (le Yiddish, dérivé du haut-allemand) pour enfin évoquer les dernières recherches en matière de génétique, qui infirment la thèse d’une supposée homogénéité ethnique, précisant même que les descendants les plus proches des populations qui peuplaient la Judée il y a deux mille ans sont vraisemblablement… les Palestiniens, convertis à l’Islam au fil du temps. Ce qui, si l’on voulait être rigoureux avec le vocabulaire, ferait aujourd’hui des antisémites non des anti-Israëliens, mais des anti-Palestiniens.

Si continuité il y a, elle est donc exclusivement religieuse. Ce qui est déjà une belle performance, au vu des persécutions dont ont été victimes les adeptes du judaïsme au cours du dernier millénaire. Et il n’est pas question ici de minimiser l’importance de ces persécutions. Pourquoi dès lors, prétendre fonder une « ethnocratie » comme qualifie Shlomo Sand le régime Israëlien (Etat où, je l’ai appris au passage, le mariage civil n’existe pas : seul le mariage religieux est reconnu). Sans doute pour conforter la légitimité d’un Etat, sa propriété historique de « la terre d’Israël »,  Etat qui redoute apparemment d’en manquer. Il fallait donc s’appuyer sur un mythe fondateur, dont la Bible est la bible,  afin de valider, en interne comme en externe, la notion de peuple, de nation et par conséquent de territoire.

 

*terme abondamment utilisé par l’auteur.

NB : je ne méconnais pas le risque, en rédigeant cette note, d’indisposer quelques lecteurs. Il y a peut-être quelques maladresses de vocabulaire, mais aucune intention maligne. Avant tout procès d’intention, merci de prendre connaissance de l’ouvrage.

Comment le peuple juif fut inventé ?, Shlomo Sand, traduit de l’hébreu par Sivan Cohen-Wiesenfield, édition de poche Champs Flammarion.




Les Essences Souveraines sont de sortie (3)

Les prochaines causeries autour des Essences Souveraines auront lieu le dimanche 13 octobre à la Minothèque de Bouvron (44) et  samedi 19 octobre a librairie La Curieuse d’Argentan (61). Vous êtes les bienvenus.

Minothèque, Tiers-Lieu, 21 bis rue Louis Guilhot, 44130 Bouvron. 11 heures.

Libraire La Curieuse, 7 place Henri IV, 61200 Argentan. 10 heures. 

Les Essences Souveraines sont de sortie (2)

Passionnante rencontre avec les lecteurs du Passage, la grande librairie d’ Alençon, le samedi  25 mai, autour des Essences Souveraines, précédée  la veille par un beau papier dans les colonnes d’Ouest-France. 

Les prochaines rencontres auront lieu le 22 juin à Avoise, près du manoir où aurait été imprimée clandestinement la première version de ces Essences Souveraines en 1534, et le 6 juillet à la librairie La Curieuse d’Argentan. Le livre sera ensuite présenté en Loire-Atlantique. 

Les Essences souveraines

Chers lecteurs,

Certains d’entre vous l’attendaient, d’autres en avaient eu vent au lendemain de la parution du Malais de Magellan, j’ai le plaisir de vous annoncer la sortie des Essences Souveraines, fantaisie romanesque à paraître dans quelques semaines.

En voici l’argument :

Printemps 1534, le médecin de Marguerite de Navarre, duchesse d’Alençon, entreprend la traduction des théories controversées d’un alchimiste allemand ayant découvert les essences souveraines des plantes. Il est encouragé par la chambrière de Marguerite, nonne défroquée, et Jeanne d’Avoise, une amie de la duchesse, qui accepte de transformer son manoir en imprimerie clandestine. Un jeune typographe, exilé à Nantes depuis la fermeture tumultueuse de la première imprimerie alençonnaise, est mis à contribution avec la bénédiction de Clément Marot, le fantasque secrétaire de Marguerite. Mais les tensions restent vives entre l’Église, qui fait volontiers rôtir les imprimeurs, et les adeptes des idées nouvelles. Elles se cristallisent à l’occasion du mariage de René de Rohan et d’Isabeau d’Albret au château d’Alençon le 16 août 1534.

J’ai choisi d’éditer moi-même ce petit roman, à l’enseigne de L’atelier du polygraphe, dans les mêmes conditions que celles qui avaient présidé à l’édition du Malais. Il aura la même forme : format de poche, 164 pages, imprimé sur papier bouffant 80 grammes et composé en Garamond. Mon ami Claude Lefebvre a réalisé le croquis pour le frontispice. Le tirage sera de 500 exemplaires, dont 50 exemplaires numérotés, réservés aux souscripteurs, qui n’auront d’autre récompense que le plaisir d’avoir encouragé sa publication, puisque le prix de vente sera le même pour tous : 14 €.

Pour souscrire, rien de plus simple : un mot message à philippe.dossal@gmail.com et vous serez inscrits sur la liste, dans l’ordre d’arrivée. Je vous indiquerai la marche à suivre pour procéder à votre virement et récupérer le livre.  

Les heureux souscripteurs et les clients du Passage à Alençon auront la primeur de sa sortie puisque je ne serai pas en Métropole avant fin mai pour assurer sa promotion. Si vous préférez le recevoir par la poste, il faudra compter 4 € supplémentaires pour les frais d’envoi.

Voilà, voilà. Soyez très décontractés, il n’y a pas d’enjeu commercial dans cette affaire, juste du plaisir. 

Amicalement

Le 27 janvier 2024 à Sada

Peinture de Bronzino

Le Malais de Magellan 1

1 – La Belle Charpente

Où l’on fait la connaissance de Léonard Cabaret, typographe à Alençon, et de Guillaume Bonaventure, son ami graveur. Une visite à La Belle Charpente. La cour de Marguerite de Navarre. Rumeurs de débauche au couvent d’Almenêches. Un clerc à l’imprimerie. La colère de maître du Bois.

Cette page ne respire pas, elle est beaucoup trop compacte. Léonard examine, dubitatif, la feuille qu’il vient de retirer de la presse. Ces satanés caractères gothiques, avec lesquels maître du Bois le contraint à composer, dressent une barrière hérissée de piquets entre l’œil et le texte, dessinent un champ clos inhospitalier et impénétrable à ses yeux fatigués. Léonard aimerait tant disposer d’une fonte de caractères romains, ces lettres souples et rondes qui caressent les yeux et parlent sans détour à l’esprit. Mais il sait que Simon du Bois n’en démordra pas. L’utilisation du gothique bâtard reste pour l’imprimeur la meilleure façon de se faire comprendre des simples et des rudes. Et puis le bâtard et ses caractères effilés est beaucoup moins gourmand en papier que ne l’est le romain. Léonard en convient à regret en épinglant la feuille sur le fil qui court le long des poutres au-dessus de sa tête.

La nuit commence à envelopper Alençon et la place du Palais se vide peu à peu devant les croisées de l’atelier. Le jeune compagnon est las, ses yeux se sont rougis au fil d’une longue journée passée à composer les premières pages du Sommaire de toute médecine et chirurgie que vient de confier à la maison Jehan Coëvrot, le médecin de la duchesse Marguerite. Gaspard, l’apprenti, après avoir gratté les tampons, a filé ; il est temps de regagner La Belle Charpente et de se caler devant un bon souper. Tant pis pour Guillaume, son ami graveur attendra demain pour partager un pichet de cidre. Léonard nettoie consciencieusement la presse à deux coups, ferme les volets avec application puis se dirige vers l’écurie voisine, où patiente sa monture. Indifférent aux échos de la rue, il franchit au pas la porte de la Barre avant de se diriger vers le bourg de Saint-Germain. Chemin faisant, le typographe – il aime ce titre nouveau qui commence à courir les ateliers – ne peut s’empêcher de songer à la manière d’aérer les textes qu’il compose. Il parait qu’à Paris on a introduit récemment de petites baguettes crochues entre les phrases pour reposer l’attention. Il faudra qu’il aille y voir de plus près.

Le bourg de Saint-Germain est silencieux, assoupi sous un gros nuage. Seule une lanterne témoigne d’un peu de vie à l’entrée de l’auberge d’où s’échappent quelques éclats de voix. Mais la lune est de bonne humeur ce soir et le chemin est sûr jusqu’à La Belle Charpente, la ferme familiale plantée un peu plus haut en bordure du bois d’Héloup. Léonard n’est pas peu fier de se déplacer à cheval. C’est un privilège accordé par le roi François aux imprimeurs, qui peuvent désormais porter l’épée quand ils sont passés maîtres, à l’image de Simon du Bois, parti quelques jours en vadrouille pour faire relier discrètement un lot d’ouvrages imprimés de frais. C’est son père, Mathurin, qui lui a offert ce cheval au printemps dernier, le jour de l’obtention de son brevet. Avec un sourire, sans dissimuler un beau soulagement, lui qui ne pensait rien faire de ce fils turbulent, envoyé à l’école paroissiale pour donner du grain à moudre à une insatiable curiosité. La vivacité d’esprit et la ténacité du garçon lui ont permis de maîtriser le latin et d’acquérir de précieux rudiments de grec.

La Belle Charpente est une ferme fortifiée construite à flanc de côteau sur les hauteurs d’Héloup. Elle est entourée de hauts murs en pierre ocre, percés de trois portes et dominée par une tour carrée qui rehausse le corps de logis et permet, au besoin, de surveiller les alentours. Ce modeste appareil défensif est dû à l’isolement de la ferme, qui fut construite au siècle précédent, aux grandes heures de la guerre avec les Anglais, à une époque où il était encore fort dangereux de vivre à l’écart des villages. Les temps ont bien changé, certes, et les bandes de soudards écumant les campagnes se sont raréfiées, mais Mathurin Cabaret ne glisse pas moins chaque soir d’épaisses barres en bois derrière les vantaux des portes, avant de lâcher ses deux gros chiens dans l’enceinte de la ferme.

La Belle Charpente est un assemblage composite, bâti à plusieurs époques, recouvert de toits pentus en tuiles plates que le temps a teintés d’un brun chaud, auquel le soleil donne parfois des allures de velours rouillé. Dans la grande salle basse, où crépite été comme hiver le feu qui réchauffe la marmite, sous le manteau de la cheminée, on se réunit sans façons pour le repas et l’on plonge allégrement les mains dans le grand plat, comme c’est l’usage. Ce soir, Léonard n’est pas très attentif aux conversations de la maisonnée, indifférent aux rituelles questions de sa mère, Anne, qui s’inquiète de lui voir le visage aussi fermé. Il est tout entier absorbé par cette affaire de clôture graphique. Le jeune homme est persuadé que les caractères romains, plus doux, composant des ensembles plus fluides, débarrasseraient la langue vulgaire de son aspect rugueux, l’aideraient à sortir de la gangue dans laquelle elle est encore prisonnière. Certes ce n’est pas à lui, modeste compositeur, de décider sur quel chemin doit s’engager la graphie, même si, il le sent bien, l’époque est à l’exploration, comme en témoignent les évolutions qui se font jour chaque année dans les ateliers de la rue Saint-Jacques à Paris. 

Guillaume Bonaventure est penché sur son pupitre face à la croisée ouverte dont les battants recouverts de papier huilé reflètent le soleil du matin. Tout entier absorbé par un tracé à l’encre sur une planche de poirier, une jambe curieusement tendue vers l’arrière, il n’a pas entendu Léonard pénétrer dans la pièce, pourtant desservie par un sonore escalier en bois. L’étrange posture de Guillaume fait naître un léger sourire sur le visage du visiteur, qui profite de cet instant de silence pour observer, depuis le chambranle de la porte, la précision et la sûreté du geste de son compagnon. « Tu n’as pas encore fait un sort à ce pestiféré ? » lance Léonard, un tantinet moqueur, qui découvre en s’approchant du pupitre le profil d’un homme couvert de bubons. « Arrête, j’ai gâché la planche hier soir en donnant un malheureux coup de gouge. Deux jours de labeur perdus d’un geste maladroit » répond Guillaume, sans se retourner « je commence à me demander si j’ai bien fait d’accepter l’offre de maître du Bois. Mais bon, à toute chose malheur est bon, je crois que ce pestiféré sera plus réussi que le précédent. »

Léonard passe rarement une journée sans rendre visite à son ami, même s’il attend habituellement la tombée de la nuit pour grimper les escaliers de la taverne des Sept Colonnes, au-dessus de laquelle Guillaume a installé son repaire. Histoire de commenter ensemble devant une chopine les évènements de la journée, qui ne font pas défaut à Alençon lorsque duchesse y tient sa cour. Ce matin,  Léonard souhaitait s’enquérir de l’avancée des travaux de Guillaume, récemment promu graveur attitré de Simon du Bois. L’imprimeur veut en effet rehausser le Sommaire de toute médecine et chirurgie de quelques estampes, à la manière des ouvrages illustrés qui commencent à voir le jour à Lyon, et c’est à Guillaume qu’il a confié la réalisation des planches. Léonard n’est pas innocent dans le choix de cet artisan discret et solitaire, qui n’était pas, il y a quelques mois encore, un familier de l’exercice. Mais les graveurs sont rares dans la petite cité des ducs, où l’imprimerie était encore inconnue voilà un couple d’années. Il fallait donc trouver un fin connaisseur du décor sur bois qui accepterait de travailler en creux plutôt qu’en volume. Et c’est tout naturellement que le choix s’est porté sur Guillaume, avec qui Léonard a usé ses culottes sur les bancs de l’école de la paroisse. Certes Guillaume est plutôt porté sur les monstres, les diables et les farfadets, à l’image de ceux sculptés aux encoignures du retable de l’église Notre-Dame, mais l’exercice ne lui déplait pas et l’impétrant se tire plutôt bien de la mission qui lui a été confiée.

Les yeux plissés par un sourire malicieux, Guillaume se retourne enfin après avoir reposé sa plume. « Voilà, je vais maintenant pouvoir me remettre à l’ouvrage, tu devrais l’avoir demain soir. » « Rien ne presse, maître du Bois n’est pas là, et je ne me risque pas encore à insérer les gravures dans la presse. Il ne m’a pas dit où il allait, mais je le soupçonne d’être parti relier le manuel d’instruction chrétienne de ses amis évangélistes qu’il imprime la nuit, en mon absence. A vrai dire, toutes ces cachoteries, qui ne trompent personne, me font plutôt rigoler, d’autant qu’elles font enrager le vicaire de Montsort, cette grosse outre avinée qui nous a tant tapé sur les doigts à l’école. Bon, je dois filer, il me faut préparer un nouveau pot d’encre et je n’ai pas intérêt à me rater si je veux avoir tiré le premier cahier du Sommaire avant son retour. Je repasse ce soir pour que tu m’en dises un peu plus sur l’histoire des sœurs d’Almenêches. Il paraît que la duchesse est inquiète et qu’elle a écrit à l’évêque pour se plaindre de la débauche qui semble régner au couvent. N’hésite pas à laisser traîner tes oreilles aux Sept Colonnes en m’attendant. »

La ville est en effervescence depuis l’arrivée de Marguerite, venue, pour la première fois, accompagnée de son nouvel époux, le roi de Navarre. Les commerçants, qui ouvrent, à cette heure matinale, leurs étals au pied des maisons à pans de bois de la Grand rue, rivalisent d’imagination pour marquer leur attachement à la duchesse. D’autant que les membres de la petite cour, l’imprévisible Clément Marot en tête, ne dédaignent pas arpenter les rues du centre pour échapper à la froideur des coursives du vieux donjon. Alençon a eu peur lorsque le duc Charles, qui avait apporté la prospérité à la ville, est mort au lendemain de la triste bataille de Pavie. Et c’est avec une joie partagée que la ville retrouve sa duchesse, à qui son frère de roi, François Ier, a laissé le duché de feu Charles IV d’Alençon en usufruit.

Belle surprise en arrivant rue du jeudi, l’atelier est ouvert. Simon du Bois est revenu plus tôt que prévu et converse avec un vieux monsieur sur le pas de la porte, indifférent au vacarme provoqué par les barriques qui roulent sur le pavé de la place du Palais. Le cheveu argenté débordant d’un chapeau de feutre,  les joues creusées de profondes rides sous des pommettes hautes, l’inconnu est vêtu d’un long manteau noir trahissant son appartenance au groupe de clercs qui entoure Marguerite.  Les deux hommes semblent bien se connaître et ne cachent pas le plaisir qu’ils ont à se retrouver. « Léonard, je te présente Jacques Lefevre, un ami très cher, dont j’ai eu le privilège d’imprimer quelques ouvrages lorsque j’étais à Paris » lance l’imprimeur en apercevant son jeune compagnon. « Maitre Lefevre d’Etaples ? »  « Lui-même, mon garçon »  répond le vieux monsieur, amusé, par la perte de contenance du jeune homme, rouge jusqu’aux oreilles, manifestement perturbé par cette rencontre inattendue. « Enchanté maître, bredouille Léonard, je… je n’imaginais pas vous rencontrer un jour en chair et en os ». Léonard peste intérieurement contre lui-même, maudissant cette ridicule émotivité qui lui empoisonne, si souvent, l’existence. A sa décharge, cette présence à Alençon du théoricien du cénacle de Meaux – si c’est bien lui, il a du mal à y croire – que certains comparent déjà au grand Erasme, est une telle surprise, que ce moment d’émotion est, somme toute, assez naturel. Certes, dans les rues d’Alençon, le philosophe ami de la duchesse ne doit guère être embarrassé par les admirateurs, qui sont bien peu nombreux à connaître les écrits. La nouvelle n’en est pas moins extraordinaire aux yeux de Léonard, qui sait le prix du travail de cet esprit éclairé, dont la traduction du Nouveau Testament vient de paraître à Anvers, en caractères romains s’il-vous-plait.

« Entrons, si vous le voulez bien, nous serons au calme pour bavarder » tranche maître du Bois, sortant ainsi Léonard de l’embarras « et toi, jeune homme, file nous préparer un pot d’encre, nous avons du pain sur la planche aujourd’hui. » L’atelier n’étant pas très spacieux,  Léonard, calé derrière un pilier, peut suivre la conversation qui se poursuit entre les deux hommes tout en incorporant ses pigments à un pot d’huile de lin. « L’atmosphère devient de plus en plus malsaine à Paris, explique le clerc, qui s’est assis sans façons sur un banc devant la casse, où sont soigneusement rangés les caractères « et la Sorbonne n’attend qu’une étincelle pour rallumer les bûchers. C’est pourquoi la reine de Navarre m’a suggéré de l’accompagner ici et de la suivre le mois prochain à Nérac, où je pourrai poursuivre mes travaux sous sa protection ». Simon du Bois fronce les sourcils et se laisse emporter par un de ces accès de colère dont il est coutumier : « Ces sorbonnards ne lâchent décidément rien. Même la protection du roi s’avère insuffisante désormais. Il ne leur suffit donc pas que Briçonnet soit rentré dans le rang et que votre cénacle ait été dissous. Je me demande comment tout cela va tourner. Quoi qu’il en soit la duchesse a eu une riche idée de m’inviter à déménager mon atelier dans cette bonne ville. La main d’œuvre est plus difficile à trouver, ajoute-t-il en jetant un regard amusé vers le pilier derrière lequel se cache Léonard, mais à tout le moins on peut y travailler au calme, à l’abri des foudres de ces imbéciles encapuchonnés. »