L’une des conséquences de l’affaire Charlie aura été la lumière portée sur certaine presse papier, victime, dans une relative indifférence, d’une progressive désaffection du public. Désaffection qui pouvait s’avérer mortelle pour les supports vivant du seul produit de leurs ventes, Charlie hebdo était d’ailleurs au bord de la faillite.
Ce n’est pas le cas du Canard enchaîné, qui va fêter cette année son centième anniversaire, lequel reste solide sur ses appuis, sans échapper à l’érosion de la diffusion qui frappe l’ensemble du papier (399 567 ex de moyenne en 2013, en baisse de 16% par rapport à 2012, selon les derniers chiffres trouvés en ligne).
La saine gestion du volatile, la structure de son capital (le journal appartient aux salariés en exercice), la prudence de ses responsables, qui se sont gardés de livrer gratuitement leurs contenus en ligne, ne doivent toutefois pas occulter une réalité : le lectorat du Canard vieillit et son équilibre économique est à terme en danger.
Certes, l’univers de référence peut parfois sembler un peu trop confiné à la buvette de l’Assemblée, l’habillage peut sembler un peu daté pour les jeunes lecteurs, mais ces reproches ne pèsent pas bien lourd devant ce qui reste un monument de la presse hexagonale. Parce que le Canard enchaîné ce n’est pas seulement une légendaire liberté de ton, une farouche indépendance, des nerfs d’acier (il faut avoir tâté de l’intimidation pour mesurer à quel point les journalistes du Canard s’exposent), c’est aussi une certaine façon de concevoir l’irrévérence, avec une forme d’élégance propre à la presse française.
Et puis le Canard enchaîné, c’est aussi un rapport unique entre le texte et le dessin. Je suis notamment un fan absolu des « culs de lampe » ces petits dessins qui servaient par le passé à boucher les trous au marbre, à animer la page. Ah les soirées de bouclage où les dessinateurs crayonnent dans les coins ! Et puis le Canard ce sont des rubriques irremplaçables, comme la chronique judiciaire de Dominique Simonnot, du brut de chez brut. C’est aussi les films qu’on peut ne pas voir, l’album de la comtesse, la voie aux chapitres… Bref une demi-heure de bonheur quasi garanti.
Il n’est pas certain que le lecteur lambda, qui achetait de temps en temps son canard en prenant le train et se réfugie désormais sur sa tablette en picorant des contenus gratuits, ait bien pris la mesure du danger qu’il fait courir à cette presse irrévérencieuse. En ne lui donnant plus les moyens de vivre, de payer son personnel, son imprimeur. Du danger qu’il se fait courir à lui-même en appauvrissant les derniers supports indépendants des puissances de l’argent.
Je suis souvent frappé par la naïveté du discours de mes étudiants, qui n’achètent plus de papier, considèrent comme superflu l’abonnement payant à la presse en ligne et prétendent être informés correctement. Comme si l’information tombait du ciel. Comme la démocratie allait de soi. Le Canard nous le opportunément rappelle chaque semaine : « la liberté de la presse ne s’use qui l’on ne s’en sert pas. » Et elle s’use assez vite si on n’y prend pas garde.
Illustrations : Pétillon, le 1er numéro du Canard.