Archives de catégorie : Notes de lecture

L’immortalité selon Borgès

Dans l’oeuvre de Borgès, il est un recueil de courts essais Sept nuits, prolongé par une série de conférences donnée à l’université de Belgrano au cours des années soixante-dix, intitulé En marge de Sept nuits. Cette série d’essais, qui porte sur des sujets sans lien apparent, des Mille et une Nuits à La Cécité, en passant par La Kabbale ou Le Bouddhisme, n’est pas seulement un délice absolu de lecteur – comment ne pas goûter les facéties de Borgès ? – c’est un jardin que l’on peut parcourir à l’infini sans jamais en épuiser les ressources.

bombardementsParmi ces essais, il en est un auquel je voue un culte particulier : L’immortalité. En quelques pages Borgès réussit la prouesse de dédramatiser et d’enchanter cette notion particulièrement délicate, dans un exposé qui provoque le type de vertige dont il est coutumier. Convoquant aussi bien Hume que saint Thomas d’Aquin, il propose ainsi une lecture, dont la légèreté le dispute à la profondeur, de cette croyance que partagent certains humains, qui a traversé les siècles et imprègne la plupart des religions.

Borgès visite tout d’abord l’immortalité personnelle, donnant assez vite son point de vue sur cette dernière : « En ce qui me concerne, je ne la désire pas et même je la crains; pour moi ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à exister, ce serait effrayant de savoir que je vais continuer à être Borgès. Je suis las de moi-même, de mon nom et de ma renommée, et je voudrais me libérer de tout cela. » Mais Borgès n’est pas inquiet. Il considère, avec Hume, que la notion d’individu, de permanence individuelle est contestable : « Qu’est ce que l’âme si ce n’est quelque chose qui perçoit et qu’est-ce que la matière sinon quelque chose qui est perçu ? Si on supprimait tous les substantifs dans l’univers, celui-ci se trouverait réduit aux verbes. Comme le déclare Hume, nous ne devrions pas dire « je pense », mais « il est pensé », de même qu’on dit « il pleut. »

Passant ensuite sur la notion d’infini, de métempsychose chère aux orientaux, il en vient à Lucrèce. « Quand tu naquis » dit-il au lecteur « était déjà passé le moment où Carthage et Troie se disputaient l’empire du monde et cela ne t’importe plus. Alors pourquoi ce qui viendra après toi pourrait-il t’importer ? Tu as perdu l’infini passé, que t’importe de perdre l’infini futur. » Il y a du Montaigne dans cet homme. Mais Borgès, s’il réfute l’idée d’une illusoire immortalité individuelle, ne partage pas moins l’idée d’une immortalité collective, ou plutôt cosmique. Et il donne quelques magnifiques exemples. « Chaque fois que chacun aime son ennemi, apparaît l’immortalité du Christ. Chaque fois que nous citons un vers de Dante ou de Shakespeare revit en nous, en quelque sorte, le moment où Shakespeare ou Dante ont créé ce vers. »

Et de conclure : « Je dirai que je crois à l’immortalité : à l’immortalité non pas personnelle mais cosmique. Nous continuerons d’être immortels : au-delà de notre mort corporelle, reste notre souvenir, et au-delà de notre souvenir restent nos actes, nos oeuvres, nos façons d’être, toute cette merveilleuse partie de l’histoire universelle, mais nous ne le savons pas et c’est mieux ainsi. »

Illustration : au lendemain d’un bombardement à Londres en 1940, source : Improbables librairies.

Ethno-roman

par Pascale Busson-Martello

De Tobie Nathan, j’avais lu, il y a quelques mois, Mon patient Sigmund Freud, roman d’une incroyable liberté, qui mêle aventure, histoire et psychanalyse, invention, fiction et réalité. Je n’avais pas choisi ce livre, c’était un coup du hasard. Qui récidive avec Ethno-roman dont le titre intrigue l’ignorante que je suis de l’auteur, ses œuvres et ses pompes, à ma grande honte. Je lis l’ensemble d’un trait, et s’il n’y avait eu l’amicale invitation de Philippe à préciser mon enthousiasme sous d’autres mots, je m’en serais certainement tenue là. Là, c’est-à-dire, l’état de bien-être qu’une lecture peut infuser en soi, sans qu’il puisse pour autant prendre forme ni formulation. Voilà, c’est un livre comme on aime en rencontrer. Depuis, j’ai appris qu’il fut même récompensé, et j’en sais un peu plus sur l’ethnopsychiatrie, je suis allée voir ce qu’il s’en dit ici ou là. Mais, rien, je dois le dire, n’a brouillé mes souvenirs de lectrice, rien ne les a affectés, rien ne les a modifiés.

ethno-romanEthno-roman n’est ni un roman, ni un traité d’ethnologie. C’est une magnifique histoire de générations, de lignages, de grand-parents, de prénoms, de migrants, de langues. D’aucuns y verront d’abord l’histoire personnelle de Tobie Nathan, une autobiographie intellectuelle, comme on dit aujourd’hui, par les aléas des rencontres, ratées parfois, avec des maîtres, son parcours sinueux entre les écoles, les universités, les centres de soins, sa formation si peu livresque et si humaine. Le livre aurait pu avoir pour titre celui du premier chapitre : ‘Je m’appelle Tobie Nathan’ ou comment d’un rêve maternel et du poids légendaire du grand-père du grand-père, on porte un nom, ou deux ou trois… La tentation est grande parfois de saisir feuille et crayon et de tracer l’arbre, son tronc et ses branches qui, depuis Yom-Tov, l’aïeul absolu, par le père du grand-père maternel, on arrive à Rena, la mère de Tobie, dont il dit qu’elle est tout à la fois Sarah Bernhardt, Shirley Temple et George Sand (ne pointant pas d’ailleurs, dans ce dernier rapprochement, un prénom si présent déjà dans sa propre histoire !). Si je m’autorise dans ces quelques lignes qui se veulent générales, ce genre de ‘détails’ c’est pour montrer à quel point certaines pages sont tout simplement fascinantes.

Tobie Nathan traverse le temps de l’histoire verticale –celle des générations et des généalogies- et de l’histoire horizontale, celle qu’il a vécue avec ses contemporains. Celle-là aussi est formidable, et peut se résumer en quelques formules : avoir 20 ans en 68 ; être ado à Genevilliers ; qu’est-ce qu’être communiste dans ces années-là ; vivre en France dans les années 60-70… et bien d’autres. Il n’est pas complaisant avec certains universitaires, à juste titre. Il est pertinent sur les ‘cités’ d’alors. Il ose un certain doute sur la psychanalyse. Il est lucide sur ses propres difficultés, voire ses échecs comme thérapeute ‘besogneux’. Certains chapitres sont traversés, comme une trouée dans une forêt épaisse, d’autres récits qu’on pourrait dire ana-chroniques au sens où ils bousculent les dates, mais aussi les lieux, et nous mènent à la Réunion près d’un guérisseur descendant d’esclaves, dans le nord d’Israël dans le cabinet d’un soignant juif yéménite, au Burkina Faso rencontrer un guérisseur mossi, pour exemples.

Et puis il y a La rencontre. L’immense. G. Devereux. Dont le récit est ahurissant. Depuis le matin jusqu’au soir, dans l’intime d’un appartement, la cuisine, la chambre. On a peine à y croire. Quel personnage ! Juif qui ne veut pas le dire, politiquement ‘à droite de la droite’, capable d’une certaine brutalité dans les propos ou le comportement, direct et pourtant chaleureux en même temps. Les trois premières heures de cette journée décidèrent de tout. Mais la rupture fut tout aussi brutale et définitive –bien des années plus tard- quand T.Nathan ouvre une consultation d’ethnopsychiatrie à Bobigny grâce à S.Lebovici. Il y a là un des chapitres les plus beaux, celui titré ‘Prudence’ du prénom d’une jeune Camerounaise en grande difficulté. Les séances sont publiques (psychiatres, internes, étudiants….) mais pourtant tout y est silence, gestes feutrés, douceur. Généalogiques autant qu’ethnologiques, elles font la part belle à l’incantation de la parole pesée, posée, déposée, quasi magique. Nathan a une formule magnifique : les migrants viennent avec leurs « invisibles » et il sait de quoi il parle, lui l’Egyptien passé par l’Italie pour arriver en France… Pour aider Prudence, il fera même venir sa famille depuis le Cameroun.

Ce que Tobie Nathan affirme, à la suite de son maître Dereveux, et en contradiction tant avec la vulgate psychanalytique qu’avec ses travaux les plus sérieux, c’est que les désordres psychiques ne sont pas le fait du sujet, de l’individu. Ils seraient, en quelque sorte, déjà fournis, « prêts à l’usage » par appartenance culturelle. Et il le montre. Mais ce que je retiens, ce qui me retient, après lecture, c’est une autre conviction qui vient accompagner mes intuitions récurrentes. On n’est jamais seulement l’enfant de ses parents, on n’a jamais un prénom par hasard, on ne vient jamais de nulle part, quelques soient les distances, les temps et les lieux. Toujours, un jour, les fils se tissent. De l’importance des mots que l’on dit aux enfants. Les légendes familiales sont souvent les plus belles.

Quand l’Eglise distribuait le monde

« Le traité conclu à Tordesillas le 7 juin 1494 entre le Portugal et l’Espagne, après le refus, par le premier, de l’arbitrage par le pape Alexandre VI, instaure un nouvel ordre mondial dominé par la puissance maritime ibérique. Les terres à découvrir qui s’étendent à l’ouest d’un méridien tracé à 370 lieues à l’ouest de îles du Cap-Vert appartiendront à l’Espagne; celles qui sont situées à lest de cette ligne, notamment les côtes africaines ainsi que les Indes orientales, appartiendront au Portugal. Face à l’Islam, les deux royaumes ibériques incarnent la chrétienté triomphante. »bibliothèque

C’est ainsi que débute la préface au « Voyage de Magellan » de Chandeigne, un bijou d’édition, dont je rêvais depuis sa présentation par Michel Chandeigne en personne lors d’une récente édition d’Etonnants Voyageurs à Saint-Malo. De ces livres qui cumulent toutes les qualités : complet, beau, merveilleusement illustré et doté d’un excellent appareil critique. L’ouvrage s’appuie, bien sûr, en premier lieu sur la relation d’Antonio Pigafetta, marin et chroniqueur italien, l’un des rescapés de cette aventure d’anthologie. Magellan, mort aux Mariannes, lui doit la notoriété posthume et abusive qui fait de lui le premier navigateur à avoir réalisé la première circum-navigation. magellan 1

La première surprise de ce récit est le malentendu de départ. L’expédition de  Magellan, navigateur portugais passé au service de l’Espagne, n’a pas pour but de faire le tour du monde, mais de prendre possession des Moluques, îles réputées pour leurs épices, au nom de l’Espagne. L’idée de Magellan, qui n’est pas sans savoir que la terre est ronde (on le sait depuis les Grecs, l’Eglise le reconnaît, mais on pense le globe plus petit) est d’ouvrir une nouvelle route, par l’ouest, en franchissant l’Amérique, considérée à l’époque comme une simple bande de terre séparant l’Atlantique de l’océan Indien. Il compte revenir par la même route pour ne pas empiéter sur le domaine Portugais, qui s’étend, selon le traité de Tortedillas, du Brésil aux confins de l’Asie. Espagnols et Portugais ne s’étaient pas contentés de se séparer l’Amérique en 1494, ils s’étaient carrément attribué chacun une moitié de planète (carte ci-dessous, partie portugaise au centre).magellan 2

Le texte de Pigafetta est assez lapidaire sur la première partie du voyage. Il est habilement complété dans l’édition Chandeigne, par des renvois sur les récits des autres survivants, qui développent certains épisodes, notamment les règlements de comptes, trahisons et naufrages qui ponctuent la première partie du voyage. L’un des bateaux prendra ainsi la décision de quitter la flotte, en plein milieu du détroit de Magellan – qui ne l’est pas encore – pour rejoindre l’Espagne. Ce récit, dont la copie originale a disparu, et dont il reste quatre versions, l’une en Vénitien (qui semble la plus fiable) et trois en français, est aussi abondamment complété par un ensemble de notes donnent l’état des dernières recherches sur le sujet.

Pigafetta est un fidèle de Magellan, lui pardonne ses cruautés mais relève toutefois la folie de l’entreprise de son capitaine lorsque ce dernier se lance avec soixante hommes à l’assaut d’un roitelet alors que son adversaire dispose de plusieurs milliers de guerriers. Les dernières recherches tendent à montrer que l’expédition avait un côté suicidaire et que ce geste apparemment insensé pourrait s’expliquer par le désarroi de Magellan, comprenant que, malgré ses calculs, il était parvenu dans le domaine Portugais et que toute cette aventure se soldait par un échec. Le voyage n’en continue pas moins, et la flotte, réduite à trois puis deux navires (sur les cinq du départ) poursuit sa découverte des iles du pacifique (ainsi nommé au terme de cette première traversée), tâchant de convertir au christianisme les souverains locaux au passage, à l’aide de miroirs et de couteaux. Pour un lecteur contemporain, le récit est pollué par le maquis d’appellations d’époque qui désignent des îles que l’on a du mal à situer sur une carte. Mais peu importe.

Ce qui fait le charme indéniable de cette aventure c’est la qualité du regard de Pigafetta, qui découvre chaque jour, une plante un animal, un mode de vie inconnus. Telle cette description d’un phasme : « Encore on trouve là des arbres qui ont telles feuilles que, quand elles tombent, elles sont vives et cheminent. et sont ces feuilles ni plus ni moins comme celles d’un mûrier mais non pas tant longues. Près de la queue d’un côté et de l’autre, qui est courte et pointue, elles ont deux pieds, n’ont point de sang et devant qui les touche elles s’enfuient. » Joli, non ?

Mais au delà de ce récit, c’est une page centrale de l’histoire de l’humanité qui se précise sous nos yeux. Songeons que c’est précisément au même moment que Cortès conquiert Mexico avec quatre cents hommes. L’Eglise est toute puissante, a distribué le monde, ivre de sa domination. L’ère de la diffusion des connaissances, de la Réforme et des pirates peut s’ouvrir.

Illustrations : Improbables bibliothèques (A.K.), Le voyage de Magellan, le partage du monde (D.R.)

Aborigènes et Navajos

Ethno-roman de Tobie Nathan, dont la note de lecture ici publiée par Pascale est reprise sur le site ethno-psychatrie.net, (mazette !) me renvoie à un genre qui semble rencontrer un succès grandissant : l’ethno-polar. Le rapprochement est certes abusif, mais l’occasion est belle de dire deux mots sur les pionniers du genre, qui ont débroussaillé tour à tour le terrain.

arthur upfield

Le premier se nomme Arthur Upfield. Ce trappeur australien d’origine britannique eut l’idée dans les années 20 de s’inspirer de la vie dans le bush pour écrire des romans policiers mettant en scène les aborigènes d’Australie. Son héros est un policier métis, Napoléon Bonaparte, surnommé Bony, dont la double culture permet de décrypter les comportements et les moeurs parfois déroutants de ses contemporains. Les romans d’Upfield relèvent donc autant du traité d’ethnologie que du roman policier. Ils sont lents, énigmatiques, se déroulent toujours dans des décors insensés, et nous donnent des clefs inédites sur le rapport à la nature, à la vie, à la mort des aborigènes. Je me souviens notamment de La mort d’un lac où le suspens est lié à l’évaporation d’un lac renfermant un cadavre. Il fait chaud, très chaud, l’atmosphère est épaisse, Bony n’est pas très à l’aise dans sa peau déclarée d’éleveur de chevaux, mais le récit n’est pas glauque. Les dialogues sont subtils, les silences évocateurs, et on a le sentiment d’approcher au plus près la psychologie des colons et l’âme aborigène. Je viens de découvrir dans la notice de l’auteur qu’un Australien s’était directement inspiré d’un de ses livres, dans les années 30,  pour faire disparaître trois cadavres. Ce qui avait donné lieu à un procès retentissant.

Tony Hillerman, tony hillerman journaliste américain ne s’est jamais caché s’être inspiré d’Arthur Upfield pour imaginer la saga de John Leaphorn et Jim Chee, eux-aussi policiers métis dans la réserve Navajo située aux confins de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. Mais si le principe est le même, les personnages, le contexte et les intrigues sont évidemment d’une toute autre nature. C’est écrit avec une plus grande maîtrise, peut-être un peu plus fin, mais tout aussi lent. Hillerman nous donne le temps de nous imprégner de l’ambiance singulière qui règne dans cette réserve, où les Navajos sont encore profondément attachés à leur mythes. Je me souviens notamment de Vent sombre mais je serais incapable d’en brosser le synopsis. L’atmosphère prime dans les romans de Hillerman, disparu en 2008, avec qui j’avais eu le plaisir de converser un moment, à Saint-Malo, quelques années plus tôt, à l’occasion d’Etonnants Voyageurs. Un homme simple, un brin taciturne.

Quoi qu’il en soit, pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas ces deux oiseaux et qui cherchent un peu de dépaysement, physique et mental, en ce début d’été, Upfield et Hillerman sont des valeurs sûres. Arthur Upfield est publié en 10/18, Tony Hillerman chez Rivages/Noir.

Illustrations : Tina McKimmie (GNU free documentation license), portrait de Tony Hillerman (source inconnue).

L’avenir dure longtemps

Passionnante plongée dans un passé pas si lointain avec l’Almanach des années 80 d’Actuel, pour les besoins d’un travail sur cette période un peu folle. Surprise de constater à quel point l’histoire bégaie, plaisir de goûter la liberté avec laquelle certaine presse regardait le monde à la fin des années 70 (l’almanach est publié fin 78).

alamanach actuelUne première évidence : 1978 marque bien la fin des utopies. La révolution aura duré dix ans, comme la grande, avant de se noyer dans le réel. « Les idéologies ruminent depuis dix ans, les polémiques sentent le vieux, les révoltes ne révèlent plus que la fatigue et l’ennui, on vit en circuit coincé dans la confusion. Les clichés cherchent une sortie de secours, gauchistes, cadres, syndicalisme et politique, gauche, réformisme, extrême-gauche, punks, nouveaux économistes, hippies moins frais, et comme personne n’a l’air de trouver, nous n’avions rien à perdre à aller rencontrer monsieur Réel. »

Le propos de cet almanach est de dresser, sans complexe, un état des lieux de la planète (une partie est dédiée aux découvertes scientifiques) pour tenter de régénérer les utopies moribondes, embourbées dans un gauchisme radical ou carrément enterrées par le « No future» naissant. L’objet propose donc une vision panoramique et subjective du monde à la veille des années 80, à la manière singulière d’Actuel. Sujets improbables, papiers rédigés à la première personne, liberté totale de ton. Petit survol du sommaire : « J’ai rencontré les pirates de Lagos », « J’ai chanté au Max’s Kansas à New-York », « J’ai empoisonné des hectares de marijuana », « J’ai vu Babar, roi de Tonga », « J’ai retrouvé la thèse de Khieu Samphan », « J’ai visité un camp nazi en Bolivie», « Science et luxure en Sibérie ».

 Une chose est acquise pour ces jeunes gens atypiques, nourris de contre-culture américaine : le communisme est mort. Ils dynamitent en effet, dix ans avant la chute du Mur, la légende des pays de l’Est en proposant des reportages en immersion, qui révèlent la déliquescence du système (et dénoncent dès 78 le délire des Khmers rouges, alors que nos intellectuels patentés, Alain Badiou en tête, le cautionnent encore l’année suivante, dans la grande presse). Sans complexe donc, la bande à Jean-François Bizot, qui compte dans ses rangs un futur prix Goncourt, Patrick Rambaud, propose une vision crue, parfois extrêmement violente du monde tel qu’il court en 1978 : « Cet homme habite dans une brouette. Au Pakistan, le général Zia rétablit la peine du fouet». actuel

Ces journalistes un brin fêlés, cultivés pour la plupart (pas de prévention pour se référer à Emerson, Montaigne ou Wittgenstein), interrogent le monde avec une curiosité, un appétit et une énergie qui paraissent aujourd’hui insensés. Certes, le style direct, un brin débraillé, peut sembler un peu daté « j’en ai fumé, refumé ; j’en ai planté, biné, arrosé, j’en ai roulé à la main et la machine, dans les chiottes des trains et les parkings souterrains… mais je n’en avais jamais empoisonné », mais la soif de comprendre ce monde comme il va, à la fin des années 70,éclate à toutes les pages (l’icono est superbe).

Le plus étonnant est que ce regard posé sur la planète, truffée de dictatures africaines, de magnats du pétrole, où démarrent les manipulations génétiques et où sortent les premiers ordinateurs individuels « un micro-processeur capable de jouer tout Jean-Sébastien Bach », pourrait être quasi contemporain. Un peu comme si nous vivions actuellement une longue parenthèse historique, une Restauration qui ne dit pas son nom, après dix ans de folle révolution, intellectuelle, scientifique, sexuelle, culturelle, qui aurait épuisé les cœurs et les esprits pour un siècle.

 Actuel s’est noyé dans cette Restauration, en essayant de maintenir une flamme qui s’est progressivement éteinte au cours des années 80 et 90. Ce mensuel improbable aux deux vies est au purgatoire, tout comme les années 70, aujourd’hui observées avec une condescendance amusée. Jean-François Bizot est mort, mais il n’est pas exclu que l’Histoire ne réévalue un jour cette aventure éditoriale qui a eu l’élégance de se saborder, à deux reprises, quand elle a considéré ne plus être en prise avec la société.

Les plus vigilants l’auront noté, le titre est d’Althusser. Illustrations : Actuel.

Aventures africaines

Ebène, « aventures africaines », est un livre de journaliste, écrit à la serpe, un brin décousu. Une suite de tableaux que l’auteur n’a pas pris la peine de relier les uns aux autres. Mais c’est un document exceptionnel, qui permet de sentir de toucher, d’approcher au plus près ce continent si difficile à comprendre pour les blancs que nous sommes.
camion_africain La qualité de l’éclairage que propose Ryszard Kapuscinski, tient à la posture singulière de ce journaliste polonais, débarquant au Ghana en 1957 pour couvrir l’accès à l’indépendance des premiers pays africains : il est désargenté, et doit donc partager, la plupart du temps, les conditions de vie, de transport, de ses hôtes ; il est l’envoyé d’une l’agence de presse du bloc communiste et n’enfile pas les mêmes lunettes que ses confrères occidentaux pour peindre la décolonisation. Il n’en reste pas moins blanc, et regardé comme tel par les Africains.
ébène
C’est un livre plein de camions, de déserts, de coups d’état – il est l’un des premiers témoins de la révolte des noirs à Zanzibar en 1963 – de soif, de poussière, de gri-gris, qui témoigne d’une connaissance en profondeur du continent, et d’une grande pénétration. « Le contexte dans lequel doit se produire un bond vers le royaume de la liberté place un grand nombre d’Africains devant un dilemme. En eux cohabitent deux loyautés menant entre elles une lutte douloureuse et inextricable. D’un côté il y a la mémoire historique, profondément codée, de leur clan et de leur peuple. De l’autre, il s’agit d’entrer dans la famille des Etats indépendant, à condition de renier tout égoïsme et aveuglement ethnique. »

On voit que, cinquante ans plus tard, nombre d’Africains ne sont pas encore sortis de ce dilemme. Mais l’essentiel n’est pas là, ce n’est pas un livre politique. C’est un regard porté depuis le bas, la cabine d’un camion dans le désert mauritanien, sur le pont d’un bateau en fuite devant les garde-côtes tanzaniens, ou dans la chaleur d’un appartement de Lagos, en beau milieu d’un quartier déshérité. « C’est un signe d’intégration et de respect, que tu sois régulièrement cambriolé » lui explique un ami Nigérian « tu participes ainsi à la vie de la rue, du quartier ». Dans ce quartier où chacun possède une chose et une seule : une chemise, un marteau ou une casserole, un bien précieux qui lui permettra peut-être de travailler et de manger demain, comme gardien, maçon ou cuisinier.
Lalibela
Parce que l’avenir ne peut pas se concevoir au-delà du jour prochain. Il y a de très belles lignes sur le rapport au temps. Sur cet Africain qui n’est pas l’esclave du temps, comme nous le sommes, mais son maître. Il faut bien qu’il possède quelque chose. Nous venons d’arriver, au terme d’un voyage épuisant à Labilela, sur les hauts-plateaux éthiopiens. Et nous découvrons cette dizaine d’églises taillées dans la montagne au XIIème siècle. Une pépite africaine, alors noyée dans un désert de misère. Le récit n’est pas pour autant pleurnichard, il est sec et brut. Kapuscinski ne se donne pas le loisir de dégouliner sur sa copie, l’eau est trop précieuse sous les tropiques.

Bref, vachement bien. Mais, pardon les filles, c’est peut-être un livre de garçons. Il manque cruellement d’histoires d’amour.

L’ouverture de la chasse aux enfants

Amateur de littérature léchée et de perfection formelle, passe ton chemin. Grenouilles de Mo Yan, qu’une lectrice amie a déposé discrètement dans un recoin de l’atelier, est un objet littéraire singulier, qui se moque des conventions. Un livre de paysan mal dégrossi, échevelé, un peu brouillon, curieusement construit (et d’évidence traduit au pas de course) mais au bout du compte un conte foisonnant, touchant et généreux. La maladresse et la spontanéité de Mo Yan me fait un penser aux jeunes écrivains cambodgiens venus à Saint-Nazaire l’an dernier, qui doivent tout réinventer, au lendemain d’une Révolution assassine, en puisant aux deux sources de leur inspiration : une tradition millénaire et une histoire vécue insensée.
mo yanS’agit-il d’un document sur le quotidien d’un village chinois dans années soixante, de la biographie colorée d’une sage-femme courant les campagnes sur son vélo, d’une réflexion voilée sur la Révolution culturelle ? On hésite longtemps, à la lecture des cent premières pages, un brin déstabilisé par les noms des personnages, « Wang le foie », « Xiao lèvre-inférieure », ou « Petit Trot », le narrateur. Mais on se laisse assez vite emporter dans les rues et les arrière-cours de ce village, sur les pas d’une bande de mioches, qui mangent du charbon, « pour voir » et font les quatre-cent coups, au fil d’un récit souvent drôle, toujours décontracté, jamais pleurnichard. On se dit qu’il y a du Rabelais dans cet auteur, qui ne prend pas de gants pour nous montrer la crudité de son monde.

Et puis, tout d’un coup, l’histoire bascule. La tante de petit Trot, cette sage-femme adorée de tous, devenue gynécologue, se raidit. Le parti a décidé de contrôler les naissances. Un enfant par femme, deux dans le meilleur des cas, si le premier est une fille. La tradition chinoise, qui veut que le garçon soit l’héritier sacré de la lignée familiale, se heurte à la nouvelle discipline collective. Mais la consigne est stricte et ne supporte aucune exception. Les femmes qui accouchent se voient implanter, d’autorité, un stérilet, les hommes sont contraints de subir une vasectomie, se perçoivent « castrés comme des cochons ». La tante, qui a épousé la cause du parti, faute d’avoir pu épouser l’homme de sa vie, est inflexible. La vie au village devient un enfer, les femmes se terrent, les hommes se rebellent, les drames se succèdent.

Petit Trot, devenu grand, assiste ainsi, impuissant mais complice – militaire, il ne peut pas désobéir au parti – à la mort de sa jeune femme victime d’un avortement raté. Il y a du sang, des larmes, des scènes d’une crudité invraisemblable, et pourtant, d’évidence, puisées dans la réalité. C’est brut, dur, violent, mais le récit n’est jamais malsain. Toujours placé à légère distance. Tout le monde a raison, tout le monde a tort. Et chacun joue sa partition, souvent au péril de sa vie. L’enfant, le désir d’enfant – on comprendra plus tard l’image de la grenouille – est au centre de cette fresque qui court jusqu’à nos jours.
grenouilles
Et Grenouilles nous renvoie, avec cette distance propre à l’Asie, avec cette façon de ne jamais prendre le monde au sérieux, à certain fond de la culture chinoise. « La meilleure façon de dénouer un problème épineux est d’observer calmement comment les choses évoluent et de faire avancer son bateau dans le fil du courant. » Mo Yan, pour le peu que l’on puisse en juger par la traduction, ne semble pas être un grand styliste. Mais le prix Nobel de l’an dernier, est un conteur hors pair, c’est indéniable. Et puis, il a une qualité, qui explique sans doute son succès hors de Chine. Il nous fait toucher, l’air de rien, le fond commun de la nature humaine. Courageux un jour, lâche le lendemain, généreux le matin et radin le soir, intelligent toujours et imbécile parfois, Petit trot, devenu “Têtard”, auteur de théâtre médiocre, est un peu notre frère à tous.

Dans le cerveau de Darwin

Les éditions du Seuil publient ces jours-ci une nouvelle traduction de L’origine des espèces. Ou plutôt une traduction de la première version de cet essai génial et bouleversant. C’est une manie des éditeurs que de s’attacher, ces derniers temps, aux premières moutures des grands textes, de préférence aux éditions définitives (c’est la sixième qui fait autorité, revue et corrigée de la main de Darwin). On peut y voir de la coquetterie, une volonté de puiser aux sources de l’inspiration des auteurs. On peut aussi y déceler de juteuses opérations de marketing. Mais peu importe puisque cette publication va replacer sur les tables les libraires l’un des ouvrages les plus fascinants de l’histoire de la pensée.
Darwin charlesL’origine des espèces est un témoignage de ce que l’esprit humain peut produire de plus élevé, sur le fond comme dans sa forme. Ce n’est pas seulement, et d’ailleurs pas vraiment, un livre théorique – Darwin reste toujours extrêmement prudent dans ses affirmations – c’est avant tout le récit d’un parcours. Celui d’un voyageur, il passe de longues années sur le continent américain, l’itinéraire d’un naturaliste, d’une curiosité de tous les instants, le carnet de bord d’un bricoleur, qui multiplie les expériences, les élevages les plus improbables dans sa propriété britannique, la démarche d’un scientifique enfin, qui collationne, compare, soupèse les découvertes de ses contemporains*, pour aboutir à une conclusion révolutionnaire pour l’époque et longtemps contestée : les différents formes de la vie sur terre, leur distribution géographique, sont le fruit d’une longue évolution et d’une patiente sélection naturelle.

Ce qu’il y a de magique dans cet ouvrage c’est qu’on entre véritablement dans le cerveau d’un chercheur, d’un aventurier de la pensée, qui nous raconte pas à pas les étapes de ses découvertes, nous fait partager ses doutes, ses erreurs, nous raconte ses expériences les plus saugrenues, comme celle de croiser toutes les sortes de pigeons que Dieu semblait avoir faits pour aboutir au pigeon rustique et banal gris ardoise, prouvant ainsi que tous les pigeons provenaient de la même souche. C’est humble, coloré, sympa, et lumineux. Pourquoi trouve-ton telle plante ici plutôt que là ? Comment les graines ont-elles fait pour traverser les océans, les questions les plus folles sont posées, les réponses apportées.

Il faut dire que la traduction dans laquelle j’ai lu cet essai, qui est devenu l’un des piliers de la bibliothèque, celle d’Edmond Barbier à la fin du XIXème, est l’une des plus réussies. A tel point, précisent les spécialistes entendus ce mercredi sur France-Inter, que plusieurs traducteurs ont abandonné, au cours du XXème siècle, leurs travaux, considérant qu’ils ne pouvaient pas faire mieux. Et c’est sans doute la raison pour laquelle Le Seuil ne s’est pas attaqué à cette édition définitive, préférant proposer la première version du texte.

*auxquels il rend des hommages appuyés, notamment à Alfred R.Wallace