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L’avenir dure longtemps

Passionnante plongée dans un passé pas si lointain avec l’Almanach des années 80 d’Actuel. Surprise de constater à quel point l’histoire bégaie, plaisir de goûter la liberté avec laquelle certaine presse regardait le monde à la fin des années 70 (l’almanach est publié fin 78).

alamanach actuelUne première évidence : 1978 marque bien la fin des utopies. La révolution aura duré dix ans, comme la grande, avant de se noyer dans le réel. « Les idéologies ruminent depuis dix ans, les polémiques sentent le vieux, les révoltes ne révèlent plus que la fatigue et l’ennui, on vit en circuit coincé dans la confusion. Les clichés cherchent une sortie de secours, gauchistes, cadres, syndicalisme et politique, gauche, réformisme, extrême-gauche, punks, nouveaux économistes, hippies moins frais, et comme personne n’a l’air de trouver, nous n’avions rien à perdre à aller rencontrer monsieur Réel. »

Le propos de cet almanach est de dresser, sans complexe, un état des lieux de la planète (une partie est dédiée aux découvertes scientifiques) pour tenter de régénérer les utopies moribondes, embourbées dans un gauchisme radical ou carrément enterrées par le « No future» naissant. L’objet propose donc une vision panoramique et subjective du monde à la veille des années 80, à la manière singulière d’Actuel. Sujets improbables, papiers rédigés à la première personne, liberté totale de ton. Petit survol du sommaire : « J’ai rencontré les pirates de Lagos », « J’ai chanté au Max’s Kansas à New-York », « J’ai empoisonné des hectares de marijuana », « J’ai vu Babar, roi de Tonga », « J’ai retrouvé la thèse de Khieu Samphan », « J’ai visité un camp nazi en Bolivie», « Science et luxure en Sibérie ».

 Une chose est acquise pour ces jeunes gens atypiques, nourris de contre-culture américaine : le communisme est mort. Ils dynamitent en effet, dix ans avant la chute du Mur, la légende des pays de l’Est en proposant des reportages en immersion, qui révèlent la déliquescence du système (et dénoncent dès 78 le délire des Khmers rouges, alors que nos intellectuels patentés, Alain Badiou en tête, le cautionnent encore l’année suivante, dans la grande presse). Sans complexe donc, la bande à Jean-François Bizot, qui compte dans ses rangs un futur prix Goncourt, Patrick Rambaud, propose une vision crue, parfois extrêmement violente du monde tel qu’il court en 1978 : « Cet homme habite dans une brouette. Au Pakistan, le général Zia rétablit la peine du fouet».actuel

Ces journalistes un brin fêlés, cultivés pour la plupart (pas de prévention pour se référer à Emerson, Montaigne ou Wittgenstein), interrogent le monde avec une curiosité, un appétit et une énergie qui paraissent aujourd’hui insensés. Certes, le style direct, un brin débraillé, peut sembler un peu daté « j’en ai fumé, refumé ; j’en ai planté, biné, arrosé, j’en ai roulé à la main et la machine, dans les chiottes des trains et les parkings souterrains… mais je n’en avais jamais empoisonné », mais la soif de comprendre ce monde comme il va, à la fin des années 70,éclate à toutes les pages (l’icono est superbe).

Le plus étonnant est que ce regard posé sur la planète, truffée de dictatures africaines, de magnats du pétrole, où démarrent les manipulations génétiques et où sortent les premiers ordinateurs individuels « un micro-processeur capable de jouer tout Jean-Sébastien Bach », pourrait être quasi contemporain. Un peu comme si nous vivions actuellement une longue parenthèse historique, une Restauration qui ne dit pas son nom, après dix ans de folle révolution, intellectuelle, scientifique, sexuelle, culturelle, qui aurait épuisé les cœurs et les esprits pour un siècle.

 Actuel s’est noyé dans cette Restauration, en essayant de maintenir une flamme qui s’est progressivement éteinte au cours des années 80 et 90. Ce mensuel improbable aux deux vies est au purgatoire, tout comme les années 70, aujourd’hui observées avec une condescendance amusée. Jean-François Bizot est mort, mais il n’est pas exclu que l’Histoire ne réévalue un jour cette aventure éditoriale qui a eu l’élégance de se saborder, à deux reprises, quand elle a considéré ne plus être en prise avec la société.

Les plus vigilants l’auront noté, le titre est d’Althusser. Illustrations : Actuel.

Ce papier a été publié une première fois en juin 2013, Un mail (voir au café) m’apprend qu’un livre sur Jean-François Bizot sortira en septembre chez Fayard. Ravi de ressortir cette chronique pour l’occasion et d’alerter ainsi les visiteurs de l’atelier sur cette prochaine parution. 

Jorge Luis Borges : l’électricité des mots

Les cahiers de l’Herne ont eu l’excellente idée de réimprimer le numéro consacré à Jorge Luis Borges, épuisé depuis un demi-siècle (1964). Une somme de témoignages, de regards croisés, qui nous permet de faire connaissance avec le Borges intime, notamment sous la plume de ses meilleurs amis. Impossible évidemment de résumer en une courte note la richesse de cet ouvrage de 464 pages. Pour les lecteurs qui n’auraient pas encore eu la chance de fréquenter cet auteur vertigineux, voici quelques extraits d’un jeu auquel lui a demandé de se livrer l’une de ses connaissances, Carlos Peralta en commentant, au débotté quelques mots choisis. L’entretien, titré « l’électricité des mots » se déroule à l’hôtel Cervantes de Buenos Aires. Borges s’y prête volontiers, amusé.

borges

INDIVIDU : Je me souviens du traité de Spencer, le philosophe anglais. Spencer pensait l’individualisme à un tel extrême qu’il s’opposait à la monnaie officielle et considérait que chaque personne devait frapper sa propre monnaie. Il rejetait également les armées des Etats, et pensait, sans doute, que les armées appartenant à de petites compagnies privées étaient ce qu’il y avait de mieux. Qu’aurait-il pensé en voyant l’Angleterre nationaliser les chemins de fer ! Peut-être que les compagnies nationalisées deviennent lentes et coûteuses, comme cela s’est produit aussi en Argentine. Je me souviens que mon père se définissait politiquement comme un anarchiste individualiste. Et je crois que moi aussi je me définis comme un anarchiste individualiste.

DIEU : Je dirais que l’idée de Dieu, d’un être sage, tout-puissant, et qui, de plus, nous aime, est une des créations les plus hardies de la littérature fantastique. Je préférerais, malgré tout, que l’idée de Dieu appartint à la littérature réaliste.

FEMMES : Avec une certaine tristesse, je découvre que toute ma vie je l’ai passée à penser à une femme ou à une autre. J’ai cru voir des pays, des villes, mais il y a toujours quelque femme pour faire écran entre les objets et moi. Il est possible que j’eusse aimé qu’il n’en fut pas ainsi : j’aurais préféré me consacrer entièrement à la jouissance de la métaphysique, ou de la linguistique ou à tout autre matière.

MORT : La pensée de la mort, je la recherche pour me consoler des difficultés et des choses fâcheuses. Devant n’importe quel malheur, je pense que j’ai encore à vivre une expérience complètement neuve. Je crois qu’on devrait se sentir excité devant une telle chose, le passage à quelque chose de fondamentalement distinct, à quelque chose qui – à moi du moins – ne m’est jamais arrivé. Non pas pour les châtiments ou les récompenses – ce serait puéril – : parce que s’ouvre une vie nouvelle, ou qu’il n’y a rien, et cela aussi, ce serait nouveau.

CELEBRITE : Pour le peu que j’en connais, c’est une incommodité. L’homme célèbre ne se reconnait pas tout à fait en celui que voient les autres. Cela n’améliore personne. Bien sûr, l’obscurité aussi doit être incommode, et aussi la célébrité ne peut être enviable que pour qui ne l’a pas encore eue.

TEMPS : J’ai pensé ou écrit tellement sur le temps… Mais je vais vous raconter une anecdote : un philosophe argentin et moi, nous conversions au sujet du temps, et le philosophe dit : « Dans ce domaine, on a fait de gros progrès ces dernières années. » et moi j’ai pensé que si je lui avais posé une question sur l’espace, sûr qu’il me répondait : « Dans ce domaine, on fait de gros progrès ces derniers cent mètres. »
Vous vous rendez compte : alors on attend jusqu’à la fin du mois, voilà qu’on sait tout sur le temps…

NB : ce billet a été publié une première fois en mai 2014.

Le billet d’humeur

Le billet d’humeur, c’est l’électron libre des genres journalistiques ! Il se place résolument du côté du commentaire, et même dans son aspect le plus subjectif.

Le billet d’humeur, c’est avant tout le regard très personnel, décalé et critique d’un journaliste sur un fait d’actualité. Contrairement à l’éditorial, où celui qui écrit marque traditionnellement la position de “l’éditeur”, du propriétaire du journal (plutôt du directeur de la publication en France) et, en général, de la rédaction, le billet d’humeur n’engage que son auteur (…)

Le billet d’humeur ne s’interdit rien, y compris la mauvaise foi. C’est donc le genre trangressif par excellence, le seul à ne pas toujours respecter – par obligation de genre – les règles qui s’imposent à tous les autres genres journalistiques : recoupement des informations, impartialité dans l’analyse des faits, modération des propos, langue soutenue…

Le billet d’humeur, c’est aussi le lieu de l’indignation, du coup de gueule et de la mauvaise humeur. C’est une prise de parole individuelle qui sort le journal d’un certain conformisme, d’une routine, qui est souvent la contrepartie du travail d’équipe. On dit là ce que “tout le monde” pense, mais que peut-être la rédaction aurait du mal à écrire… Rien d’étonnant donc, par exemple, que le billet d’André Frossard, qu’il a tenu dans Le Figaro de 1963 à 1995, s’intitulât Cavalier seul.

Le billet d’humeur, le genre journalistique qui secoue ! (extrait du dossier d’accompagnement, semaine de la presse Académie de Versailles).

Le divin marché

Il est des livres magiques dans lesquels on retrouve formulées clairement des intuitions confuses. Le Divin Marché est de ceux-là. Et je n’en suis qu’à la moitié. Je n’en éprouve pas moins le besoin de fixer par écrit quelques idées qui me viennent à l’esprit et qui pourraient s’échapper au fil de la lecture tant cet ouvrage est dense et copieux. Je voudrais surtout éclairer, à la lumière de cette réflexion, deux phénomènes : la résurgence d’un Islam radical dans le monde et l’incroyable fortune d’un parti d’extrême-droite en France qui ne laissent pas de susciter des colonnes d’analyses et de commentaires.

moutonsLa thèse de Dany-Robert Dufour est, somme toute, assez simple. Les découvertes scientifiques ont bouleversé notre relation au monde, mais n’ont pas résolu nos problèmes métaphysiques. Une nouvelle croyance est donc née discrètement au XVIIIeme siècle, basée sur l’approche de Newton, selon laquelle l’univers est une splendide machinerie où les forces s’équilibrent naturellement. Le chantre de cette nouvelle doctrine, Adam Smith, a élaboré une théorie selon laquelle, ce qui est valable pour la nature l’est aussi pour l’humanité. Ainsi l’ensemble des intérêts égoïstes de tous les humains s’équilibre et produit une société assurant le bonheur de tous. C’est « la main invisible » du marché.

Cette théorie « libérale », principalement portée par les Anglo-Saxons, en particulier les Américains, a prospéré tranquillement au cours du XIXème siècle, tout en étant contenue en Europe et dans le reste du monde par une vision plus classique de l’organisation de la société, plus portée à la régulation, dans des pays dotés de pouvoirs politiques forts et interventionnistes. Mais elle a peu à peu gagné le reste de la planète, en s’appuyant sur une illusion partagée : l’idée que le bonheur est intimement liée au consumérisme, à la possession toujours plus grande d’objets apportant le susdit bonheur (relire à ce propos l’excellente Société de la consommation de Baudrillard). N’hésitant pas, au besoin, à utiliser les découvertes en psychologie pour promouvoir une « économie libidinale » fondée sur les instincts primaires de population, réduite à un « troupeau » de consommateurs aveuglés.

divin market

Cette relation au bonheur terrestre a, peu à peu, sonné le glas des religions (à l’exception notable du protestantisme, marchéo-compatible, aux Etats-Unis), au profit de revendications contemporaines qui s’expriment dans cette magnifique formule qu’est « le pouvoir d’achat » (magistralement mis en boite ici).  Et créé un vide métaphysique qui commence à déstabiliser sérieusement les populations les plus fragiles, progressivement oubliées par cette « main invisible » au profit des plus malins, qui ont peu à peu dévoyé de système en faisant sauter, à la fin du XXème, les dernières barrières de régulation. En deux mots, le pouvoir politique a perdu la main, au profit des tenants d’une théorie qui s’est peu à peu transformée en religion.

Les perdants à ce petit jeu, cette fois c’est moi qui parle, commencent à donner de la voix. Ils se trompent, bien entendu, mais il est assez curieux que peu d’intellectuels et pratiquement aucun parti politique n’aient mis le doigt sur le fond du problème. Ce n’est pas la conduite des affaires publiques qui est en cause, mais la relation du « troupeau » à la consommation. Et de ce point de vue nous sommes tous coupables. Enchainés par cette croyance que l’objet fait le bonheur, et piégés en permanence par les stratégies toujours plus subtiles déployées pour nous fourguer une camelote jetable (la mode, l’air du temps, le progrès technique…).

Mais revenons sur les perdants. Une citation de Dany-Robert Dufour tout d’abord, éclairante en elle-même : “Le Marché, ce dieu postmoderne (…) est capable de concentrer sur lui la haine des dieux qui échappent encore à son influence. Certes, le monde est en voie de globalisation, mais il existe encore de vastes zones pré-modernes. Entre ces deux zones, pré- et postmodernes, c’est à une nouvelle guerre de religions que nous assistons. Les religions pré-modernes savent bien bien que si elles ne réussissent pas à détruire par tous les moyens possibles le Marché, c’est le Marché qui les détruira. On assiste donc à une radicalisation des religions pré-modernes au titre desquelles il faut évidemment compter ces pans de l’Islam prêts à en découdre avec le Marché et ses incarnations (la société occidentale, les multinationales etc…). Comment oublier que ce fut un des temples les plus visibles du Marché qui fut visé le 11 septembre 2001 avec la destruction des tours jumelles du bien nommé World Trade Center ?”

Les seconds perdants, plus proches de nous, voteront Front National aux prochaines élections (59% des ouvriers selon les dernières estimations). Laissés pour compte par le système, ils expriment ainsi leur colère contre ce Divin Marché qui ne tient pas ses promesses à leur égard. Mais, ne nous y trompons pas, leur rêve est bien de rejoindre le troupeau. Un plus petit troupeau certes, mais plus sûr, le troupeau national. Ces deux sortes de perdants ne sont pas méprisables par définition. Ils n’acceptent tout simplement pas les règles du jeu qui leur sont imposées. Ils se trompent évidemment d’adversaires et de méthodes.

La plus grande difficulté n’est-elle pas de mettre en lumière les causes profondes du trouble ? Décidément, les intellectuels, les grands esprits, nous manquent cruellement ces temps-ci.

Les sept piliers de la sagesse

L’Arabie Saoudite est le seul pays au monde qui porte le nom d’une famille. La famille Séoud ou Saoud, c’est selon. Quand j’étais petit on disait d’ailleurs d’Arabie Séoudite. Mais les Anglais semblent avoir gagné et Saoudi Arabia s’est imposé. Ce n’est pas scandaleux puisque l’Arabie Saoudite a une autre singularité : c’est l’un des deux pays au monde, avec le Congo de Stanley, qui doit son existence à un aventurier anglais : Thomas Edward Lawrence, plus connu sous l’appellation Lawrence d’Arabie.

phébus

Cette histoire incroyable : l’unification des tribus de bédouins qui peuplaient la péninsule arabique en 1916 pour briser le joug de l’empire Ottoman, allié de l’Allemagne, est racontée par Lawrence lui-même dans un ouvrage d’anthologie Les sept piliers de la sagesse. Aujourd’hui encore on ne fait pas bien la part entre la réalité historique et les aspects romanesques du récit. Mais peu importe, le fond est bien là. En persuadant le Chérif de La Mecque, Hussein ibn Ali, de prendre la tête de la rébellion contre les Turcs, l’agent anglais Lawrence, réussit à unifier la péninsule sous la souveraineté hachémite. Le récit de la guerilla menée dans le désert avec Faiçal, le fils d’Hussein, contre les troupes ottomanes, ne laisse aucun doute sur la réalité de l’engagement de Lawrence, qui disparait pendant trois ans dans le costume de bédouin, se déplace à dos de chameau et dort sous la tente. Il accompagne ainsi le fils du Chérif jusqu’à Damas.

Malheureusement pour Lawrence, le grand état panarabique qui aurait pu voir le jour suite à la chute de l’empire Ottoman, en 1919, ne sera pas créé. Les Français et les Anglais préférant conserver chacun une partie du gâteau, respectivement la Syrie et l’Irak. Pire, quelques années plus tard, en 1924, Hussein ibn Ali est déposé par le chef d’une famille rivale, Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, qui donne naissance à l’Arabie Saoudite. L’Abdelazzziz en question, qui n’était pas précisément un modèle de décontraction en matière religieuse, est d’ailleurs le père du nouveau roi qui vient d’être intronisé. Il est permis, au passage, de ne pas être très enthousiaste à l’idée de voir le président de la République française se précipiter pour féliciter le nouveau souverain d’un pays qui professe un islam délirant, où les femmes n’existent pas et où la justice se règle à coups de sabre et de fouet.

Les sept piliers de la sagesse est l’un de ces rares ouvrages qui se lit à la fois comme un document historique et comme une œuvre littéraire. Il fait partie de ces quelques grands récits, avec celui de Bernal Diaz del Castillo, dont on dit désormais qu’il a été écrit par Cortès lui-même, qui racontent l’histoire en marchant. Nous disent quelque chose des hommes qui ont façonné le monde tel qu’il est aujourd’hui, comment en ont été dessinés les contours, physiques mais aussi mentaux. Ce n’est pas rien, en ces périodes où l’on s’interroge beaucoup sur le retour en force de certain islam. Quoi qu’il en soit, c’est un grand souvenir de lecture (attention c’est un pavé). Je l’ai pour ma part lu dans la collection Payot voyageurs, traduit par Charles Mauron. Mais il semble que ce soit la « version d’Oxford » publiée en 2009 par Phébus (traduction d’Eric Chédaille) soit celle qui fasse aujourd’hui référence.

Les sept piliers de la sagesse, T.E. Lawrence, Phébus, 2009. Broché, 25,35€, poche 11,50€.

Casanova : le malentendu

casanovaLes tomes 2 et 3 de L’histoire de ma vie de Casanova dans La Pléiade sont annoncés pour le 13 mai prochain.  Ci-dessous, la chronique publiée à l’occasion de la publication du premier volume en 2013.

Le passage à la postérité est parfois facétieux. Monsieur de la Palisse est victime d’une chanson écrite à sa gloire de combattant (un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie), Machiavel était un diplomate éclairé que la postérité a fait machiavélique, et Casanova reste l’archétype de l’infréquentable séducteur, ce dont il se défendait avec indignation. Tout cela ne serait pas très grave si cela ne provoquait de coupables préventions à l’égard de l’un des plus grands textes du XVIIIème siècle.

« Je considère les Mémoires comme la véritable encyclopédie du XVIIIème siècle » écrivait Blaise Cendrars, en évoquant l’Histoire de ma vie de Casanova. Ce texte est, de fait, un monument littéraire, du calibre des Mémoires de Saint-Simon, des Confessions de Rousseau ou des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand. C’est à la fois la confession d’un aventurier vénitien, tour à tour religieux, militaire, musicien, diplomate, espion… et homme du monde, un récit de voyages à travers l’Europe, de Londres à Constantinople, de Naples à Amsterdam, et un témoignage unique des mœurs de l’aristocratie et de la société au siècle des Lumières. C’est aussi un ouvrage philosophique, imprégné des théories de l’époque. De Montaigne à Voltaire, il avait lu tous les philosopohes qui nourrissaient ses contemporains. Le tout est écrit dans un français incroyablement délié, teinté de quelques délicieux italianismes.

casanova

Le puritanisme du XIXème siècle ne pouvait tolérer la liberté de ton de Casanova, qui ne s’embarrasse pas, il est vrai, de périphrases pour raconter ses frasques, et il nous aura fallu attendre plus de deux siècles pour – enfin – disposer du texte original, acquis en 2010 par la Bnf, et dont la Pléiade vient de publier le premier volume. Ce premier tome est un régal. Comparé au texte jusqu’alors disponible –caviardé et pour une grande part réécrit au XIXème – il rafraîchit avec bonheur les aventures de cet escroc génial, d’une intelligence et d’une culture prodigieuses, et les leste d’une rudesse de corps de garde vivifiante, sans en ôter un poil d’intérêt.

Et, pour une fois, l’appareil critique de La Pléiade est d’une grande utilité, il permet de situer les lieux, d’identifier, quand c’est possible, les personnages et éclaire le texte de toutes les connaissances acquises par les cercles de casanovistes, qui ont conduit d’inlassables recherches pour vérifier, préciser les propos de Casanova. Mais si le Vénitien, qui se vivait avant tout comme un « homme de lettres » et qui finira d’ailleurs bibliothécaire dans un château allemand, enjolive à n’en pas douter certains évènements, les experts ne mettent aujourd’hui plus en doute la véracité de la plupart des faits rapportés, à commencer par son évasion de la prison des Plombs à Venise, épisode qui à lui seul, vaut le meilleur des romans.

Illustration : Casanova et la belle religieuse (droits inconnus)

éloge de la débroussailleuse

L’un des bénéfices de la vie à la campagne est d’épouser au plus près sa condition animale. Pas vraiment besoin de s’astreindre à courir dans les rues sans autre motivation que d’entretenir sa carcasse quand on est appelé à couper son bois l’hiver ou à domestiquer la végétation au printemps. L’exercice physique fait, en quelque sorte, partie du jeu.

myosotis 2

Adepte d’Edward T. Hall, j’ai fait disparaître il y a une quinzaine d’années les clôtures qui entouraient le terrain de la vieille ferme d’où son écrites ces lignes et sur lesquelles butaient le regard, dégageant ainsi l’horizon, laissant apparaître un dégradé de végétation qui donne d’un côté sur une petite prairie puis sur la route communale, de l’autre sur un petit bois.

En ces terres assez humides de Loire-Inférieure, la végétation est tonique et doit être régulièrement contenue, au risque de coloniser l’espace. Le recours à la débroussailleuse est donc nécessaire, en particulier au printemps. J’adore cet engin, en dépit d’une prévention coupable pour les machines trop sophistiquées (je m’obstine à râper les carottes à la main, sous les sarcasmes de la maisonnée) et du bruit strident de son moteur deux temps.

C’est une Husqvarna, un de ces engins nordiques simples et increvables – une malheureuse révision en dix ans – qui démarre rituellement au quart de tour après un hiver passé dans la poussière et l’humidité. Abreuvée d’un carburant écolo, l’Aspen, assez cher mais peu polluant, elle est équipée d’un solide fil de nylon, dont la rotation sectionne la végétation au pied, de préférence à la lame métallique, plus efficace mais plus dangereuse.

Cette débroussailleuse est un outil extrêmement fin, qui permet de sculpter la végétation au gré des saisons et des accidents du terrain. On peut ainsi choisir d’épargner tel ou tel bouquet spontané, à l’image des myosotis qui ont poussé cette année sous la ligne d’arbres qui borde le jardin. On peut quasiment araser la végétation ou laisser pousser les cheveux un peu plus longs de telle ou telle partie du terrain, dessinant ainsi une géographie différente d’une année sur l’autre.

La débroussailleuse est, en quelque sorte, la sœur bohême de la tondeuse, celle qui explore et dessine les frontières, autorise les contours flous, repousse les barbares mais peut, sur un coup de cœur, donner le droit d’asile à quelque plante, quelque fleur sans papier. Son maniement, assez simple, sous le soleil, autorise même l’esprit à vagabonder et à imaginer un billet saugrenu qui s’intitulerait « éloge de la débroussailleuse. »

de l’habillage de la copie

Le grand public ne le sait pas toujours, ce ne sont pas les journalistes qui « habillent » leur copie à paraître dans les journaux ou les magazines. Ce sont les secrétaires de rédaction (ou secrétaires d’édition) qui choisissent les titres, rédigent parfois les chapeaux (ou chapôs), souvent les inter-titres, qui taillent au besoin dans les textes et insèrent les illustrations. Bref qui mettent en scène la copie dans la page. C’est un métier à part entière, qui bénéficie d’ailleurs du statut de journaliste. Pour mémoire, le célèbre « J’Accuse » de Zola n’est pas de Zola, qui avait titré « Lettre au Président de la République ».

j'accuse La mission du secrétaire de rédaction est d’attirer l’attention du lecteur sur tel ou tel papier. De faire en sorte qu’il soit lu, si possible en entier. L’offre et la demande sont en effet extrêmement déséquilibrées dans un journal ou un magazine. Si l’ensemble de la copie représente une, deux, voire trois heures de lecture, on sait que le lecteur n’y consacrera guère, en moyenne, qu’une petite vingtaine de minutes (d’où le nom du quotidien gratuit 20 minutes). Les articles sont donc en concurrence les uns avec les autres. La plupart des titres seront parcourus, les chapeaux un peu moins, quelques accroches parfois (toujours l’info en début de papier coco) et au bout du compte seuls quatre ou cinq sujets seront lus in extenso.

Cette mise en scène est une gymnastique périlleuse, qui fait courir le risque de « survendre » un papier en musclant sa titraille. Mais la signature reste celle du journaliste. Il m’est ainsi arrivé une histoire étonnante il y a une dizaine d’années : celle d’être poursuivi devant la XVIIème chambre du tribunal correctionnel de Paris pour un chapeau artificiellement gonflé que je n’avais pas écrit, lequel accusait Philippe de Villiers de « corruption », alors qu’il était question dans le papier d’une observation de la chambre des comptes lui reprochant en jargon financier un « saucissonnage » de marché public. Nuance. Le journal a été beau joueur, a assumé la boulette, et le tribunal a relaxé le signataire du papier. Merci.

 valeursSi certains supports, réputés sérieux, ont longtemps résisté à l’attrait de la titraille racoleuse, les digues ont peu à peu cédé devant la religion de l’émotion, apparue avec la télévision. Et aujourd’hui, rares sont les supports qui échappent à cette surenchère. Les papiers ne cessent de raccourcir et « les angles » deviennent de plus en plus aigus : un papier une idée, si possible des bons et des méchants, des riches et des pauvres, des tricheurs et des gens bien, des exploiteurs et des exploités, des bosseurs et des fainéants, c’est selon. Les journaux sont emportés par la logique binaire qui s’est emparée d’internet. C’est, il est vrai, une question de survie. Au risque de céder à l’implacable logique marketing, qui veut que plus on caresse son lecteur dans le sens du poil, plus on colle à ses représentations, plus on confirme ses idées reçues, plus il sera tenté de passer à l’acte d’achat. La presse est un miroir.

Du coup les supports en rajoutent, enfoncent des portes ouvertes, renoncent à certaines précautions élémentaires et participent de la confusion des esprits à laquelle nous assistons. Quand vous vous énervez devant cette surenchère, il y aura toujours un chef pour vous répondre, une Une racoleuse à l’appui  : « regarde ce qui se vend et ce qui ne se vend pas ».  De fait France Dimanche, dont la fiabilité des informations est légendaire, vend 370 520 exemplaires par semaine, quand Le Monde Diplomatique en vend 142 000 chaque mois (source OJD 2012/2013).

Les médias peuvent et doivent, bien sûr, être mis sur la sellette. Mais les consommateurs d’information sont aussi autorisés à s’interroger sur leur mode de consommation, sur la manière dont cette information leur est vendue (ou pas d’ailleurs, rappelons que quand un produit est gratuit c’est le consommateur le produit), comment elle est mise en scène. Ce devrait presque faire partie des fondamentaux de l’éducation.

Série d’été dernière, cette humeur a été publiée une première fois en novembre 2013. 

En anglais dans le texte

C’est une étrange opération de l’esprit que celle de plonger dans un autre univers linguistique que le sien. Plus déstabilisante que celle de changer de costume ou de maison. Une espèce de prévention inconsciente nous retient, nous souffle à l’oreille que c’est décidément trop difficile, qu’on n’y parviendra pas, malgré les années passées à étudier la grammaire anglaise ou allemande sur les bancs de l’école.

 pride 2Curieusement, je n’ai jamais eu ce genre de prévention à l’oral. Question de tempérament sans doute, et d’origine aussi : la Normandie bénéficie d’une proximité historique et géographique avec l’Angleterre, qui a toujours favorisé les échanges entre les deux rivages de la Manche. Je viens, ainsi, de découvrir que Jane Austen avait passé une partie de sa vie à deux pas de Basingstoke, la petite ville anglaise jumelée avec Alençon, où j’ai séjourné, collégien. Et puis j’aime la musique de l’anglais, la plasticité de cette langue, beaucoup plus souple et déliée que ne l’est le français. Pour être honnête, je suis plutôt un praticien, à l’oral, de l’anglais de Yasser Arafat. Cet anglais basique, débarrassé de son accent tonique, ce plus petit dénominateur commun qui sert de langue véhiculaire sur une grande partie de la planète, cette espèce de Land Rover de l’expression, qui permet de se faire comprendre en Tanzanie comme en Inde, en Russie comme au Laos.

En revanche, à quelques rares exceptions, je ne m’étais guère jusqu’alors frotté aux grands textes britanniques. Trop pauvre en vocabulaire, pensais-je, pour ne pas souffrir immodérément et perdre ainsi le plaisir de la lecture. Les journaux passent encore, quelques articles ici ou là et deux ou trois ouvrages, dont un Somerset Maugham de belle mémoire. Mais, sans doute par fainéantise, jamais mes auteurs de langue anglaise favoris, que sont Robert-Louis Stevenson ou Joseph Conrad.

Encouragé, et piqué au vif sur ce blog par quelques lectrices anglophiles, me voici aujourd’hui plongé dans « Pride and Préjudice » de Jane Austen, en anglais dans le texte, acquis la semaine dernière, en poche, chez Coiffard à Nantes. L’affaire commençait mal : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune must be in want of a wife. » Il me semblait comprendre le sens de cette première phrase, sans toutefois connaître le sens précis de “acknowledged”. Mais si je m’arrêtais à chaque mot, on n’en sortirait jamais.

 J’ai donc adopté une technique toute simple pour les premiers chapitres. Une première lecture en anglais, acceptant les éventuelles imprécisions dues à l’incompréhension de quelques mots, puis une relecture en français dans la traduction de La pléiade pour vérifier que je n’avais pas fait de contre sens. J’étais terrorisé à l’idée de ne pas goûter à la qualité des dialogues de Jane Austen, de passer à côté des traits d’esprit qui émaillent le texte, et qui en font tout le sel.

 Et, au bout d’une dizaine de ces courts chapitres, la magie a peu à peu opéré, et la relecture est devenue presque superflue. Me voilà désormais plongé dans l’univers linguistique britannique de la fin du XVIIIe, ce versant de la langue que l’on nous apprenait à l’école, où les racines latines sont encore très nombreuses et facilement intelligibles. Où cet humour anglais, tout en subtilité et en retenue, se déploie en version originale. Et puis j’adore ce genre de raccourci que l’anglais se permet « you can but see one of my daughters… ». Ce but me botte parce qu’il résume toute la souplesse de langue, qui s’embarrasse assez peu de grammaire.

Pardon d’avance aux anglophones et anglophiles de passage qui décèleront ici toute la naïveté du propos, mais nous dirons, pour nous faire pardonner, que ce billet s’adresse plutôt aux lecteurs qui n’osent pas franchir le pas. Comme pour apprendre à nager, le plus simple est peut-être de se jeter à l’eau.

Série d’été, cette chronique a été publiée une première fois en janvier 2014

Le français est un alliage

“Si la langue française est comme tempérée dans sa tonalité générale ; si bien parler français c’est le parler sans accent ; si les phonèmes rudes ou trop marqués en sont proscrits, ou en furent peu à peu éliminés ; si, d’autre part, les timbres y sont nombreux et complexes, les muettes si sensibles, je n’en puis voir d’autre cause que le mode de formation et la complexité de l’alliage de la nation. Dans un pays où les Celtes, les Latins, les Germains, ont accompli une fusion très intime, où l’on parle encore, où l’on écrit, à côté de la langue dominante, une quantité de langages divers, il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment. Cette unité ne pouvait s’accomplir que des par des transactions statistiques, des concessions mutuelles, un abandon pour les uns de ce qui était trop ardu à prononcer pour les autres, une altération composée. (…) paul valéry

 La clarté de la structure du langage de la France, si on pouvait la définir d’une façon simple, apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions ; et il n’est pas douteux, d’autre part, que la littérature de ce pays, en ce qu’elle a de plus caractéristique, procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes. Le même pays a produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Victor Hugo, un Musset et un Mallarmé. (…)

Ici se placeraient tout naturellement des considérations sur ce que la France a donné aux Lettres de proprement et spécialement français. Il faudrait, par exemple, mettre en lumière ce remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du XVIe siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.

 La France est peut-être le seul pays où les considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, ait persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée.”

 Paul Valéry, Images de la France, 1927 (pl. vol 2, 1001)

série d’été, première publication en novembre 2013