Jorge Luis Borges : l’électricité des mots

Les cahiers de l’Herne ont eu l’excellente idée de réimprimer le numéro consacré à Jorge Luis Borges, épuisé depuis un demi-siècle (1964). Une somme de témoignages, de regards croisés, qui nous permet de faire connaissance avec le Borges intime, notamment sous la plume de ses meilleurs amis. Impossible évidemment de résumer en une courte note la richesse de cet ouvrage de 464 pages. Pour les lecteurs qui n’auraient pas encore eu la chance de fréquenter cet auteur vertigineux, voici quelques extraits d’un jeu auquel lui a demandé de se livrer l’une de ses connaissances, Carlos Peralta en commentant, au débotté quelques mots choisis. L’entretien, titré « l’électricité des mots » se déroule à l’hôtel Cervantes de Buenos Aires. Borges s’y prête volontiers, amusé.

borges

INDIVIDU : Je me souviens du traité de Spencer, le philosophe anglais. Spencer pensait l’individualisme à un tel extrême qu’il s’opposait à la monnaie officielle et considérait que chaque personne devait frapper sa propre monnaie. Il rejetait également les armées des Etats, et pensait, sans doute, que les armées appartenant à de petites compagnies privées étaient ce qu’il y avait de mieux. Qu’aurait-il pensé en voyant l’Angleterre nationaliser les chemins de fer ! Peut-être que les compagnies nationalisées deviennent lentes et coûteuses, comme cela s’est produit aussi en Argentine. Je me souviens que mon père se définissait politiquement comme un anarchiste individualiste. Et je crois que moi aussi je me définis comme un anarchiste individualiste.

DIEU : Je dirais que l’idée de Dieu, d’un être sage, tout-puissant, et qui, de plus, nous aime, est une des créations les plus hardies de la littérature fantastique. Je préférerais, malgré tout, que l’idée de Dieu appartint à la littérature réaliste.

FEMMES : Avec une certaine tristesse, je découvre que toute ma vie je l’ai passée à penser à une femme ou à une autre. J’ai cru voir des pays, des villes, mais il y a toujours quelque femme pour faire écran entre les objets et moi. Il est possible que j’eusse aimé qu’il n’en fut pas ainsi : j’aurais préféré me consacrer entièrement à la jouissance de la métaphysique, ou de la linguistique ou à tout autre matière.

MORT : La pensée de la mort, je la recherche pour me consoler des difficultés et des choses fâcheuses. Devant n’importe quel malheur, je pense que j’ai encore à vivre une expérience complètement neuve. Je crois qu’on devrait se sentir excité devant une telle chose, le passage à quelque chose de fondamentalement distinct, à quelque chose qui – à moi du moins – ne m’est jamais arrivé. Non pas pour les châtiments ou les récompenses – ce serait puéril – : parce que s’ouvre une vie nouvelle, ou qu’il n’y a rien, et cela aussi, ce serait nouveau.

CELEBRITE : Pour le peu que j’en connais, c’est une incommodité. L’homme célèbre ne se reconnait pas tout à fait en celui que voient les autres. Cela n’améliore personne. Bien sûr, l’obscurité aussi doit être incommode, et aussi la célébrité ne peut être enviable que pour qui ne l’a pas encore eue.

TEMPS : J’ai pensé ou écrit tellement sur le temps… Mais je vais vous raconter une anecdote : un philosophe argentin et moi, nous conversions au sujet du temps, et le philosophe dit : « Dans ce domaine, on a fait de gros progrès ces dernières années. » et moi j’ai pensé que si je lui avais posé une question sur l’espace, sûr qu’il me répondait : « Dans ce domaine, on fait de gros progrès ces derniers cent mètres. »
Vous vous rendez compte : alors on attend jusqu’à la fin du mois, voilà qu’on sait tout sur le temps…

NB : ce billet a été publié une première fois en mai 2014.

10 réflexions sur « Jorge Luis Borges : l’électricité des mots »

  1. Laurent

    Merci Court (je ne découvre votre réponse qu’aujourd’hui). J’ai la nouvelle édition “Pléiade” des deux volumes de Borges publiée il y a deux (ou trois) ans, je ne sais pas trop ce qui diffère de la précédente (des entretiens n’y figurent pas non ?)

    Philippe, vous allez être content, il sortira fin novembre un Cahier de l’Herne consacré à Joseph Conrad. (et avant cela un cahier Blanchot et un cahier Kafka)

    (http://www.amazon.fr/Cahier-Conrad-Collectif/dp/2851971786/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1402526215&sr=1-1&keywords=cahiers+de+l%27herne)

  2. court (pour Laurent)

    Cette édition est un peu l’arlésienne des quais.Ce qui se troiuve encore, et à quoi on ne pense pas toujours, ce sont les premières parues chez Gallimard dans La Croix du Sud, sans grand papier ni tralala, mais solides et abordables

  3. Philippe Auteur de l’article

    Oui, effectivement, je possède les deux volumes de cette première édition, qu’une amie (correctrice pour la Pléiade !) a eu le bon goût de m’offrir lors de leur sortie. Mais comme je les ai beaucoup trimbalés, ils sont un peu fatigués et ne doivent pas avoir une grande valeur marchande. Peu importe, l’essentiel est d’avoir les textes.
    Cette histoire est elle aussi très borgesienne et a valu un procès retentissant à Pierre Assouline, qui avait pris la défense de Jean-Pierre Bernès. Pour celles et ceux qui ne la connaîtraient pas, en voici la trame et l’épilogue : http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/04/15/otage-d-une-guerre-de-dix-ans-borges-retrouve-la-pleiade-par-pierre-assouline_1333910_3260.html
    Borges, à qui le Nobel avait échappé, en raison, semble-t-il, d’un positionnement politique jugé trop conservateur, était touché d’être panthéonisé en France par cette publication dans la Pléiade. Le Français est d’ailleurs la seule langue dans laquelle sont regroupées ses oeuvres complètes. Encore un clin d’oeil à l’auteur, qui affirmait que certaines traductions étaient supérieures à l’oeuvre originale.
    Ce que suggère Ricardo Paseyro dans le cahier de l’Herne : “Borges gagne à être lu en langues étrangères. Ses textes, débarrassés de leur maniérisme laborieux, semblent retrouver leur vraie nature et réintégrer leur forme originale. ”
    Je ne sais pas en juger puisque je ne lis pas l’espagnol. Et puis Borges parlait et écrivait le français, il a donc sûrement veillé aux traductions.

  4. Laurent

    Oui, le budget livres grimpe vite, surtout quand on lit cinq à six livres par semaine… et qu’on vient de “profiter” de la Quinzaine de la Pléiade pour acquérir trois nouveaux volumes…
    Je viens d’aller fouiller sur Amazon : je vois que le cahier Ungaretti aussi a dû être réédité (comme celui de Borges) parce que je l’avais cherché il y a quelques années et il n’était pas possible de le trouver, ni neuf, ni d’occasion (ou alors à 500€…). Vous qui aimez Borgès, êtes-vous un des rares à posséder l’ancienne édition Pléiade de Borges, celle retirée à la suite du procès intenté par la veuve de l’écrivain ?

  5. Philippe Auteur de l’article

    Bon prix, en général le prix des cahiers reste élevé, même d’occasion (le Borges est d’ailleurs plus cher d’occasion que neuf). Mais je n’ai pas d’actions à l’Herne. Et je sais aussi que le budget livres grimpe vite, trop vite parfois.

  6. Laurent

    J’hésite.

    J’ai l’exemplaire consacré à Yeats (forcément), mais je l’avais acheté d’occasion pour une dizaine d’euros…

  7. Philippe Auteur de l’article

    Cela peut s’entendre. Mais pour un auteur que l’on aime c’est une source d’informations et de contrechamps extrêmement précieuse (j’ai été conquis par celui sur Schopenhauer) . Ce n’est pas hagiographique et il y a aussi des textes critiques. J’ai eu la tentation de reproduire ici quelques extraits, notamment le texte de Maurice Nadeau, mais c’est un peu laborieux et ça n’a pas vraiment de sens hors contexte.
    Le plaisir avec ce type de document, est de disposer d’une ressource quasi inépuisable sur un auteur, consultable à tout moment.
    Pour ce qui concerne l’objet, si le brochage semble fragile, le papier est d’excellente qualité, très agréable au toucher. Le problème est la couverture blanche, qui se salit facilement. Je l’ai donc couvert d’entrée, réflexe de bouquiniste. Et au regard du contenu (520 pages in-4), le prix est tout à fait acceptable.

  8. Laurent

    Vous avez raison, en cherchant sur Amazon, j’en ai trouvé plusieurs “neuf” sur la Marketplace.

    Étant donné la qualité physique du volume, j’hésite toujours à mettre près de 40€ pour un Cahier de l’Herne, c’est étrange, mais c’est un format, un papier, une maquette pour laquelle j’ai du mal à payer si cher… J’hésite… (et pourtant je suis un grand admirateur de Borgès).

  9. Philippe Auteur de l’article

    Non, Laurent, il s’agit bien d’une réimpression de la version papier, trouvée la semaine dernière chez un libraire nantais (Coiffard pour ne pas le citer) pour 39€, prix imprimé sur la quatrième de couv, même si l’achevé d’imprimer est de 1981 (seconde édition). En fouillant un peu, j’ai découvert que cette réimpression avait été effectuée à l’occasion du dernier salon du livre (mars 2014), où l’Argentine était à l’honneur.
    Il serait très borgesien que ce nouveau tirage soit déjà épuisé (ce qu’annonce l’éditeur effectivement). Mais il en reste vraisemblablement chez quelque libraire ici ou là.
    A noter que sur livre-rare-book, un exemplaire numéroté du premier tirage se négocie 750 € : http://www.livre-rare-book.com/search/current.seam?reference=&author=&title=borges&description=cahiers+de+l+herne&keywords=&keycodes=&ISBN=&minimumPrice=0.0&maximumPrice=100000.0&minimumYear=0&maximumYear=0&sorting=RELEVANCE&bookType=ALL&ageFilter=ALL&century=ALL&l=fr&actionMethod=search%2Fcurrent.xhtml%3AsearchEngine.initSearch

  10. Laurent

    Ou bien le tirage est déjà épuisé (et je me suis trop longtemps perdu dans les sentiers qui bifurquent, entre Tlon et la Bibliothèque), ou bien il s’agit seulement d’une mise en ligne du Cahier sous format numérique… Quand j’ouvre votre lien vers les éditions de l’Herne, je ne vois que le texte numérique de disponible. Suis-je le seul dans ce cas ?

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